L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam


« L’appartement, dites-vous ? Vraiment, c’était prévu ! En voici un !
s’écria-t-il froidement en lisant ce qui venait de s’empreindre sur la
feuille. — Je viens de louer pour vous une villa tout à fait charman-
te, assez isolée même, à vingt minutes d’ici, et l’on vous y attendra
toute la nuit. Vous me restez à souper, n’est-ce pas, avec Miss Alicia
Clary ? C’est dit. À l’arrivée du train, pour éviter le temps perdu, mon
groom, nanti de cette photographie nouvelle où n’est reproduit que le
visage seul de Miss Venus victrix, lui offrira ma voiture de votre part
et conduira. — Nulle erreur, aucun malentendu ne sont à craindre :
il ne descend ici presque personne à cette heure-là… Donc, ne vous
inquiétez de rien. »
Tout en parlant, il avait extrait un médaillon-carte d’un objectif :
il le jeta dans une boîte fixée à la muraille, après avoir enveloppé la
carte de deux lignes tracées à la hâte, au crayon.
La boîte correspondait au translateur d’un tuyau pneumatique ;
une petite sonnerie, tout auprès, annonça que le message était reçu et
que l’ordre serait exécuté.
Revenant à l’appareil Morse, il continua de télégraphier d’autres
ordres sans doute.
« C’est fini », dit-il tout à coup.
Puis, observant Lord Ewald :
« Milord, ajouta-t-il, il va sans dire que, si vous le voulez, nous ne
parlerons même plus du projet de tout à l’heure ? »
Lord Ewald releva la tête : son œil bleu brilla.
« Vraiment, ce serait aussi par trop hésiter, dit-il simplement. Cette
fois, j’accepte et d’une façon définitive, mon cher Edison. »
Grave, Edison s’inclina.
« Bien, répondit-il. Je compte donc, milord, que vous me ferez l’honneur de
vivre vingt et un jours, car j’ai une parole aussi, moi.
— Accordé : mais pas un de plus ! » dit le jeune homme, avec la glaciale
et tranquille intonation d’un Anglais qui constate — et qui ne re-
viendra pas sur son appréciation.
Edison regarda l’aiguille à secondes de l’horloge électrique :
« Je vous offrirai le pistolet, moi-même, à neuf heures du soir, au
jour convenu, si je ne vous gagne pas la vie, dit-il. À moins que, pour
112

L’ÈVE FUTURE
vous détruire, vous ne préfériez recourir à notre récent prisonnier, le
vieux tonnerre : avec lui, on ne se manque pas. »
Puis, se dirigeant vers un téléphone :
« Et maintenant, ajouta l’électricien, comme nous allons entre-
prendre, à l’instant même, un voyage assez périlleux, permettez que
j’embrasse mes enfants : car les enfants, c’est quelque chose. »
À ce dernier mot, si maître de ses émotions que fût le jeune lord,
il tressaillit.
Edison avait déjà saisi le cordon du téléphone des draperies et cria
deux noms dans l’appareil.
Là-bas, dans le vent de la nuit, au fond du parc, un coup de cloche,
étouffé ici par les tentures, lui répondit.
« Many thousand kisses ! » prononça paternellement Edison dans
l’embouchure de l’instrument en y envoyant plusieurs baisers.
Alors il se passa quelque chose d’étrange.
Autour des deux chercheurs d’inconnu, des deux aventuriers de
l’ombre, éclata, de tous côtés, dans la zone lumineuse des lampes
(grâce au coup de pouce qu’Edison avait donné à quelque commuta-
teur), une joie, une pluie de baisers d’enfants charmants qui criaient
de leur voix naïve :
« Tiens, papa ! Tiens, papa ! Encore ! encore ! » Edison choquait
contre sa joue l’embouchure du téléphone qui lui apportait ces bai-
sers naïfs.
« A présent, mon cher lord, je suis prêt, dit-il.
— Non ! restez, Edison ; dit tristement Lord Ewald ; je suis inutile ;
il vaut mieux que, seul, j’affronte, s’il est possible…
— Partons ! » dit l’Électricien, le flamboiement du génie sûr de lui-
même dans les yeux.
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L’ÈVE FUTURE
VII
TEMPS D’ARRÊT
Mais l’autre pensée ! la pensée de derrière la tête ?
Pascal
Le pacte était conclu.
Avisant deux grandes fourrures d’ours appendues à des patères de
la muraille, le sombre ingénieur en offrit une à Lord Ewald.
« Il fait froid, en chemin, dit-il. Passez donc ceci. » Lord Ewald
accepta silencieusement ; puis, non sans un vague sourire :
« Serait-il indiscret de vous demander chez qui nous allons ? dit-il.
—Mais, chez Hadaly : dans la foudre ; c’est-à-dire au milieu d’étin-
celles de trois mètres soixante-dix, — répondit Edison préoccupé et
en revêtant son accoutrement de Samoyède.
—Hâtons-nous ! murmura, d’un ton presque joyeux, Lord
Ewald.
— À propos, vous n’avez aucune dernière communication à
m’adresser, n’est-ce pas ? demanda Edison.
— Aucune, répondit le jeune lord. J’ai hâte de causer un peu, je
l’avoue, avec cette jolie créature voilée, dont le néant m’est sympa-
thique. Quant aux frivoles observations qui me viennent à l’esprit, il
sera toujours temps… »
Edison, à ces derniers mots, releva la tête sous les lampes radieu-
ses et, retirant brusquement son bras de la lourde manche poilue :
« Hein ? s’écria-t-il, — oubliez-vous, mon cher lord, que je m’ap-
pelle l’Électricité et que c’est contre votre Pensée que je me bats ?
C’est tout de suite qu’il faut parler. Déclarez-moi ces frivoles inquiétu-
des, ou j’ignorerai contre quoi je lutte ! Ce n’est déjà point si mince
besogne de se prendre corps à corps avec un Idéal tel que le vôtre. Je
vous le dis en vérité, Jacob, lui-même, y regarderait à deux fois dans
les ténèbres. Voyons ! dites bien tout au médecin qui se propose d’at-
ténuer votre tristesse.
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L’ÈVE FUTURE
— Oh ! ces idées ne portent désormais que… sur des riens, dit le
jeune homme.
— Peste ! s’écria l’électricien, comme vous y allez ! QUE sur des
riens ? Mais, un rien d’oublié, plus d’Idéal ! Rappelez-vous le propos
de ce Français : “Si le nez de Cléopâtre eût été un peu plus court,
toute la face de la terre en aurait changé.” — Un rien ? — Mais, de
nos jours, même, à quoi tiennent les choses qui semblent les plus
sérieuses du globe ? Avant-hier un royaume fut perdu pour un coup
d’éventail donné ; hier, un empire, pour un coup de chapeau non
rendu. Souffrez que j’estime les riens — les néants — à leur juste
valeur. Le Néant ! mais c’est chose si utile que Dieu lui-même ne dé-
daigna pas d’y recourir pour en tirer le monde : et l’on s’en aperçoit
assez tous les jours. Sans le Néant, Dieu déclare, implicitement, qu’il
lui eût été presque impossible de créer le Devenir des choses. Nous
ne sommes qu’un “n’étant plus” perpétuel. Le Néant, c’est la Matière-
Négative, sine qua non, occasionnelle, sans laquelle nous ne serions
pas ici à causer, ce soir. Et c’est surtout en ce qui nous préoccupe que
j’ai lieu de m’en défier. Précisez quels sont les riens qui vous inquiè-
tent ? — Nous partirons après. — Diable, ajouta l’ingénieur, nous
n’avons que le temps, fort juste, avant que notre vivante ne nous
arrive et que je la plume de toute sa roue de paonne. Trois heures et
demie, à peine. »
Ce disant, il laissa tomber sa fourrure à côté de son fauteuil, s’assit,
s’accouda tranquillement à une vieille pile de Volta, se croisa les jam-
bes, et, les yeux fixés sur ceux du jeune homme, attendit.
Lord Ewald, ayant imité son interlocuteur, lui répondit :
« Je me demandais, d’abord, pourquoi vous m’avez questionné si
profondément sur le caractère intellectuel de notre sujet féminin ?
— Parce qu’il me fallait savoir sous quel aspect principal vous
conceviez, vous-même, l’Intelligence, répondit Edison. Songez que
le moins difficile est la reproduction physique, et qu’enfin, il s’agit,
d’abord, de pénétrer Hadaly de la paradoxale beauté de votre vivante,
le sérieux du prodige consiste à ce que l’Andréide, loin de vous désen-
chanter comme son modèle, soit digne, à vos yeux, du corps sublime
où elle sera incarnée. Sans quoi, ce ne serait pas la peine de changer.
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L’ÈVE FUTURE
—Comment vous y prendrez-vous pour obtenir d’Alicia qu’elle se
prête à cette expérience ?
—En peu d’instants, cette nuit, pendant notre souper, je me char-
ge de la persuader à cet égard : ceci, vous le verrez, — dussé-je em-
ployer la Suggestion pour la… décider. — Mais, non : la persuasion suf-
fira. Ensuite, ce sera l’affaire d’une douzaine de séances, en présence
d’une grande ébauche de terre qui lui donnera le change. Elle ne
verra même pas Hadaly — et ne pourra se douter de notre œuvre.
« Maintenant, puisque, pour s’incorporer en une semblance hu-
maine, Hadaly s’exile de cette atmosphère presque surnaturelle où la
fiction de son entité se réalise, il est indispensable, n’est-il pas vrai,
que cette sorte de Walkyrie de la Science revête, pour demeurer par-
mi nous, les modes, les usages, l’aspect, enfin, des femmes, et les vê-
tements du siècle qui passe.
« C’est pourquoi, pendant lesdites séances, des couturières, gantiè-
res, lingères, corsetières, modistes et bottières, — (je vous donnerai
l’étoffe minérale des semelles isolatrices et de leurs talons) — pren-
dront le double exact de toute la toilette de Miss Alicia Clary, laquelle,
sans même s’en apercevoir, cédera la sienne à sa belle ombre, dès que
celle-ci sera tout à fait venue au monde. Une fois les mesures prises
d’une toilette tout entière, vous pourrez en faire exécuter mille autres
de tous genres, sans qu’il soit même nécessaire de les essayer.
« Il va sans dire que l’Andréide usera des mêmes parfums que son
modèle, ayant, comme je vous l’ai dit, la même émanation.
— Et comment voyage-t-elle ?
—Mais, comme une autre ! répondit Edison. Il est des voyageuses
bien plus étranges. Miss Hadaly, étant avertie d’un voyage, y sera tout
à fait irréprochable. Un peu somnolente et taciturne peut-être, ne
parlant, enfin, qu’à vous seul, très bas et à de rares intervalles : mais,
pour peu qu’elle soit assise auprès de vous, il est complètement inu-
tile, même, qu’elle baisse son voile. Oh ! de jour ou de nuit. D’ailleurs,
vous voyagez seul, je suppose, mon cher lord ? Eh bien ! quelle diffi-
culté voyez-vous ? Elle défiera tous les regards humains.
— Telle circonstance ne saurait-elle se présenter où la parole puis-
se lui être adressée légitimement ?
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L’ÈVE FUTURE
— Auquel cas vous répondez que cette dame est étrangère et ne
connaît point “la langue du pays”, ce qui clôt l’incident. — Toutefois,
à bord, par exemple, comme la simple question de l’équilibre est déjà
très appréciable pour nous-mêmes, je vous dirai que Miss Hadaly n’a pas,
inscrites en elle, de ces longues traversées… au cours desquelles bon
nombre de nos vivantes, si le tangage est rude, demeurent comme
inanimées dans leurs hamacs, où de subites crises drastiques les se-
couent, tristement, jusqu’au ridicule. — Étrangère à ces infirmités,
Hadaly, pour ne point humilier, par sa sérénité, les organismes défec-
tueux de ses humaines compagnes de route, ne voyage en mer qu’à
la manière des mortes.
—Quoi ! dans l’un de nos cercueils ? » demanda Lord Ewald sur-
pris.
Edison, grave, inclina la tête en un silence affirmatif.
« Mais, — non point cousue en un suaire, j’imagine ? murmura le
jeune lord.
— Oh ! vivante œuvre d’art, n’ayant pas connu nos langes, elle n’a
que faire du linceul. — Voici — : l’Andréide possède, entre autres tré-
sors, un lourd cercueil d’ébène, capitonné de satin noir. L’intérieur de
ce symbolique écrin sera le moule exact de la forme féminine qu’elle
est destinée à revêtir. C’est là sa dot. Les battants supérieurs s’ouvrent
à l’aide d’une petite clé d’or en forme d’étoile, et dont la serrure est
placée sous le chevet de la dormeuse.
« Hadaly sait y entrer seule, nue ou tout habillée, s’y étendre, s’y
assujettir, en de latérales bandelettes de batiste solidement fixées à
l’intérieur, de manière à ce que l’étoffe des parois ne touche même
pas ses épaules. Son visage y est voilé ; la tête y demeure appuyée, en
sa chevelure, sur un coussin et le front est retenu par une ferronnière,
un bandeau, qui en fixe l’immobilité. Sans sa respiration toujours
égale et douce, on la prendrait pour Miss Alicia Clary décédée du
matin.
« Sur les portes refermées de cette prison est scellée une plaque
d’argent où le nom de Hadaly est gravé en ces mêmes lettres iranien-
nes où il signifie l’IDÉAL. Il sera surmonté de vos antiques armoiries,
qui consacreront cette captivité.
117

L’ÈVE FUTURE
« Le beau cercueil doit être placé dans une caisse de camphrier
entièrement doublée en ouate et dont la forme carrée ne saurait pro-
voquer aucune réflexion. Cette geôle de votre rêve sera prête dans
trois semaines. — Maintenant, à votre retour à Londres, un mot au
directeur des douanes de la Tamise suffira pour obtenir franchise de
votre mystérieux colis.
« Lorsque Miss Alicia Clary recevra votre adieu, vous serez dans
votre château d’Athelwold, où vous pourrez éveiller son ombre… cé-
leste.
— Dans mon manoir ?… — Oui, au fait, là, c’est possible ! mur-
mura Lord Ewald comme à lui-même et tout éperdu d’une terrible
mélancolie.
—Là, seulement, dans ce brumeux domaine, entouré de forêts
de pins, de lacs déserts et de vastes rochers, là, vous pourrez, en
toute sécurité, ouvrir la prison de Hadaly. Vous avez, je pense, en ce
château, quelque spacieux et splendide appartement dont le mobilier
date de la reine Élisabeth ?
—Oui, répondit Lord Ewald avec un amer sourire et j’ai pris,
moi-même, autrefois, le soin de l’embellir de toutes sortes d’œuvres
merveilleuses et d’ornements précieux.
« Le vieux salon ne parle à l’esprit que du passé. La grande, l’uni-
que fenêtre à vitraux, sous des draperies surchargées de séculaires
fleurs d’or terni, s’ouvre sur un balcon de fer dont la balustrade, en-
core brillante, fut forgée sous le règne de Richard III. Des marches,
obscurcies de mousse, en descendent jusqu’en notre vieux parc — et,
plus loin, des allées perdues, sauvages, se prolongent sous l’ombrage
des chênes.
« J’avais destiné cette souveraine demeure à la fiancée de ma vie, si
je l’eusse rencontrée. »
Lord Ewald, après un morne frisson, continua.
« Eh bien, soit ! J’essaierai de tenter l’Impossible : oui, j’y amènerai
cette illusoire apparition, cette espérance galvanisée ! Et, ne pouvant
plus aimer, ni désirer, ni posséder l’autre, — l’autre fantôme, — je
souhaite que cette forme déserte puisse devenir l’abîme tristement
contemplé aux vertiges duquel s’abandonneront mes derniers rêves.
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L’ÈVE FUTURE
—Oui : ce manoir est le milieu qui convient le mieux à l’Andréide,
je le crois, dit gravement Edison. — Vous le voyez : bien que peu
rêveur de ma nature, je m’associe à l’audace de la vôtre, qui m’est,
d’ailleurs, sacrée. — Là, seulement, Hadaly sera comme une mysté-
rieuse somnambule, errante autour des lacs ou sur les bruyères inter-
dites. Dans ce donjon désert, où vos vieux serviteurs, vos livres, vos
chasses, vos instruments de musique vous attendent, les êtres et les
objets s’accoutumeront bien vite à la nouvelle advenue.
« Le respect et le silence lui feront une insolite auréole, les servi-
teurs ayant reçu l’ordre de ne jamais lui adresser la parole, puisque,
par exemple — (s’il est nécessaire de légitimer ceci), — au fort d’un
grand danger auquel vous l’auriez arrachée, cette solitaire compagne
aurait fait vœu de ne répondre plus qu’à vous seul.
« Là, son chant d’immortelle, en la voix qui vous est chère, ac-
compagnée par l’orgue ou, pour peu que vous le préfériez, par quel-
que puissant piano d’Amérique, passera, dans la majesté des nuits
d’automne, au milieu des plaintes du vent. Ses accents approfondi-
ront le charme des crépuscules d’été, — jailliront, dans la beauté
de l’aurore, mêlés aux concerts des oiseaux. Une légende s’éveillera
dans les plis de sa longue robe, lorsque, sur les herbes du parc, on
l’aura vue passer, seule, aux rayons du soleil ou sous les clartés d’un
ciel d’étoiles. — Très effrayant spectacle, dont nul ne saura le secret
sans pareil, hors vous seul. — J’irai peut-être, un jour, vous visiter
dans cette demi-solitude où vous acceptez de braver perpétuellement
deux dangers : la démence et Dieu.
— Vous serez le seul hôte que je recevrai, répondit Lord Ewald.
— Mais, puisque la possibilité préalable de cette aventure est main-
tenant établie, examinons si le prodige lui-même est possible et de
quels moyens inconcevables vous vous servirez pour l’accomplir.
—Soit, dit Edison : je dois vous prévenir, toutefois, que les arcanes
du fantoche ne vous révéleront pas comment il deviendra le fantôme,
— pas plus que le squelette inclus en Miss Alicia Clary ne vous ex-
pliquerait comment son mécanisme s’idéalise, unifié à la beauté de la
chair, jusqu’à faire mouvoir ces lignes d’où provient votre amour. »
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L’ÈVE FUTURE
IX
PLAISANTERIES AMBIGUËS
Devine, ou je te dévore.
Le Sphinx
« Il faut une mèche au flambeau, poursuivit l’électricien : quelque
grossier que soit, en lui-même, ce procédé de la lumière, ne devient-
il pas admirable quand la lumière se produit ? Celui qui, d’avance, à
l’aspect de ce moyen du rayonnement, douterait de la possibilité de la
lumière et, se scandalisant ainsi, n’essaierait même pas de la produire,
serait-il digne de la voir ? Non, n’est-il pas vrai ? — Or, ce dont nous
allons parler, n’est que la machine humaine de Hadaly, comme disent nos
médecins. Si vous connaissiez déjà le charme de l’Andréide venue au
jour, comme vous connaissez celui de son modèle, aucune explication
ne vous empêcherait de le subir, — non plus que l’aspect, par exem-
ple, de l’écorché de votre belle vivante ne vous empêcherait de l’aimer
encore, si elle se représentait, ensuite, à vos yeux, telle qu’elle est.
« Le mécanisme électrique de Hadaly n’est pas plus elle — que l’os-
sature de votre amie n’est sa personne. Bref, ce n’est ni telle articula-
tion, ni tel nerf, ni tel os, ni tel muscle que l’on aime en une femme,
je crois ; mais l’ensemble seul de son être, pénétré de son fluide orga-
nique, alors que, nous regardant avec ses yeux, elle transfigure tout
cet assemblage de minéraux, de métaux et de végétaux fusionnés et
sublimés en son corps.
« L’unité, en un mot, qui enveloppe ces moyens de rayonnement
est seule mystérieuse. N’oublions donc pas, mon cher lord, que nous
allons parler d’un processus vital aussi dérisoire que le nôtre, et qui
ne peut nous choquer que par sa… nouveauté.
— Bien, répondit Lord Ewald, avec un grave sourire. Je commen-
ce donc. — Tout d’abord, pourquoi cette armure ?
120

L’ÈVE FUTURE
— L’armure ? dit Edison, — mais je vous l’ai donné à entendre :
c’est l’appareil plastique sur lequel se superposera, pénétrante et pé-
nétrée en l’unité du fluide électrique, la carnation totale de votre
idéale amie. Il contient, fixé en lui, l’organisme intérieur commun à
toutes les femmes.
« Nous l’étudierons dans quelques instants sur Hadaly elle-même,
qui sera toute ravie et amusée, sans doute, de laisser entrevoir les
mystères de sa lumineuse entité. — L’Andréide parle-t-elle toujours
avec la voix que j’ai entendue ? demanda Lord Ewald.
— Pouvez-vous donc m’adresser pareille question, mon cher lord ?
dit Edison. Non, mille fois ! — Est-ce que, jadis, la voix de Miss
Alicia n’a pas mué ? — La voix que vous avez entendue, en Hadaly,
c’est sa voix d’enfant, toute spirituelle, somnambulique, non encore
féminine ! Elle aura la voix de Miss Alicia Clary comme elle en aura
tout le reste. Les chants et la parole de l’Andréide seront à jamais ceux
que lui aura dictées, sans la voir, et inconsciemment, votre si belle
amie, dont l’accent, le timbre et les intonations, à des millionièmes de
vibrations près, seront inscrits sur les feuilles des deux phonographes
d’or, — perfectionnées à miracle, aujourd’hui, par moi, c’est-à-dire
d’une fidélité de son de voix vraiment… intellectuelle ! — et qui sont les
poumons de Hadaly. Ces poumons, l’étincelle les met en mouvement
comme l’étincelle de la Vie met en mouvement les nôtres. Je dois
même vous avertir que ces chants inouïs, ces scènes tout à fait extra-
ordinaires et ces paroles inconnues — proférées, d’abord par la vir-
tuose vivante, puis clichées — et réfractées sérieusement, tout à coup,
par son fantôme andréidien — sont, précisément, ce qui constitue le
prodige et aussi l’occulte péril dont je vous ai prévenu. »
À ces mots, Lord Ewald tressaillit. Il n’avait pas songé à cette ex-
plication de la Voix, de cette voix virginale du beau fantôme ! Il avait
douté. La simplicité de la solution lui éteignit le sourire. L’obscure
possibilité bien trouble encore, sans doute, mais, enfin, la possibilité
— du miracle total lui apparut, pour la première fois, distinctement.
Résolu donc, plus que jamais, d’approfondir jusqu’où l’extraordi-
naire inventeur pourrait tenir, il reprit :
121

L’ÈVE FUTURE
« Deux phonographes d’or ? dites-vous. — Au fait, ce doit être plus
beau que des poumons réels. Vous avez préféré l’or ?
— L’or vierge, même ! — dit, en riant, Edison.
— Pourquoi ? demanda Lord Ewald.
— Parce que, doué d’une résonance plus fémininement sonore,
plus sensible, plus exquise, surtout lorsqu’il est traité d’une certaine
façon, l’or est le merveilleux métal qui ne s’oxyde pas. Il est à re-
marquer que je me suis vu contraint, pour composer une femme,
de recourir aux substances les plus rares et les plus précieuses, ce
qui fait l’éloge du sexe enchanteur, ajouta galamment l’électricien.
— Toutefois, j’ai dû employer le fer dans les articulations.
—Ah ? dit Lord Ewald rêveur : — dans les articulations vous avez
employé le fer ?
—Sans doute, reprit Edison : n’entre-t-il pas dans les éléments
constitutifs de notre sang ? de notre corps ? — Les docteurs nous le
prescrivent en maintes circonstances. Il était donc naturel qu’il ne fût
pas omis, sans quoi Hadaly n’eût pas été tout à fait… humaine.
— Pourquoi plutôt dans les articulations ? demanda Lord Ewald.
— L’articulation se compose de ce qui emboîte et de ce qui s’em-
boîte ; or, ce qui emboîte, dans les membres de Hadaly, c’est l’aimant
multiplié par l’électricité : et comme le métal que l’aimant domine et
attire le mieux (mieux, enfin, que le nickel ou le cobalt) n’est autre
que le fer, j’ai dû employer l’acier-fer en ce qui est emboîté.
— Vraiment ? dit très tranquillement Lord Ewald : mais l’acier-fer
s’oxyde : l’articulation se rouillera ?
—C’est bon pour les nôtres, cela ! dit Edison. — Voici, sur cet-
te étagère, un lourd flacon d’huile de roses, très ambrée, bouché à
l’émeri, et qui sera la synovie désirée.
— L’huile de roses ? demanda Lord Ewald.
—Oui : c’est la seule qui, ainsi préparée, ne s’évente pas, dit Edison.
Puis, les parfums sont du domaine féminin. Tous les mois vous en
glissez la valeur d’une petite cuiller entre les lèvres de Hadaly, pen-
dant qu’elle semble ensommeillée (comme entre celles d’une malade
intéressante). Vous voyez, c’est l’Humanité même. — Le baume sub-
til se répandra de là dans l’organisme magnéto-métallique de Hadaly.
122

L’ÈVE FUTURE
Ce flacon suffit pour un siècle et plus ; je ne pense donc pas, mon
cher lord, qu’il y ait lieu d’en renouveler la provision ! acheva l’électri-
cien avec une nuance de légèreté sinistre dans la plaisanterie.
— Vous dites qu’elle respire ?
— Toujours; comme nous ; — dit Edison ; mais sans brûler d’oxy-
gène ! Nous comburons, nous, qui sommes un peu des machines à
vapeur; mais Hadaly aspire et respire l’air par le mouvement pneuma-
tique et indifférent de son sein qui se soulève, — comme celui d’une
femme idéale qui serait toujours bien portante. L’air, en passant entre
ses lèvres, et en faisant palpiter ses narines, se parfume, tiédi par
l’électricité, des effluves d’ambre et de roses dont l’électuaire oriental
lui laisse le souvenir.
« L’attitude la plus naturelle de la future Alicia, — je parle de la
réelle, non de la vivante, — sera d’être assise et accoudée, la joue con-
tre la main, — ou d’être étendue sur quelque dormeuse — ou sur un
lit, comme une femme.
« Elle demeurera là, sans autre mouvement que sa respiration.
« Pour l’éveiller à son énigmatique existence, il vous suffira de lui
prendre la main, en faisant agir le fluide de l’une de ses bagues.
— L’une de ses bagues ? demanda Lord Ewald.
—Oui, dit Edison, celle de l’index ; c’est son anneau nuptial. »
Il indiqua la table d’ébène.
« Savez-vous pourquoi cette main surprenante a répondu à votre
pression, tout à l’heure ? ajouta-t-il.
— Non, certes, répondit Lord Ewald.
—C’est parce qu’en la serrant vous avez impressionné la bague, dit
Edison. Or, Hadaly, si vous l’avez remarqué, a des bagues à tous les
doigts et les diverses pierreries de leurs chatons sont toutes sensibles.
En dehors de ces longues scènes extra-terrestres, — aux confidences,
aux sensations vertigineuses, — scènes où vous n’aurez nullement à
vous occuper d’elle puisqu’elle en portera les heures complètes inscrites
en sa forme et constituant, pour ainsi dire, sa personnalité, il est des
instants de silence où, sans évoquer en elle ces heures sublimes, vous
voudrez lui demander, simplement, telle ou telle chose.
« Eh bien ! en ces instants, assise ou étendue, elle se lèvera douce-
123

L’ÈVE FUTURE
ment si, lui prenant la main droite, vous frôlez la sympathique amé-
thyste de la bague de l’index, en lui disant : “Venez, Hadaly ?” Elle
viendra, mieux que la vivante. L’impression sur la bague doit être
vague et naturelle, — comme lorsque vous pressez doucement et d’un
peu de votre âme la main du modèle. Mais cette intention n’est né-
cessaire que dans l’intérêt de l’illusion.
« Hadaly marchera, devant elle et toute seule, sur la sollicitation du
rubis placé au doigt médial de sa main droite, ou prenant le bras et s’y
appuyant languissamment, elle suivra les mouvements d’un ami, non
seulement comme une femme, mais exactement de la même manière
que Miss Alicia Clary. La concession faite, en ces bagues, à sa machine
humaine ne doit pas vous scandaliser. Songez à quelles autres prières,
bien plus humiliantes, les amants accèdent, parfois, pour obtenir un
pâle instant d’amour, — à quelles hypocrisies don juan lui-même sait
condescendre pour amener telle mauvaise grâce féminine à un sem-
blant d’obéissance… Ce sont là les bagues des vivantes.
« Au persuasif émoi de la bague de l’annulaire, la turquoise, elle
s’assoira. De plus, elle porte un collier dont toutes les perles ont cha-
cune leur correspondance. Un très explicite Manuscrit, — un gri-
moire très clair ! unique, en vérité, sous le ciel et dont elle vous fera
présent, — vous indiquera les coutumes de son caractère. Avec un
peu d’habitude — (ah ! vous savez ! Il faut connaître une femme !)
— tout vous deviendra naturel. »
La gravité d’Edison pendant cet énoncé fut tout à fait impertur-
bable.
« Quant à son alimentation, reprit-il…
— Vous dites ? interrompit Lord Ewald, en regardant fixement,
cette fois, les yeux clairs de l’électricien.
— Vous paraissez surpris, milord ? dit Edison. Est-ce que par ha-
sard, vous compteriez laisser mourir d’inanition cette aimable créa-
ture ? Ce serait plus qu’un homicide.
—Qu’entendez-vous par “son alimentation”, mon cher magicien ?
dit Lord Ewald. Cette fois, je l’avoue, la chose dépasse les rêves les
plus fantaisistes !
— Voici la nourriture que prend, une ou deux fois la semaine,
124

L’ÈVE FUTURE
Hadaly, répondit Edison. J’ai, dans ce vieux bahut, certaines boîtes
de pastilles et de petites tablettes qu’elle s’assimile fort bien toute
seule, l’étrange fille ! Il suffit d’en placer une corbeille sur quelque
console, à distance fixe de sa dormeuse habituelle, et de la lui indi-
quer, en effleurant une des perles de son collier.
« C’est une enfant, en ce qui est de la terre ; elle ne sait pas. Il faut
lui apprendre ; nous en sommes tous là, nous aussi. — Seulement,
elle semble à peine se souvenir. Souvent nous oublions, nous-mêmes,
jusqu’à notre salut.
« Elle boit dans une mince coupe de jaspe, faite pour elle, et de la
même manière, strictement, que boit son modèle. Cette coupe sera
pleine d’eau claire, d’abord filtrée au charbon, c’est-à-dire très pure,
puis mélangée de quelques sels dont vous trouverez la formule dans
le Manuscrit. Quant aux pastilles et aux tablettes, ce sont des pas-
tilles de zinc, des tablettes de bichromate de potasse et, quelquefois,
de peroxyde de plomb. Aujourd’hui, nous prenons, tous, une foule
de choses empruntées à la chimie. Elle ne sort pas de là. Vous le
voyez, elle est très sobre. Elle ne prend que ce qui lui suffit. Heureux
ceux qui se règlent sur sa tempérance ! — Par exemple, lorsqu’elle ne
trouve pas ces aliments sous sa main au moment où elle les désire, elle
s’évanouit — ou, pour mieux dire, elle meurt.
—Elle meurt ?… murmura le jeune lord en souriant.
—Oui, pour donner à son élu le plaisir vivement divin de la res-
susciter.
— Attention délicate ! répondit assez plaisamment Lord Ewald.
—Lorsqu’elle demeure immobile et les yeux fermés, il lui suffit
d’un peu d’eau très claire, de quelques tablettes ou de pastilles pour
revenir à elle-même. Toutefois, comme elle n’aurait pas la force de
les prendre, il faut mettre la tourmaline du doigt médium en com-
munion avec le courant d’une pile faradique. Cela suffit. — Sa pre-
mière parole, en rouvrant les yeux à la lumière, est pour demander de
l’eau pure. — Maintenant, à cause de la dure senteur métallique que
garderait, en elle, l’eau ternie d’une organique buire de cristal, il ne
faut pas oublier de saturer la première gorgée de la coupe des réactifs
dont vous trouverez l’expression et le dosage dans le Manuscrit. Leur
125

L’ÈVE FUTURE
effet, sur cette eau violâtre, est instantané. — Vous placez ensuite le
fil d’induction au diamant noir du petit doigt (c’est-à-dire à la pierre
dont le trembleur est réglé de manière à désisoler un courant capa-
ble de chauffer à blanc une tige de platine, en une seconde), puis
vous laissez retomber, dans votre pile personnelle, le charbon néces-
sairement suspendu un instant pendant votre translation du fil. Vous
n’omettez pas de vous servir, ici, du crayon excitateur.
« Or, vous n’ignorez pas que le verre trempé, même d’après les
procédés ordinaires, peut subir, sans se rompre, la température du
plomb fondu. Le mien supporterait celle du platine en fusion, même
étant d’une épaisseur de moitié moindre que celle de cette buire de
cristal fixée à l’intérieur, entre les poumons de l’Andréide. Or, le
calorique envoyé au-dedans de ce cristal par la transmission du dia-
mant est d’une qualité qui y fait monter, sur-le-champ, la température
à quatre cents degrés environ. Ce qui suffit pour vaporiser très rapi-
dement l’eau stérilisée. D’autre part, les réactifs dont je vous parle,
agissant sur les parcelles atomiques des métalloïdes dont le liquide se
trouve teinté, les dissocient et les transmuent, en quelques secondes,
en une sorte de poussière, d’ailleurs très blanche, presque impalpa-
ble. L’instant d’après, notre belle Hadaly souffle, entre ses lèvres mi-
closes, de légers flocons d’une fumée pâle, irisée de cette poussière,
laquelle n’a d’autre senteur que celle de la vapeur bouillante, passa-
blement parfumée, même, par son passage sur l’huile essentielle de
roses dont je vous ai parlé. En six secondes, le cristal intérieur est
redevenu clair et pur. Hadaly prend alors une grande coupe d’eau
limpide et les quelques pastilles en question, — et la voilà vivante
comme vous et moi, prête à obéir à toutes ses bagues et à toutes ses
perles, comme nous cédons à tous nos désirs.
—Comment ! elle souffle, entre ses lèvres, des flocons de vapeur ?
demanda Lord Ewald.
—Ainsi que nous le faisons nous-mêmes, continuellement,
— reprit Edison en montrant les cigares allumés qu’ils tenaient.
— Seulement, elle ne garde en sa bouche aucun atome de poussière
métallique ni de fumée. Le fluide consume et dissipe tout en un mo-
ment. — Elle a son narguilé, d’ailleurs, si vous tenez à justifier…
126

L’ÈVE FUTURE
— J’ai remarqué un poignard à sa ceinture ?
—C’est une arme dont nul ne saurait parer un seul coup et chaque
coup est mortel. Hadaly s’en sert pour se défendre, si, pendant un
éloignement de son seigneur, quelque visiteur tenait d’abuser de son
apparent sommeil. Elle ne pardonne pas la plus légère offense ; elle
ne reconnaît que son élu.
—Elle ne voit pas, cependant ? dit Lord Ewald.
—Bah ! Qui sait ? répondit Edison. Y voyons-nous donc si bien
nous-mêmes ?… En tout cas, elle devine ou le prouve, du moins. —
Hadaly est, je vous le dis encore, une enfant un peu sombre, qui, in-
soucieuse de la mort, la donne facilement.
—Ainsi, le premier venu ne pourrait lui enlever cette arme ?
—Ceci, répondit en riant Edison, j’en défierais non seulement
tous les hercules du globe, mais toute la faune des airs, de la terre et
des mers.
—Comment cela ? demanda Lord Ewald.
— Parce qu’à volonté, dans la poignée de cette arme, s’emmagasi-
ne un pouvoir fulgurant des plus redoutables, répondit l’ingénieur.
« Une imperceptible opale, du petit doigt gauche, forme trembleur
et, réglée, met la lame en relation avec un courant très puissant. La
carnation étouffe le bruit de l’étincelle, qui mesure trois décimètres
environ. Un parfait éclair. De sorte que l’insoucieux, le bon vivant, en-
fin, qui prétendrait “ravir un baiser”, par exemple à cette Belle au bois
dormant, roulerait — la face noircie, les jambes brisées, souffleté par
un silencieux coup de tonnerre — aux pieds de Hadaly, avant d’en
avoir même effleuré le vêtement. C’est une amie fidèle.
—Ah ! c’est juste ! en effet ! murmura Lord Ewald, impassible. Le
baiser de ce galant formerait interrupteur.
— Voici la baguette au toucher de laquelle un béryl neutralise le
courant de l’opale et fait tomber le poignard, inoffensif. Elle est en
ce verre trempé, dur comme le métal, — dont j’ai, je crois, retrouvé
la formule, perdue sous l’empereur Néron. »
Et, saisissant une longue badine brillante auprès de lui, Edison
en frappa violemment la table d’ébène. Le jonc de verre batavique
sonna ; le rayon sembla plier, mais ne se brisa pas.
127

L’ÈVE FUTURE
Il y eut un moment de silence : puis, comme pour plaisanter :
« Se baigne-t-elle ? demanda Lord Ewald.
—Mais, tous les jours, naturellement ! répondit l’ingénieur, comme
étonné de la question.
—Ah ? dit l’Anglais ; comment cela ?
— Vous savez bien que toutes les épreuves photochromiques doi-
vent demeurer, au moins quelques heures, dans une eau préparée, qui
les renforce. Or, ici, l’action photochromique dont je vous ai parlé
est indélébile, attendu que l’Épiderme, qui en est totalement saturé, a
été soumis à un procédé de fluors qui le revêt d’un glaçage définitif
et l’imperméable. — Une petite perle de marbre rose, à gauche du
triple collier, sur la poitrine, amène une interposition intérieure de
verres dont l’adhérence hermétique empêche l’eau de ce bain de pé-
nétrer en l’organisme de la naïade. Vous trouverez dans le Manuscrit
le nom des parfums dont se servira, pour ses bains, cette semi-vi-
vante. Je clicherai, sur le Cylindre-des-Mouvements, le magnifique
rejet de chevelure dont vous m’avez parlé, lorsque sort du bain votre
bien-aimée : — Hadaly, avec le prestige de sa fidélité ordinaire, le
reproduira… textuellement.
—Le Cylindre-des-Mouvements ? demanda Lord Ewald.
—Ah ! ceci… Je vous le montrerai là-dessous, dit Edison, avec un
sourire. Il faut l’avoir sous les yeux pour l’expliquer. — Vous voyez,
pour conclure, que Hadaly est, tout d’abord, une souveraine machine
à visions, presqu’une créature, — une similitude éblouissante. Les
défauts que je lui ai laissés, par politesse pour l’Humanité, consistent
seulement en ce qu’il y a plusieurs genres de femmes en elle, comme
chez toute vivante. — (On peut les effacer.) — Elle est multiple,
enfin, comme le monde des rêves. Mais le type suprême qui domine
ces visions, HADALY seule, est, si j’ose le dire, parfaite. Les autres, elle
les joue : c’est une merveilleuse comédienne, douée, croyez-moi, d’un
talent plus homogène, plus sûr, et bien autrement sérieux que Miss
Alicia Clary.
—Enfin, ce n’est pas un être, cependant ! dit Lord Ewald triste-
ment.
— Oh ! les plus puissants esprits se sont toujours demandé ce que
128

L’ÈVE FUTURE
c’est que l’idée de l’Être, prise en soi. Hegel, en son prodigieux pro-
cessus antinomique, a démontré qu’en l’Idée pure de l’Être, la dif-
férence entre celui-ci et le pur Néant n’était qu’une simple opinion :
Hadaly, seule, résoudra nettement, elle-même, la question de son
ÊTRE, je vous le promets.
— Par des paroles ?
— Par des paroles.
—Mais, sans âme, en aura-t-elle conscience ? »
Edison regarda Lord Ewald avec étonnement.
« Pardon : n’est-ce pas précisément ce que vous demandiez en vous écriant :
“QUI M’ÔTERA CETTE ÂME DE CE CORPS ?” Vous avez appelé un fantôme,
identique à votre jeune amie, MOINS la conscience dont celle-ci vous semblait
affligée : Hadaly est venue à votre appel : voilà tout. »
Lord Ewald demeura pensif et grave.
X
COSI FAN TUTTE
Une femme ne sépare pas son estime de son goût.
La Bruyère
« D’ailleurs, reprit légèrement Edison, pensez-vous que ce soit une
bien grosse perte, pour Miss Hadaly, que d’être privée d’une cons-
cience du genre de celle de son modèle ? N’y gagne-t-elle pas, au
contraire ? Au moins, à vos yeux, puisque la “conscience” de Miss
Alicia Clary vous semble la superfétation déplorable, la Tache ori-
ginelle du chef-d’œuvre de son corps ? — Et puis, la “conscience”
d’une femme ! — d’une mondaine, veux-je dire !… — Oh ! oh ! comme
vous y allez ! C’est une idée qui fut capable de faire hésiter un concile.
Une femme ne discerne que selon ses velléités et se conforme, en ses
“Jugements”, à l’esprit de celui qui lui est sympathique. — Une fem-
me peut se remarier dix fois, être toujours sincère et dix fois différen-
129

L’ÈVE FUTURE
te. — Sa Conscience, dites-vous ?… Mais ce don de l’Esprit Saint, la
Conscience, se traduit, tout d’abord, par l’aptitude à l’Amitié-intellec-
tuelle. Tout jeune homme, qui, du temps des anciennes républiques,
ne pouvait, à vingt ans, justifier d’un ami, d’un second lui-même,
était déclaré sans conscience, infâme, en un mot. On cite, dans l’His-
toire, mille exemples d’admirables amis : Damon et Pythias, Pylade et
Oreste, Achille et Patrocle, etc. Citez-moi deux femmes amies, dans
toute l’Histoire humaine ? Chose impossible. Pourquoi ? — Parce que
la femme se reconnaît trop inconsciente, en sa semblable, pour en
être dupe jamais. — Il suffit de remarquer, d’approfondir le regard
dont une moderne, en se retournant, considère la robe de celle qui
a passé auprès d’elle, pour en être à tout jamais persuadé. — Parce
qu’en elle, au point de vue passionnel, une vanité des vanités prime
ou vicie intimement les meilleurs mobiles et qu’être aimée n’est (mal-
gré toutes ses protestations) presque toujours que secondaire pour
elle. Ce n’est qu’être préférée qu’elle désire. Voilà l’unique mot de ce
sphinx. C’est pour cela que chacune d’entre nos belles civilisées, sauf
peu d’exceptions, dédaigne toujours un peu celui qui l’aime, parce
que celui-ci est coupable, par cela seul, du crime inexpiable de ne pou-
voir plus la comparer avec d’autres. — Au fond, l’amour moderne, s’il
n’est pas seulement (comme le prétend toute la Physiologie actuelle)
une simple question de muqueuses, est, au point de vue de la science
physique, une question d’équilibre entre un aimant et une électricité.
Donc, la Conscience, sans être tout à fait étrangère à ce phénomène,
n’y est peut-être indispensable que dans l’un des deux pôles : — axio-
me que mille faits, notamment la Suggestion, démontrent tous les
jours. Ainsi, vous suffirez. — Mais je m’arrête, se reprit Edison, en
riant. Ce que je dis me semble impertinent pour bien des vivantes.
Heureusement nous sommes seuls.
— Si attristé par une femme que je puisse être, je trouve que vous
parlez de la Femme avec bien de la sévérité », murmura Lord Ewald.
130

L’ÈVE FUTURE
XI
PROPOS CHEVALERESQUES
Consolatrix afflictorum.
Litanies chrétiennes
L’électricien releva la tête.
« Un instant, mon cher lord ! dit-il.
« Remarquez bien qu’ici je me trouve placé sur le terrain non point
de l’Amour, mais des “amoureux” ! Si nous transposons la question,
si nous sortons de la sphère du Désir charnel, oh ! je m’exprimerai
d’une tout autre manière. Si entre les femmes de notre race initia-
trice, — les seules qui nous importent, puisque nous ne pouvons
prendre au sérieux, c’est-à-dire choisir pour notre femme une Cafre,
une Polynésienne, une Turque, une Chinoise, une Peau-Rouge, etc.,
— si, dis-je entre celles de notre race qui n’ont plus dans leur sang
de tenir du bétail et de l’esclave, nous parlons de ces femmes assai-
nies, consacrées et justifiées par la dignité persistante du devoir, de
l’abnégation, du libre dévouement, — en vérité, je me trouverais bien
étrange, moi-même, si je n’inclinais pas mon esprit devant celles dont
les flancs, n’étant pas que des hanches, veulent bien se déchirer sans
cesse pour qu’il nous soit permis de penser ! — Comment oublier
que palpitent sur ce grain stellaire, perdu en un point du Gouffre
sans rives, — sur cet invisible atome refroidi, tant d’élues du monde-
supérieur de l’Amour, — tant de bonnes compagnes de la vie ! Sans
même nous rappeler les milliers de noms de ces vierges d’autrefois,
souriantes au milieu des flammes et dans l’acharnement des suppli-
ces, pour quelque croyance où leur instinct se transfigurait en âme
par une sélection sublime, — en passant, même, sous silence toutes
ces héroïnes mystérieuses, — entre lesquelles rayonnent jusqu’à des
libératrices de patries, — et celles qui, traînées sous les chaînes, dans
l’esclavage d’une défaite, affirmaient, tout expirantes, à leurs époux,
131

L’ÈVE FUTURE
en un doux et sanglant baiser, que le poignard ne fait pas de mal,
— en omettant même ces intelligentes femmes, sans nombre, qui
passent, sous des humiliations inconnues, courbées sur les dénués,
les souffrant, les bannis, les abandonnés, et n’attendant, pour toute
récompense, que le sourire un peu moqueur de celles qui ne les imi-
tent pas, — il est, il sera toujours des femmes qui sont et seront
toujours très suffisamment inspirées par plus haut que l’instinct du
plaisir. Celles-là n’ont rien à faire, n’est-ce pas, ni dans ce laboratoire, ni dans la
question ? — Exceptons ces nobles fleurs humaines, toutes radieuses
du véritable monde de l’Amour, et je vous donnerai, sans autre ré-
serve, la thèse que je soutenais, tout à l’heure (quant à celles que l’on
peut acheter ou conquérir), comme infrangible et définitive. Ce qui
nous permet de conclure encore par un mot de Hegel : “Il revient au
même de dire une chose une fois ou de la répéter toujours.” »
XII
VOYAGEURS POUR L’IDÉAL : — BIFURCATION !
Agressi sunt Mare Tenebrarum, quid in eo esset exploraturi.
Le géographe nubien
Ptolémée Héphestion
Lord Ewald, à ces dernières paroles, se leva sans répondre, endos-
sa l’énorme fourrure, mit son chapeau, boutonna ses gants, assura
son lorgnon, puis, allumant paisiblement un cigare :
« Vous avez réponse à tout, mon cher Edison, dit-il. Nous parti-
rons quand il vous plaira.
—Alors, à l’instant même ! dit Edison en se levant aussi et en imi-
tant le jeune Anglais ; car voici une demi-heure d’envolée. Le train de
New York pour Menlo Park chauffera dans cent cinquante-six minu-
tes, soit un peu plus de deux heures et demie — et il lui faut à peine
une heure trois quarts pour nous amener l’objet de l’expérience.
132

L’ÈVE FUTURE
« La salle habitée par Hadaly est située sous terre, assez loin même.
Vous comprenez, je ne pouvais pas laisser l’Idéal à la portée de tout
le monde. — Malgré les longues nuits et les années de travaux que
cette Andréide m’a coûtées entre mes autres labeurs, elle est demeu-
rée mon secret.
« Voici. J’ai découvert, sous cette habitation, à quelques centaines
de pieds, deux souterrains très vastes, antiques obituaires des immé-
moriales tribus algonquines qui peuplèrent, pendant de vieux siècles,
ce district. — Ces tumuli ne sont point rares dans les États, notam-
ment dans le New Jersey. J’ai fait enduire d’une forte couche de ba-
salte, provenue des volcans des Andes, les murailles de terre du sou-
terrain principal, J’ai relégué pieusement dans le second les momies
et les os poudreux de nos sachems : ce dernier, j’en ai fait boucher
— sans doute pour jamais — l’ouverture funéraire.
« La première salle est donc la chambre de Hadaly et de ses oiseaux,
— (car je n’ai pas voulu laisser toute seule, par une dernière supers-
tition, cette fille intellectuelle). — Là, c’est un peu le royaume de la
féerie. Tout s’y passe à l’Électricité. On y est, dis-je, comme au pays
des éclairs, environné de courants animés chacun par mes plus puis-
sants générateurs. Oui, c’est là que demeure notre taciturne Hadaly.
Elle, une personne et moi, seuls, nous connaissons le secret du che-
min. — Bien que la traversée offre toujours, ainsi que vous allez le
voir, quelques chances d’encombre à ceux qui s’y aventurent, — il
serait étonnant qu’il nous arrivât malheur ce soir. Pour le reste, nos
fourrures nous préserveront de la pneumonie que le long boyau de
terre à parcourir pourrait nous attirer sans cette précaution. — Nous
irons comme la flèche.
—C’est très fantastique ! – dit, en souriant, Lord Ewald.
— Mon cher lord, conclut Edison en observant son interlocuteur,
voici donc un peu d’humour déjà retrouvé ! Bon signe ! »
Tous deux étaient immobiles, le cigare allumé aux lèvres, leurs
longues fourrures croisées sur la poitrine. Ils rabattirent les grands
capuchons sur leurs chapeaux.
L’électricien précéda Lord Ewald : tous deux marchèrent vers ce
ténébreux endroit du laboratoire, vers la muraille, maintenant refer-
mée et impénétrable, d’où était apparue Hadaly.
133

L’ÈVE FUTURE
« Je vous avouerai, continuait Edison, que, dans les instants où j’ai
besoin de solitude, je vais chez cette ensorceleuse de tous les soucis !
— Surtout lorsque le dragon d’une découverte me bat l’esprit de son
aile invisible. Je vais songer là, pour n’être entendu que d’elle seule, si
je me parle à voix basse. Puis, je m’en reviens sur la terre, le problème
résolu. C’est ma nymphe Égérie, à moi. »
En prononçant ces mots d’un ton plaisant, l’électricien avait tou-
ché la petite roue d’un appareil : une étincelle partit ; les pans de la
muraille se rouvrirent magiquement.
« Descendons ! reprit Edison, puisque, décidément, il paraît que
pour trouver l’Idéal, il faut d’abord passer par le royaume des tau-
pes. »
Puis, indiquant d’un geste les draperies :
« Après vous, mon cher lord ! » murmura-t-il avec un grave et léger
salut.
134

LIVRE TROISIÈME
L’ÉDEN SOUR TERRE

L’ÈVE FUTURE
I
FACILIS DESCENSUS AVERNI
Méphistophélès : Descend ou monte : c’est tout un !
Goethe, Le second Faust.
Tous deux franchirent le seuil lumineux.
« Retenez-vous à cet appui-main », dit Edison en indiquant un an-
neau de métal à Lord Ewald, qui s’en saisit.
Serrant, ensuite, la poignée d’une torsade de fonte cachée dans les
moires, l’ingénieur la tira d’une violente saccade.
La dalle blanche céda, doucement, sous leurs pieds elle glissait,
enchâssée dans le parallélogramme de ses quatre montants de fer ;
c’était donc là cette pierre tombale artificielle dont l’ascension avait
amené Hadaly.
Edison et Lord Ewald descendirent ainsi durant quelques mo-
ments ; la lueur d’en haut se rétrécissait. L’excavation était, en effet,
profonde.
« Surprenante façon d’aller chercher l’Idéal ! » pensait Lord Ewald,
debout auprès de son taciturne compagnon.
Leur socle continuait à s’enfoncer sous la terre.
Tous deux se trouvèrent bientôt dans la plus noire obscurité, en
d’opaques et humides ténèbres, aux exhalaisons terreuses, où l’ha-
leine se glaçait.
Le marbre mobile ne s’arrêtait pas. Et la lumière d’en haut n’était
plus qu’une étoile ; ils devaient être assez loin, déjà, de ce dernier feu
de l’Humanité.
L’étoile disparut : Lord Ewald se sentit dans un abîme.
Il s’abstint, cependant, de rompre le silence que gardait, à son côté,
l’électricien.
136

L’ÈVE FUTURE
À présent, la rapidité de la descente s’accélérait à ce point que leur
support semblait se dérober sous eux, traversant l’ombre avec un
bruit monotone.
Lord Ewald, tout à coup, devint attentif ; il croyait entendre, autour
de lui, une voix mélodieuse mêlée à des rires et à d’autres voix.
La vitesse diminua, peu à peu, puis un choc léger…
Un porche lumineux tourna, silencieusement, en face des deux
voyageurs, comme si quelque « Sésame, ouvre-toi ! » l’eût fait rouler
sur des gonds enchantés. Une odeur de roses, de kief et d’ambre
flotta dans l’air.
Le jeune homme se trouvait devant un spacieux souterrain pareil
à ceux que, jadis, sous les palais de Bagdad, orna la fantaisie des ca-
lifes.
« Entrez, mon cher lord, vous êtes présenté », dit Edison, qui agra-
fait très vite les anneaux du translateur à deux lourdes griffes de
fonte scellées dans le roc latéral.
II
ENCHANTEMENTS
L’air est si doux qu’il empêche de mourir.
Gustave Flaubert, Salammbô
Lord Ewald s’avança sur les pelleteries fauves qui couvraient le sol
et considéra ce séjour inconnu.
Un grand jour d’un bleu pâle en éclairait la circonférence déme-
surée.
D’énormes piliers soutenaient, espacés, le circuit antérieur du
dôme de basalte, formant ainsi une galerie à droite et à gauche de
l’entrée jusqu’à l’hémicycle de la salle. Leur décoration, où se rajeu-
nissait le goût syrien, représentait, de la base au sommet, de grandes
gerbes et des liserons d’argent élancés sur des fonds bleuâtres. Au
137

L’ÈVE FUTURE
centre de la voûte, à l’extrémité d’une longue tige d’or, tombait une
puissante lampe, un astre, dont un globe azuré ennuageait les électri-
ques rayons. Et la voûte concave, d’un noir uni, d’une hauteur mons-
trueuse, surplombait, avec l’épaisseur du tombeau, la clarté de cette
étoile fixe : c’était l’image du Ciel tel qu’il apparaît, noir et sombre,
au-delà de toute atmosphère planétaire.
Le demi-orbe qui formait le fond de la salle, en face du seuil, était
comblé par de fastueux versants pareils à des jardins ; là, comme sous
la caresse d’une brise imaginaire, ondulaient des milliers de lianes
et de roses d’Orient, de fleurs des îles, aux pétales parsemés d’une
rosée de senteur, aux lumineux pistils, aux feuilles serties en de flui-
des étoffes. Le prestige de ce Niagara de couleurs éblouissait. Un vol
d’oiseaux des Florides et des parages du sud de l’Union chatoyait
sur toute cette flore artificielle, dont l’arc de cercle versicolore fluait,
en cette partie de la salle, avec des étincellements et des prismes, se
précipitant, depuis la mi-hauteur apparente des murs circulaires, jus-
qu’à la base d’une vasque d’albâtre, centre de ces floraisons, et dans
laquelle un svelte jet d’eau retombait en pluie neigeuse.
À partir du seuil jusqu’au point où, des deux côtés, commençaient
les pentes de fleurs, les cloisons de basalte des murs (depuis le circuit
de la voûte jusqu’aux pelleteries du sol) étaient tendues d’un épais
cuir de Cordoue brûlé de fins dessins d’or.
Auprès d’un pilier, Hadaly, toujours long-voilée, se tenait debout
et accoudée au montant d’un noir piano moderne aux bougies allu-
mées.
Avec une grâce juvénile, elle adressa un léger mouvement de bien-
venue à Lord Ewald.
Sur son épaule, un oiseau de Paradis, d’une imitation non pareille,
balançait son aigrette de pierreries. Avec la voix d’un jeune page, cet
oiseau semblait causer avec Hadaly dans un idiome inconnu.
Une longue table, taillée en un dur porphyre, placée sous la grande
lampe de vermeil, en buvait les rayons ; à l’une de ses extrémités
était fixé un coussin de soie, pareil à celui qui supportait, en haut, le
bras radieux. Une trousse garnie d’instruments de cristal brillait tout
ouverte, sur une tablette d’ivoire qui se trouvait à proximité.
138

L’ÈVE FUTURE
Dans un angle éloigné, un brasero de flammes artificielles, réver-
béré par des miroirs d’argent, chauffait ce séjour splendide.
Aucun meuble, sinon une dormeuse de satin noir, un guéridon
entre deux sièges, — un grand cadre d’ébène tendu d’étoffe blanche
et surmonté d’une rose d’or, sur une des parois du mur, à hauteur de
la lampe.
III
CHANT DES OISEAUX
Ni le chant des oiseaux matineux, ni la nuit
et son oiseau solennel…
Milton, Le Paradis perdu.
Sur le parterre vertical des talus fleuris, une foule d’oiseaux, ba-
lancés sur des corolles, raillaient la Vie au point, les uns, de se lustrer
d’un bec factice et de se duyser la plume ; les autres, de remplacer le
ramage par des rires humains.
À peine Lord Ewald se fut-il avancé de quelques pas, que tous les
oiseaux tournèrent la tête vers lui, le regardèrent, d’abord, silencieu-
sement, puis éclatèrent, tous à la fois, d’un rire où se mêlaient des
timbres de voix viriles et féminines : si bien qu’un instant il se crut
en face d’une assemblée humaine.
À cet accueil inattendu, le jeune homme s’arrêta, considérant ce
spectacle.
« Ce doit être, j’imagine, quelque hottée de démons que ce sorcier
d’Edison a enfermés dans ces oiseaux-là ? » pensa-t-il en lorgnant les
rieurs.
L’électricien, resté dans l’obscurité du tunnel, achevait sans doute
de serrer les freins de son ascenseur fantastique :
« Milord, cria-t-il, j’oubliais ! — L’on va vous saluer d’une aubade.
Si j’eusse été prévenu à temps de ce qui nous arrive à tous deux ce
139

L’ÈVE FUTURE
soir, je vous eusse épargné ce dérisoire concert en interrompant le
courant de la pile qui anime ces volatiles. Les oiseaux de Hadaly sont
des condensateurs ailes. J’ai cru devoir substituer en eux la parole
et le rire humains au chant démodé et sans signification de l’oiseau
normal. Ce qui m’a paru plus d’accord avec l’esprit du Progrès. Les
oiseaux réels redisent si mal ce qu’on leur apprend ! Il m’a semblé
plaisant de laisser saisir par le phonographe quelques phrases admi-
ratives ou curieuses de mes visiteurs de hasard, puis de les transpor-
ter en ces oiseaux par voie d’électricité, grâce à une de mes découver-
tes encore inconnue là-haut. — Du reste, Hadaly va les faire cesser.
Ne leur accordez qu’une dédaigneuse attention pendant que j’amarre
l’ascenseur. Vous comprenez, il ne faudrait pas qu’il nous jouât la
mauvaise plaisanterie de remonter sans nous à la surface assez loin-
taine de la Terre. »
Lord Ewald regardait l’Andréide.
La paisible respiration de Hadaly soulevait le pâle argent de son
sein. Le piano, tout à coup, préluda seul, en de riches harmonies : les
touches s’abaissaient comme sous des doigts invisibles.
Et la voix douce de l’Andréide, ainsi accompagnée, se mit à chan-
ter, sous le voile, avec des inflexions d’une féminéité surnaturelle :
Salut, jeune homme insoucieux !
L’Espérance pleure à ma porte :
L’Amour me maudit dans les Cieux :
Fuis-moi ! Va-t’en ! Ferme les yeux !
Car je vaux moins qu’une fleur morte.
Lord Ewald, à ce chant inattendu, se sentit envahir par une sorte
de surprise terrible.
Alors, sur les versants en fleurs, une scène sabbatique, d’une ab-
surdité à donner le vertige et qui présentait une sorte de caractère
infernal, commença.
D’affreuses voix de visiteurs quelconques s’échappaient, à la fois,
du gosier de ces oiseaux : c’étaient des cris d’admiration, des ques-
tions banales ou saugrenues, — un bruit de gros applaudissements,
même, d’assourdissants mouchoirs, d’offres d’argent.
140

L’ÈVE FUTURE
Sur un signe de Hadaly, cette reproduction de la Gloire à l’instant
même s’arrêta.
Lord Ewald reporta ses yeux sur l’Andréide, en silence.
Tout à coup, la voix pure d’un rossignol s’éleva dans l’ombre. Tous
les oiseaux se turent, comme ceux d’une forêt, aux accents du prince
de la nuit. Ceci semblait un enchantement. L’oiseau éperdu chantait
donc sous terre ? Le grand voile noir de Hadaly lui rappelait sans
doute la nuit, et il prenait la lampe pour le clair de lune.
Le ruissellement de la délicieuse mélodie se termina par une pluie
de notes mélancoliques. Cette voix, venue de la nature et qui rappe-
lait les bois, le ciel et l’immensité, paraissait étrange en ce lieu.
IV
DIEU
Dieu est le lieu des esprits, comme l’espace est celui des corps.
Malebranche
Lord Ewald écoutait.
« C’est beau, cette voix, n’est-ce pas, Milord Celian ? dit Hadaly.
—Oui, répondit Lord Ewald en regardant fixement la noire figure
indiscernable de l’Andréide ; c’est l’œuvre de Dieu.
—Alors, dit-elle, admirez-la : mais ne cherchez pas à savoir com-
ment elle se produit.
—Quel serait le péril si j’essayais ? demanda en souriant Lord
Ewald.
—Dieu se retirerait du chant ! murmura tranquillement Hadaly.
Edison entrait.
« Ôtons nos fourrures ! dit-il : car la température est, ici, réglée et
délicieuse ! — C’est ici ! l’Éden perdu… et retrouvé. »
Les deux voyageurs se dégagèrent des lourdes peaux d’ours.
« Mais, continua l’électricien (du ton soupçonneux d’un Bartholo
141

L’ÈVE FUTURE
qui voit sa pupille converser avec un Almaviva), vous en étiez déjà, je
crois, à d’expansifs entretiens ? — Oh ! ne faites pas attention à moi !
Continuez ! Continuez !
—La singulière idée que vous avez eue là, mon cher Edison, de
donner un rossignol réel à une andréide ?
—Ce rossignol ? — dit, en riant, Edison : Ah ! ah ! C’est que je suis
un amant de la Nature, moi. — J’aimais beaucoup le ramage de cet
oiseau ; et son décès, il y a deux mois, m’a causé, je vous l’affirme, une
tristesse…
— Hein ? dit Lord Ewald : ce rossignol qui chante ici, est mort il y
a deux mois ?
—Oui, dit Edison : j’ai enregistré son dernier chant. Le phonogra-
phe qui le reproduit ici est, en réalité, à vingt-cinq lieues, lui-même.
Il est placé dans une chambre de ma maison de New York, dans
Broadway. J’y ai annexé un téléphone dont le fil passe en haut, sur
mon laboratoire. Une ramification en vient jusqu’en ces caveaux, —
là, jusqu’en ces guirlandes, — et aboutit à cette fleur-ci.
« Tenez, c’est elle qui chante : vous pouvez la toucher. Sa tige l’iso-
le ; c’est un tube de verre trempé ; le calice, où vous voyez trembler
cette lueur, forme lui-même condensateur ; c’est une orchidée factice,
assez bien imitée… plus brillante que toutes celles qui parfument les
buées lumineuses de l’aurore sur les plateaux du Brésil et du Haut-
Pérou. »
Ce disant, Edison rallumait son cigare au cœur de feu d’un camé-
lia rose.
« Quoi ! réellement, ce rossignol, dont j’entends l’âme, — est mort ?
murmurait Lord Ewald.
— Mort ! dites-vous ? — Pas tout à fait… puisque j’ai cliché cette
âme, dit Edison. Je l’évoque par l’électricité — c’est du spiritisme
sérieux, cela. Hein ? — Et l’expression du fluide n’étant plus ici que
du calorique, vous pouvez allumer votre cigare à cette étincelle inof-
fensive, dans cette même fausse fleur parfumée où chante, lueur mé-
lodieuse, l’âme de cet oiseau. Vous pouvez allumer votre cigare à
l’âme de ce rossignol. »
Et l’électricien s’éloigna pour impressionner divers boutons de
142

L’ÈVE FUTURE
cristal numérotés dans un petit cadre appliqué à la muraille, contre
la porte.
Lord Ewald, déconcerté par l’explication, était demeuré attristé,
avec un froid serrement de cœur.
Tout à coup, il sentit qu’on lui touchait l’épaule ; il se retourna :
c’était Hadaly.
« Ah ! dit-elle tout bas, d’une voix si triste qu’il en tressaillit, —
voilà ce que c’est !… Dieu s’est retiré du chant. »
V
ÉLECTRICITÉ
Hail, holy light ! Heaven daughter ! first born !
Milton, Le Paradis perdu.
« Miss Hadaly, dit Edison en s’inclinant, nous venons, tout bonne-
ment, de la Terre — et le voyage nous a donné soif ! »
Hadaly s’approcha de Lord Ewald :
« Milord, dit-elle, voulez-vous de l’ale ou du sherry ? »
Lord Ewald hésita un instant :
« S’il vous plaît, du sherry », dit-il.
L’Andréide s’éloigna, s’en alla prendre, sur une étagère, un plateau
sur lequel brillent trois verres de Venise peinturlurés d’une fumée
d’opale, à côté d’un flacon de vin paillé et d’une odorante boîte de
lourds cigares cubains.
Elle posa le plateau sur une crédence, versa de haut le vieux vin
espagnol, puis, prenant deux verres entre ses mains étincelantes, vint
les offrir à ses visiteurs.
Ensuite, s’en étant allée remplir le dernier verre, elle se détourna,
d’un mouvement charmant. S’appuyant à l’une des colonnes du sou-
terrain, elle éleva le bras, tout droit, au-dessus de sa tête voilée, en
disant de sa voix de mélancolie :
143

L’ÈVE FUTURE
« Milord, à vos amours ! »
Il fut impossible à Lord Ewald de froncer le sourcil à cette parole,
tant l’intonation grave avec laquelle ce toast fut porté, au milieu du
silence, fut exquise et mesurée de plus haut que toute convenance : le
gentilhomme en resta muet d’admiration.
Hadaly jeta, gracieusement, vers la lampe astrale, le vin de son
verre. Le jerez-des-Chevaliers retomba, en gouttelettes illuminées,
comme une rosée d’or liquide, sur les poils fauves des dépouilles
léonines qui surchargeaient le sol.
« Ainsi, dit Hadaly d’une voix un peu enjouée, je bois, en esprit,
par la Lumière.
—Mais, enfin, mon cher enchanteur, murmura Lord Ewald, com-
ment se fait-il que Miss Hadaly puisse répondre à ce que je lui dis ? Il
me semble de toute impossibilité qu’un être quelconque ait prévu mes
questions, au point, surtout, d’en avoir gravé d’avance les réponses
sur de vibrantes feuilles d’or. Ce phénomène, je trouve, est capable
de stupéfier l’homme le plus “positif”, comme dirait une personne
dont nous avons parlé ce soir. »
Edison regarda le jeune Anglais sans répondre tout d’abord.
« Permettez-moi de sauvegarder le secret de Hadaly, du moins pen-
dant quelque temps », répondit-il.
Lord Ewald s’inclina légèrement ; puis, en homme qui, enveloppé
de merveilles, renonce désormais à s’étonner de rien, but le verre de
sherry, le reposa vide sur un guéridon, jeta son cigare éteint, en prit
un nouveau dans la boîte du plateau de Hadaly, l’alluma paisiblement
à une fleur lumineuse, à l’exemple d’Edison, — puis s’assit sur l’un
des tabourets d’ivoire, attendant que l’un — ou l’autre — de ses hôtes
voulût bien prendre la peine d’entrer dans quelque éclaircissement.
Mais Hadaly s’était accoudée, de nouveau, sur son piano noir.
« Voyez-vous ce cygne ? reprit Edison : il a, en lui, la voix de l’Albo-
ni, Dans un concert, en Europe, à l’insu de la cantatrice, j’ai phono-
graphié, sur mes nouveaux instruments, la prière de la Norma, “Casta
diva”, que chantait cette grande artiste. — Ah ! que je regrette de
n’avoir pas été de ce monde au temps de la Malibran !
« Les timbres vibrants de tous ces soi-disant volatiles sont montés
144

L’ÈVE FUTURE
comme des chronomètres de Genève. Ils sont mis en mouvement
par le fluide qui court à travers les rameaux de ces fleurs.
« Ils contiennent, dans leurs petits volumes, une énorme sonorité,
surtout si nous la multiplions par mon Microphone. Cet oiseau de
Paradis pourrait, avec autant d’intelligence que toute celle réunie des
chanteurs dont la voix est prisonnière en lui, vous donner, à lui seul,
une audition du Faust de Berlioz (orchestre, chœurs, quatuors, soli,
bis, applaudissements, rappels et vagues commentaires indistincts
de la foule). Pour l’intensité du son total, il suffirait, disons-nous,
de le multiplier par le Microphone. En sorte que, couché dans un
appartement d’hôtel, en voyage, si vous placez l’oiseau sur une table
et le conducteur microphonique à l’oreille, vous pourrez, seul, en-
tendre cette audition sans réveiller vos voisins. Un tapage immense,
digne d’une salle d’Opéra, s’envolerait pour vous de ce petit bec rose,
— tant il est vrai que l’ouïe humaine est une illusion comme tout le
reste.
« Cet oiseau-mouche pourrait vous réciter également le Hamlet de
Shakespeare, d’un bout à l’autre et sans souffleur, avec les intona-
tions des meilleurs tragédiens actuels.
« Ces oiseaux, dans le gosier desquels je n’ai respecté que la voix
du rossignol (qui, seul, me paraît avoir le droit de chanter dans la
nature), ces oiseaux sont les musiciens et comédiens ordinaires de
Hadaly. — Vous comprenez, presque toujours seule, à des centaines
de pieds sous terre, ne devais-je pas l’entourer de quelques distrac-
tions ? — Que dites-vous de cette volière ?
— Vous avez un genre de positivisme à faire pâlir l’imaginaire des
Mille et Une Nuits ! s’écria Lord Ewald.
—Mais, aussi, quelle Schéhérazade que l’Électricité ! répondit
Edison. — L’ÉLECTRICITÉ, milord ! On ignore, dans le monde élé-
gant, les pas imperceptibles et tout-puissants qu’elle fait chaque jour.
Songez donc ! Bientôt, grâce à elle, plus d’autocraties, de canons, de
monitors, de dynamites ni d’armées !
—C’est un rêve, cela, je crois, murmura Lord Ewald.
—Milord, il n’y a plus de rêves ! » répondit à voix basse le grand
ingénieur.
145

L’ÈVE FUTURE
Il demeura pensif un instant.
« Maintenant, ajouta l’électricien, nous allons, puisque vous le dé-
sirez, examiner, d’une façon sérieuse, l’organisme de la créature nou-
velle, électro-humaine, — de cette ÈVE FUTURE, enfin, qui, aidée de
la GÉNÉRATION ARTIFICIELLE, (déjà tout à fait en vogue depuis ces
derniers temps), me paraît devoir combler les vœux secrets de notre
espèce, avant un siècle, — au moins chez les peuples initiateurs. —
Oublions donc, pour le moment, toutes questions étrangères à celle-
ci. Les digressions — ne trouvez-vous pas ? — doivent être comme
ces cerceaux que les enfants ont l’air de jeter à l’abandon, fort loin,
mais qui, grâce à un mouvement essentiel de retour, imprimé dans le
lancé, reviennent dans la main qui les a projetés.
— Veuillez bien, avant tout, me permettre une dernière demande,
Edison ! dit Lord Ewald : car elle me semble, en cet instant, plus in-
téressante même que l’examen dont vous parlez.
—Quoi ? Même ici ? Même avant l’expérience convenue ? dit
Edison, surpris.
—Oui.
—Laquelle ? l’heure nous presse : hâtons-nous. »
Lord Ewald regarda très fixement, tout à coup, l’électricien.
« Ce qui me paraît encore plus énigmatique, dit-il, que cette créa-
ture incomparable, c’est le motif qui vous a déterminé à la créer. Je désirais,
avant tout, savoir comment cette conception inouïe vous fut inspi-
rée. »
À ces mots si simples, Edison, après un grand silence, répondit
lentement :
« Ah ! C’est mon secret, milord, que vous me demandez là !
— Je vous ai révélé le mien sur vos seules instances ! répondit Lord
Ewald.
—Eh bien, — soit ! s’écria Edison. D’ailleurs, c’est logique. —
Hadaly, extérieure, n’est que la conséquence de l’intellectuelle Hadaly
dont elle fut précédée en mon esprit. Connaissant l’ensemble de ré-
flexions dont elle émane, vous la comprendrez mieux encore, lorsque,
tout à l’heure, elle nous permettra d’étudier ses abîmes. — Chère
miss, ajouta-t-il en se tournant brusquement vers l’Andréide immo-
146

L’ÈVE FUTURE
bile, soyez assez gracieuse pour nous laisser quelque temps seuls,
Milord Ewald et moi : ce que je vais lui raconter ne devant pas être
entendu par une jeune fille. »
Hadaly, sans répondre, se retira, lente, vers les profondeurs du
souterrain en élevant en l’air, sur ses doigts d’argent, son oiseau de
Paradis.
« Asseyez-vous sur ce coussin, mon cher lord, reprit l’électricien :
l’histoire va durer vingt minutes environ ; mais elle est, je crois, inté-
ressante, en effet. »
Et, lorsque le jeune homme se fut assis et accoudé à la table de
porphyre :
« Voici pourquoi j’ai créé Hadaly ! » continua Edison.
147

LIVRE QUATRIÈME
LE SECRET

L’ÈVE FUTURE
I
MISS EVELYN HABAL
Si le diable vous tient par un cheveu, priez !
ou la tête y passera.
Proverbes
Il se recueillit un moment :
« J’avais, autrefois, dans la Louisiane, dit-il, un ami, M. Edward
Anderson, — un compagnon d’enfance. Ce jeune homme était doué
d’un bon sens estimable, d’une physionomie sympathique et d’un
cœur à l’épreuve. Six années lui avaient suffi pour s’affranchir, digne-
ment, de la Pauvreté. Je fus témoin de ses joyeuses noces ; il épousait
une femme qu’il aimait depuis longtemps.
« Deux années se passèrent. Ses affaires s’embellissaient. Dans le
monde du négoce on l’estimait comme un cerveau des mieux équi-
librés et un homme actif. C’était un inventeur aussi : son industrie
étant celle des cotons, il avait trouvé le moyen de gommer et de ca-
landrer la toile par un procédé économique de seize et demi pour
cent sur les procédés connus. Il fit fortune.
« Une situation affermie, deux enfants, une vraie compagne,
vaillante et heureuse, c’était, pour ce digne garçon, le bonheur con-
quis, n’est-ce pas ? Un soir, à New York, à la fin d’un meeting où l’on
avait clos, dans les hurrahs, l’issue de la fameuse guerre de Sécession,
deux de ses voisins de table émirent le projet de terminer leur fête au
théâtre.
« Anderson, en époux exemplaire et en travailleur matinal, ne s’at-
tardait, d’ordinaire, que bien rarement, et toujours avec ennui, loin
de son home. Mais, le matin même, une futile petite nuée de mé-
nage, une discussion des plus inutiles, s’était élevée entre Mistress
149

L’ÈVE FUTURE
Anderson et lui, Mistress Anderson lui ayant manifesté le désir qu’il
n’assistât pas à ce meeting, — et cela sans pouvoir motiver ce désir.
Donc, par esprit de “caractère” et préoccupé, Anderson accepta d’ac-
compagner ces messieurs. — Lorsqu’une femme aimante nous prie,
sans motif précis, de ne point faire une chose, je dis que le propre d’un
homme vraiment complet est de prendre cette prière en considéra-
tion.
« L’on donnait le Faust de Charles Gounod. — Au théâtre, un peu
ébloui par les lumières, énervé par cette musique, il se laissa gagner
par la torpeur de cette sorte de bien-être inconscient que dégage l’en-
semble de telles soirées.
« Grâce aux propos tenus, dans la loge, auprès de lui, son regard,
errant et vague, fut appelé sur une adolescente rousse comme l’or et
fort jolie entre les figurantes du ballet. L’ayant lorgnée une seconde,
il reporta son attention sur la pièce.
« À l’entracte, il ne pouvait guère se dispenser de suivre ses deux
amis. Les fumées du sherry l’empêchèrent même de se rendre bien
compte d’une chose : ils allaient sur la scène.
« Il n’avait jamais vu de scène : c’était une curiosité : ce spectacle
l’étonna beaucoup.
« L’on rencontra Miss Evelyn, la jolie rousse. Ces messieurs, l’ayant
accostée, échangèrent avec l’aimable enfant quelques banalités de
circonstance, plus ou moins plaisantes. Anderson, distrait, regardait
autour de lui sans consacrer la moindre attention à la danseuse.
« L’instant d’après, ses amis, mariés depuis plus longtemps, ayant
double ménage comme il est de mode, parlèrent, tout naturellement,
d’huîtres et d’une certaine marque de vin de Champagne.
« Cette fois, Anderson déclina, comme de raison, et allait prendre
congé, malgré les affables insistances de ces messieurs, lorsque l’ab-
surde souvenir de sa petite pique du matin, exagérée par l’excitation
ambiante, lui revint en mémoire.
« “Mais, au fait, à présent, Mistress Anderson devait être endor-
mie, déjà ?
« “Rentrer un peu plus tard était même préférable ? Voyons ? — Il
s’agissait de tuer une ou deux heures ! — Quant à la compagnie ga-
150

L’ÈVE FUTURE
lante de Miss Evelyn, c’était l’affaire de ses amis, non la sienne. Il ne
savait même pourquoi cette fille lui déplaisait assez, physiquement.
« “L’imprévu de la fête nationale couvrait, à la rigueur, ce qu’une
équipée de cet ordre pouvait présenter d’inconséquent… etc.”
« Il hésita néanmoins deux secondes. L’air très réservé de Miss
Evelyn le décida. L’on alla donc souper, sans autre motif.
« Une fois à table, il advint que Miss Evelyn, ayant observé atten-
tivement la tenue peu communicative d’Anderson, mit en œuvre,
avec l’habileté la plus voilée, ses plus séductrices prévenances. Son
maintien modeste donnait à sa mine un montant si charmeur, qu’au
sixième verre de mousse, l’idée — oh ! ce ne fut qu’une étincelle !…
— mais, enfin, la vague possibilité d’un caprice — effleura l’esprit de
mon ami Edward.
« “Uniquement, m’a-t-il dit depuis, à cause de l’effort — qu’il es-
sayait, par jeu sensuel, — de trouver — (malgré son initiale aversion
pour les lignes, en général, de Miss Evelyn) — un plaisir possible à
l’idée de la posséder, à cause de cette aversion même.”
« Toutefois, c’était un honnête homme ; il adorait sa charmante
femme ; il repoussa cette idée, sans doute émanée des pétillements de
l’acide carbonique en sa cervelle.
« L’idée revint ; la tentation, renforcée du milieu et de l’heure,
brillait et le regardait !
« Il voulut se retirer ; mais déjà son désir s’était avivé en cette lutte
futile et lui fit presque l’effet d’une brûlure. — Une simple plaisante-
rie sur l’austérité de ses mœurs fit qu’il resta.
« Peu familier des choses de la nuit, il s’aperçut assez tard, seule-
ment, que, de ses deux amis, l’un avait glissé sous la table (trouvant
apparemment le tapis plus avantageux que son lit lointain), et que
l’autre, subitement devenu blême (à ce que lui apprit, en riant, Miss
Evelyn), avait quitté la partie sans explication.
« Miss Evelyn, lorsque le nègre vint annoncer le cab d’Anderson,
s’invita doucement, demandant, chose assez légitime, qu’on daignât
la reconduire jusqu’à sa maison.
« Il peut quelquefois sembler dur, — à moins de n’être qu’un ma-
lotru fieffé, — d’être brutal avec une jolie fille, — alors surtout que
151

L’ÈVE FUTURE
l’on vient de plaisanter deux heures avec elle et qu’elle a proprement
joué sa scène de bienséance.
« “D’ailleurs cela ne signifiait rien : il la laisserait à ce portail et ce
serait fini.”
« Tous deux s’en allèrent donc ensemble.
« L’air froid, l’ombre, le silence des rues augmentèrent la petite
griserie d’Anderson jusqu’au malaise et à la somnolence. En sorte
qu’il se retrouva (rêvait-il ?) buvant une brûlante tasse de thé, que
lui offrait, chez elle, et de ses blanches mains, Miss Evelyn Habal,
— maintenant en peignoir de satin rose, devant un bon feu, dans
une chambre tiède, parfumée et capiteuse.
« Comment cela s’était-il produit ? Revenu pleinement à lui-même,
il se contenta de saisir, à la hâte, son chapeau, sans plus ample in-
formé. Ce que voyant, Miss Evelyn lui déclara que, le croyant plus
indisposé qu’il n’était, elle avait renvoyé la voiture.
« Il répondit qu’il en trouverait une autre.
« Miss Evelyn, à cette parole, baissa sa jolie tête pâlissante et deux
larmes discrètes luirent entre ses cils. Flatté, quand même, Anderson
voulut adoucir la brusquerie de son adieu par “quelques paroles rai-
sonnables”.
« Cela lui sembla plus “gentleman”.
« Après tout, Miss Evelyn avait eu soin de lui.
« L’heure s’avançait : il prit une bank-note et la posa, pour en finir,
sur le guéridon du thé. Miss Evelyn prit le papier, sans trop d’osten-
tation, comme distraitement, puis, avec un mouvement d’épaules et
un sourire, le jeta au feu.
« Cette façon déconcerta l’excellent manufacturier. Il ne sut plus
guère où il était. L’idée de ne pas avoir été “gentleman” le fit rougir.
Il se troubla, craignant d’avoir, positivement, blessé sa gracieuse hô-
tesse. Jugez, par ce trait, de l’état de ses esprits. Il demeura debout,
indécis, la tête lourde.
« “Ce fut alors que Miss Evelyn, encore boudeuse, lui fit la folle
amabilité de lancer par la fenêtre la clef de la chambre, après avoir
donné un tour à la serrure.
« Cette fois l’homme sérieux se réveilla tout à fait chez Anderson.
Il se fâcha.

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