Les Rustiques

L’assassinat de la Vouivre

Le vieux Jean-Claude avait eu son enfancebercée au récit des légendes de la Vouivre, en qui il croyait detoutes les forces de son âme.

Sa grand’mère lui avait affirmé, devant lepoêle ronronnant et le chat mystérieux, quand sifflait la bise ettourbillonnait la neige, l’avoir vue de ses propres yeux, les soirsde clair de lune et les nuits d’étoiles, promener par les préshumides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent ailé. Dans lesmiroirs des flaques encadrées de prèles scintillaient les feux deson escarboucle de diamant qu’elle déposait à son côté avant de sepencher sur la nacre cristalline des ruisseaux pour s’y désaltérerselon le rite. Et la foi, bue avec les paroles de l’aïeule morte,s’était implantée si profondément en lui que toutes les raillerieset les hochements incrédules des fortes têtes n’en avaient jamaiseu raison.

Ah ! pouvoir lui ravir l’escarboucle,l’escarboucle qui eût assuré la fortune et la puissance au héros decette fabuleuse aventure ! Nul audacieux des temps jadisn’avait osé le faire. La bête l’eût dévoré !

Jean-Claude, par ce soir d’automne, revenaitdu village voisin où il avait livré à un paysan, cultivateur commelui, une génisse qu’il lui avait vendue. Ses écus de cinq livres,entassés dans un petit sac à plomb, se froissaient doucement sousla doublure de sa veste et caressaient son oreille de leurbruissement argentin.

Il sortit du bois du Chênois, longeant lesprés humides d’Épenouse, où serpentaient des ruisselets grossis parles pluies froides des jours précédents. Les feuilles tombaient desarbres avec des crépitements grêles ; dans l’azur lavé, lesétoiles scintillaient et le croissant gonflé d’un premier quartierde lune s’avivait à l’occident. Il allait arriver à la source de laMoraie et songeait en lui-même :

– Oui, ils l’ont vue jadis et elle existetoujours, bien sûr ; mais elle se cache, car elle sait que leshommes ont maintenant des fusils, qu’ils ne craignent plus ni dieuxni diables et que sa force et son agilité n’auraient raison de leuradresse et de leur avarice !

» Ah ! lui ravirl’escarboucle !

» Voilà pourtant les lieux qu’ellehantait jadis. Elle a rôdé sous ces saules, elle s’est mirée à ceruisseau et elle y revient sans doute encore de temps à autre, parles nuits sombres et les bises d’hiver. C’était son endroitfavori ; la « mémé » m’a tant dit qu’elle préféraitnotre Moraie aux étangs croupissants de Chambotte et à la rivièrede Brémondans.

» Mais…

Et Jean-Claude sentit ses jambes s’amollir etflageoler sous lui.

Derrière le premier rideau de saules que lesrayons de lune trouaient de leurs ciseaux d’argent, un objeténorme, comme un diamant fantastique, scintillait, jetant tout àl’entour des feux blancs éblouissants. Et il lui sembla que quelquechose avait craqué par derrière.

– C’est elle, mon Dieu ! pensaJean-Claude.

Cinq cents mètres à peine le séparaient duvillage ; il les franchit en cinq minutes et vint pousserviolemment l’huis du grand Baptiste, chez qui les amis s’étaientrassemblés pour la première veillée.

– La Vouivre ! cria-t-il, j’ai vu laVouivre !

Tous le fixèrent avec des yeux ronds.

Mais la foi débordait des yeux deJean-Claude ; il n’eut pas de peine à les convaincre et àbriser le léger vernis d’incrédulité vantarde derrière lequelvoulaient s’abriter leur ignorance naïve et leur candeurpuérile.

Pourquoi pas ? après tout ! On voittant de choses si bizarres et plus incompréhensibles.

Mais Jean-Claude poursuivit :

– Nous allons prendre des fusils et lacerner ; nous la tuerons et son escarboucle nous fera tousriches !

Personne ne discuta. Un rêve de lucre planasur l’assemblée.

Deux minutes après, les tricots boutonnés, lesgros brodequins lacés, ils étaient prêts à partir, le fusil à lamain.

Le plan d’attaque était simple.

On allait remonter la Moraie en profitant del’abri des buissons, s’espacer à gauche pour lui couper la retraitesur les bois de Valrimont et se rabattre en demi-cercle versl’endroit désigné par Jean-Claude. Il n’y aurait de libre quel’espace découvert assez restreint du couchant par où, si ellevoulait fuir, on pourrait la tirer avec des chances del’atteindre.

Narcisse, le chasseur, un des meilleurs fusilsdu canton, tirerait le premier.

Dévalant la combe des prés, les tirailleurs,en grand silence, s’égaillèrent sous le clair de lune.

Sans bruit, au centre, Jean-Claude rampaitprès de Narcisse ; ils allaient lentement, comme englués dansla brume. À côté d’eux, le ruisseau chantait sur les graviers,élevant la voix aux tournants comme pour appeler les petits flotsretardataires qui musaient aux berges ; la nuit était limpideet le croissant de lune brillait clair dans l’azur noirci.

À quarante pas de l’endroit où il avait vu labête, dix minutes auparavant, Jean-Claude serra le bras deNarcisse, murmurant d’une voix basse comme le souffle d’unmourant :

– La vois-tu ?… Là-bas,derrière !

Narcisse pencha la tête en avant, les sourcilsfroncés, les yeux fixes, sa longue barbe noire, raide et commefigée.

C’était vrai ! Là-bas quelque chosebrillait intensément et cette clarté mystérieuse ne pouvaitprovenir d’une source naturelle de lumière.

Vers la gauche, une branche craqua : lesautres étaient proches.

– Attention ! Elle va sesauver ! Vois, ça remue, bredouilla Jean-Claude.

Le profil de bouc de Narcisse s’inclina sur lecanon du Lefaucheux à deux coups chargé de chevrotines.

Une détonation formidable fit tressauter lanuit et il y eut comme un bond désespéré à côté de l’escarboucle,qui sembla pâlir un peu.

Au même moment, une rafale de coups de feuravagea le silence : les autres tiraient aussi.

– En avant ! rugit Narcisse, quiavait remplacé sa cartouche vide.

– En avant ! rugirent les autres, enformidable écho.

Malgré l’enthousiasme de leurs cris, pas unn’apparut, et Narcisse avança seul, très prudemment d’ailleurs, lefusil à l’épaule, prêt à faire feu. Jean-Claude, à trois pasderrière lui, tremblait d’émotion et de peur.

Le vieux chasseur arriva sur le lieu dumassacre. Un éclat de rire homérique le secoua de la tête auxpieds.

À côté d’un fond de bouteille cassé en millemorceaux et qui scintillait à la lune, un grand lièvre, criblé deplombs, gisait, saignant, les membres cassés, la tête trouée, lestripes hors du ventre.

Rassurés par le rire de Narcisse, les autressurgirent enfin lentement des buissons voisins et s’approchèrent àleur tour.

Un peu honteux de s’être laissé prendre aumirage facile du rêve de lucre et à la fascination de la légendeancienne, ils essayaient de s’excuser, alléguant leur incrédulitéintérieure et leur passé de gens à qui on ne la fait pas.

– Tout de même, trancha Narcisse, on ferabien de n’en rien dire, les gens des alentours se ficheraient denous. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de mangerl’oreillard.

Comme les émotions de cette nocturne équipéeavaient affamé les traqueurs, ce fut ce même soir qu’on leva lecuir du lièvre et qu’on le mit à la casserole. Jean-Claude futcondamné à fournir la sauce et à payer quatre litres au lieu dedeux pour apprendre à vouloir en conter aux camarades et aussi pourarroser le bon marché qu’il avait fait en vendant sa génisse.

Et voilà pourquoi maintenant les gens deBémont-en-Comté, quand on leur parle de la Vouivre, hochent la têteet clignent de l’œil d’un air entendu et un peu narquois en vousdisant :

– La Vouivre, il y a beau temps qu’on l’atuée !

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