Les Rustiques

Le retour

Il y avait trois jours que Le Mousse, flanquéde Finaud, était parti, le fusil à l’épaule, pour la foire deRocfontaine.

Le chien, qui faisait vieux et n’aimait pointà découcher, était, comme d’habitude, rentré dès le premier soir etgardait le coin du feu, car on était en hiver.

La Moussotte n’avait pas été le moins du mondeémue de l’absence prolongée de « son homme » ; il yavait beau temps qu’elle était habituée à ces bordées si régulièresqu’elles en étaient presque devenues réglementaires, et commec’était une paysanne au cœur fruste, dépourvue de toutesentimentalité, sinon de sentiment, elle attendait, avec laconfiance des simples, mêlée à je ne sais quelle sorte de joieperverse, le soir de ce troisième jour pour accueillir le retourprésumé de son époux de la rafale de reproches et du torrentd’injures par lesquels elle soulageait son cœur de ménagère et sevengeait un peu, elle et son sexe, de la tenue ou de la retenue,injuste à son sens, que son costume de femme l’obligeait àgarder.

L’hiver était rude. Sur les routes que lecourt dégel de midi amollissait vaguement, la boue se ridait, sehérissait en lilliputiennes murailles et les sillons durcis quibordaient les ornières ne s’affaissaient point. Malgré lessoleillées qui précisaient les dessins délicats des ramilless’enchevêtrant, la forêt de la Côte, dominant le village, restaitmaussade et grise.

La Moussotte allait de temps à autre jusqu’auseuil de la porte, interrogeant le coin du bois d’où la routes’échappait de la forêt, la main en abat-jour sur les yeux, lepoing sur la hanche et, quand elle rentrait dans la chambresurchauffée du poêle où se mariaient des odeurs complexes detourteaux broyés et de racines cuites pour le lécher des vaches,Finaud la regardait d’un œil mi-interrogateur, mi-narquois,s’étirant successivement du devant et du derrière dans l’attente,lui aussi, du retour de son maître.

Cependant Le Mousse n’arrivait pas.

Adolphe-Virgile Mourot, dit Le Mousse, étaitun paysan aisé, presque riche pour la campagne, qui faisait de laculture en dilettante, chassait par fantaisie et « buvait partempérament ».

C’était le meilleur homme du monde. Il n’étaitpas dans le canton, disait-on, un cochon auquel il n’eût rendu unservice ou payé un verre ; aussi malgré qu’il fût républicain,républicain comme l’étaient les quarante-huitards, dans un paysconfit en religion, il avait été durant douze ans maire de sonvillage et l’aurait été sans doute plus longtemps encore si unedouce philosophie acquise avec les années et un scepticisme nondépourvu certes de quelque élégance ne lui eussent fait résignerces honorifiques fonctions.

Mais il se flattait, avec une discrétion debon goût, d’arriver toujours bon premier, sans jamais poser sacandidature, sur la liste quadriennale des conseillers municipauxet il était connu à cinq lieues à la ronde pour sa bonté naturelleet aussi (chacun a ses petits défauts) pour son insolence rare etd’ailleurs sans malice quand les libations trop prolongéesl’avaient mis hors de ce qu’on est convenu d’appeler l’étatnormal.

Car quand Le Mousse avait bu un verre de trop,il sortait aussitôt de son naturel paisible et conciliant etdevenait agaçant, « rogneur », plus malembouché qu’untoucheur de bestiaux et invectivant sans nul prétexte le premierquidam venu en une série de vocables aussi énergiquesqu’invariables dont on riait toujours, car on connaissait ce bravehomme.

Le temps avait passé. Dix heures venaient desonner à la vieille horloge comtoise dont le nombril de verrelaissait voir la lentille de cuivre du balancier passer et repasserimpitoyablement.

Le Mousse n’était pas rentré.

La Moussotte devenait rageuse. Après avoirfermé la porte à double tour pour le faire poser, histoire de luiapprendre à respecter les usages et les conventions, elle étaitallée la rouvrir et passait du poêle à la cuisine et de la cuisineau poêle avec l’affairement inquiet d’un fauve qui n’a pas encoremangé.

Elle mouchait la chandelle qui clairait sur lebord de l’évier quand la porte s’ouvrit.

Ses petits cheveux filasse, frisottants,hérissés autour du front lui donnaient un aspect farouche de médusedomestique tel qu’il fit reculer Théodule et Julot, venant, à lafin de la veillée, prendre des nouvelles de leur ami Le Mousse.

Ils écopèrent pour le patron et, bien qu’ilsfussent de sang-froid, elle les qualifia de soulauds, d’ivrognes,de sacs à vin, de « gouillands » et autres compliments dumême genre, comme s’ils eussent été responsables de la fugueprolongée de leur ami.

Ils la laissèrent dire, puis, ayant appris quele maître n’était pas là, se retirèrent en se prouvant mutuellementque Le Mousse avait de très bons et justes motifs pour déserter unintérieur où il n’avait pour société, en dehors de sa bonne bête dechien, qu’une brute sans égards et sans raisonnement.

Le lendemain, il n’y avait toujours pas deMousse.

La Moussotte ne se connaissait plus ;elle en oublia de se peigner, cassa de la vaisselle et se répanditpar tout le village en imprécations dont l’énergie ne le cédait enrien à celle des prophètes de la Bible.

Mais Le Mousse ne rentra pas de lajournée ; Le Mousse ne rentra pas de la nuit.

Alors ce fut de la rage. Finaud, prudemment,se retira à l’écurie pendant que sa maîtresse repartait par levillage interroger ceux qui étaient allés avec son mari à la foirede Rocfontaine.

Elle n’apprit rien de particulier.

Ils avaient laissé Le Mousse au « CaféTerminus » en train de discuter avec un jeune et farouche« libéral » des environs des opinions respectives deMoïse et de Darwin sur le système du monde. Il faut dire ici que LeMousse croyait ces deux grands hommes contemporains l’un de l’autredepuis qu’il avait lu dans son journal le Brandon unarticle du député Bonquiet sur cette importante question, et commel’autre s’en tenait absolument aux sept jours de la Genèse, LeMousse assommait son contradicteur sous des arguments fantastiquestout en le traitant d’imbécile, d’idiot, de jésuite et decalotin.

La matinée se traîna lentement. La questionn’avançait pas, le village tout entier commençait à s’émouvoir.

Vers midi, le facteur Blénoir déboula de laCôte, son sac au flanc et un fusil à l’épaule.

C’était le fusil du Mousse.

Le facteur Blénoir descendit directement chezLa Moussotte auprès de qui s’entassaient les commères et où sonentrée fit sensation.

Il parla :

En traversant « le Blue », immensemarais semé de flaques stagnantes, de champs de roseaux, de troussans fond, sillonné la nuit par les fanaux mystérieux des feuxfollets, voilé le jour d’une éternelle brume et nimbé d’une auréolemacabre de légendes, il avait, lui, Blénoir, au bord de la chausséeen remblai, consolidée de cailloux, qui menait au chef-lieu decanton, aperçu, le long d’une marnière, ce fusil qu’il avaitaussitôt reconnu pour celui du Mousse.

Un doute terrible avait assailli l’esprit dufacteur Blénoir. Il regarda le flingot, un Lefaucheux à deux coups,et constata, circonstance aggravante, que le coup de gauche avaitété tiré.

Il avait hésité. Devait-il laisser là ce fusilet aller prévenir les autorités qui mèneraient l’enquête etprocéderaient aux constatations d’usage ? Mais… satournée ?

Problème complexe où deux impératifscatégoriques se disputaient sa conscience honnête et droite.

Le facteur Blénoir avait réfléchi !…

Quelqu’un pouvait passer après lui et enlevercette arme. N’était-il pas agent assermenté ?

Et Blénoir avait su heureusement trouver unesolution élégante qui conciliait les obligations de son métier avecson devoir de citoyen.

Après avoir minutieusement relevé l’état deslieux, il avait ramassé le fusil et marché vers le village pour yfaire sa distribution et avertir les intéressés.

On offrit un verre de vin au facteur Blénoir,qui accepta, repartit et, tout en faisant sa tournée, colportal’événement en le commentant et but naturellement à peu près autantde verres qu’il distribua de lettres.

Au récit qu’il avait fait, La Moussotte avaitpâli, chancelé et toute sa colère amassée s’effondra dans un délugede larmes.

Elle restait là où elle était, immobile,inconsolable et comme une chiffe aux mains des bonnes femmes quis’efforçaient à la réconforter.

– Mon pauvre Mousse !

Toutes les consolations étaient inutiles. Ellepleurait, sanglotait, se mouchait, se tordait, hurlait, criait, seroulait à terre, parlant de son homme en phrasesentrecoupées :

– Dire qu’il n’avait pas même fait sontestament !…

**

*

On ne pouvait rester ainsi. Les gens s’étaientréunis autour de la maison. Les hommes tenaient conseil.

Fallait-il prévenir les gendarmes ?C’était grave !

Julot et Théodule, en qualité d’amis, navrésde la tournure sinistre des événements, décidèrent ce qu’ilconvenait de faire.

Les jeunes gens de bonne volonté (ilsl’étaient tous) et, parmi les intimes, les hommes validesrésolurent, séance tenante, de partir battre le Blue en tous senset tenir les métairies pour tâcher d’avoir quelques renseignementssur le disparu.

Au nombre d’une trentaine ils gravirent lechemin de la Côte et se partagèrent les recherches après avoirconvenu de se retrouver tous pour quatre heures au« bouchon » de Rondot où convergeaient les sentiers etdécider en commun, selon les renseignements recueillis, de ce qu’ilfaudrait faire.

Ils se séparèrent.

La Moussotte, au village, était dans unesituation lamentable. La maison du Mousse semblait mise aupillage.

Sous prétexte de nouvelles, de condoléances oude consolations, toutes les commères du village étaient là commedans la maison d’un mort à qui les voisins et les amis viennentjeter l’eau bénite et dire le dernier adieu.

On parlait bas avec des mines contristées,apitoyées, des yeux mi-clos et alanguis, mais par contre on buvaitsec, car, en ces douloureuses circonstances, il convenait de sesoutenir, de ne point se laisser aller, et les tasses de café etles « larmes » de prune, et les verres de vin sucrés’engloutissaient silencieusement.

La tête de la cafetière poussait sans cesse lecouvercle instable d’une marmite d’eau bouillante et la sœur de LaMoussotte, consciente de ses devoirs, veillait à ce que tous ceuxqui étaient venus ne manquassent de rien.

L’anxiété était à son comble… Onl’entretenait.

– Pas de nouvelles ! Doux Jésus, queva-t-on apprendre ?

Le soleil baissait rouge sur le moulin duVernois ; le chien du père Bréda aboya longuement !

– C’est mauvais signe, prédit la vieilleGriotte à la grande Phémie. L’autre se signa gravement.

Le chien aboya plus fort.

– On dirait qu’il hurle à la mort.

Les larmes montèrent aux yeux des deux femmes,quand, tout à coup, comme si le son s’évadait brusquement dutournant de la montagne, on entendit des voix hurlantes, beuglantde tous leurs poumons aussi faux que possible :

 

En m’en r’venant des noces)
Vive l’amour) bis
J’étais bien fatigué)
Vive, ô gué, les lauriers) bis

 

Du coup toutes les femmes bondirent à laporte, agitées de sentiments complexes, l’air ahuri, se regardantcomme des poules qui craignent un danger ou qui attendent dugrain.

Les voix, enflant de volume, rugissaient,toujours aussi fausses et sans nul souci de la syntaxe :

 

Auprès d’une fontaine,)
Vive l’amour !) bis
Je me suis reposé)
Vive, ô gué, les lauriers !) bis

 

L’énigme allait se dénouer. Et, tout d’uncoup, jaillissant hors du bois, l’on vit…

Bras dessus, bras dessous, sur quatre rangs,Le Mousse en tête encadré de Julot et de Théodule, tous leschercheurs marchant au pas cadencé, le chapeau sur l’oreille, lesjoues enluminées, les gueules largement ouvertes, beuglant de tousleurs poumons, contents, heureux, jubilant, suant le vin et la joiepar tous les pores et fiers comme s’ils eussent conduit au Capitoleun général victorieux.

Le Mousse n’était pas foutu ! C’était unévénement communal.

La bande joyeuse descendait, le ramenant dansses foyers, tandis que La Moussotte, au milieu des femmes, passaitpar toutes les couleurs.

Les autres approchaient, goguenards, hurlanttoujours, et bientôt les deux groupes s’affrontèrent, l’un joyeuxet narquois, l’autre ahuri et digne.

Alors La Moussotte se détacha des femmes et,oubliant ses larmes et ses rudes émotions, se remémorant seulementsa livre de café filée, son kilo de sucre fondu, sa bouteille degoutte disparue, ses litres de vin liquidés, elle se campa devantson homme et lui rugit à la face :

– Brigand, canaille, gouillaud, voleur,soulaud ! Tout le répertoire y passa, glissant d’ailleurs surla sérénité imperturbable, et le calme sourire du brave homme.

Quand sa digne conjointe se fut un peu calmée,toute la bande, invitée par le patron, entra dans la cuisine oùFinaud, qui n’avait jamais été inquiet au sujet de son maître, vintavec joie lui lécher les mains.

Le Mousse en fut ému : il l’embrassa surle crâne, se laissa lécher le nez et allait entamer l’éloge decette bonne bête quand son épouse le relança.

Mais Julot lui coupa sans façon laparole :

– C’était bien la peine de pleurnichercomme tu faisais à midi pour le recevoir comme ça quand on te leramène !

– C’est vrai ! fit Le Mousse, éprisde justice.

– Où était-il donc ce sac à vin ?interrogea enfin La Moussotte, chez qui renaissait lacuriosité.

– À la ferme du Rondfou, en train deboire !

Car, insoucieux en effet du temps, ivre de vinet de discussions métaphysiques, Le Mousse avait visité une à unetoutes les fermes du plateau, traversé le marais du Blue avec unesûreté de primitif livré à son instinct, semé son fusil sans s’enapercevoir pour venir échouer dans cette dernière métairie oùThéodule et Julot l’avaient enfin déniché, discutant avec lefermier des systèmes philosophiques de Moïse et de Darwin, tout enbuvant des litres et en cassant des noix.

Alors la certitude qu’il était en noce et lespattes au chaud tandis qu’elle se lamentait de sa perte remit LaMoussotte dans un bel état de fureur.

Puis, comme Julot racontait à son ami lesdivers événements qui s’étaient déroulés depuis quelques jours, lesinquiétudes que son absence prolongée avait suscitées, les transespar lesquelles eux, les vrais copains, avaient passé, Le Mousse,comprenant les dangers dont il aurait pu être menacé, se mit àpleurer à chaudes larmes sur le sort qu’il aurait pu courir.

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