Les Rustiques

Joséphine est enceinte

Ce matin-là, en rencontrant son ami Léon, legros Zidore se tapa sur les cuisses cependant qu’un large rireépanouissait sa face de pleine lune :

– Eh bien, mon vieux, qu’est-ce que tu endis ? V’là que ça y est tout de même !

– De quoi ? reprit l’autre, l’œilallumé.

– Comment, tu ne sais pas lanouvelle ? continua-t-il en s’esclaffant de nouveau ? LePape…

– Eh bien ! quoi ? LePape !

– Il a « enceintré » sabonne !

– Sans blague ? insista Léon enéclatant de rire à son tour.

– Sûr, comme me voilà, précisa Zidore. Ondirait que ça t’épate ?

– Pas du tout, au contraire, répliqual’autre.

Ce n’était point, en effet, que nul au pays nese doutât de la chose. Il y avait beau temps, au lavoir communal ousous les auvents d’aisseaux qu’on échangeait d’oreille à oreille depetites réflexions et qu’on se faisait part d’observationsparticulières dont l’ensemble constituait un faisceau de preuvesdes plus concluants.

Le Pape était l’épicier de Longeverne etdepuis plusieurs mois, mainte commère se rendant à la boutique,pour une emplette quelconque, avait remarqué que Joséphine« crachait dans les cendres » comme on dit là-bas,c’est-à-dire, à tout propos et même hors de propos, étoilait leplancher d’un jet de salive claire comme de l’eau et cettesalivation, au jugement des femmes expérimentées, était vraiment unpeu trop abondante pour être honnête.

La mère de Joséphine avait accueilli avec unebelle indignation les rumeurs orageuses qui étaient venues jusqu’àelle, criant à qui voulait l’entendre que les gens étaient bientarés, bien mauvais pour supposer pareille chose d’une jeune fillequ’elle avait toujours élevée dans la crainte des châtimentséternels et le culte de la vierge Marie.

Mais cette fois, il n’y avait vraiment plus àprotester ni à nier. Six mois de retard dans les« histoires », l’aveu des rapports de la propre bouche dela donzelle et une explication orageuse avec le Pape venait defaire éclater un scandale qui couvait depuis assez longtemps.

Et le village en était tout guilleret :on avait enfin un sujet de conversation autre que la prévision desondées et des sécheresses.

– Qu’allait faire le Pape ?

– Qu’allait décider le Carcan ?

Bien qu’elle portât ce nom impérial,Joséphine, en effet, n’était que la fille du Carcan, une sorte debraque, ivrogne comme plusieurs Polonais, mal embouché comme troisgrenadiers et plus paresseux qu’une demi-douzaine de couleuvres. Onl’appelait ainsi à cause de son grand cou nerveux, supportant unetête chevaline à la mâchoire allongée et pendante au-dessus delaquelle la bouche fort vaste semblait un entonnoir perpétuellementouvert.

Heureux père de trois enfants, le Carcan lesavait de bonne heure placés comme domestiques et, tout en tenantavec sa femme une petite culture, arrivait bon an mal an à nouerles deux bouts en mangeant, ou plutôt en buvant les gages de sesrejetons.

Quant au Pape, il devait ce surnom catholique,apostolique et romain à son prénom de Léon. Comme il était letreizième héritier d’une famille bénie de Dieu et qu’à l’heure desa naissance Léon XIII occupait le siège de saint Pierre, lesvoisins avaient trouvé tout naturel ce rapprochement.

C’était un chaud lapin, disait-on au village,où il passait pour user envers les femmes d’argumentsirrésistibles.

– Comme un âne, mon vieux ! seconfiaient les gens renseignés.

Aussi, lorsqu’il fut devenu veuf, éprouva-t-ilquelque difficulté à rencontrer dans le pays une jouvencelle quiconsentît à assumer dans son ménage les travaux domestiques et à secharger d’élever ses deux gosses.

La mère de Joséphine, plus confiante que lesautres en la vertu de sa fille ou peut-être escomptant une chuteavantageuse, l’avait poussée à s’engager comme servante, non sanslui avoir fait quelques petites recommandations qui l’autorisèrentà tempêter bruyamment lorsque l’inévitable fut advenu.

– Malheureuse, comment as-tufait ?

– Ce n’est pas de ma faute, balbutiait lacoupable. Il était triste et il buvait. Un soir qu’il était restécomme ça longtemps à table, je l’ai entendu tout à coup monterl’escalier. Très excité, son revolver à la main, il a ouvert laporte de ma chambre, s’est approché du lit et m’a dit :« Si tu ne me laisses pas coucher avec toi, je te casse lafigure et je me brûle la cervelle après. » Ma foi, moi, j’aieu peur qu’il ne le fasse réellement et j’ai mieux aimé lui donnerune petite place dans le lit.

– Tu ne pouvais pas venir me le dire toutde suite ! Te voilà propre maintenant ! Si seulement onpouvait le décider à te prendre pour femme. Mais ses vieux, à lui,vont mettre des bâtons dans les roues. Ah ! bon Dieu demisère !

Les parents du Pape, en effet, dès que larumeur publique leur eût apporté l’écho des exploits de leur fils,commencèrent par fermer à triple verrou la porte de leur cuisineafin de pouvoir exhaler tout à leur aise leur fureur et prendre enfamille quelques décisions au sujet de la tactique à adopter en lacirconstance.

– Ah ! le grand cochon, disait lepère. Je savais bien qu’il ferait quelque chose comme ça. Mais,elle aussi, si elle n’était pas une traînée, une salope, une rienqui vaille, se serait-elle laissé faire ?

– On ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle l’aprovoqué dans le but de se faire épouser ensuite, insista la mère.Une sans le sou !

– Ça non, jamais, je ne laisserai pasfaire ça, reprenait le vieux ; c’est déjà assez honteux pournous tous qu’il se soit abaissé à coucher avec. Mais qu’une Carcanentre dans la famille, tant que je serai en vie, non, non etnon !

Les tantes et les oncles accourus pour prendreleur part du malheur commun dont les éclaboussures lesatteignaient, approuvèrent cette fière et sévère décision et chacund’eux, en particulier, se chargea, tout en ne mâchant pas aucoupable les paroles vengeresses qu’il se proposait de lui jeter àla face, de l’empêcher, si telle était son intention, de consommerson crime jusqu’au bout. Il était impossible en effet qu’il songeâtà se mésallier avec une fille qui n’avait pas un sou et dont lepère se saoulait…

– Dont la mère était une sale langue,ajoutait une des sœurs.

– Dont le grand oncle avait été prisjadis à mettre de l’eau dans son lait…

– Dont la petite cousine avait étécondamnée, il y avait quelque trente ans, pour s’être crêpé lechignon avec une des tantes de la belle-sœur de la grand’mère…ainsi ! bref, tout ce qu’il y avait de plus sale parmi le salepeuple du pays.

Cependant, la mère de Joséphine ne s’en étaitpas tenue à des reproches à sa fille et, forte de son droit de mèreoutragée par ricochet, elle était allée trouver le séducteur.

Griffes dardées, langue affilée, le chignon decôté, le tablier défait, le caraco ouvert, elle arriva à la portede la boutique quelques heures après que sa fille lui eût fait saconfession.

– Grand cochon, tu en fais dupropre ! s’exclama-t-elle à peine entrée.

Joséphine qui était en train de peser du caféou du sucre à deux ou trois bonnes femmes, pissa dans ses jupes dedétresse en remarquant l’altération des traits du Pape à cetteapostrophe véhémente.

– Qu’est-ce que vous voulez,interrogea-t-il, d’une voix blanche ?

– Tu as le toupet de me le demander,grand dégoûtant, sale femellier ! Qu’est-ce que ma fille vadevenir maintenant que tu nous l’as emplie ?

– Dites donc, répliqua le Pape, devenuplus blême encore, ma boutique n’est pas un champ de foire et vousallez me faire le plaisir d’aller gueuler dehors…

» Et vivement ! continua-t-il, ensaisissant une trique d’un geste résolu.

La femme n’eut que le temps de se retirer encintrant l’échine pour éviter à son derrière le contact brutal dubois cependant que Joséphine qui avait contemplé immobile et muettecette scène rapide était violemment empoignée au collet et projetéeà toute volée dans le dos de sa mère.

– Ça t’apprendra à aller lui monter lecoup, ragea le Pape ; et que je ne vous revoie plus ici nil’une ni l’autre, sinon… gare à vot’e peau !

Suffoquée de colère et d’indignation aprèscette expulsion brutale, la femme du Carcan fit un beau scandale,et ameuta tout le quartier, hurlant contre les saligauds, qui,parce qu’ils ont quat’ sous, en profitent pour engrosser sousmenace de mort les pauvres filles et les laisser ensuite sur lepavé. Là-dessus, elle déclara qu’on allait voir et que ça n’allaitsûrement pas se passer comme ça !

Le Carcan rentrait des champs ; il futmis au courant de l’affaire et bientôt mêla son organe tonitruantaux glapissements de sa conjointe. Il traita d’abord Joséphine deputain, chose affirma-t-il qui ne l’étonnait guère attendu qu’elleétait la fille de sa mère, puis sous prétexte de prendre conseil,se dirigea vers l’auberge où il fit venir une première chopinesuivie de plusieurs autres.

Et tout en buvant, il mâchait entre ses dentsdes « chameaux par-ci, cochons par-là, vaches, grues, truies,etc. », quand l’aubergiste, que la chose intéressait en cesens qu’il détestait le Pape, s’immisça dans ses monologues.

En homme à qui les bons conseils ne coûtentrien, il lui représenta donc charitablement qu’il aurait grand tortde ne pas profiter de l’occasion qui lui était offerte pour fairemarcher un salaud de richard qui jetait sans scrupules ledéshonneur et la misère dans les familles pauvres, maishonorables.

– Du moment, n’est-ce pas, ajouta-t-il,que la recherche de la paternité est autorisée dans ce cas-là,attendu que ta fille notoirement a vécu avec lui commeconcubine.

– Hein, de quoi ? s’écria le Carcan,ahuri par ce déballage de mots inconnus.

– Je te dis que la recherche de lapaternité est autorisée.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

Avec force arguments et exemples convaincants,l’autre s’ingénia à lui faire entendre qu’une loi récemment votéeobligeait le père à venir en aide à la fille qu’il avaitséduite.

– Ah ! La paternité existe !gueula le Carcan. Ah, ben ! nom de D… ! on va voir !Ah, mon cochon, tu veux « enceintrer » les filles et leslaisser sur le dos de leurs vieux ; attends voir unpeu !

La nouvelle, comme une traînée de poudre, serépandit dans le pays :

– Le Carcan va poursuivre le Pape enjustice. Paraît qu’il a le droit. Et il va le fairemarcher !

– Ah, tant mieux ! On varire !

Cependant le Pape fut lui aussi par sa familleaverti de ce qui se préparait et bien qu’il eût prétendu fortementqu’il resterait maître chez lui, il commença par n’en pas menerlarge.

– On ne veut pas que tu la prennes pourfemme, articula en dernier ressort son père ; arrange-toicomme tu voudras.

– Eh ! je n’y tiens pas non plus,protestait-il, mais comment l’empêcher de marcher ?

– Comment ? À toi de voir, ripostale vieux. Tu ne m’as pas demandé avis pour coucher avec ladonzelle ; eh bien, « tâche moyen » aussi de tedébrouiller tout seul.

**

*

Le Carcan ne rentra chez lui que le soir.Joséphine pleurait dans un coin et sa mère, tout en cardant àgestes secs et comme rageurs un paquet de laine, poussait de tempsà autre une virulente malédiction.

Point trop saoul, le chef de famille mit aucourant sa conjointe et sa fille des renseignements recueillis ettout de suite intéressées, les deux femmes se rapprochèrent pourécouter ses explications et tenir conseil.

– La paternité existe, déclarasentencieusement le Carcan ! Par « conséquence » ilfaudra que ça « soille » le mariage ou qu’il paye pourélever le gosse.

– Il ne voudra jamais se marier avec moimaintenant, pleurnicha Joséphine en songeant à la scène dumatin ; je suis sûre qu’on lui a monté le coup.

– Alors, conclut le Carcan, il« crachera du bassinet ».

Un silence se fit. Chacun réfléchissait. LeCarcan, au fond, préférait à toute autre cette solution. Sa fillemariée, si le ménage y gagnait quelques bouteilles de vin etquelques livres de café, par contre, il y perdait lui tout lebénéfice de ses gages, simplement. Si Joséphine ne se mariait pas,elle continuerait à « turbiner » pour la maison, lavieille élèverait le mioche, et lui, le patron, empocherait lagalette que le Pape, de gré ou de force lui remettrait. Car, s’ilne voulait pas, de bonne volonté, payer la somme qu’il luiréclamerait, il le conduirait, avec l’assistance judiciaire devantles tribunaux du chef-lieu et étalerait, aux yeux de toutl’arrondissement, sa cochonnerie, son vadrouillage et sasaleté !

– Combien qu’on va lui demander ?questionna la mère.

– Cinq mille balles, fixa le Carcan.C’est pas trop pour bien élever un enfant.

– Si on pouvait seulement en obtenirdeux, reprenait-elle, un peu sceptique devant la possibilité detoucher d’un seul coup une si grosse somme !

– Ah, ça, non ! jamais !protestait son homme. Non, sûrement non ! Je ne descendrai pasà moins de trois mille !

– Quand iras-tu ?

– Demain matin, sans faute.

– Allez, va te coucher, continua-t-il ens’adressant à sa fille. Ça ne sert à rien de pleurnicher comme tule fais et du moment qu’on va arranger la chose…

Joséphine s’étant retirée, il reprit,s’adressant à sa moitié :

– Tu comprends, il vaut mieux qu’il ensoit ainsi : avec les sous que nous allons recevoir du Pape,nous pourrons refaire la grange, repaver l’écurie et reblanchir lacuisine, sans compter que si la parcelle de Gibus venait à sevendre, ça nous botterait joliment d’avoir quelques écus en pochepour la monter et la souffler à ce gros cochon de Zidore qui laguette, à ce que j’en ai entendu dire.

» Mais, je meurs de soif,s’interrompit-il. Y a donc rien à boire ici ?

– Voyons, lui fit remarquer d’un ton fortconciliant sa conjointe, tu sors de l’auberge et tu ne dois pasavoir si soif que ça.

– C’est ce qui te trompe ; je lacrève.

– Tu sais bien qu’il n’y a pas de vin àla maison ; chaque fois qu’on a fait venir un petit tonneau,tu l’as vidé dans les huit jours.

– Si tu allais en chercher deuxlitres ! Puisqu’on va toucher de l’argent du Pape, on peutbien se payer ça. D’ailleurs, j’ai besoin de réfléchir à la façondont je m’y prendrai demain et quand j’ai le gosier sec, ça m’ôtetoutes mes idées.

– J’pourrais te faire du café,insinua-t-elle encore, pour résister jusqu’au bout.

– Non, c’est du vin qu’il me faut.

Résignée, elle mit dans le cabas deux litresvides et s’en fut à l’auberge d’où elle revint bientôt avec le vinqu’elle but en compagnie du Carcan tout en discutant de la tactiqueà suivre.

Cette manœuvre était simple. Dès le lendemainmatin, ainsi qu’il l’avait dit, profitant de l’indignation et duscandale causés dans le pays, le Carcan se rendrait chez le Pape etsans se laisser emberlificoter par de belles promesses et decaptieux discours, le sommerait, soit de conduire Joséphine devantle maire, soit de lui verser la somme de cinq mille francs, fautede quoi il l’assignerait en justice où il le ferait condamner commepère de l’enfant à venir, à la pension alimentaire exigible. Nuldoute que l’autre, lié par l’aveu de ses relations avec Joséphineet pour éviter que le scandale se propageât plus avant dans larégion, ne vînt, après quelques concessions auxquelles, par degrés,consentirait le Carcan, à céder à ses exigences et à lui verser lestrois mille balles qu’il réclamerait en dernier ressort.

Il était dix heures à la vieille horlogequand, ces conclusions optimistes adoptées et les deux litres devin engloutis, les deux conjoints se glissèrent dans les draps.D’ordinaire, cinq minutes après que la chandelle était soufflée, leCarcan ronflait avec force et sa moitié l’accompagnait ensourdine ; mais ce soir-là, était-ce l’énervement qui précèdela réalisation des grands projets ou l’effet des litres ingurgités,mais plus d’une heure ils se retournèrent, s’agitèrent etsoupirèrent en faisant craquer les ressorts fatigués du vieuxsommier.

De bonne heure, le lendemain matin, le Carcans’éveilla et, sitôt levé, commença par jeter vers les bouteilles uncoup d’œil inquisiteur ; mais pas une goutte de vin ne restaitni dans l’une ni dans l’autre ; ils avaient tout lampé laveille.

Ainsi que cela se produisait chaque fois qu’ilavait trop pompé le jour d’avant, il se sentait la tête un peufiévreuse, le front chaud, les nerfs excités et la gorge sèche.

Une chopine de blanc eût certes bien fait sonaffaire surtout, prétendait-il, qu’il avait particulièrement besoinde se sentir d’attaque pour aller affronter le suborneur de safille.

Sa femme s’étant obstinément refusée à céder àses injonctions, il se résigna de fort méchante humeur à vaquer àses travaux quotidiens dans la ferme ; puis, s’étantdébarbouillé sommairement et chaussé, il passa sur sa chemise songilet à manches et prit le chemin de la maison du Pape.

Ce dernier cependant, prévenu, comme on sait,depuis la veille des manigances du Carcan, avait réfléchi lui aussià l’attitude qu’il devait tenir.

Refuser de discuter était impolitique :c’était le procès brutal et sans délais. Le mieux était de paraîtreentrer dans les vues de l’adversaire, d’avoir l’air d’hésiter entreles deux solutions proposées, de louvoyer, d’atermoyer le pluspossible, tactique très réalisable en présence des bouteilles.

Sait-on jamais de quoi demain serafait !

Et puis, de même qu’on n’achète pas un cochondans un sac, on ne signe pas non plus d’avance et on ne paye pasdavantage pour un « salé » qui est encore logé gratisdans le bidon de « sa maternelle ». Quand il aurait« débarqué », il serait toujours temps de voir.

Donc quand le Carcan se présenta,contrairement aux prévisions faites, le Pape lui fit bonaccueil.

– J’ai à te parler ! annonça leCarcan.

– Entre, répondit l’autre : on seraplus tranquilles dans la cuisine.

– Tu sais ce qui m’amène ?

– Je m’en doute un peu, reprit le Paped’un air conciliant et résigné. On va régler la chose. Autant faireça à l’amiable devant une bouteille de vin blanc que de se boufferle nez.

– Bien sûr, bien sûr, reprit l’arrivant,enchanté de la tournure que prenait l’affaire.

Et sur une invitation aussi courtoise, trophonnête pour refuser, selon son expression favorite, il s’assit àla grande table sur laquelle le Pape déposa deux verres de bonnetaille et quelques biscuits avant de descendre à la cave quérirdeux litres.

Les verres étant emplis l’on trinqua et l’onbut, puis il y eut entre les deux hommes un assez long silencelourd de gêne, durant lequel tous deux devaient évidemment chercherla phrase insidieuse qui leur permettrait d’aborder leur sujet.

Chacun tenant à rester sur la défensive, lesilence se prolongeait quand le Carcan, pour rompre cette gêne,trouva un moyen terme et entama l’éloge du vin qui restait dans sonverre. Cela lui permit de le reporter à ses lèvres comme s’il eûtvoulu, par cette deuxième dégustation, acquérir la confirmationdéfinitive de l’opinion qu’il venait d’émettre et qui ne demandaitsans doute que quelques verres encore pour s’asseoirsolidement.

L’autre saisit la balle au bond, puis parlades autres crus qu’il avait également en réserve dans sa cave et,puisqu’on était réunis – c’était l’occasion ou jamais – déclaraqu’il allait les faire goûter à son interlocuteur.

Après le premier litre, le Carcan se sentaitmieux, plein d’optimisme et enclin à penser que ce Pape qu’on luiavait représenté comme une sale fripouille, avait du bon tout demême.

Le vin rouge succéda au vin blanc et fut louécongrûment lui aussi, puis le blanc refit de nouveau sonapparition, mais cette fois sous la forme d’une bouteillecachetée.

Cependant diverses femmes étaient venues à laboutique, et la sœur du Pape remplaçant provisoirement Joséphineles avait servies sans qu’aucun des buveurs se dérangeât. Trèsintriguées de voir l’entretien se prolonger si longtemps, ellesauraient bien voulu pouvoir saisir, dans les phrases prononcées parles deux hommes quelque mot qui leur permît de préjuger du résultatfinal de l’entrevue afin de pouvoir annoncer immédiatement lanouvelle aux voisines allumées de curiosité ; mais non, rien,rien que des bribes de phrases dans le genre decelles-ci :

– Çui-là, c’est du fameux !

– En voilà un qui vous réchauffe lacorniaule !

ou encore :

– Sacrédié ! un litre comme ça teréveillerait un mort !

Était-ce fini ? était-ce en train ?se demandaient-elles vainement.

La vérité, c’est que les coudes sur la table,les pattes au chaud et du vin dans son verre, le Carcan avaitoublié presque entièrement le but de sa visite et que Joséphine àcette heure, aurait bien pu faire six bâtards jumeaux,quadri-jumeaux, hexajumeaux du Pape ou de l’archevêque qu’il s’enserait foutu autant que de sa première chaussette.

Le Pape, lui, buvait peu et gardait tout sonsang-froid, se réservant d’attaquer quand l’autre serait tout àfait mûr et bien à point.

Ce moment ne semblait pas trop éloigné et ilpouvait escompter une victoire point trop difficile à remporterquand la porte de la rue s’ouvrit bruyamment, livrant passage à unefurie enjuponnée.

C’était la femme du Carcan, prévenue par unecharitable voisine que son homme était en train de se saouler avecle Pape.

– Espèce de cochon, ivrogne, goret, tun’as donc pas honte de boire avec ce truand-là ! se mit-elle àhurler en désignant le Pape qui, une main dans l’entournure de songilet, se préparait justement à entamer les négociations.

Furieux de cette intervention qui réduisait ànéant ou tout au moins entravait fort ses projets, il bondit commeun taureau qu’on pique et, les poings serrés, la mâchoire avancée,les yeux flamboyants, riposta :

– De quoi, sale bavarde, vieille garce,tu viens encore m’insulter chez moi, attends un peu nom deD… !

Et saisissant un fouet qui traînait dans uncoin il s’élança vers l’intruse le bras rejeté en arrière pour lacingler de toutes ses forces.

Mais l’autre, qui savait à quelle catégorie demâle elle avait affaire et comme Panurge craignait les coups, nes’attarda pas à discuter ; néanmoins tout en filantprécipitamment, elle trouva le temps de jeter à son époux cettephrase qui n’était pas, en l’occurrence, une vainemenace :

– Attends un peu, grand soulaud, tu n’aspas fini quand tu rentreras !

– Tu viens de voir et d’entendre, fitconstater le Pape au Carcan, quelle sale langue c’est que tafemme ; elle ferait se battre deux bornes ; nous étionslà, bien tranquilles et tout prêts à nous accorder, réglant lachose en hommes, en gens sérieux, quand il a fallu que cette« chameau »-là vienne chercher à mettre la bisbille entrenous.

» Ah ! tiens, bon Dieu !vois-tu, je suis furieux ; il est préférable que tu t’enailles ; nous reparlerons de l’affaire un autre jour.

– Pour ce qui est d’être un chameau,approuva le Carcan, tu as foutrement raison. C’est une salecharogne et je lui ferai voir, en rentrant, de quelle sorte de boisje me chauffe ; mais du moment que nous sommes en train,pourquoi ne pas continuer ?

– Ah, mais non ! pas aujourd’hui,protesta le Pape. Tu n’as donc pas entendu ce qu’elle gueulait dansla rue en sortant : que je cherchais à te saouler pour mieuxte rouler ! Comme si nous avions besoin de ça pour nousentendre !

Le Carcan eut beau insister, le Pape demeurainflexible.

– Si ta rosse n’était pas venue, biensûr, un litre de plus, un litre de moins, mais pour l’instant jecrois que le mieux est que tu t’en ailles et si tu es vraiment lemaître chez toi, comme tu le dis, de le faire voir.

– Pour sûr que je suis le maître, et onva bien le voir, répliqua l’autre.

Croyant tout compromis, peut-être tout perdu,la femme de Carcan, furieuse avait bondi hors de chez le Pape enhurlant des malédictions contre les deux hommes : son ivrognede mari et le putassier qui saoulait le père après avoir garni lafille. Et l’imbécile qui se laissait rouler pour quelqueslitres.

– Ah ! ce que son avaloir leur avaitdéjà coûté cher !

Mais le Carcan, à grands pas, revenait aulogis la gueule tordue, les yeux flamboyants, le front barré derides féroces de haine et de colère.

– T’as fini de pomper ?soulaud ; c’est ça ce que tu appelles régler les affaires,gouillaud !

– En tout cas, répliqua-t-il, je t’ai pasencore réglé la tienne, mais ça ne va pas tarder !

Et sans autre préambule, avant qu’elle s’yattendît, il la gifla si largement qu’il l’envoya culbuter contrele lit d’un seul revers de main.

– Brute, crapule, assassin !

Pif ! paf ! les gifles commencèrentà pleuvoir et la vaisselle à danser : le pot à eau lancé àtoute volée par la femme vint se briser contre la caisse del’horloge après avoir passé à deux doigts de la tête du Carcan.

– Maman, papa, papa, maman, mon Dieu, monDieu ! larmoyait Joséphine accourue au bruit de ladispute.

– Fous le camp, ma fille !sauve-toi, sauve-toi vite, tu vois bien qu’il est ivre-fou, cecochon-là, conseillait la mère.

Mais Joséphine voulait s’interposer à toutprix.

– C’est toi qui es cause de ceshistoires, espèce de petite putain, gueulait le père, tandis que,dans la mêlée qui les joignait, des coups de poings et des coups depieds lancés au petit bonheur, la fille, placée comme tampon aumilieu, prenait sa large part.

Suffoquée, abasourdie, elle s’abattit bientôtdans un coin cependant que sa mère, vaincue, échevelée, hurlante,gagnait la porte et filait cacher sa défaite momentanée dansquelque coin obscur de la grange ou de l’écurie.

Revenue un peu à elle, Joséphine, prise decoliques s’enfuit dans sa chambre où elle se barricada comme elleput, rien moins que rassurée.

Maître des lieux, le Carcan dont la rage et lasoif n’étaient pas calmées, cassa encore une chaise et quelquesassiettes pour bien se prouver qu’il était le maître et que nuldans la maison n’avait le droit de lui en remontrer, puis, n’ayantplus personne sur qui cogner et gueulant comme Jérémie devant desruines, décida d’aller à l’auberge où il pourrait au moins sedégonfler un peu d’une part, et calmer sa soif, d’autre part.

Quand, au bout d’une heure, rassurée par lesilence, la mère de Joséphine sortit de sa cachette et rentra dansl’appartement saccagé, elle commença par se lamenter de toute sagorge, puis elle appela sa fille pour qu’elle l’aidât un peu àremettre en état ce qui n’avait pas été irrémédiablement détériorédans la bagarre. Mais l’autre couchée sur son lit, gémissante etdouloureuse, ne se souleva qu’avec peine pour retomber bientôtlourdement sur sa couche.

– Miséricorde ! se lamenta lavieille. Il ne nous manquait plus que ça ! Ah, je savais bienqu’un malheur n’arrive jamais seul ; qu’est-ce qui nous pendencore à l’oreille ? Ma fille enceinte, mon ménage en morceauxet un cochon d’homme qui se cuite au lieu de faire marcher comme ildevrait le dégoûtant qui a mis Joséphine dans l’état où elle setrouve au jour d’aujourd’hui.

Cependant, le Carcan attablé, buvait avecfureur tandis qu’à la maison les douleurs de Joséphinepersistaient, augmentaient, prenaient une tournureparticulière.

Deux heures après, une voisine dépêchée par safemme vint adresser au Carcan une communication qui était,paraît-il, d’une extrême urgence :

– Ta femme m’a dit de venir te dire…

– Ta gueule ! Ma femme, je l’emm… ettoi aussi ! Fous-moi le camp, je ne veux pas entendre parlerd’elle ni de toi !

Et ce fut par cette invariable réponse qu’ilaccueillit toutes les parlementaires juponnées que, patiente etpersévérante, sa femme persistait à lui dépêcher d’heure en heuresous des prétextes, semblait-il, de plus en plus urgents.

À la nuit noire, quand l’aubergiste ferma sesportes, il rentra, chancelant sur ses longues quilles et tellementivre qu’il ne remarqua même point, avant de se jeter à moitiéhabillé sur le lit, que sa femme se trouvait dans la chambre de safille avec des voisines et que, malgré l’heure tardive, lachandelle clairait encore.

Toute la nuit il ronfla sans s’inquiéter derien ; mais au petit jour, s’étant éveillé et levé, aprèss’être éclairci les idées et rafraîchi la caboche en se la trempantdans une seille d’eau froide, il réfléchit à la situation.

La veille, il avait engueulé et rossé safemme : très bien ! C’était nécessaire et juste. Mais làn’était pas toute l’affaire. Restait la question du futur gosse desa fille. Trois mille francs, c’est de l’argent. Il ne fallait pasque la chose traînât en longueur et il se devait de battre le fertandis qu’il était encore chaud.

Tout de suite décidé, il enfila son pantalon,chaussa ses sabots et, ayant endossé son gilet à manches,s’apprêtait à partir pour l’épicerie quand sa femme inopinément,pénétra dans la pièce.

Bien que furieuse encore et décidée à ne paslui adresser la parole pendant huit jours, elle ne put moins faire,le voyant sur le point de partir au village, que l’interroger surses intentions :

– Et où t’en vas-tu comme ça ?

– Ben, chez le Pape, parbleu !

– Et pourquoi faire ?

– Pourquoi faire, pourquoi faire !pas pour lui demander sa bénédiction, bien sûr ; pourrégler…

– Régler ! régler !ricana-t-elle. Il est un peu tard maintenant et tout est réglé.

– ?…

– Oui, tu as tellement épouvantéJoséphine et elle a reçu tant de coups de pied au ventre qu’hieraprès-midi elle a été prise de douleurs et qu’elle en a fait unefausse-couche pendant la nuit ; même qu’elle a failli enclaquer. Je te l’ai envoyé dire dix fois, mais monsieur s’enfoutait pas mal : Monsieur était en train de pinter ! Ehbien, pinte ! Aujourd’hui, tu peux leur courir après, testrois mille francs ! Ils sont encrottés dans le jardin :c’était un gros garçon ! Dire, qu’avec ça nous aurions pu êtresi bien !

Pâle, devenu plus blême encore à ce récit, leCarcan ne peut qu’exhaler d’un accent sincèrement navré, le mot deCambronne ; puis ses joues progressivement rosirent ets’empourprèrent et enfin il éclata rageant désespérément :

– Nom de D… ! de nom de D…, de sacréde nom de D… de milliards de D… de nom de D… !

**

*

Six mois plus tard, le gros Léon, un matin,rencontrant son ami Zidore, l’interpella, la faceréjouie :

– Eh bien ! ma vieille branche, tusais la nouvelle ?

– Non, reprit l’autre, l’œilpétillant.

– Comment tu ne sais pas ; mais levillage ne parle que de ça et c’est le Pape lui-même qui vient deme mettre au courant.

– Quoi donc ?

– La femme du Carcan…

– Eh bien !

– Elle est pleine !

– Pas possible !

– Si, si, il paraît que ça date de laveille du jour où il est allé trouver le Pape ; ils avaient budeux litres et comme ils étaient énervés, dame, ils n’ont pas pus’endormir tout de suite. Voici cinq mois qu’elle n’a rienrevu…

– Et le Pape ?

– Le Pape, il se tord ! Elle dirapas que c’est moi cette fois-ci, qu’il dit. Et je lui souhaite quedeux bessonnes, oui, deux pisseuses pour lui apprendre à venirembêter les honnêtes gens !

FIN

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