Les Rustiques

L’argument décisif

On avait chargé le jeune Camus d’une missionde confiance et il n’en était pas fier à demi.

Comme ce matin-là, il baguenaudait par lacuisine, traînant ses sabots sur les dalles pour faire du bruit,attendant sans impatience aucune l’heure de l’école, son père,revenant de l’étable, l’interpella à brûle-poil au moment précis oùil posait, en guise de tampon, son mouchoir de poche sur unepoignée de noisettes adroitement subtilisées du sac où la mère lesavait serrées.

– Qu’est-ce que tu f… là ?

– Moi, rien, répondit-il.

D’un coup d’œil scrutateur, le pèrel’examinait et le gars, craignant d’être fouillé, commençait à n’enpas mener large, une danse soignée ne manquant jamais de punir sanssursis tout vol domestique. Aussi, fut-il ahuri d’entendre sonvieux lui ordonner sans autre interrogatoire inquiétant :

– Tu vas aller tout de suite mettre tessouliers !

S’attendant à la paire de claques, prélude dela raclée, l’avant-bras déjà presque levé pour la paradehabituelle, Camus en demeura un instant muet de stupéfaction.

– Pourquoi faire ? interrogea-t-ilau bout de quelques secondes, à peine rassuré, mais seressaisissant tout de même.

– Tu vas mener not’e bique au bouc dupère Gosey.

– Mener la bique ?

– Oui !

– M… !

– Hein ? De quoi ? répliqua lepère ; ça ne va pas à Mocieu ! faut p’t’être que j’écriveà l’archevêque pour qu’il vienne !

– Non, mais non, papa, aucontraire ; ça veut dire que j’suis bien aise d’aller et pismême que tu peux être tranquille, la Blanchette, alle s’en viendrapas sans en avoir pour ses huit sous.

– Qui c’est qui te demande desexplications, sacré morveux ! Tu vas fermer ton bec d’abord,et si tu dis un seul mot de la chose à Lebrac ou à un autre de tescamarades, je te préviens que c’est à moi que tu auras affaire.

– Moi, j’leur ai jamais rien dit,protesta Camus. Pourquoi que j’leur dirais quéque chose ?

– C’est bon, file et grouille-toi un peu,hein, nom de D… !

Camus ne se fit pas répéter une injonctionaussi impérieuse et, dans sa précipitation à lacer ses brodequinsen cassa même les deux cordons. Mais il se garda bien de l’avouer,se contentant de réparer le mal, nouant deux bouts l’un à l’autrepour reconstituer le premier et remplaçant le second par un bout deficelle de longueur suffisante.

Deux minutes après, un foulard de coton au couet son béret « Le Vengeur » planté sur la tignasseépaisse, il attendait dans une posture recueillie et digne lesultimes recommandations paternelles.

– C’est bien compris, articula le père,voilà huit sous que tu donneras à Gosey. Ne les perds pas surtoutet tâche moyen que j’apprenne que tu as baguenaudé le long duchemin si tu as envie que je prenne la trique. Tu monteras par lepetit sentier.

Camus prit dans sa main gauche les quatredécimes et, de la droite, se saisit de la corde au bout de laquelleBlanchette bêlante, la queue animée d’un perpétuel frétillement,attendait qu’on se mît en route. Heureux comme un prince, ils’engagea dans le bois par le sentier de la Côte se tenant à quatrepour ne pas entonner son refrain favori :

Rien n’est si beau

Qu’un artilleur sur un chameau…

– C’te veine, monologuait-il ! Uneclasse de gouappée, et moi que j’savais justement pas ma leçon desystème métrique. Les mesures de volume, c’est ça qu’est emm…bêtant ! P’t’être que Lebrac va se faire fout’e en retenue etpis Tintin aussi, et pis Boulot ; et pis, moi, j’m’en vasrigoler avec le bouc au père Gosey ; Mêe-êe-êe-êe-êe-êe. Il enfait une gueule quand il voit la bique s’amener. C’qui vont rienêtre épatés les autres quand j’y raconterai comment qu’il afait ! Ah, ah ! le père i veut pas que j’y en parle auxaut’es, i veut pas que j’y dise ; eh bien, j’y dirai quandmême, na !

Et enchanté, d’une voix suraiguë, poussant detous ses poumons il beugla aussi haut qu’il put :

Rien n’est si vilain

Qu’un fantassin, sur…

Mais ce hurlement de joie, auquel nes’attendait guère Blanchette, l’épouvanta tellement qu’elle fit unécart terrible, et, bondissant en avant, envoya son conducteurrouler les quatre fers en l’air, toutes paumes ouvertes, en pleinmilieu du taillis.

Un blasphème de rage jaillit de la gorge deCamus, mais songeant avant tout à sa chèvre, sitôt redressé, il seprécipita sur la corde. L’ayant ressaisie, il ramena bien viteBlanchette sur le lieu de l’accident et l’attacha solidement aupremier baliveau venu.

– Sale vache, chameau,« murie, » hurlait-il ; j’t’en vais flanquer, moi,des coups de trique ; attends, vieille charogne.

» Et mes sous, bon Dieu de bonDieu ! mes sous que j’ai laissé tomber ! où qu’i sont,maintenant, mes huit ronds ?

Un frisson froid courut dans le dos dugamin : s’il allait ne pas retrouver son argent ? Commentaller sans la somme réglementaire trouver ce vieux rapia de Goseyqui ne transigeait pas sur de telles questions ; d’un autrecôté comment revenir à la maison sans avoir rempli la mission donton l’avait chargé !

– Faut que j’les retrouve ; y a pasde bon Dieu ! décida Camus et, tout en se frictionnant lescôtes, ayant bien délimité le canton où devraient se circonscrireses recherches, il se mit sans tarder à la besogne.

– Y a du pied, s’exclama-t-iljoyeusement, au bout d’une minute, en découvrant un gros sou.

Nul doute que les autres allaient apparaître àleur tour.

De fait, après quelques investigationssavantes, un nouveau décime apparut encore entre deux souches et ils’en saisit précipitamment.

Enfiévré, il continua à fureter avec ardeur,tandis que Blanchette, furieusement impatiente, bêlait sur son tonlamentable et suppliant :

– Braille donc, vache ! marmonnaitCamus, ça t’apprendra !

Mais le malheureux conducteur eut beaumultiplier ses sondages, découvrir pouce par pouce le sol,détourner toutes les feuilles et toutes les branches l’une aprèsl’autre, pas une piécette nouvelle n’apparut, et, un quart d’heureaprès, morne et désolé, il pleurait à côté de sa chèvre.

– Comment faire, grands dieux, commentfaire ?

Des envies folles lui venaient de rosserBlanchette à coups de trique ; mais cela ne changerait rien àla situation, et, furibond il sacrait comme un païen pour sesoulager un peu.

Le front barré des plis de la plus douloureuseperplexité, il était là, immobile, demandant, après l’avoirvigoureusement blasphémé, un miracle à son Dieu, quand apparut auloin la silhouette de m’sieu le curé de Rocfontaine qui venaitdéjeuner avec son collègue de Longeverne.

Camus crut aux miracles et remercia leciel.

Pleurant à chaudes larmes, invoquant tous lessaints du Paradis, il symbolisait la désolation la plus intégralequand, le voyageur approchant, ému d’un tel désespoir, le rejoignitenfin :

– Qu’est-ce que tu as, monenfant ?

En phrases entrecoupées, noyées de larmes,hachées de sanglots, Camus exposa la situation, narrant à sa façonl’accident.

– J’ai pus que quat’ sous et j’peux pasaller comme ça chez Gosey, et pis, si j’rent’e chez nous, c’est monpère qui va m’fiche la pile.

– C’est bien ennuyeux, en effet, concédal’interlocuteur.

– Ah ! si j’avais encore quatreautres sous, insinua dolemment Camus.

Mais m’sieu le curé ne comprit pas sans doutele sens de cette insidieuse allusion ; toutefois comme il nevoulait pas abandonner dans les eaux de la tribulation le jeuneparoissien de son confrère, il lui donna quelques salutairesencouragements.

– Ne pleure pas comme ça, mon gros :le père Gosey est un brave homme ; il comprendra très bien lemalheur qui t’arrive et il se contentera des quatre sous qui terestent !

– Oh, ça non, m’sieu le curé, protestaCamus qui savait déjà ce que c’est que la vie et connaissait leprix des choses.

– Mais si !

– Je vous dis que non !

– Je te dis que si !

– Ah ! vous croyez, reprit legosse ; et vous croyez ça !

Et voulant à tout prix trouver une raison quiconvainquît son partenaire, qui le mit au pied du mur, il lui lançaen pleine figure cette irréfutable apostrophe :

– Voyons, m’sieu le curé, est-ce que vousle feriez bien, vous, pour quat’ sous ?

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