L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam


de la sorte, pour cinq ou six millions de vieux phonographes — et
puisque l’on veut rire… je rirai le dernier. »
Il s’arrêta, songea quelques secondes, puis « Bah ! conclut-il avec
un mouvement d’épaules : en résumé, il y a toujours du bon dans la
folie humaine. — Laissons là de vaines plaisanteries. »
Tout à coup, un chuchotement clair, la voix d’une jeune femme
parlant tout bas, murmura près de lui « Edison ? »
IV
SOWANA
Comment s’étonner de quelque chose ?
Les stoïciens
Cependant, pas même une ombre n’était là.
Il tressaillit.
« Vous, Sowana ? demanda-t-il à haute voix.
—Oui. — Ce soir, j’avais soif du beau sommeil ! J’ai pris l’anneau,
je l’ai au doigt. Ce n’est pas la peine d’élever votre son de voix habi-
tuel : je suis auprès de vous — et, depuis quelques minutes, je vous
entends jouer avec des mots, comme un enfant.
— Et, physiquement, où êtes-vous ?
— Étendue sur les fourrures, dans le souterrain, derrière le buisson
des oiseaux. Hadaly paraît sommeiller. Je lui ai donné ses pastilles et
son eau pure, de sorte qu’elle est toute… ranimée. »
La voix, — rieuse sur cette dernière parole, — de l’être invisi-
ble que l’électricien venait d’appeler Sowana, bruissait, toujours dis-
crète et basse, en une patère des rideaux violacés. Celle-ci formait
plaque sonore et frémissait sous un chuchotement lointain apporté
par l’électricité : c’était un de ces nouveaux condensateurs, inventés
d’hier à peine, où le prononcé des syllabes et le timbre des voix sont
distinctement transmis.

« Dites-moi, Mistress Anderson, reprit Edison après un instant de
songerie, — en ce moment, seriez-vous sûre d’entendre ce qu’une
autre personne me dirait ici ?
—Oui, si vous le redisiez vous-même, très bas, entre les lèvres, au
fur et à mesure : la différence de l’intonation, dans vos réponses, me
ferait comprendre le dialogue. — Vous voyez : je suis un peu comme
l’un des génies de l’Anneau, dans les Mille et Une Nuits.
—En sorte, que si je vous priais de relier le fil téléphonique, avec
lequel vous me parlez en ce moment, à la personne de notre jeune amie,
le miracle dont nous avons parlé se produirait ?
—Sans aucun doute. C’est une chose prodigieuse d’ingéniosité et
d’idéal, mais toute naturelle, ainsi réalisée.
« Voici : — vous, pour que je vous entende, en l’état mixte et mer-
veilleux où je suis, toute saturée du fluide vivant accumulé en votre
anneau, vous n’avez nul besoin de téléphone ; mais pour que vous
m’entendiez, vous, ainsi que tel de vos visiteurs, ne faut-il pas que le
téléphone, dont je tiens en ce moment l’embouchure, corresponde à
une plaque sonore, si dissimulée qu’elle soit ?
—Mistress Anderson, dites-moi…
— Donnez-moi mon nom de sommeil. Ici, je ne suis plus seule-
ment moi-même. Ici, j’oublie — et ne souffre plus. L’autre nom me
rappelle l’horrible terre où je tiens encore.
—Sowana, vous êtes absolument sûre de Hadaly, n’est-ce pas ?
— Oh ! vous me l’avez bien enseignée, votre belle Hadaly, et je
l’ai si bien étudiée que j’en réponds… comme de mon reflet dans une
glace ! J’aime mieux être en cette enfant vibrante qu’en moi. Quelle
créature sublime ! Elle existe de l’état supérieur où je me trouve en ce
moment ; elle est imbue de nos deux volontés s’unifiant en elle ; c’est
UNE dualité. Ce n’est pas une conscience, c’est un esprit ! — Quand
elle me dit : « je suis une OMBRE », je me sens troublée : — Ah ! je viens
d’avoir le pressentiment — qu’elle va s’incarner !… »
Après un léger mouvement de surprise pensive :
« Bien. Dormez, Sowana !… répondit à demi-voix l’électricien. —
Hélas ! il faut un troisième vivant pour que ce Grand Œuvre s’accom-
plisse !… Et qui, sur la terre, oserait s’en juger digne !

— Tenez, ce soir, je serai prête ! Une étincelle, et Hadaly apparaî-
tra !… » dit la voix, de l’accent d’une personne qui s’endort.
Il y eut un moment de mystérieux silence après cette aussi étrange
qu’incompréhensible conversation.
« En vérité, l’habitude même d’un phénomène pareil ne préserve
pas tout à fait d’on ne sait quel vertige !… murmura, comme à lui-
même, Edison. Et, décidément, au lieu de l’approfondir, — je pré-
fère encore songer à toutes ces paroles… inouïes… dont l’Humanité ne
pourra jamais contrôler les accents, faute d’avoir imaginé, avant moi,
le Phonographe. »
Que pouvait signifier la subite légèreté d’esprit avec laquelle le
grand ingénieur paraissait traiter, maintenant, le secret — si singu-
lier ! — dont il venait d’être question ?
Ah ! les êtres de génie sont ainsi faits : souvent l’on croirait qu’ils
cherchent à s’étourdir eux-mêmes sur leur véritable pensée ; ce n’est
qu’au moment où, comme un flamboiement, celle-ci se dévoile qu’on
s’aperçoit… qu’ils avaient leurs motifs pour sembler distraits, fût-ce
dans la solitude.
V
RÉSUMÉ DU SOLILOQUE
Tu te tairas, ô voix sinistre des vivants !
Leconte de Lisle
« C’est surtout dans le Monde mystique, — reprit-il bientôt, — que
les occasions perdues semblent irréparables !… Oh ! les vibrations ini-
tiales de tout l’énoncé de la Bonne-Nouvelle ! Le timbre archangéli-
que de la Salutation, dilué, par les siècles, dans les angélus ! le Sermon
sur la Montagne ! le « Salut, maître ! » (Salëm, rabboni, je crois) du
jardin des Oliviers — et le bruit du baiser de l’Is-Karioth, — l’Ecce
Homo du tragique préfet ! l’interrogatoire chez le Prince des prêtres !…

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