Les Rustiques

Deux électeurs sérieux

Tous les quatre ans, au moment des électionsmunicipales, Laugu du Moulin et Abel le Rat, journaliers àLongeverne, l’un ancien meunier, l’autre ex-rat de cave, le premierdécavé, le second révoqué pour avoir tous deux trop fêté la divebouteille, se sentaient prendre du poids.

Comme les deux partis politiques (les Rougeset les Blancs) étaient à peu près d’égale force au village et quele succès dépendait des voix douteuses de quelques citoyens, genreAbel et Laugu, ces deux-ci avaient depuis longtemps jugé tout leparti qu’ils pouvaient tirer – ou soutirer – comme on voudra, d’unesi admirable situation.

Ils se contentaient donc de ménager la chèvrerépublicaine et le chou réactionnaire avec une délicatesse, undoigté qu’eût pu leur envier tel politicien de plus grandeenvergure ; député, sénateur, voire sous-secrétaire d’État ouministre.

Par un savant jeu d’avances et decompensations, ils laissaient successivement croire aux ferventsdes deux partis qu’ils étaient leurs hommes pourvu toutefois que leconfident eût provoqué cet aveu par l’offre de deux ou troisbouteilles de picolo de l’année ou de derrière les fagots, selon lagravité de l’heure présente.

Ils avaient un chic spécial et une habiletéextraordinaire pour s’excuser auprès des Rouges d’avoir été vus àl’offerte le dimanche, et auprès des Blancs pour s’être laisséentraîner à fêter le 14 juillet parmi les drapeaux, les lampions,les litres et les Marseillaise.

Ils avaient vu avec plaisir les citoyensconscients du pays adhérer à des comités divers : libéraux,démocratiques, républicains, radicaux, socialistes et senti, enbons chiens qui éventent de loin le gibier, tout le parti que leurgénie assoiffé pourrait tirer de ces enrégimentations volontaires,non seulement aux élections municipales, mais à chaque coup descrutin qu’il s’agît d’un conseiller quelconque ou d’un député.

Pour eux, leur pauvreté bien connue lesprivait de la joie de se jeter dans la mêlée, n’ayant jamais,disaient-ils, les quarante sous nécessaires pour faire partie del’une ou de l’autre de ces associations politiques et trop fiers etdignes pour accepter l’aumône d’une cotisation que certainsrichards dévoués à leur cause eussent payée bien volontiers.

C’est ainsi qu’ils avaient béni plusieursgénérations de députés, conseillers généraux, conseillersd’arrondissement et municipaux qui leur avaient valu d’innombrablesjours de liesse et des quantités incalculables de verres.

Seuls, les Sénateurs n’avaient pas leursympathie. C’étaient de vieux fainéants, et voilà tout !

Ah ! oui, qu’ils le bénissaient lesuffrage universel et il n’aurait pas fallu qu’un jeanfoutre d’unpays voisin vînt contester leur droit « sacré etimprescriptible », qu’ils lui auraient bien fait voir de quelbois on se chauffait à Longeverne, si toutefois les lois del’équilibre, constamment compromises chez ces sympathiquescitoyens, leur eussent permis une démonstration aussiénergique.

Il y avait bien eu, parfois, mon Dieu, desanicroches. Ainsi, un printemps, Abel saoulé huit jours durant etmaintenu reclus dans cet état chez sa bonne femme de tante dévouéeau parti blanc, avait été mené à l’urne par un « pur »,son billet à la main, tellement et si bien que les Rouges lui enavaient fait la tête jusqu’aux élections suivantes, où ilss’étaient d’ailleurs juré de profiter de l’exemple et d’agir demême. Une autre fois, Laugu, trop ivre, n’avait pu aller jusqu’à lasalle de vote et les deux partis lui en avaient voulu à tel pointque c’en avait été un désastre pendant deux ou trois ans. Mais cespetites leçons leur avaient servi, et comme des guerriers quisupportent toutes les épreuves tant qu’ils n’ont pas atteint aubut, quittes à mourir après y avoir touché, comme le soldat deMarathon, ils allaient et votaient dignes et graves dans le mystèreet les fumées de l’ivresse.

Or, cette année-là, comme les électionsétaient fixées au 1er mai, il y eut dès le1er avril, une propagande active et des menées sourdesde part et d’autre pour conquérir les douteux. Naturellement, Abelle Rat et Laugu du Moulin étaient d’iceux.

Un beau matin ou un beau soir, l’instituteuraborda le père Cyprien, vice-président du comité rouge, et lui ditconfidentiellement :

– Vous savez, j’ai causé avec Abel !C’est une affaire faite ; il suffira de le maintenir.Parlez-en à vos hommes !

D’autre part, Cyprien lui disait :

– C’est comme Laugu. Je l’aiconfessé : nous le tenons ! Il n’y aura qu’à veiller.

Le même jour, le Gros du Maréchal faisait àses féaux, les chefs du parti blanc, la même confidence avec lamême conclusion :

– Tenir en haleine Abel et Laugu !On savait la manière !

Le terrible, c’est que le succès dépendaitmaintenant uniquement du vote de ces deux olibrius, les autresdouteux ayant été tellement cuisinés et retournés, tenus etretenus, qu’ils avaient juré de « marcher ».

– C’est comme « j’y ai dit » àGibus, faisait le Gros du Maréchal : T’es libre, n’est-ce pas,mais moi-z’aussi ; du moment que tu votes contre ma liste etque tu me tournes le dos, j’ai pas de raisons de t’aider, moi, etsi tu me rembourses pas les cinq cents francs que je t’ai prêtéspour acheter ta vache, je te fous l’huissier dans les pattes. Je tedis pas ça pour te menacer, au contraire : mais tucomprends !

D’autre part Baptiste de la Grange avaitaverti loyalement son voisin :

– J’ai pas de conseils à te donner, maissi tu ne votes pas pour ma liste, tu peux te fouiller pour que jete prête le carcan pour rentrer tes foins et faire tes charrois. Dumoment qu’un bon voisin ne vaut pas une voix, c’est plus la peinede se gêner.

Laugu et Abel, eux, n’avaient, heureusement,ni charrois à faire, ni vache à nourrir ; ils étaient garçonset libres et n’avaient que leurs bras… et leurs gosiers aussi,comme disait le Rat, même que le monde était bien content – le paysmanquant de « jornaliers » – de les nourrir pendant lamauvaise saison pour les avoir au moment des moissons et desfoins.

Pour l’heure ils se contentaient de viderconsciencieusement les chopines que Rouges et Blancs leur offraientà tire-larigot, se bornant, lorsque le partenaire émettait un doutesur la sincérité de leurs convictions, à lui répondre par l’une oul’autre de ces phrases sacramentelles et lapidaires :

– Tu sais bien que je suis du boncôté !

Ou encore :

– On a toujours fait pour le bien !leur psychologie du racoleur leur ayant depuis longtemps appris quecelui-ci interprétait toujours le « bon côté » et le« bien » comme étant sa façon de voir à lui etd’agir.

Or, le matin, jour de l’élection, Laugu duMoulin et Abel le Rat, après un petit somme pour cuver les cuitesde la semaine, s’étant levés et de concert, mais en grand mystère,avaient préparé leurs billets qu’ils avaient soigneusement répartisdans leurs poches de gilet ; puis, la chose réglée, étaientpartis faire leur « tournée ».

Conformément aux principes et à l’expérienceacquise, ils ne votaient qu’à la dernière minute, profitantjusqu’au bout des offres libatoires des champions des deuxclans.

Et comme, ce jour-là, il fallait donner desgages plus précis d’attachement aux partis, ils exhibaient auxBlancs, de la poche droite de leur gilet, un billet conforme àl’opinion blanche, et chez les Rouges, de la poche gauche, unbillet portant tous les noms de la liste rouge.

Quand, vers midi, le vin ayant un peu échaufféles esprits, les politiciens sérieux s’étonnaient avec aigreur deles voir trinquer indifféremment avec les uns et avec les autres,ils tiraient de leur poche, et toujours confidentiellement, lebillet de la liste adverse en disant simplement :

– Tu vois, je les roule ; je leurmontre ce billet-là et je leur fais croire que je vote poureux ; tu comprends, je suis pauvre, j’ai besoin de tout lemonde ; mais pas de danger, tu sais que je suis du boncôté !

Et cela continua jusqu’au soir.

Cinq minutes avant que ne sonne la clocheannonçant la fermeture du scrutin, Laugu, raide comme la Justicedans sa blouse bleue, brodée, et Abel, titubant dans sa vieilleredingote de rat, mais dignes quand même et flanqués d’une escorteimposante de Rouges et de Blancs anxieux de leur acte, remettaientès mains du président un billet immaculé, puis repartaient se fairepayer indifféremment à boire par les uns et par les autres dans lesdeux auberges du village.

Quand fut achevé le dépouillement, on constataqu’il y avait 47 bulletins pour les Rouges et 47 bulletins pour lesBlancs. Le président, abasourdi, et son bureau ahuri, prononcèrentle ballottage.

Il y eut un grand silence ! Tous, Rougeset Blancs, faisaient des têtes !…

– Je voudrais bien savoir, disait le Grosdu Maréchal en descendant l’escalier de la mairie, quel est celuide ces deux cochons qui nous a joué le tour !

Du côté rouge, Cyprien confiait au maîtred’école :

– Quelle est donc la ganache qui nous alâchés d’un cran ?

– Qui ? Abel le Rat ou Laugu duMoulin ? Il fallait en avoir le cœur net.

Et alternativement, les chefs rouges et leschefs blancs emmenèrent discrètement chez eux, pour de nouvelleslibations, Abel et Laugu.

Mais, chez les Rouges, Abel montrait enricanant le bulletin blanc qui lui restait, disait-il, et, chez lesBlancs, brandissait triomphalement le bulletin rouge, preuve qu’ilavait voté du bon côté. Et Laugu opérait de même, car lesgaillards, rompus à la tactique, avaient plusieurs bulletins danschaque poche, de sorte que Rouges et Blancs furent vite convaincusde leur honnêteté politique et, par conclusion et commeconséquence, qu’il y avait un traître parmi eux.

Des suspicions planèrent : la campagneélectorale se resserra. Abel et Laugu continuèrent à boire pendantles quinze jours et les quinze nuits qui précédèrent le secondtour. C’était leur moisson à eux, pas ! comme disait le Rat,et ils opérèrent le deuxième coup comme ils avaient fait lapremière fois ; du moins, le résultat fut le même et les deuxcamps, dans la consternation, eurent chacun cinq élus : lesplus anciens.

Cependant, Abel et Laugu fêtèrent avecdiscrétion le succès des deux partis.

Abel le Rat m’a pourtant livré leur secret unsoir entre quatre-z-yeux et quatre litres aussi.

– Tu comprends, je peux bien te le dire àtoi, puisque tu ne restes pas dans le pays et que tu t’en batsl’œil.

» Ils nous paient à boire des deux côtés,alors, on leur doit quelque chose. Seulement, on ne peut paspartager une voix en deux, comme un litre : alors, ons’arrange.

» Une fois, c’est Laugu qui vote rouge etmoi blanc, la foi d’après, c’est le contraire ; la dernièrefois, comme il y a eu deux tours, on a pu voter pour tous.

» Comme ça, il n’y a rien à dire, et onne leur-z-y doit rien !

Et il ajouta, concluant :

– On est honnête ou on ne l’estpas !

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