L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam


« Mais un sanglot, qu’on étouffait dans un oreiller à dentelles,
amollit sa juste indignation.
« “Que faire ? Briser la porte d’un coup de pied ? — Non. C’eût été
ridicule. Tout vacarme à cette heure ne pouvait, d’ailleurs, que nuire.
Ne valait-il pas mieux, après tout, se décider à faire contre bonne
fortune bon cœur ?”
« Déjà ses pensées avaient pris un tour anormal et tout à fait ex-
traordinaire.
« “En y réfléchissant, l’aventure serait d’une infidélité bien vague.
« “D’abord, on lui avait coupé la retraite.
« “Ensuite, QUI LE SAURAIT ? Nulles conséquences n’étaient à crain-
dre. — Et puis, la belle vétille ! Un diamant, et il n’y paraîtrait plus.
« “La solennité du meeting expliquerait demain bien des choses,
à son retour, — en supposant, en admettant même que… — Ah !
certes, il faudrait se résoudre à quelque petit mensonge officieux et
véniel vis-à-vis de Mistress Anderson ! — (Ceci, par exemple, l’en-
nuyait ; ceci… Baste ! il aviserait demain.) D’ailleurs, ce soir, il était
trop tard. — Par exemple, il se promettait, sur l’honneur ! que nulle
autre aurore ne le surprendrait dans cette chambre…, etc., etc.”
« Il en était là de sa rêverie lorsque Miss Evelyn, revenue vers lui
sur la pointe des pieds, lui jeta les bras autour du cou avec un abandon
charmeur et demeura ainsi suspendue, les paupières demi-fermées,
les lèvres touchant presque les siennes. — Allons ! c’était écrit :
« Espérons, n’est-ce pas ? qu’Anderson sut profiter, en galant et
brûlant chevalier, des heures de délices que le Destin venait de lui
offrir avec une si douce violence.
« Morale : C’est un triste mari qu’un honnête homme sans saga-
cité.
« Un verre de sherry, Miss Hadaly, s’il vous plaît ? »
153

L’ÈVE FUTURE
II
CÔTÉS SÉRIEUX DES CAPRICES
Au mot « argent » elle eut un regard qui passa comme la
lueur du canon dans sa fumée.
H. De Balza,. La Cousine Bette
« Continuez, dit Lord Ewald, devenu très attentif, et après avoir
fait raison à son interlocuteur.
— Voici mon opinion sur ces sortes de caprices ou de faibles-
ses, répondit Edison, — (pendant que Hadaly, revenue, versait si-
lencieusement du vin d’Espagne à ses deux hôtes, puis s’éloignait).
— J’estime et maintiens qu’il est rare qu’au moins l’une de ces légères
aventures (auxquelles on ne croit consacrer qu’un tour de cadran, un
remords et une centaine de dollars) n’influe pas d’une façon funeste
sur la totalité des jours. Or, Anderson était, du premier coup, tombé
sur celle qui est fatale, bien qu’elle dût ne sembler, cependant, que la
plus banale et la plus insignifiante de toutes.
« Anderson ne savait rien dissimuler. Tout se lisait dans son regard,
sur son front, dans son attitude.
« Mistress Anderson, une courageuse enfant qui, se conformant
aux traditions, avait veillé toute la nuit, le regarda — simplement
— lorsqu’il entra, le lendemain, dans la salle à manger. Il arrivait.
Ce coup d’œil suffit à l’instinct de l’épouse. Elle eut un serrement de
cœur. Ce fut triste et froid.
« Ayant fait signe aux valets de se retirer, elle lui demanda com-
ment il se portait depuis la veille. Anderson lui répondit, avec un
sourire peu assuré, que, s’étant trouvé passablement ému vers la fin
du banquet, il avait dû passer la nuit chez l’un de ses correspondants,
où l’on avait continué la fête. À quoi Mistress Anderson répondit,
pâle comme un marbre : — “Mon ami, je n’ai pas à donner à ton in-
fidélité plus d’importance que son objet ne le mérite ; seulement, que
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L’ÈVE FUTURE
ton premier mensonge soit le dernier. Tu vaux mieux que ton action,
je l’espère. Et ton visage, en ce moment, me le prouve. Tes enfants se
portent bien. Ils dorment là, dans la chambre. T’écouter aujourd’hui
serait te manquer de respect — et l’unique prière que je t’adresse, en
échange de mon pardon, est de ne point m’y obliger davantage.”
« Cela dit, Mistress Anderson rentra dans sa chambre en étouffant,
et s’y enferma.
« La justesse, la clairvoyance et la dignité de ce reproche eurent
pour effet de blesser affreusement l’amour-propre de mon ami
Edward, — piqûre d’autant plus dangereuse qu’elle atteignit les sen-
timents d’amour réel qu’il avait pour sa noble femme. — Dès le len-
demain son foyer devint plus froid. Au bout de quelques jours, après
une réconciliation guindée et glaciale, — il sentit qu’il ne voyait plus
en Mistress Anderson que la “mère de ses enfants”. — N’ayant pas
d’autre dévolu sous la main, il retourna rendre visite à Miss Evelyn.
— Bientôt le toit conjugal, par cela seul qu’il s’y sentait coupable,
lui devint d’abord ennuyeux, — puis insupportable —, puis odieux ;
c’est le cours habituel des choses. Donc, en moins de trois années,
Anderson, ayant compromis, par une suite d’incuries et de déficits
énormes, d’abord sa propre fortune, puis celle des siens, puis celle
des indifférents qui lui avaient confié leurs intérêts, se vit tout à coup
menacé d’une ruine frauduleuse.
« Miss Evelyn Habal, alors, le délaissa. N’est-ce pas inconcevable ?
Je me demande encore pourquoi, vraiment. Elle lui avait témoigné
jusque-là tant de véritable amour !
« Anderson avait changé. Ce n’était plus, au physique ni au moral,
l’homme d’autrefois. Sa faiblesse initiale avait fait tache d’huile en lui.
Son courage même, paraît-il, ayant peu à peu suivi son or pendant
le cours de cette liaison, il fut atterré d’un abandon que “rien ne lui
semblait justifier”, surtout, disait-il, “pendant la crise financière qu’il
traversait”. — Par une sorte de honte déplacée, il cessa de s’adresser
à notre vieille amitié, qui, certes, eût essayé encore de l’arracher de
cette fondrière affreuse. Devenu d’une irritabilité nerveuse extrême,
— lorsqu’il se vit ainsi vieilli, désorganisé, amoindri, mésestimé et
seul, le malheureux parut comme se réveiller, et — le croirez-vous !
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L’ÈVE FUTURE
— dans un accès de frénésie désespérée, mit, purement et simple-
ment, fin à ses jours.
« Ici, laissez-moi vous rappeler à nouveau, mon cher lord, qu’avant
de rencontrer son dissolvant, Anderson était une nature aussi droite
et bien trempée que les meilleures. Je constate des faits. Je ne juge
pas. Je me souviens que, de son vivant, un négociant de ses amis le
blâmait avec beaucoup d’ironie de sa conduite, la trouvait incompré-
hensible, se frappait le front en le montrant, et, secrètement, l’imi-
tait. Donc, passons. Ce qui nous arrive, nous l’attirons un peu, voilà
tout.
« Les statistiques nous fournissent, en Amérique et en Europe,
une moyenne ascendante, se chiffrant par dizaines de milliers, de
cas identiques ou à peu près, par année : c’est-à-dire — d’exemples,
répandus en toutes les villes, soit de jeunes gens intelligents et tra-
vailleurs, soit de désœuvrés dans l’aisance, soit d’excellents pères de
famille, comme on dit, qui, sous le pli contracté en une faiblesse de
cet ordre, finissent de la même manière au mépris de toute considéra-
tion, — car ce “pli” produit les effets d’asservissement de l’opium.
« Adieu famille, enfants et femme, dignité, devoir, fortune, hon-
neur, pays et Dieu ! — Cette contagion passionnelle ayant pour effet
d’attaquer lentement le sens quelconque de ces vocables dans les cer-
veaux inoculés, la vie se restreint, en peu de temps, à un spasme pour
nos galants déserteurs. Vous remarquerez, n’est-il pas vrai ? que cette
moyenne ne porte que sur ceux qui en meurent ; qu’il ne s’agit, enfin,
dans ces chiffres, que des suicidés, assassinés ou exécutés.
« Le reste grouille dans les bagnes ou gorge les prisons : c’est le
fretin. La moyenne dont nous parlons (et qui fut, approximative-
ment, d’environ cinquante-deux ou trois mille, seulement, pour ces
dernières années) est en progrès au point de donner à espérer des
totaux doubles pour les années qui viennent, — au fur et à mesure
que les petits théâtres s’élèvent dans les petites villes… pour éclairer
les niveaux artistiques des majorités.
« Le dénouement de l’inclination chorégraphique de mon ami
Anderson m’affecta, toutefois, si profondément, — me frappa d’une
manière si vive, — que je me sentis obsédé par l’idée d’analyser,
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L’ÈVE FUTURE
d’une façon exacte, la nature des séductions qui avaient su troubler
ce cœur, ces sens et cette conscience — jusqu’à les conduire à cette
fin.
« N’ayant jamais eu l’heur de voir de mes deux yeux la danseuse
de mon ami Edward, je prétendis deviner d’avance et, simplement,
d’après son œuvre, par un calcul de probabilités, — de pressentiments
— si vous préférez, — CE QU’ELLE ÉTAIT AU PHYSIQUE. Certes, je pou-
vais aberrer, comme on dit, je crois, en astronomie. Mais j’étais cu-
rieux de savoir si je tomberais juste, en partant d’une demi-certitude.
Bref, je prétendis deviner cela, — tenez, par un motif analogue, si
vous voulez, à celui qui détermina Leverrier à dédaigner toujours
d’appuyer son œil à la lentille d’un télescope, le calcul qui prédit, à
une minute près, l’apparition de Neptune, ainsi que le point précis de
l’éther où l’astre est nécessité, donnant une clairvoyance beaucoup
plus sûre que celle de tous les télescopes du monde.
« Miss Evelyn me représentait l’x d’une équation des plus élémen-
taires, après tout, puisque j’en connaissais deux termes : Anderson et
sa mort.
« Plusieurs élégants de ses amis m’avaient affirmé (sur l’honneur !)
que cette créature était bien la plus jolie et la plus amoureuse enfant
qu’ils eussent jamais convoitée en secret sous le ciel. Par malheur
(voyez comme je suis !), je ne leur reconnaissais aucune qualité pour
avancer, même sous la forme la plus dubitative, ce qu’ils s’empres-
saient de me jurer là si positivement. Ayant remarqué, moi, le carac-
tère des ravages que, chez Anderson, avait causés l’usage de cette
fille, je me défiais des prunelles trop rondes de ces enthousiastes. Et
j’en vins, à l’aide d’un grain d’analyse dialectique, — (c’est-à-dire en
ne perdant pas de vue le genre d’homme que j’avais connu avant son
désastre, dans Anderson, et en me remémorant l’étrangeté d’impres-
sions que m’avait laissée la confidence de son amour), — j’en vins,
disons-nous, à pressentir une si singulière différence entre ce que
tous m’affirmaient de Miss Evelyn Habal CE QU’ELLE DEVAIT ÊTRE
EN RÉALITÉ, que la foule de ces appréciateurs ou connaisseurs me
faisaient l’effet d’une triste collection de niais hystériques. Et voici
pourquoi.
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L’ÈVE FUTURE
« Ne pouvant oublier qu’Anderson avait commencé, lui, par trou-
ver cette femme “insignifiante” et que les seules fumées d’une fête
l’avaient rendu coupable de jouer, quelques instants, à surmonter une
initiale et instinctive aversion pour elle, — les prétendus charmes per-
sonnels, qu’attribuaient d’emblée, à la coryphée, ces messieurs (savoir
la grâce, le piquant, l’irrésistible et indiscutable don de plaire, etc.)
— ne pouvant être que relatifs à la qualité tout individuelle des sens
de ces messieurs, — devaient, dis-je, par ce fait seul, me paraître déjà
d’une réalité suspecte. Car si nul absolu critérium des goûts, non plus
que des nuances, n’est imaginable dans le domaine de la sensualité,
je n’en devais pas moins augurer tristement, en bonne logique, d’une
réalité de charmes capable de correspondre IMMÉDIATEMENT aux sens
léprosés et plus qu’avilis de ces gais et froids viveurs ; de telle sorte
que le brevet de séductions qu’ils lui délivraient, ainsi, de confiance ET À
PREMIÈRE VUE, ne m’attestait que leur sordide parenté de nature avec
la sienne, — c’est-à-dire, chez Miss Evelyn Habal, une très perverse
banalité d’ensemble mental et physique. De plus, la petite question de
son âge (à laquelle s’était toujours dérobé Anderson) me paraissant
d’une certaine utilité, je dus m’en enquérir. L’amoureuse enfant ne
touchait qu’à ses trente-quatre printemps.
« Quant à la “beauté” dont elle pouvait se prévaloir, — en suppo-
sant que l’Esthétique ait quelque chose à voir en des amours de cet
ordre, — Je vous le redis encore, quel genre de beauté devais-je m’at-
tendre à relever en cette femme, étant donné les effroyables abais-
sements que sa possession prolongée avait produits en une nature
comme celle d’Anderson ? »
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L’ÈVE FUTURE
III
L’OMBRE DE L’UPA
Vous les connaîtrez par leurs fruits.
L’Évangile
« Éclairons, tout d’abord, me dis-je, l’intérieur de cette passion en
secouant simplement sur elle le principe lumineux de l’attraction des
contraires et parions, au besoin, la conscience d’un moraliste officiel
contre un penny, que nous devinerons juste.
« Les goûts et les sens de mon ami, rien qu’à l’analyse de sa physio-
nomie et d’après mille indices bien médités, ne pouvant être que des
plus simples, des plus primitifs, des plus naturels, ne devaient, présu-
mai-je, avoir été stérilisés et corrodés à ce point que par l’envoûtement
de leurs inverses. Une telle entité ne pouvait avoir été abolie à ce point que
par le néant. Le vide seul devait lui avoir donné ce genre de vertige.
« Donc, si peu rigoureuse que pouvait sembler ma conclusion, il
fallait qu’au mépris de tout l’encens consumé sur ses autels, cette Miss
Evelyn Habal fût, simplement, une personne dont l’aspect eût été
capable de faire fuir en éclatant de rire ou dans l’épouvante ceux-là
mêmes (s’ils eussent eu sous leurs paupières de quoi la regarder fixe-
ment une seule fois) qui me brûlaient ainsi, en sa faveur et sous le
nez, ce fade encens.
« Il fallait que tous fussent dupes d’une illusion — poussée sans
doute à quelque degré d’apparence insolite ! — mais d’une simple
illusion ; qu’en un mot l’ensemble des attraits de cette curieuse enfant
fût, de beaucoup, surajouté à la pénurie intrinsèque de son individu.
C’était donc, simplement, la fraude ravissante, sous laquelle cette
nullité d’attraits était dissimulée, qui devait pervertir ainsi le premier
et superficiel coup d’œil des passants. Quant à l’illusion plus durable
d’Anderson, non seulement elle n’était pas extraordinaire, mais elle
était inévitable.
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L’ÈVE FUTURE
« Ces sortes d’êtres féminins en effet, — c’est-à-dire celles qui ne
sont abaissantes et fatales que pour des hommes d’une rare et droite
nature, — savent, d’instinct, graduer à cet amant les découvertes de
toutes leurs vacuités de la manière la plus ingénieuse : les simples
passants n’ayant pas même le temps d’en apercevoir le nombre et la
gravité. — Elles accoutument sa vue, par d’insensibles dégradations
de teintes, à une lumière douceâtre qui en déprave la rétine morale et
physique. Elles ont cette secrète propriété de pouvoir affirmer cha-
cune de leurs laideurs avec tant de tact que celles-ci en deviennent
des avantages.
Et elles finissent par faire ainsi passer, insensiblement, leur réalité
(souvent affreuse) dans la vision initiale (souvent charmante) qu’elles
en ont donnée. L’habitude vient, avec tous ses voiles ; elle jette sa
brume ; l’illusion s’empire et l’envoûtement devient irrémédiable.
« Cette œuvre semble dénoncer une grande finesse d’esprit, une in-
telligence des plus habiles ? — mais c’est là une illusion aussi grande
que l’autre.
« Ces sortes d’êtres ne savent que cela, ne peuvent que cela, ne
comprennent que cela. Ils sont étrangers à tout le reste, — qui ne les
intéresse pas. C’est de la pure animalité.
« Tenez : l’abeille, le castor, la fourmi, font des choses merveilleu-
ses, mais ils ne font que cela et n’ont jamais fait autre chose. L’animal
est exact, la naissance lui confère avec la vie cette fatalité. Le géomè-
tre ne saurait introduire une seule case de plus dans cette ruche, et la
forme de cette ruche est, précisément, celle qui, dans le moindre es-
pace, peut contenir le plus de cases. Etc. L’Animal ne se trompe pas,
ne tâtonne pas ! L’Homme, au contraire (et c’est là ce qui constitue sa
mystérieuse noblesse, sa sélection divine), est sujet à développement et
à erreur. Il s’intéresse à toutes choses et s’oublie en elles. Il regarde
plus haut. Il sent que lui seul, dans l’univers, n’est pas fini. Il a l’air
d’un dieu qui a oublié. Par un mouvement naturel — et sublime !
— il se demande où il est ; il s’efforce de se rappeler où il commence. Il
se tâte l’intelligence, avec ses doutes, comme après ON ne sait quelle
chute immémoriale. Tel est l’Homme réel. Or, le propre des êtres qui
tiennent encore du monde instinctif, dans l’Humanité, c’est d’être
parfaits sur un seul point, mais totalement bornés à celui-là.
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L’ÈVE FUTURE
« Telles ces “femmes”, sortes de Stymphalides modernes pour qui
celui qu’elles passionnent est simplement une proie vouée à tous les
asservissements. Elles obéissent, fatalement, à l’aveugle, à l’obscur
assouvissement de leur essence maligne.
« Ces êtres de rechute, pour l’Homme, — ces éveilleuses de mau-
vais désirs, ces initiatrices de joies réprouvées, peuvent glisser, ina-
perçues, et, même, en laissant un souvenir agréable, entre les bras
de mille passagers insoucieux dont le caprice les effleure : elles ne sont
effroyables que pour qui s’y attarde, exclusivement, jusqu’à contracter en son cœur
le vil besoin de leur étreinte.
« Malheur à qui s’habitue au bercement de ces endormeuses de
remords ! Leur nocuité s’autorise des plus captieux, des plus para-
doxaux, des plus anti-intellectuels moyens séductifs pour intoxiquer,
peu à peu, de leur charme mensonger, le point faible d’un cœur intè-
gre et pur jusqu’à leur survenance maudite.
« Certes, en tout homme, dorment, virtuels, tous les salissants dé-
sirs que couvent les fumées du sang et de la chair ! Certes, puisque
mon ami Edward Anderson succomba, c’est que le germe en était
dans son cœur, comme en des limbes — et je ne l’excuse ni ne le juge !
Mais je déclare, avant tout, passible d’une capitale pénalité l’être pes-
tilent dont la fonction fut d’en faire éclore, savamment, l’hydre aux
mille têtes. Non, cet être ne fut point, pour lui, cette Ève ingénue que
l’amour, — fatal, sans doute ! — mais, enfin, que l’amour égara vers
cette Tentation qui, pensait-elle, devait grandir, jusqu’à l’état divin,
son compagnon de paradis !… Ce fut l’intruse consciente, désirant
d’une façon secrète et natale, — pour ainsi dire malgré elle, enfin,
— la simple régression vers les plus sordides sphères de l’Instinct et
l’obscurcissement d’âme définitif de celui… qu’elle ne tentait qu’afin
de pouvoir en contempler, un jour, d’un air d’infatuée satisfaction, la
déchéance, les tristesses et la mort.
« Oui : telles sont ces femmes ! Jouets sans conséquences pour le
passant, mais redoutables pour ces seuls hommes, parce qu’une fois
aveuglés, souillés, ensorcelés par la lente hystérie qui se dégage d’el-
les, ces “évaporées” — accomplissant leur fonction ténébreuse, en
laquelle elles ne sauraient éviter elles-mêmes de se réaliser — les
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L’ÈVE FUTURE
conduisent, forcément, en épaississant, d’heure en heure, la folie de
ces amants, soit jusqu’à l’anémie cérébrale et le honteux affaissement
dans la ruine, soit jusqu’au suicide hébété d’Anderson.
« Seules, elles conçoivent l’ensemble de leur projet. Elles offrent
d’abord, comme une pomme insignifiante, un semblant de plaisir in-
connu, — ignominieux déjà, cependant ! — et que l’Homme, au fond,
n’accepte de commettre qu’avec un sourire faible et trouble et, d’avan-
ce, un remords. Comment se défier absolument, — pour si peu ! — de
ces illécébrantes mais détestables amies, qui sont, chacune pour cha-
cun, celle, entre toutes, qu’il ne faut pas rencontrer ! Leurs protestations et
leurs instances, — si subtiles, si artificieuses qu’on n’en distingue
plus le métier — l’obligent, presque… (ah ! Je dis presque ! — tout est dans
ce mot, pour moi !) — de s’asseoir avec elles à cette table où, bientôt,
le démon de leur mauvaise essence les CONTRAINT, s’il faut tout dire,
elles aussi, de ne verser à cet homme que du poison. Dès lors, c’en est
fait : l’œuvre est commencée ; la maladie suivra son cours. Un Dieu
seul peut le sauver. Par un miracle.
« En conclusion de tels faits, dûment analysés, édictons le draco-
nien décret suivant :
« Ces femmes neutres dont toute la “pensée” commence et finit à
la ceinture, — et dont le propre est, par conséquent, de ramener au
point précis où cette ceinture se boucle TOUTES les pensées de l’Hom-
me, alors que cette même ceinture n’enserre, luxurieusement (et tou-
jours !) qu’un méchant ou intéressé calcul, — ces femmes, dis-je, sont
moins distantes, de l’espèce animale que de la nôtre. Par ainsi, étant
tenu compte d’un scrupule, l’homme digne du nom d’homme a droit
de haute et basse justice sur ce genre d’êtres féminins, au même titre
qu’il se l’arroge sur les autres individus du règne animal.
« Donc, étant donné que grâce à la mise en œuvre de certains frau-
duleux moyens, — si l’une de ces femmes, profitant de l’un de ces
hasardeux moments de faiblesse maladive où tout vivant, même viril,
peut se trouver sans défense, a su faire tomber, à la longue, ensuite
jusqu’à l’aveuglement passionnel, un homme beau, jeune, courageux,
consciencieux de ses devoirs, ayant gagné sa fortune, doué d’une in-
telligence élevée et d’une initiale dignité de sens jusqu’alors irrépro-
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L’ÈVE FUTURE
chable, — oui, je déclare qu’il me semble équitable de dénier à cette
femme le libre DROIT d’abuser de la misère humaine jusqu’à conduire
cet homme, consciemment ou non, où la sauteuse d’enfer dont je
parle a conduit mon ami.
« Or, comme il est dans la nature de ces sortes de personnes aussi
nulles que mortelles d’en abuser quand même ! nécessairement ! (puisqu’en
principe elles ne peuvent être, avons-nous dit, qu’abaissantes, et qui
pis est, contagieuses), je conclus que le droit, libre et naturel aussi, de
cet homme sur elles — si, par miracle, il lui est donné de s’apercevoir
à temps de ce dont il est victime — est la mort sommaire, adressée
de la manière la plus occulte et la plus sûre, et cela sans scrupule ni
autre forme de procès, par la raison qu’on ne discute pas plus avec le
vampire qu’avec la vipère.
« Approfondissons encore l’examen de ces faits c’est important.
Par l’accidentelle incidence, disons nous, d’un trouble mental dû aux
fumées de tel “souper” (unique, peut-être, dans la vie de cet homme),
voici que cette guetteuse innée reconnaît sa proie possible, en devine
la sensualité virtuelle, inéveillée encore, trame sa toile de hasards
prévus, bondit sur elle, l’enlace, lui ment et l’enivre selon son mé-
tier, — et, se vengeant, en elle-même, aussi, de celle qui, là-bas, irré-
prochable, laborieuse et chaste, avec de beaux enfants, attend, dans
l’anxiété, ce mari follement attardé pour la première fois, — voici,
dis-je, qu’elle corrode, en une nuit, d’une goutte de son ardent venin,
la santé physique et morale de cet homme.
« Le lendemain, si quelque juge pouvait l’interroger, elle répon-
drait, impunément, “qu’au moins, une fois réveillé, cet homme est
bien libre de se défendre en ne revenant plus chez elle…” (alors qu’elle
sait bien, — puisqu’au fond de son redoutable instinct elle ne sait
même que cela, — que cet homme, entre tous les autres, ne peut déjà
plus se réveiller tout à fait d’elle sans un effort d’une énergie dont
il ne se doute pas et que chaque rechute, — provoquée, sans cesse,
par elle, obscurément, — rendra de plus en plus difficile) !… — Et
le juge, en effet, ne saurait que répondre ni statuer. Et cette femme,
poursuivant son œuvre odieuse, aura le DROIT de pousser, nécessairement,
de jour en jour, son aveugle vers ce précipice ?
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L’ÈVE FUTURE
« Soit. Seulement, que de milliers de femmes n’a-t-on pas exécu-
tées pour de moins tortueux attentats ? — C’est pourquoi, l’homme
étant solidaire de l’homme, si mon ami ne fut pas le justicier de cette
“irrésistible” empoisonneuse, j’ai dû savoir ce que j’avais à faire.
« Des esprits soi-disant modernes, c’est-à-dire tarés par le plus
sceptique des égoïsmes, s’écrieraient, en m’écoutant :
« “Ah çà ! que vous prend-il ? De tels accès de morale ne sont-ils
pas, pour le moins, surannés ? Après tout, ces femmes sont belles, sont
jolies ; elles usent, au su de tous, de ces moyens de faire fortune, ce qui
est, de nos jours, le positif de la vie, alors, surtout, que nos “organi-
sations sociales” ne leur en laissent guère beaucoup d’autres. — Et
après ? Pourquoi pas ? C’est la grande lutte pour l’existence, le Tue-moi
ou je te tue des temps actuels. À chacun de se garer ! Votre ami ne fut,
au bout du compte, qu’un naïf, et, de plus, qu’un homme indiscuta-
blement coupable, à tous égards, d’une faiblesse, d’une démence et
d’une sensualité honteuses : et, sans doute, un “protecteur” ennuyeux,
pour le surplus. Ma foi, requiescat !”
« Bien. Il va sans dire que ces affirmations qui, toujours, ne sem-
blent rationnelles que pour cause d’expressions inexactes, non seule-
ment ne diffèrent pas beaucoup, à mon sens, comme valeur et poids,
dans la question qui nous préoccupe, de, par exemple, celles-ci : “Ne
pleut-il pas ? …” ou : “Quelle heure est-il ?” mais révèlent, chez ces
beaux diseurs, et à leur insu, tels cas d’envoûtement de même nature
que celui d’Anderson.
« “Ces femmes sont belles !…” ricanent ces passants.
« Allons donc ! La BEAUTÉ, cela regarde l’Art et l’âme humaine !
Celles, d’entre les femmes galantes de ce siècle, qui sont revêtues, en
effet, d’un certain voile de beauté réelle, ne produisent point, n’ont
jamais produit de ces résultats sur des hommes tels que celui dont je parle
— et n’ont que faire de se prêter à des façons de le tenter qui, tout
d’abord, leur seraient d’une parure malséante. Elles ne se donnent
pas tant de peine — et sont infiniment moins dangereuses ; leur
mensonge n’étant jamais total ! La plupart, même, sont douées d’une
simplicité qui les rend accessibles à quelques sensations élevées, — à
des dévouements, mêmes ! — Mais celles-là seules qui peuvent avilir à ce
164

L’ÈVE FUTURE
point et jusqu’à ce dénouement un homme tel qu’Anderson, ne peuvent pas être
belles, dans un sens acceptable du mot.
« S’il s’en trouve qui semblent belles, au premier regard, j’affirme
que leur visage ou leur corps doit, immanquablement, offrir quelques
traits infâmes, abjects, qui démentent le reste et où se traduit leur
être : la vie et les excès renforcent, bientôt, ces difformités — et ce
qu’il faut dire, maintenant, c’est qu’étant donné le genre de passion qu’elles
allument, lorsque ce genre de passion doit amener ces moroses conséquences, ce
n’est nullement de leur illusoire beauté que provient, sur leur amant,
leur pernicieux pouvoir ! mais bien de ces seuls traits odieux qui font, seu-
lement, tolérer, à cet amant, le peu de beauté convenue qu’ils désho-
norent. Le passant peut désirer ces femmes pour ce peu de beauté :
leur amant ? Jamais.
« “Ces femmes sont jolies !” promulguent encore nos penseurs.
« Même en accordant le sens tout relatif de ce mot, ce que l’on
n’ajoute pas, c’est qu’on ignore à quel prix elles le sont dès quelles ont fait
trois pas dans la vie, hors de la prime jeunesse. Et je prétends que le
prix fait quelque chose à l’affaire, cette fois.
« Car le joli de leurs personnes ne tarde pas à devenir d’une qua-
lité le plus souvent artificielle, et TRÈS ARTIFICIELLE entre-temps.
Certes, il est difficile de le reconnaître d’un coup d’œil : mais cela est.
— “Qu’importe (s’écrient nos philosophes) si l’ensemble est d’une
agréable impression ? Sont-elles autre chose, pour nous, que de jolis
moments qui passent ? Si la saveur de leur personne, pimentée de
ces ingrédients et ajoutis nouveaux, ne nous déplaît pas, qu’importe
comment elles préparent le mets de haut goût qu’elles débitent !”
« Je pense vous prouver tout à l’heure que cela importe un peu
plus que ces insoucieux amateurs ne le supposent. — Puis, si nous
regardons à la prunelle ces douteuses adolescentes (si jolies !), nous
distinguerons, en ces prunelles, l’éclair du chat obscène qui veille en
elles et cette aperception démentira, sur-le-champ, ce que la crudité
d’une jeunesse factice peut leur prêter de charme.
« Si, nous excusant du sacrilège, nous plaçons, à côté d’elles, par
exemple, une de ces toutes simples jeunes filles dont les joues devien-
nent couleur des matinales roses aux premiers mots sacrés du jeune
165

L’ÈVE FUTURE
amour, nous trouverons, sans effort, que le mot “joli”, vraiment, est
quelque peu flatteur s’il s’agit de qualifier l’ensemble banal de cette
poudre, de ce fard, de telle ou de telle fausse dent, de telle ou de telle
teinture, de telle ou de telle fausse natte, rousse, blonde ou brune,
— et de ce faux sourire, et de ce faux regard, et de ce faux amour.
« Donc, il est inexact d’avancer de ces femmes qu’elles sont belles,
ou laides, ou jolies, ou jeunes, ou blondes, ou vieilles, ou brunes, ou
grasses, ou maigres, attendu qu’en supposant, même, qu’il soit pos-
sible de le savoir, et de l’affirmer avant que telle rapide modification
nouvelle ne s’accuse en leurs corporéités, — le secret de leur malfaisant
charme n’est pas là : — bien au contraire !
« Chose à déconcerter la raison, l’axiome qui ressort de ces fémini-
nes stryges, qui marchent de pair avec l’homme, c’est que leur action fatale
et morbide sur LEUR victime est en raison directe de la quantité d’artificiel, au
moral et au physique, dont elles font valoir, — dont elles repoussent, plutôt, — le
peu de séductions naturelles qu’elles paraissent posséder.
« C’est, en un mot, QUOIQUE jolies, ou belles, ou laides, etc., que
leur amant (celui qui doit en succomber) s’en appassionne et s’en
aveugle ! Et nullement à cause de ces possibilités personnelles. — C’est là
l’unique point que je tenais à bien établir, attendu que c’est le seul qui
soit important.
« Je passe, ici-bas, pour assez inventif : mais, en vérité (je puis,
dès à présent, vous l’avouer), mon imagination, même surmenée par
l’animadversion que je nourrissais, je le confesse, contre Miss Evelyn
Habal, ne pouvait pas, — non ! non ! — ne pouvait pas me suggérer
jusqu’à quel degré fantasmatique et presque inconcevable cet axiome
devait être confirmé par… ce que nous allons voir, entendre et tou-
cher tout à l’heure.
« Maintenant, une comparaison, pour conclure, avant de passer à
la démonstration.
« Tous les êtres ont leurs correspondances dans un règne inférieur de
la nature. Cette correspondance, qui est, en quelque sorte, la figure
de leur réalité, les éclaire aux yeux du métaphysicien. Pour la recon-
naître, il suffit de considérer les résultats produits autour de ces êtres
par leur présence. Eh bien ! la correspondance de ces mornes Circés
166

L’ÈVE FUTURE
dans le monde végétal (puisque n’étant elles-mêmes, malgré leurs for-
mes humaines, que du monde animal, il faut regarder au-dessous
pour préciser leur correspondance), celle-ci n’est autre que l’arbre
Upa, dont elles sont, en analogie, comme les myriades de feuilles
vénéneuses.
« Il apparaît, tout doré par le soleil. Son ombre, vous le savez, en-
gourdit, enivre d’hallucinations fiévreuses et, si l’on s’attarde sous
son influence, elle devient mortelle.
« Donc, la beauté de l’arbre doit être empruntée et surajoutée à lui-
même.
« En effet, sarclez l’upa de ses millions de chenilles pestifères et
brillantes : et ce n’est plus qu’un arbre mort, aux fleurs d’un rose sale
et dont le soleil n’arrache plus un reflet. Sa vertu meurtrière, même,
disparaît si on le transplante hors du terrain propice à son action, et
il ne tarde pas à dépérir, dédaigné de toute attention humaine.
« Les chenilles lui sont nécessaires. Il se les approprie. Et tous deux
s’attirent, lui et l’innombrable chenille, à cause de l’action funeste où
doit se réaliser leur ensemble, qui les appelle en sa synthétique unité.
Tel est l’upa, — le mancenillier, si vous le voulez. Certains amours
tiennent de son ombre.
« Eh bien ! en échenillant de leurs attraits, aussi délétères qu’arti-
ficiels, la plupart de ces femmes dont l’ombre est mortelle, — il en
reste… ce qui reste de l’upa dans cette même conjoncture.
« Remplacez le soleil par l’imagination de qui les regarde, l’illu-
sion, précisément à cause de l’effort secret qu’elle nécessite, apparaît
d’autant plus chatoyante et attirante ! — Regardez-les, en examinant,
à froid, ce qui produit cette illusion, elle se dissipera pour faire place à cet
invincible dégoût dont aucune excitation ne tirerait un désir.
« Miss Evelyn Habal était donc devenue pour moi le sujet d’une
expérience… curieuse. Je me résolus à la retrouver, non pour faire la
preuve de ma théorie (elle est faite de toute éternité), mais parce qu’il
me paraissait intéressant de la constater dans des conditions aussi
belles, aussi complètes qu’elles devaient être.
« Miss Evelyn Habal ! — me disais-je : qu’est-ce que cela pouvait
bien être ?
167

L’ÈVE FUTURE
« Je m’enquis de ses traces.
« La délicieuse enfant était à Philadelphie, où la ruine et la mort
d’Anderson lui avaient fait une réclame des plus resplendissantes.
Elle était fort courue. Je partis et fis sa connaissance en peu d’heures.
Elle était bien souffrante… Une affection la minait ; — au physique,
bien entendu. De sorte qu’elle ne survécut, même, que peu de temps
à son cher Edward.
« Oui, la Mort nous la déroba, voici déjà plusieurs années.
« Toutefois, j’eus le loisir, avant son décès, de vérifier en elle mes
pressentiments et théories. Au surplus, tenez, sa mort importe peu :
je vais la faire venir, comme si de rien n’était.
« L’affriolante ballerine va vous danser un pas en s’accompagnant
de son chant, de son tambour de basque et de ses castagnettes. »
En prononçant ces derniers mots, Edison s’était levé et avait tiré
une cordelette qui tombait du plafond le long d’une tenture.
IV
DANSE MACABRE
Et c’est un dur métier que d’être belle femme !
Charles Baudelaire
Une longue lame d’étoffe gommée, incrustée d’une multitude de
verres exigus, aux transparences teintées, se tendit latéralement entre
deux tiges d’acier devant le foyer lumineux de la lampe astrale. Cette
lame d’étoffe, tirée à l’un des bouts par un mouvement d’horloge,
commença de glisser, très vivement, entre la lentille et le timbre d’un
puissant réflecteur. Celui-ci, tout à coup, — sur la grande toile blan-
che, tendue en face de lui, dans le cadre d’ébène surmonté de la rose
d’or, — réfracta l’apparition en sa taille humaine d’une très jolie et
assez jeune femme rousse.
La vision, chair transparente, miraculeusement photochromée,
168

L’ÈVE FUTURE
dansait, en costume pailleté, une sorte de danse mexicaine populai-
re. Les mouvements s’accusaient avec le fondu de la Vie elle-même,
grâce aux procédés de la photographie successive, qui, le long d’un
ruban de six coudées, peut saisir dix minutes des mouvements d’un
être sur des verres microscopiques, reflétés ensuite par un puissant
lampascope.
Edison, touchant une cannelure de la guirlande noire du cadre,
frappa d’une étincelle le centre de la rose d’or.
Soudain, une voix plate et comme empesée, une voix sotte et dure
se fit entendre ; la danseuse chantait l’alza et le holè de son fandango.
Le tambour de basque se mit à ronfler sous son coude et les casta-
gnettes à cliqueter.
Les gestes, les regards, le mouvement labial, le jeu des hanches, le
clin des paupières, l’intention du sourire se reproduisaient.
Lord Ewald lorgnait cette vision avec une muette surprise.
« N’est-ce pas, mon cher lord, que c’était une ravissante enfant ? di-
sait Edison. Eh ! eh ! À tout prendre, la passion de mon ami Edward
Anderson ne fut pas inconcevable. — Quelles hanches ! quels beaux
cheveux roux ! de l’or brûlé, vraiment ! Et ce teint si chaudement pâle ?
Et ces longs yeux si singuliers ? Ces petites griffes en pétales de roses
où l’aurore semble avoir pleuré, tant elles brillent ? Et ces jolies vei-
nes, qui s’accusent sous l’excitation de la danse ? Cet éclat juvénile des
bras et du col ? Ce sourire emperlé où se jouent des lueurs mouillées
sur ces jolies dents ! Et cette bouche rouge ? Et ces fins sourcils d’or
fauve, si bien arqués ? Ces narines si vives, palpitantes comme les
ailes d’un papillon ? Ce corsage, d’une si ferme plénitude, que laisse
deviner le satin qui craque ! Ces jambes si légères, d’un modelé si
sculptural ? Ces petits pieds si spirituellement cambrés ? — Ah !…
conclut Edison avec un profond soupir, c’est beau la Nature, malgré
tout ! Et voici bien un morceau de roi, comme disent les poètes ! »
L’électricien semblait plongé dans une extase d’amoureux : l’on
eût dit qu’il s’attendrissait lui-même. « Oui, certes ! dit Lord Ewald :
plaisantez la Nature si bon vous semble : cette jolie personne danse
mieux, il est vrai, qu’elle ne chante ; cependant je conçois, devant tant
de charmes, que, si le plaisir sensuel suffisait au cœur de votre ami,
cette jeune femme lui ait paru des plus aimables.
169

L’ÈVE FUTURE
—Ah ? » dit Edison rêveur, avec une intonation étrange et en re-
gardant Lord Ewald.
Il se dirigea vers la tenture, fit glisser la coulisse du cordon de la
lampe ; le ruban d’étoffe aux verres teintés surmonta le réflecteur.
L’image vivante disparut. Une seconde bande héliochromique se ten-
dit, au-dessous de la première, d’une façon instantanée, commença
de glisser devant la lampe avec la rapidité de l’éclair, et le réflecteur
envoya dans le cadre l’apparition d’un petit être exsangue, vague-
ment féminin, aux membres rabougris, aux joues creuses, à la bouche
édentée et presque sans lèvres, au crâne à peu près chauve, aux yeux
ternes et en vrille, aux paupières flasques, à la personne ridée, toute
maigre et sombre.
Et la voix avinée chantait un couplet obscène, et tout cela dansait,
comme l’image précédente, avec le même tambour de basque et les
mêmes castagnettes.
« Et… maintenant ? dit Edison en souriant.
—Qu’est-ce que cette sorcière ? demanda Lord Ewald.
—Mais, dis tranquillement Edison, c’est la même : seulement c’est
la vraie. C’est celle qu’il y avait sous la semblance de l’autre. Je vois
que vous ne vous êtes jamais bien sérieusement rendu compte des
progrès de l’Art de la toilette dans les temps modernes, mon cher
lord ! »
Puis reprenant sa voix enthousiaste :
« Ecce puella ! s’écria-t-il. Voici la radieuse Evelyn Habal délivrée,
échenillée de ses autres attraits. N’est-ce pas que c’est pour en mou-
rir de désirs ! Ah ! povera innamorata ! — Comme elle est sémillante
ainsi ! Le délicieux rêve ! Quelles passions, quel noble amour on sent
qu’elle peut allumer ou inspirer ! N’est-ce pas que c’est beau la simple
Nature ? Pourrons-nous jamais rivaliser avec ceci ? J’en dois déses-
pérer. J’en baisse la tête. — Hein ? qu’en pensez-vous ?… — Ce n’est
qu’aux seules persistances de la Suggestion fixe que je dois d’avoir
obtenu cette pose. — Dérision ! Croyez-vous que, si Anderson l’eût
vue de la sorte pour la première fois, il ne serait pas encore assis à son
foyer, entre sa femme et ses enfants, ce qui valait bien le reste, après
tout ? — Ce que c’est que la “toilette”, pourtant ! Les femmes ont
170

L’ÈVE FUTURE
des doigts de fées ! Et, une fois la première impression produite, je
vous dis que l’Illusion est tenace et se repaît des plus odieux défauts :
— jusqu’à se cramponner, avec ses ongles de chimère en démence, à
la laideur, fût-elle répulsive entre toutes.
« Il suffit à une “fine mouche”, encore un coup, de savoir affirmer
ses tares, pour s’en faire une parure mordante et en inspirer la con-
voitise aux inexperts insensiblement aveuglés. Ce n’est plus qu’une
question de vocabulaire ; la maigreur devient de la gracilité, la laideur
du piquant, la malpropreté de la négligence, la duplicité de la finesse,
et caetera, et caetera. Et, de nuances en nuances, l’on arrive souventes
fois… où l’amant de cette enfant en arriva. À une mort maudite. Lisez
les milliers de journaux qui, partout, et quotidiennement, le cons-
tatent, et vous reconnaîtrez que, loin d’exagérer mes chiffres, je les
sous-évalue.
— Vous me certifiez, mon cher Edison, que ces deux visions ne re-
produisent qu’une seule et même femme ? » murmura Lord Ewald.
Edison, à cette question, regarda, de nouveau, son jeune interlocu-
teur, mais cette fois, avec une expression de mélancolie grave.
« Ah ! vous avez l’idéal vraiment enfoncé dans le cœur ! s’écria-t-il
enfin. Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, je vais vous convaincre, cette
fois ! Car, en vérité, je me vois contraint de le faire. Regardez, milord :
voici, en réalité, pourquoi ce pauvre Edward Anderson s’est détruit la
dignité, le corps, l’honneur, la fortune et la vie. »
Et faisant sortir de la muraille un grand tiroir sous l’image lumi-
neuse qui continuait la sinistre danse :
« Voici, continua-t-il, la dépouille de cette charmeuse, l’arsenal de
cette Armide ! — Voulez-vous avoir la complaisance de nous éclai-
rer, Miss Hadaly ? »
L’Andréide se leva, saisit une torche fortement parfumée, l’alluma
dans le calice de quelque fleur ; puis, prenant par la main Lord Ewald,
l’attira doucement vers Edison.
« Oui, continuait l’ingénieur, si vous avez trouvé naturels les char-
mes du premier aspect de Miss Evelyn Habal, j’imagine que vous al-
lez revenir sur cette impression ; car, en fait, de personne défectueuse
jusqu’au paradoxe, c’était, au contraire, l’effigie, la pièce d’or, l’éta-
171

L’ÈVE FUTURE
lon-type suprême, dont les autres femmes de son genre ne peuvent
être, Dieu merci, que la pâle monnaie ! Voyez, plutôt. »
Hadaly, à cette parole, élevant sa torche au-dessus de sa tête voi-
lée, se tint debout, à côté du sombre tiroir, comme une statue auprès
d’un sépulcre.
V
EXHUMATION
Lugete, o Veneres Cupidinesque !
Catulle
« Voici, nasillait Edison avec la voix d’un commissaire-priseur,
voyez : Ici reposent la ceinture de Vénus, l’écharpe des Grâces, les
flèches de Cupidon.
« Voici d’abord, la chevelure ardente de l’Hérodiade, le fluide métal
stellaire, les lueurs de soleil dans le feuillage d’automne, le prestige
de l’ombre vermeille sur la mousse, — le souvenir d’Ève la blon-
de, l’aïeule jeune, l’éternellement radieuse ! Ah ! secouer ces rayons !
quelle ivresse ! Hein ? »
Et il secouait, en effet, dans l’air, une horrible queue de nattes
postiches et déteintes, où l’on voyait des fils d’argent réapparaître,
des crêpés violacés, un sordide arc-en-ciel de poils que travaillait et
jaunissait l’action des acides.
« Voici le teint de lis, les roses de la pudeur virginale, la séduction
des lèvres mouvantes, humides, pimentées de désirs, tout enflam-
mées d’amour ! »
Et il alignait, sur un bord circulaire de la muraille, de vieux étuis
débouchés remplis d’un cosmétique rouge, des pots de gros fard de
théâtre de toutes nuances, à moitié usés, des boîtes à mouches, etc.
« Voici la grandeur calme et magnifique des yeux, l’arc pur des
sourcils, l’ombre et le bistre de la passion et des insomnies d’amour !
172

L’ÈVE FUTURE
et puis les jolies veines des tempes !… le rose des narines émues qui
respirent vite, toutes haletantes de joie en écoutant le pas du jeune
amant ! »
Et il montrait des épingles à cheveux noircies à la fumée, des
crayons bleus, des pinceaux à carmin, des bâtons de chine, des es-
tompes, des boîtes de khôl de Smyrne, etc.
« Voici les belles petites dents lumineuses, si enfantines et si fraî-
ches ! Ah ! le premier baiser sur la provocante magie du sourire en-
sorcelant qui les découvrait ! »
Et il faisait jouer, avec bruit, les ressorts d’un ravissant dentier pa-
reil à ceux que l’on voit dans les montres des dentistes.
« Voici l’éclat, le satiné, le nacre du col, la juvénilité de la chair des
épaules et des bras frémissants : les lueurs d’albâtre de la belle gorge
ondulante ! »
Et il élevait, l’un après l’autre, chaque instrument du lugubre ap-
pareil de l’émaillage.
« Voici les beaux seins bondissants de la Néréide ensalée des va-
gues aurorales ! Salut, dans l’écume et les rayons, à ces divins con-
tours entrevus dans le cortège de l’Anadyomène ! »
Et il agitait des morceaux de ouate grise, bombés, fuligineux et de
très rance odeur.
« Voici les hanches de la faunesse, de la bacchante enivrée, de la
belle fille moderne, plus parfaite que les statues d’Athènes — et qui
danse avec sa folie ! »
Et il brandissait des “formes”, des “tournures” en treillis d’acier,
des baleines tordues, des buscs aux inclinaisons orthopédiques, les
restes de deux ou trois vieux corsets compliqués, et qui, avec leurs
lacets et leurs boutons, ressemblaient à de vieilles mandolines détra-
quées, dont les cordes flottent et bruissent avec un son ridicule.
« Voici les jambes, au modelé si pur, si délicieusement éperdues, de
la ballerine ! »
Et il faisait se trémousser, en les agitant à bras tendu le plus loin
possible, — deux lourds et fétides maillots, sans doute jadis roses,
aux tricots rembourrés d’une étoupe savamment répartie.
« Voici les clartés adamantines des ongles des pieds et des mains, le
173

L’ÈVE FUTURE
brillant des petites griffes mignonnes. Ah ! l’Orient ! C’est de lui que
nous vient encore cette lumière ! »
Et il montrait le dedans d’une forte boite dite de roséine ou de na-
karat, avec ses brosses usées, souillées encore de différents détritus.
« Voici l’élancé de la démarche, la cambrure, la sveltesse d’un pied
féminin, où rien ne décèle l’intrusion d’une race servile, lâche et in-
téressée. »
Et il choquait, l’un contre l’autre, des talons hauts comme des
bouchons de Médoc, — des semelles finissant sous le cou-de-pied et
trompant l’œil, par ainsi, quant aux dimensions réelles des extrémités
infâmes, — des morceaux de liège simulant une cambrure, etc.
« Voici l’APPRÊT du sourire ingénu, malin, câlin, céleste ou mélan-
colique, l’inspirateur des enchantements et des expressions “irrésis-
tibles” du visage ! »
Et il montrait un grossissant miroir de poche, où la danseuse étu-
diait, à une ride près, les “valeurs” de sa physionomie.
« Voici la senteur saine de la jeunesse et de la Vie, l’arôme person-
nel de cette fleur animée ! »
Et il plaçait, délicatement, comme des spécimens, auprès des fards
et des crayons, des fioles de ces huiles puissantes, élaborées par la
pharmaceutique pour combattre les regrettables émanations de la
nature.
« Voici, maintenant, de plus sérieux flacons provenus de la même
officine : leur odeur, leur teinte iodurée, leurs étiquettes grattées nous
font pressentir quels bouquets de Ne m’oubliez pas la pauvre enfant
pouvait offrir à ses préférés.
« Voici quelques ingrédients et quelques objets, de formes au
moins bizarres, dont, par déférence pour notre chère Hadaly, nous
tairons l’usage probable, n’est-ce pas ? – Ils révèlent que cette naïve
créature était quelque peu versée dans l’art de réveiller d’innocents
transports.
« Et, pour clore, ajouta Edison, voici quelques échantillons d’her-
boristerie dont les vertus spéciales sont très connues ; elles nous at-
testent que Miss Evelyn Habal, en sa modestie, ne se sentait pas faite
pour les joies de la famille. »
174

L’ÈVE FUTURE
Ayant ainsi terminé sa nomenclature, le sinistre ingénieur referma
de nouveau, et pêle-mêle, dans le tiroir, tout ce qu’il en avait exhumé ;
puis, en ayant laissé retomber le couvercle comme une pierre tom-
bale, il le repoussa dans la muraille.
« Je pense, mon cher lord, que vous êtes édifié maintenant, conclut-
il. Je ne crois pas, je ne veux pas croire qu’il existât jamais, parmi les
plus plâtrées et les plus blafardes de nos belles galantes, une femme
plus… recommandée… que Miss Evelyn ; mais ce que je jure, ce que
j’atteste — c’est que toutes sont, ou seront demain, — (quelques excès aidant),
plus ou moins de sa famille. »
Et il courut à une aiguière s’ondoyer, puis s’essuyer les doigts.
Lord Ewald se taisait, profondément surpris, écœuré jusqu’à la
mort, et pensif.
Il regardait Hadaly, qui éteignait silencieusement sa torche dans la
terre d’une caisse d’oranger artificiel.
Edison revint à lui.
« Je comprends, à la rigueur, qu’on puisse encore s’agenouiller de-
vant une sépulture ou un tombeau, dit-il ; mais devant ce tiroir, et
devant ces mânes !… C’est difficile, — n’est-ce pas ? — Pourtant ne
sont-ce pas là ses vrais ossements ? »
Et, tirant une dernière fois la cordelette des cercles photochromi-
ques, la vision disparut, le chant cessa : l’oraison funèbre était ache-
vée.
« Nous sommes loin de Daphnis et de Chloé », dit-il.
Puis, en manière de conclusion tranquille :
« Allons, ajouta-t-il, était-ce vraiment la peine de devenir déshon-
nête, de dénuer les siens, d’oublier toute vieille espérance infinie, et
de sauter, la tête basse, dans on ne sait quel vil suicide… pourquoi ?
« Pour le contenu de ce tiroir.
« Ah ! les gens trop positifs ! Quels poètes, lorsqu’ils se mettent à
vouloir, aussi, chevaucher des nuages ! — Et pensez que la moyenne
annuelle de cinquante-deux à trois mille cas (certes beaucoup moins
monstrueux, mais, sous un peu d’analyse, à peu près identique, dans
leur genre, à celui-ci), est ascendante en Amérique et en Europe, et
que la plupart des victimes — au moins de la laideur morale de nos
175

L’ÈVE FUTURE
“irrésistibles” exécutrices, — sont, pour la plupart, des gens doués
du sens commun le plus terre à terre, le plus pratique, et fort dédai-
gneux de tous ces songe-creux qui, du fond de leur solitude préférée,
les regardent fixement. »
VI
HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE !
Et, se jetant de loin un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté.
ALFRED DE VIGNY, Les Destinées
« Alors, continua Edison, ayant ainsi rassemblé ces preuves que
mon malheureux ami n’avait jamais serré dans ses bras qu’une morne
chimère et que, sous cet attirail non pareil, l’être hybride de sa pas-
sion se trouvait être aussi faux lui-même que son amour, — au point
de ne plus sembler que de lArtificiel illusoirement vivant, — Je me suis
dit une chose :
« Puisque, en Europe et en Amérique, il est, chaque année, tant
de milliers et tant de milliers d’hommes raisonnables qui, — aban-
donnant de véritables, d’admirables femmes, le plus souvent, — se
laissent ainsi assassiner par l’Absurde en des milliers de cas à peu près
identiques à celui-ci…
— Oh ! interrompit Lord Ewald, dites que votre ami est tombé sur
la plus incroyable exception du monde, et que son triste amour ne
peut être excusable ou concevable que comme issu d’une démence
évidente et digne d’être médicalement traitée. Tant d’autres meur-
trières sont d’un charme si réel que vouloir tirer de toute cette aven-
ture une loi générale ne serait qu’un projet paradoxal.
— J’ai commencé par le bien établir, répondit Edison. Toutefois,
vous oubliez que vous-même avez trouvé naturel le premier aspect
d’Evelyn Habal ; et, sans insister plus longtemps sur le laboratoire
176

L’ÈVE FUTURE
de toilette de toutes nos élégantes (en lequel sanctuaire un proverbe
nous apprend que le mari ni l’amant ne doivent jamais pénétrer), je
vous dirai que la hideur morale de celles qui produisent de tels dé-
sastres compense amplement le peu qu’elles semblent avoir de moins
répulsif au physique. Car, étant dénuées même de la faculté d’atta-
chement dont sont doués de simples animaux et n’étant courageuses
que pour détruire ou ravaler, je préfère ne pas déclarer toute mon
opinion sur le genre de maladie qu’elles donnent et que plusieurs
appellent de l’amour. Et une partie du mal provient de ce que l’on
emploie ce mot, par une sorte de bienséance inconvenante, à la place
du réel. — Donc, ai-je pensé, — si l’Artificiel assimilé, amalgamé plu-
tôt, à l’être humain, peut produire de telles catastrophes, et puisque,
par suite, à tel ou tel degré, physique ou moral, toute femme qui les
cause tient plus ou moins d’une andréide, — eh bien ! chimère pour
chimère, pourquoi pas l’Andréide elle-même ? Puisqu’il est impossi-
ble, en ces sortes de passions, de sortir de l’illusion strictement per-
sonnelle, et qu’elles tiennent, toutes, de l’artificiel, puisqu’en un mot
la Femme elle-même nous donne l’exemple de se remplacer par de
l’Artificiel, épargnons-lui, s’il se peut, cette besogne. Telles femmes
désirent que nos lèvres se rougissent au contact des leurs, — et que,
de nos yeux, bondissent des larmes amères si leur caprice ou leur
trépas nous sèvrent de tel ou tel pot de céruse ? Essayons de changer
de mensonge ! Ce sera plus commode pour elles et pour nous. Bref,
si la création d’un être électro-humain, capable de donner un change
salubre à l’âme d’un mortel, peut être réduite en formule, essayons
d’obtenir de la Science une équation de l’Amour qui, tout d’abord, ne
causera pas les maléfices démontrés inévitables sans cette addition ajoutée,
tout à coup, à l’espèce humaine ; et qui circonscrira le feu.
« Une fois cette formule trouvée et jetée à travers le monde, je
sauverai peut-être, d’ici à peu d’années, des milliers et des milliers
d’existences.
« Et nul ne pourra m’objecter d’impudentes insinuations, puisque
le propre de l’Andréide est d’annuler, en quelques heures, dans le plus passionné
des cœurs, ce qu’il peut contenir, pour le modèle, de désirs bas et dégradants, ceci
par le seul fait de les saturer d’une solennité inconnue et dont nul, je crois, ne peut
imaginer l’irrésistible effet avant de l’avoir éprouvé.
177

L’ÈVE FUTURE
« Je me suis donc mis au travail ; j’ai lutté avec le problème, pensée
à pensée ! À la fin, — aidé d’une sorte de voyante du nom de Sowana,
dont je vous parlerai plus tard, — j’ai découvert la formule rêvée, et,
tout à coup, j’ai suscité, de l’ombre, Hadaly. »
VII
ÉBLOUISSEMENT
La philosophie rationnelle pèse les possibilités et s’écrie :
On ne peut décomposer la lumière. »
La philosophie expérimentale l’écoute et se tait devant elle
pendant des siècles : puis, tout à coup,
elle montre le prisme et dit :
« La lumière se décompose. »
Diderot
« Depuis qu’elle est debout, en ces caveaux inconnus, j’attendais
de trouver un homme assez sûr de son intelligence et assez déses-
péré pour affronter la première expérience ; et c’est vous, à qui je
dois cette œuvre réalisée, c’est vous-même qui êtes venu, vous qui,
possédant, peut-être, la plus belle d’entre les femmes, en êtes écœuré
jusqu’à vouloir mourir. » Ayant ainsi terminé son fantastique récit,
l’électricien se tourna vers Lord Ewald, en indiquant l’Andréide si-
lencieuse, dont les deux mains appuyées contre son voile semblaient
vouloir cacher encore plus l’invisible visage.
« Maintenant, ajouta-t-il, voulez-vous toujours savoir comment le
phénomène de cette vision future peut s’accomplir ! Êtes-vous cer-
tain que votre illusion volontaire sera d’une foi suffisante pour résis-
ter à cette explication ?
—Oui », dit Lord Ewald, après un silence.
Puis, regardant Hadaly :
« On dirait qu’elle souffre ! — ajouta-t-il, comme se prêtant, par
une curiosité grave, à la fantasmagorie métaphysique, et cependant
vêtue de réalité, qu’il contemplait.
178

L’ÈVE FUTURE
« Non, dit Edison, elle a pris l’attitude de l’enfant qui va naître :
elle se cache le front devant la vie. » Un silence passa.
« Venez, Hadaly ! » cria-t-il soudain.
L’Andréide, à cette parole, marcha, voilée et ténébreuse, vers la
table de porphyre.
Le jeune homme regarda l’électricien : celui-ci, déjà penché sur la
trousse étincelante, choisissait parmi les grands scalpels de cristal.
Arrivée devant le bord de la table, Hadaly se retourna et, toute
gracieuse, se croisant les mains derrière la tête :
« Milord, dit-elle, soyez indulgent pour mon humble irréalité et,
avant d’en dédaigner le rêve, rappelez-vous la compagne humaine qui vous
oblige à recourir, fût-ce à un fantôme, pour vous racheter l’Amour. »
À ces paroles, une sorte d’éclair sillonna l’armure animée de
Hadaly ; Edison, le saisissant à l’aide d’un fil pris entre deux longues
tenailles de verre, le fit disparaître.
Ce fut comme si l’âme de cette forme humaine était emportée.
La table fit bascule : l’Andréide s’y trouvait maintenant adossée, sa
tête appuyée au coussin.
L’électricien se baissa, détendit deux attaches d’acier rivées à cette
dalle, les glissa sous les pieds de Hadaly, puis repoussa la table, qui
reprit sa position horizontale avec l’Andréide à présent couchée sur
elle comme une trépassée sur une dalle d’amphithéâtre.
« Rappelez-vous le tableau d’André Vesale ! dit en souriant Edison ;
bien que nous soyons seuls, nous en exécutons un peu l’idée en ce
moment. » Il toucha l’une des bagues de Hadaly. L’armure féminine
s’entrouvrit lentement.
Lord Ewald tressaillit et devint fort pâle. Jusque-là le doute l’avait,
malgré lui, hanté.
Malgré les paroles formelles de son interlocuteur, il lui avait été
impossible d’admettre que l’Être qui lui avait donné, à ce point, l’il-
lusion d’une vivante incluse dans une armure fût un être tout à fait
fictif, né de la Science, de la patience et du génie.
Et il se trouvait en face d’une merveille dont les évidentes possi-
bilités, dépassant presque l’imaginaire, lui attestaient, en lui éblouis-
sant l’intelligence, jusqu’où celui qui veut peut oser vouloir.
179

LIVRE CINQUIÈME
HADALY

L’ÈVE FUTURE
I
PREMIÈRE APPARITION DE LA MACHINE DANS L’HUMANITÉ
Solus cum solo, in loco remoto,
non cogitabuntur orare Pater noster.
Tertullien
Edison dénoua le voile noir de la ceinture.
« L’Andréide, dit-il impassiblement, se subdivise en quatre par-
ties :
« 1° Le Système vivant, intérieur, qui comprend l’Équilibre, la
Démarche, la Voix, le Geste, les Sens, les Expression-futures du visa-
ge, le Mouvement-régulateur intime, ou, pour mieux dire, “l’Âme”.
« 2° Le Médiateur-plastique, c’est-à-dire l’enveloppe métallique,
isolée de l’Épiderme et de la Carnation, sorte d’armure aux articula-
tions flexibles en laquelle le système intérieur est solidement fixé.
« 3° La Carnation (ou chair factice proprement dite) superposée
au Médiateur et adhérente à lui, qui, — pénétrante et pénétrée par
le fluide animant, — comprend les Traits et les Lignes du corps imi-
té, avec l’émanation particulière et personnelle du corps reproduit,
les repoussés de l’Ossature, les reliefs veineux, la Musculature, la
Sexualité du modèle, toutes les proportions du corps, etc.
« 4° L’Épiderme ou peau humaine, qui comprend et comporte le
Teint, la Porosité, les Linéaments, l’éclat du Sourire, les Plissements-
insensibles de l’Expression, le précis mouvement labial des paroles,
la Chevelure et tout le Système-pileux, l’Ensemble-oculaire, avec
l’individualité du Regard, les systèmes dentaires et ungulaires. »
Edison avait débité cela du ton monotone avec lequel on expose
un théorème de géométrie dont le quod erat demonstrandum est vir-
tuellement contenu dans l’exposé même. Lord Ewald sentait, dans
181

L’ÈVE FUTURE
cette voix, que non seulement l’ingénieur allait résoudre, au moins
théoriquement, les postulata que cette série d’affirmations monstrueu-
ses suscitait dans l’esprit, mais qu’il les avait déjà résolus et allait en
fournir la preuve.
C’est pourquoi le noble Anglais, remué outre mesure par l’aplomb
terrible de l’électricien, sentit le froid de la Science lui glacer le cœur
à cet extraordinaire énoncé. Néanmoins, en homme calme, il ne pro-
nonça pas une parole d’interruption.
La voix d’Edison était devenue singulièrement grave et mélanco-
lique.
« Milord, dit-il, ici, du moins, je n’ai pas de surprises à vous faire. À
quoi bon ! La réalité, comme vous allez le voir, est suffisamment sur-
prenante pour qu’il soit fort inutile de l’entourer d’un autre mystère
que le sien. — Vous allez être le témoin de l’enfance d’un être idéal,
puisque vous allez assister à l’explication de l’intime organisme de
Hadaly. Quelle Juliette supporterait un tel examen sans que Roméo
s’évanouit ?
« En vérité, si l’on pouvait voir, d’une façon rétrospective, les com-
mencements positifs de celle que l’on aime et quelle était sa forme lors-
qu’elle a remué pour la première fois, je pense que la plupart des amants
sentiraient leur passion s’effondrer dans une sensation où le Lugubre
le disputerait à l’Absurde et à l’inimaginable.
« Mais l’Andréide, même en ses commencements, n’offre jamais
rien de l’affreuse impression que donne le spectacle du processus vi-
tal de notre organisme. En elle, tout est riche, ingénieux et sombre.
Regardez. »
Et il appuya le scalpel sur l’appareil central rivé à la hauteur des
vertèbres cervicales de l’Andréide.
« C’est la place du centre de la vie chez l’Homme, continua-t-il.
C’est la place de la vertèbre où s’élabore la moelle allongée. — Une
piqûre d’aiguille, ici, vous le savez, suffit pour nous éteindre à l’ins-
tant même. En effet, les tiges nerveuses dont dépend notre respira-
tion prennent racines en ce point : de sorte que, si la piqûre les touche,
nous mourons étouffés. Vous voyez que j’ai respecté l’exemple de la
Nature, ici : ces deux inducteurs, isolés en ce point, correspondent au
jeu des poumons d’or de l’Andréide.
182

L’ÈVE FUTURE
« Examinons d’abord, à vol d’oiseau, pour ainsi dire, l’ensemble de
cet organisme : je vous en expliquerai le détail ultérieurement.
« C’est grâce au mystère qui s’élabore aussi dans ces disques de
métaux, et qui s’en dégage, que la chaleur, le mouvement et la force
sont distribués dans le corps de Hadaly par l’enchevêtrement de ces
fils brillants, décalques exacts de nos nerfs, de nos artères et de nos
veines. C’est grâce à ces petits disques de verre trempé, qui s’inter-
posent, — par un jeu très simple, et dont je vous nettifierai tout à
l’heure le système, — entre le courant et les divers réseaux de ces fils,
que le mouvement commence ou s’arrête dans l’un des membres ou
dans la totalité de sa personne. Ici, est le moteur électromagnétique
des plus puissants, que j’ai réduit à ces proportions et à cette légèreté,
et auquel viennent s’ajuster tous les inducteurs.
« Cette étincelle, léguée par Prométhée, qui court, domptée, autour
de cette baguette vraiment magique, produit la respiration en im-
pressionnant cet aimant situé verticalement entre les deux seins et
qui attire à lui cette lame de nickel, annexée à cette éponge d’acier,
— laquelle, à chaque instant, revient à sa place, à cause de l’interposi-
tion régulière de cet isolateur. J’ai même songé à ces soupirs profonds
que la tristesse arrache du cœur : Hadaly, étant d’un caractère doux
et taciturne, ne les ignore pas et leur charme ne lui est pas étranger.
Toutes les femmes vous attesteront que l’imitation de ces mélancoli-
ques soupirs est facile. Toutes les comédiennes en vendent à la dou-
zaine, et des mieux conditionnés, pour notre illusion.
« Voici les deux phonographes d’or, inclinés en angle vers le centre
de la poitrine, et qui sont les deux poumons de Hadaly. Ils se passent
l’un à l’autre les feuilles métalliques de ses causeries harmonieuses —
et je devrais dire célestes, — un peu comme les presses d’imprimerie
se passent les feuilles à tirer. Un seul ruban d’étain peut contenir sept
heures de ses paroles. Celles-ci sont imaginées par les plus grands
poètes, les plus subtils métaphysiciens et les romanciers les plus pro-
fonds de ce siècle, génies auxquels je me suis adressé, — et qui m’ont
livré, au poids du diamant, ces merveilles à jamais inédites.
« C’est pourquoi je dis que Hadaly remplace une intelligence par
l’Intelligence.
183

L’ÈVE FUTURE
« Voyez, voici les deux imperceptibles styles de pur acier, tremblant
sur les cannelures, lesquelles tournent sur elles-mêmes, grâce à ce fin
mouvement incessant de la mystérieuse étincelle : ils n’attendent que
la voix de Miss Alicia Clary, je vous assure. Ils la saisiront de loin,
sans qu’elle le sache, pendant qu’elle récitera, en comédienne insigne,
les scènes, incompréhensibles pour elle, des rôles merveilleux et in-
connus où doit s’incarner à jamais Hadaly.
« Au-dessous des poumons, voici le Cylindre où seront inscrits,
en relief, les gestes, la démarche, les expressions du visage et les atti-
tudes de l’être adoré. C’est l’analogie exacte des cylindres de ces or-
gues perfectionnés, dits de Barbarie, et sur lesquels sont incrustées,
comme sur celui-ci, mille petites aspérités de métal. Or, de même
que chacune d’entre elles, piquées d’après un calcul musical, joue
exactement (soit en rondes, soit en quadruples croches et en tenant
compte des silences), toutes les notes d’une douzaine d’airs de danses
ou d’opéras, — selon que chacune vient se placer, à son rang et plus
ou moins rapprochée d’une autre, sous les dents vibrantes du peigne
d’harmonie, — de même ici, le Cylindre, sous ce même peigne qui
étreint les extrémités de tous les nerfs inducteurs de l’Andréide, joue
(et je vais vous dire comment) les gestes, la démarche, les expressions du
visage et les attitudes de celle que l’on incarne dans l’Andréide. L’inducteur de
ce Cylindre est, pour ainsi dire, le grand sympathique de notre mer-
veilleux fantôme.
« En effet, ce Cylindre contient l’émission d’environ soixante-dix
mouvements généraux. C’est, à peu près, le fonds de ceux dont une
femme bien élevée peut et doit disposer. Nos mouvements, à part
ceux de quelques gens convulsifs ou trop nerveux, sont presque tou-
jours les mêmes : les diverses situations de la vie les nuancent et les
font paraître différents. Mais j’ai calculé, en décomposant leurs déri-
vés, que vingt-sept ou vingt-huit mouvements, au plus, constituent
déjà une rare personnalité. D’ailleurs, qu’est-ce qu’une femme qui
gesticule beaucoup ? — Un être insupportable. On ne doit surpren-
dre, ici, que les seuls mouvements harmonieux, les autres étant cho-
quants ou inutiles.
« Or, les deux poumons et le grand sympathique de Hadaly sont
184

L’ÈVE FUTURE
reliés par ce même et unique mouvement dont le fluide est l’impul-
seur. Une vingtaine d’heures parlées, suggestives, captivantes sont
inscrites sur cet album de feuilles, ineffaçables grâce à la galvanoplas-
tie, — et leurs Correspondances expressives sont, également, inscrites sur
les aspérités de ce Cylindre, lesquelles sont incrustées au micromètre.
Ne faut-il pas, en effet, que le mouvement des deux phonographes,
uni à celui du cylindre, produise l’homogénéité du geste et de la pa-
role ainsi que du mouvement labial ? et du regard, et des fondus d’ex-
pression si subtils ?
« Vous comprenez que leur ensemble, en chaque scène, est réglé,
ainsi, avec une précision parfaite. Certes, c’est chose plus malaisée,
mécaniquement, que d’inscrire une mélodie et son accompagnement,
avec ses accords les plus compliqués sur tel ou tel cylindre d’orgue :
mais nos instruments, vous dis-je, sont devenus, croyez-le bien, si
ténus et si sûrs (surtout aidés de nos inflexibles lentilles), qu’avec
un peu de patience et de calcul différentiel, on y arrive sans trop de
peine.
« Maintenant, je lis les gestes sur ce Cylindre aussi couramment
qu’un prote lit à rebours une page de fonte (question d’habitude) :
je corrigerai, disons-nous, cette épreuve selon les mobilités de
Miss Alicia Clary ; cette opération n’est pas très difficile, grâce à la
Photographie successive dont vous venez de voir une application
tout à l’heure.
—Mais, interrompit Lord Ewald, — une scène, comme vous di-
tes, suppose un interlocuteur ?
—Eh bien ? dit Edison, ne serez-vous pas, vous-même, cet inter-
locuteur ?
—Comment se peut-il qu’il vous soit possible de prévoir ce que je
demanderai ou répondrai à l’Andréide ? continua le jeune lord.
— Oh ! dit Edison, un seul raisonnement va vous convaincre de la
simplicité du problème, — que vous ne posez pas tout à fait exacte-
ment, je crois.
— Un instant : quel qu’il puisse être, c’est la liberté, en ma pensée
et dans mon amour mêmes, qu’il m’enlèvera, si je soumets mon es-
prit à le reconnaître ! s’écria Lord Ewald.
185

L’ÈVE FUTURE
—Qu’importe, s’il assure la RÉALITÉ de votre rêve ? dit Edison. Et
qui donc est libre ? — Les Anges de la vieille légende, peut-être ! Et,
seuls, ils peuvent avoir conquis le titre de fibres, en effet ! car ils sont
délivrés, enfin, de la Tentation… ayant vu l’abîme où sont tombés
ceux-là qui ont voulu penser. »
Les deux interlocuteurs se regardèrent en silence à cette parole.
« Si je comprends bien, reprit Lord Ewald avec stupeur, il faudrait
que, moi-même, j’apprisse la partie de mes questions et de mes répon-
ses ?
— Ne pourrez-vous donc les modifier, comme dans la vie, aussi in-
génieusement que vous le voudrez, — de manière, toutefois, que la
réponse attendue s’y adapte ?… En vérité, tout, je vous assure, peut, abso-
lument, répondre à tout : c’est le grand kaléidoscope des mots humains.
Étant donnés la couleur et le ton d’un sujet dans l’esprit, n’importe
quel vocable peut toujours s’y adapter en un sens quelconque, dans
l’éternel à peu près de l’existence et des conversations humaines. — Il
est tant de mots vagues, suggestifs, d’une élasticité intellectuelle si
étrange ! et dont le charme et la profondeur dépendent, simplement,
de ce à quoi ils répondent !
« Un exemple : je suppose qu’une parole solitaire… le mot « déjà ! »
soit le mot que devra prononcer, — en tel instant, — l’Andréide. Je
prends ce seul mot, au lieu de n’importe quelle phrase. Vous attendez
cette parole, qui sera dite avec la voix douce et grave de Miss Alicia
Clary et accompagnée de son plus beau regard perdu en vos yeux.
« Ah ! songez à combien de questions ou de pensées ce seul mot
peut répondre magnifiquement ! Ce sera donc à vous d’en créer la
profondeur et la beauté dans votre question même.
« C’est ce que vous essayez de faire, dans la vie, avec la vivante ;
seulement, lorsque c’est ce même mot que vous en attendez, en telle
circonstance où il serait d’une si noble harmonie avec votre pensée
que vous voudriez pouvoir le souffler, pour ainsi dire, à cette femme,
JAMAIS celle-ci ne le prononce. Ce sera TOUJOURS une dissonance amè-
re, une autre parole, enfin, que son naturel judicieux lui dictera, pour
vous serrer le cœur.
« Eh bien ! avec l’Alicia future, l’Alicia réelle, l’Alicia de votre âme,
186

L’ÈVE FUTURE
vous ne subirez plus ces stériles ennuis… Ce sera bien la parole at-
tendue — et dont la beauté dépendra de votre suggestion même, —
qu’elle répondra ! Sa “conscience” ne sera plus la négation de la vôtre,
mais deviendra la semblance d’âme que préférera votre mélancolie.
Vous pouvez évoquer en elle la présence radieuse de votre seul amour,
sans redouter, cette fois, qu’elle démente votre songe ! Ses paroles
ne décevront jamais votre espérance ! Elles seront toujours aussi su-
blimes… que votre inspiration saura les susciter. Ici, vous n’aurez du
moins pas à craindre d’être incompris, comme avec la vivante : vous
aurez seulement à prendre attention au temps gravé entre les paroles.
Il vous sera même inutile d’articuler, vous-même, des paroles ! Les
siennes répondront à vos pensées, à vos silences.
—Ah ! si c’est, à ce point, une comédie que vous me proposez de
jouer perpétuellement, répondit Lord Ewald, c’est une offre à laquel-
le je ne puis que me refuser, — Je dois vous le déclarer. »
II
RIEN DE NOUVEAU SOUS LE SOLEIL
Et j’ai reconnu que cela même était une vanité.
L’Ecclésiaste
Edison, à ce mot, posa sur la table, auprès de l’Andréide, l’instru-
ment lumineux qui suffisait à l’autopsie de sa créature et relevant le
front :
« Une comédie, mon cher lord ? dit-il : mais, est-ce que vous ne
consentez pas à la jouer toujours avec l’original, puisque, d’après vos
confidences mêmes, vous ne pouvez que lui cacher ou lui taire à ja-
mais votre arrière-pensée, par politesse ?
« Oh ! qui donc serait assez étrange, sous le soleil, pour essayer de
s’imaginer qu’il ne joue pas la comédie jusqu’à la mort ? Ceux-là seuls
qui ne savent pas leurs rôles prétendent le contraire. Tout le monde
187

L’ÈVE FUTURE
la joue ! forcément ! Et chacun avec soi-même. Être sincère ? Voilà le
seul rêve tout à fait irréalisable. Sincère ! Comment serait-ce possible,
puisqu’on ne sait rien ? puisque personne n’est, vraiment, persuadé de
rien ! puisque l’on ne se connaît pas soi-même ? — L’on voudrait con-
vaincre son prochain que l’on est, soi-même, convaincu d’une chose
— (alors que, dans la conscience mal étouffée, l’on entend, l’on voit,
l’on sent le douteux de cette même chose) ! — Et pourquoi ? Pour se
magnifier d’une foi d’ailleurs toute fictive, dont personne n’est dupe
une seconde et que l’interlocuteur ne feint d’admettre… qu’afin qu’il
lui soit rendu la pareille tout à l’heure. Comédie, vous dis-je. Mais si
l’on pouvait être sincère, aucune société ne durerait une heure, — cha-
cun passant l’existence à se donner de perpétuels démentis, vous le
savez ! Je défie l’homme le plus franc d’être sincère une minute sans
se faire casser la figure ou se trouver dans la nécessité de la briser à
ses semblables. Encore une fois, que savons-nous, pour oser émettre
une opinion sur quoi que ce soit qui ne soit pas relative à mille influen-
ces de siècle, de milieux, de dispositions d’esprit, etc. — En amour ?
Ah ! si deux amants pouvaient jamais se voir réellement, tels qu’ils sont, et
savoir, réellement, ce qu’ils pensent ainsi que la façon dont ils sont conçus
l’un par l’autre, leur passion s’envolerait à la minute ! Heureusement
pour eux ils oublient toujours cette loi physique inéluctable : “Deux
atomes ne peuvent se toucher”. Et ils ne se pénètrent que dans cette
infinie illusion de leur rêve, incarnée dans l’enfant, et dont se perpé-
tue la race humaine.
« Sans l’illusion, tout périt. On ne l’évite pas. L’illusion, c’est la lu-
mière ! Regardez le ciel au-dessus des couches atmosphériques de la
terre, à quatre ou cinq lieues, seulement, d’élévation : vous voyez un
abîme couleur d’encre, parsemé de tisons rouges de nul éclat. Ce sont
donc les nuages, symboles de l’Illusion, qui nous font la lumière !
Sans eux, les Ténèbres. Notre ciel joue donc lui-même la comédie de
la lumière — et nous devons nous régler sur son exemple sacré.
« Quant aux amants, dès qu’ils croient seulement se connaître, ils
ne demeurent plus attachés l’un à l’autre que par l’habitude. Ils tien-
nent à la somme de leurs êtres et de leurs imaginations dont ils se
sont réciproquement imbus ; ils tiennent au fantôme qu’ils ont conçu,
188

L’ÈVE FUTURE
l’un d’après l’autre, en eux-mêmes, ces étrangers éternels ! mais ils ne
tiennent plus l’un à l’autre tels qu’ils se sont reconnus être. — Comédie
inévitable ! vous dis-je. Et quant à celle que vous aimez, puisque ce
n’est qu’une comédienne, puisqu’elle n’est digne d’admiration pour
vous que lorsqu’elle “joue la comédie” et qu’elle ne vous charme,
absolument, que dans ces instants-là, — que pouvez-vous demander
de mieux que son andréide, laquelle ne sera que ces instants figés par
un grand sortilège ?
—C’est fort spécieux, dit tristement le jeune homme. Mais… en-
tendre toujours les mêmes paroles ! les voir toujours accompagnées
de la même expression, fût-elle admirable ! — Je crois que cette co-
médie me semblera bien vite… monotone.
— J’affirme, répondit Edison, qu’entre deux êtres qui s’aiment tou-
te nouveauté d’aspect ne peut qu’entraîner la diminution du prestige,
altérer la passion, faire envoler le rêve. De là ces rapides satiétés des
amants, lorsqu’ils s’aperçoivent, ou croient s’apercevoir, à la longue,
de leur vraie nature réciproque, dégagée des voiles artificiels dont
chacun d’eux se parait pour plaire à l’autre. Ce n’est même qu’une
différence d’avec leur rêve qu’ils constatent encore, ici ! Et elle suffit
pour qu’ils en arrivent souvent au dégoût et à la haine.
« Pourquoi ?
« Parce que si l’on a trouvé sa joie dans une seule manière de se con-
cevoir, ce que l’on veut, au fond de son âme, c’est la conserver sans
ombre, telle qu’elle est, sans l’augmenter ni la diminuer; car le mieux
est l’ennemi du bien — et ce n’est que la nouveauté qui nous désenchante.
—Oui, c’est vrai ! murmura Lord Ewald, avec un pensif sourire.
—Eh bien ! l’Andréide, avons-nous dit, n’est que les premières
heures de l’Amour immobilisées, — l’heure de l’Idéal à jamais faite
prisonnière : et vous vous plaignez déjà de ce qu’elle ne pourra plus
rouvrir ses inconstantes ailes pour vous quitter encore ! Ô nature
humaine !
—Songez, aussi, répondit Lord Ewald en souriant, que cet agré-
gat de merveilles, étendu sur ce marbre, n’est qu’un assemblage vain
et mort de substances sans conscience de leur cohésion ni du prodige
futur qui doit s’en dégager.
189

L’ÈVE FUTURE
« Vous pourrez troubler mes yeux, mes sens et mon esprit par cette
magique vision : mais pourrai-je oublier, moi, qu’elle n’est qu’imper-
sonnelle ? Comment aimer zéro ? me crie, froidement, ma conscien-
ce. »
Edison regarda l’Anglais.
« Je vous ai démontré, répondit-il, que dans l’Amour-passion, tout
n’était que vanité sur mensonge, illusion sur inconscience, maladie
sur mirage. — Aimer zéro, dites-vous ? Encore une fois, qu’importe,
si vous êtes l’unité placée devant ce zéro, comme vous l’êtes, d’ores
et déjà, devant tous les zéros de la vie — et si c’est, enfin, le seul qui
ne vous désenchanté ni ne vous trahisse ?
« Toute idée de possession n’est-elle donc pas éteinte et morte en
votre cœur ? — Je ne vous offre, et je l’ai bien spécifié, qu’une trans-
figuration de votre belle vivante, — c’est-à-dire ce que vous avez
demandé en vous écriant : “Qui m’ôtera cette âme de ce corps !”
Et voici que, déjà, vous redoutez, à l’avance, la monotonie de votre
propre vœu réalisé. Vous voulez, maintenant, que l’Ombre soit aussi
changeante que la Réalité ! — Eh bien ! Je vais vous prouver, à l’ins-
tant, jusqu’à l’évidence la plus incontestable, que c’est vous-même,
ici, qui essayez, cette fois, de vous faire illusion, car vous ne pouvez pas
ignorer, mon cher lord, que la Réalité, elle-même, n’est pas aussi riche
en mobilités, en nouveautés, ni en diversités que vous vous efforcez
de le croire ! Je vais vous rappeler que le langage du bonheur dans
l’Amour, ainsi que ses expressions sur les traits mortels, ne sont pas
aussi variés qu’un secret désir de garder, quand même, votre déjà pensif désespoir
vous inspire de le supposer encore ! »
L’électricien se recueillit un instant, — puis :
« Éterniser une seule heure de l’amour, — la plus belle, — celle,
par exemple, où le mutuel aveu se perdit sous l’éclair du premier
baiser, oh ! l’arrêter au passage, la fixer et s’y définir ! y incarner son
esprit et son dernier vœu ! ne serait-ce donc point le rêve de tous les
êtres humains ? Ce n’est que pour essayer de ressaisir cette heure
idéale que l’on continue d’aimer encore, malgré les différences et
les amoindrissements apportés par les heures suivantes. — Oh ! ra-
voir celle-là, toute seule ! — Mais les autres ne sont douces qu’autant
190

L’ÈVE FUTURE
qu’elles l’augmentent et la rappellent ! Comment se lasser jamais de
rééprouver cette unique joie : la grande heure monotone ! L’être aimé
ne représente plus que cette heure perpétuellement à reconquérir et
que l’on s’acharne en vain à vouloir ressusciter. Les autres heures ne
font que monnayer cette heure d’or ! Si l’on pouvait la renforcer des
meilleurs instants, parmi ceux des nuits ultérieures, elle apparaîtrait
comme l’idéal de toute félicité réalisé.
« Ceci posé en principe, dites-moi si votre bien-aimée vous offrait
de s’incarner à tout jamais dans l’heure qui vous a semblé la plus
belle, — celle où quelque dieu lui inspira des paroles qu’elle ne com-
prenait pas, — à la condition de lui redire, vous aussi, celle des vôtres qui,
uniquement, ont fait partie constitutive de cette heure, croiriez-vous “ jouer la
comédie” en acceptant ce pacte divin ? Ne dédaigneriez-vous pas le reste des
paroles humaines ? Et cette femme vous semblerait-elle monotone ?
Regretteriez-vous, enfin, ces heures suivantes, où elle vous sembla si
différente que vous alliez en mourir ?
« Ses paroles, son regard, son beau sourire, sa voix, sa personne
même, telle qu’elle fut en cette heure, ne vous suffiraient-ils pas ?
L’idée, même, vous viendrait-elle de réclamer du Destin la restitution
de ces autres paroles de hasard, fatales ou insignifiantes presque tou-
jours, des traîtres instants qui suivirent l’illusion envolée ? — Non.
— Celui qui aime ne redit-il pas, à chaque instant, à celle qu’il aime,
les deux mots si délicieusement sacrés qu’il lui a déjà dits mille fois ?
Et que lui demande-t-il, sinon l’écho de ces deux paroles, ou quelque
grave silence de joie ?
« Et, en effet, on sent que le mieux est de réentendre les seules pa-
roles qui puissent nous ravir, précisément parce qu’elles nous ont
ravi une fois déjà. Il en est de cela, tenez, tout simplement, comme
d’un beau tableau, d’une belle statue où l’on découvre tous les jours
des beautés, des profondeurs nouvelles ; d’une belle musique que l’on
veut réentendre de préférence à de nouvelles ; d’un beau livre que l’on
relit sans se lasser, de préférence à mille autres, qu’on ne veut même
pas entrouvrir. Car une seule chose belle contient l’âme simple de
toutes les autres. Une seule femme contient toutes les femmes, pour
qui aime celle-là. Et lorsqu’il nous incombe une de ces heures abso-
191

L’ÈVE FUTURE
lues, nous sommes ainsi faits que nous n’en voulons plus d’autres, et que
nous passons notre vie à essayer, inutilement, de l’évoquer encore,
— comme si l’on pouvait arracher sa proie au Passé.
—Oui, soit ! dit amèrement Lord Ewald. Cependant, monsieur
l’enchanteur, ne pouvoir jamais improviser une parole naturelle, toute
simple !… Cela doit glacer bien vite la bonne volonté la plus résolue.
—Improviser !… s’écria Edison : vous croyez donc que l’on im-
provise quoi que ce soit ? qu’on ne récite pas toujours ? — Mais, enfin,
lorsque vous priez Dieu, est-ce que tout cela n’est pas réglé, jour par
jour, dans ces livres d’oraisons qu’enfant vous avez appris par cœur ?
En un mot ne lisez-vous pas, ou ne récitez-vous pas, toujours, les
mêmes prières du matin et du soir, lesquelles ont été composées, une
fois pour toutes et pour le mieux, par ceux qui ont eu qualité pour cela ? et
qui s’y entendaient ? — Est-ce que notre Dieu, lui-même, enfin, ne
vous en pas donné la formule en vous disant : “Quand vous prierez,
vous prierez COMME CECI !” etc. ? — Est-ce que, depuis bientôt deux
mille années, toutes les autres prières sont autre chose que de pâles
dilutions de celle qu’il nous a léguée ?
« Même dans la vie, est-ce que toutes les conversations mondaines
n’ont pas l’air de fins de lettres ?
« En vérité, toute parole n’est et ne peut être qu’une redite : — et
il n’est pas besoin de Hadaly pour se trouver, toujours en tête à tête
avec un fantôme.
« Chaque métier humain a son ensemble de phrases, — où chaque
homme tourne et se vire jusqu’à la mort ; et son vocabulaire, qui lui
semble si étendu, se réduit à une centaine, au plus, de phrases types,
constamment récitées.
« Certes, vous n’avez jamais eu le souci ni pris le plaisir de calculer,
par exemple, la somme d’heures qu’un perruquier de soixante ans,
ayant commencé son métier à dix-huit ans, a dépensée à dire à cha-
que menton qu’il rase : “Il fait beau ou vilain temps !” pour engager
la conversation, laquelle (s’il lui est répondu) roule cinq minutes sur
ce sujet, pour être automatiquement reprise par le menton suivant, et
ainsi de suite, et recommencer le lendemain ? Cela donne un peu
plus de quatorze années compactes de sa vie, c’est-à-dire la quatrième
192

L’ÈVE FUTURE
partie, environ, de la totalité de ses jours ; le reste est employé à naî-
tre, geindre, grandir, boire, manger, dormir et voter d’une manière
éclairée.
« Que voulez-vous qu’on improvise, hélas ! qui n’ait été débité, déjà,
par des milliards de bouches ? On tronque, on ajuste, on banalise, on
balbutie, voilà tout. Cela vaut-il la peine d’être regretté, d’être dit,
d’être écouté ? Est-ce que la Mort, avec sa poignée de terre, ne clora
pas, demain, tout ce parlage insignifiant, tout ce rebattu où nous
nous répandons en croyant “improviser” ?
« Et comment hésiteriez-vous à préférer, comme économie de
temps, les admirables condensations verbales, composées par ceux-là
qui ont le métier de la parole, l’habitude de la pensée, et qui peuvent
exprimer, à eux seuls, les sensations de toute l’Humanité ! Ces hom-
mes-mondes ont analysé les plus subtiles nuances des passions. C’est
l’essence, que, seule, ils ont gardée, qu’ils expriment en condensant
des milliers de volumes au profond d’une seule page. C’est nous-mê-
mes qu’ils sont, quels que nous soyons. Ils sont les incarnations du
dieu Protée qui veille en nos cœurs. Toutes nos idées, nos paroles,
nos sentiments, pesés au carat, sont étiquetés, en leurs esprits, avec
leurs plus lointaines ramifications, celles où nous n’osons descendre,
nous aventurer ! Ils savent, d’avance et pour le mieux, tout ce que
nos passions peuvent nous suggérer d’intense, de magique et d’idéal.
Nous ne ferons pas mieux, je vous assure : — et je ne vois pas pour-
quoi nous nous donnerions la peine de parler plus mal, en voulant
nous en rapporter à notre inhabileté, sous prétexte qu’elle est, du
moins, personnelle, — alors que ceci, vous le voyez, n’est encore qu’une
illusion.
—Continuons donc l’anatomie de votre belle morte ! répondit
Lord Ewald après un pensif silence : je me rends à votre discours. »
193

L’ÈVE FUTURE
III
LA DÉMARCHE
Incessu patuit dea.
Virgile
À l’injonction de son ami, l’ingénieur, ressaisissant la grande pince
de verre :
« L’heure presse, en effet, dit-il, et à peine aurai-je le temps de vous
donner une idée générale de la possibilité de Hadaly ; mais cette idée
suffira, le reste n’étant qu’une question de main-d’œuvre. Ce qu’il
est bon de constater, c’est la simplicité, véritablement fabuleuse, des
moyens dont je me suis servi dans ma tentative.
« En un mot, j’ai mis mon orgueil à prouver, ici, mon ignorance, aux
admirables savants qui honorent notre espèce.
« Voyez : l’idole a des pieds d’argent, comme une belle nuit. Leur
maniérisme n’attend que le derme neigeux, le repoussé des malléoles,
les ongles rosés et les veines de ceux, n’est-ce pas ? de votre belle
chanteuse. Seulement, s’ils semblent légers en leur démarche, ils le
sont moins en réalité. Leur plénitude intérieure est réalisée par la
lourde fluidité du vif-argent. Cet hermétique maillot de platine, qui
les continue, est rempli du liquide métal et monte, en s’étrécissant,
jusqu’à la naissance du mollet, de sorte que toute la pesanteur porte
sur le pied même. Bref, ce sont deux petits brodequins de cinquante
livres et d’une mutinerie, cependant, presque enfantine. Ils parais-
sent d’une légèreté d’oiseau, tant le puissant électro-aimant qui les
inspire et qui anime le mouvement crural se joue de ces deux perfec-
tions futures.
« L’armure est séparée à la taille, que ce voile noir enveloppait tout
à l’heure, par cette ligne ployante, composée d’une quantité de très
courts et très fins liserons d’acier, qui relient, sous les flancs, le sys-
tème crural à la taille même et à l’extrémité de l’abdomen. Cette cein-
194

L’ÈVE FUTURE
ture, comme vous le voyez, n’est pas circulaire : elle est d’un ovale
incliné en avant, comme la ligne inférieure d’un corset prolongé jus-
qu’à la pointe.
« Ceci donne à la taille de l’Andréide (recouverte de sa chair à la fois
résistante et flexible) ce plié gracieux, cette ondulation ferme, ce va-
gue dans la démarche, qui sont si séduisants chez une simple femme.
Remarquez bien qu’ils sont convexes à la taille et concaves en avant
du corps, ce qui, grâce à la tension de ces archals, autour des reins,
non seulement ne l’empêche en rien de se tenir droite comme un
svelte peuplier, mais permet tous les mouvements latéraux qui sont
familiers à son modèle. Toutes les inégalités de ces liserons précieux
sont calculées ; chacun d’eux subit l’impression du courant central,
selon les ondulations du torse vivant qui leur dictera ses inflexions
personnelles d’après leurs incrustations sur le Cylindre-moteur.
« Vous serez surpris de l’identité du charme qu’elles dispersent dans
les attitudes ! Si vous doutez que la “grâce” féminine tienne à si peu
de chose, examinez le corset de Miss Alicia Clary : et faites la diffé-
rence de la démarche, de la ligne du corps, enfin, sans ce guide arti-
ficiel ! — Vous voyez, il y a quelques-unes de ces inégales flexibilités
à toutes les articulations, surtout à celles des bras, dont les abandons
infinis m’ont coûté de longues veilles.
« Celles du cou, remarquez-les : unies aux mouvements transmis
par les fils impressionnés, elles sont, je crois, d’une délicatesse de
ployé irréprochable. C’est le cygne féminin : le degré d’afféterie se
mesure exactement.
« Toute cette ossature d’ivoire n’est-elle pas d’un délicieux ? Ce
charmant squelette est retenu à l’armure par ces anneaux de cristal,
dans lesquels joue chaque os jusqu’au degré de la valeur du mouve-
ment désiré.
« Avant de vous dire comment l’Andréide se lève, supposons-la
debout et immobilisée. Vous formez le vœu qu’elle marche jusqu’à
une distance prévue, inscrite en elle selon la longueur de ses pas. J’ai
dit qu’il vous suffira de commander à une bague, l’améthyste, pour
que l’étincelle-occulte s’utilise en démarche.
« Voici, d’abord, l’exposé brut, sans commentaire, du théorème phy-
195

L’ÈVE FUTURE
sique présenté par les figures suivantes de l’Andréide : ce sont les
moyens de sa démarche, — dont l’évidente possibilité devra ressortir
ensuite dans la démonstration, — que j’ajouterai.
« À l’extrémité du col de chaque fémur, voici une rondelle d’or,
légèrement concave, assez semblable à la cuvette d’une montre et de
la dimension d’un fort dollar.
« Toutes deux sont imperceptiblement inclinées l’une vers l’autre
et montées sur une longue tige mobile, laquelle est incluse dans l’os
fémoral.
« Au repos, le haut de ces deux tiges dépasse les cols des fémurs
d’environ deux millimètres, ce qui produit la non-adhérence des deux
petits disques d’or avec les cols.
« Les B de leurs diamètres — qui viennent en A de la hanche
interne de l’Andréide — sont reliés par cette coulisse très concave,
en lamelles d’acier, qui se prête à la démarche par ses rentrés perpé-
tuels et au milieu de laquelle se trouve, en ce moment, à l’état libre,
ce sphéroïde de cristal. Ce globe est du poids d’environ huit livres à
cause de son centre hermétiquement empli de vif-argent. À la moin-
dre mobilité de l’Andréide, il glisse, incessamment, en cette coulisse,
de l’un à l’autre des deux disques d’or.
« Considérez, maintenant, au sommet de chaque jambe, cette pe-
tite bielle d’acier, brisée en deux et dont les deux parties, s’ouvrant
en dessous, jouent à l’aise en un centre ou moyeu d’acier. Une extré-
mité en est solidement rivée à la scission dorsale interne de l’armure,
c’est-à-dire au-dessus de la ceinture de flexibilité ; — l’autre, au bord
antérieur interne de chaque jambe.
« L’Andréide étant étendue, les deux bielles se trouvent, en ce mo-
ment, pliées, sur leurs centres, en angle aigu, — et cela dans la partie
de son corps qui est divinisée en la Vénus Callipyge. Notez que le
moyeu d’acier, qui forme la pointe de l’angle, est plus bas que les deux
extrémités des bielles.
« Vous remarquez ces deux solides entrecroisements d’archals, qui
tirent le dos intérieur de l’armure, depuis la hauteur des poumons,
— et qui aboutissent, chacun, au point où la partie antérieure des
bielles se soude à chaque jambe.
196

L’ÈVE FUTURE
« Là, ces archals forment torsade et celle-ci glisse, en nœud cou-
lant, sur l’avant de la bielle.
« Lorsque l’armure est close, ces barres pectorales en acier, con-
vexes, adaptées en manière de système costal au-devant interne de
l’armure, surtendent et retiennent ces deux entrecroisements, en les
isolant de tous les autres appareils à travers lesquels ils passent sous
les phonographes.
« Au fond, c’est, à peu près, le processus physiologique de la dé-
marche humaine, et, pour être plus occultes en nous, ces moyens de
locomotion ne diffèrent des nôtres que dans leur seule APPARENCE à nos
yeux. Qu’importe, d’ailleurs ! pourvu que l’Andréide marche ?
« Les entrecroisements de ces fils d’acier suffisent pour attirer le
poids du torse tout d’abord un peu en avant lorsque la démarche est sol-
licitée.
« Au-dessus de l’angle des bielles, voici les aimants en communi-
cation chacun avec ce fil, et voici, maintenant, le Fil générateur de
la Démarche ; il est directement en relation avec l’appareil dynamo-
électrique dont il n’est séparé que de trois centimètres, juste l’épais-
seur de l’isolateur, lorsque celui-ci s’interpose entre le courant et le
fil.
« Cet inducteur se prolonge jusqu’à la hauteur thoracique. Là, les
deux fils qui correspondent aux aimants de chaque jambe viennent
attendre de lui l’impulsion du courant dynamique : chacun la reçoit,
à son tour seulement, car l’un ne s’électrise qu’en amenant l’interposition de l’iso-
lateur de l’autre.
« Excepté lorsque l’Andréide est étendue ou lorsque l’isolateur est
interposé entre le Fil générateur et les aimants, le sphéroïde de cristal
est toujours en voyage, d’un disque d’or à l’autre, emprisonné dans la
concavité de la coulisse qui se tend et se replie selon les mouvements
des jambes. La jambe qui reçoit le cristal sur sa rondelle se tend, par
conséquent, la première.
« Ceci posé, voici la démonstration nécessaire à l’intelligence de
cet exposé.
« Nous supposerons que, grâce au léger mouvement drastique in-
terne, imprimé par l’électrique invitation de l’améthyste, le sphéroïde
197

L’ÈVE FUTURE
aille se placer sur le disque de la jambe droite, — selon le hasard im-
pondérable qui l’y sollicite.
« Le disque, en sa non-adhérence, fléchit sous le poids du globe ;
sa longue tige rentre dans l’os fémoral, amenant ainsi l’adhérence du
disque et du col du fémur. L’extrémité basse de cette tige désisole,
en fléchissant, le fil inducteur de cette jambe. Celui-ci reçoit donc
l’action du générateur.
« Le fluide arrive à l’aimant de l’articulation crurale supérieure et
en multiplie instantanément la puissance. Cet aimant attire donc avec
violence la brisure centrale interne de la bielle, le moyeu de fer-acier :
la bielle se tend, par suite, — en ligne droite et à l’instant même,
— avec une force calculée, amenant, ainsi, la tension de la jambe à
laquelle elle est soudée. Celle-ci se tend sur son articulation, mais elle
demeurerait suspendue en l’air — si le poids du corps, attiré par le
nœud coulant de la torsade des archals (qui se tend sur la partie anté-
rieure de la bielle), ne se portait en avant vers la jambe mue : — celle-
ci, sollicitée par le poids de son brodequin et de son pied et sous la
pesée du torse, pose, nécessairement, ce pied sur la terre, en un pas
d’environ quarante centimètres. Je vous dirai tout à l’heure pourquoi
l’Andréide ne tombe pas de côté ou d’autre.
« Au moment précis où le pied touche terre, une émission dyna-
mique arrive aux aimants de l’articulation d’acier-fer du genou : le
genou se tend donc, à son tour, en sa rotule.
« Aucune brusquerie dans l’ensemble de cette double tension, parce
qu’elle se succède ! Une fois la jambe recouverte de sa carnation, qui a toute
l’élasticité de la chair, c’est le mouvement humain lui-même. Il y a brusquerie
dans la détente de notre fémur, mais elle est atténuée par le relâché
du genou qui ne se tend qu’ultérieurement, comme chez l’Andréide.
— Faites jouer les articulations d’un squelette, elles vous sembleront
brusques et automatiques. C’est la chair, encore une fois, et aussi les
vêtements, qui adoucissent tout cela.
« L’Andréide, une fois le pied posé à terre, resterait donc immobile
en cette situation, si le fait même de la tension du genou ne repoussait
en dehors, d’environ trois centimètres au-dessus de l’os fémoral, la
tige de la rondelle d’or sur laquelle est demeuré le globe de cristal. La
198

L’ÈVE FUTURE
rondelle, exhaussée de la sorte, et n’étant plus maintenue d’aplomb
sur son centre par les bords du col du fémur, fait légèrement bascule,
— en s’élevant, et à cause de sa forme inclinée, — vers la rondelle
gauche. Le globe tombe donc sur la coulisse d’acier, y glisse vers
cette rondelle, et son poids, multiplié par la chute imperceptible, l’in-
clinaison et la vitesse, va frapper la rondelle d’or du fémur gauche et
s’y installer.
« À peine celle-ci a-t-elle fléchi à son tour, sous le poids du sphé-
roïde, que l’isolateur de droite s’interpose et que, ses aimants cessant
d’être impressionnés par le courant, le moyeu de la bielle de droite,
plus pesant que les deux brisures, cède et retombe, de lui-même, en an-
gle aigu, dans son cachot d’argent, pendant que la bielle de gauche,
se tendant à son tour et amenant, avec une insensible douceur, sur sa
jambe, le poids du torse, reproduit le phénomène du pas de l’Andréide — et
ainsi de suite, à l’indéfini, jusqu’au nombre de pas inscrit sur le Cylindre, ou jus-
qu’à la sollicitation d’une bague.
« Il faut remarquer que l’isolation de l’un des genoux n’a lieu
qu’après la tension du genou opposé, sans quoi la jambe isolée fléchi-
rait trop vite. Ce qui ne se passe pas lorsque, par exemple, l’Andréide
se met à genoux, comme perdue en une extase mystique pareille à
celle de ces somnambules que leurs magnétiseurs font poser, cata-
leptiquement, ou à celles que l’on obtient des hystériques en appro-
chant, à dix centimètres de leurs vertèbres cervicales, un flacon d’eau
de cerises hermétiquement bouché.
« C’est la succession de ces flexions et de ces tensions qui donne à
la démarche de l’Andréide cette simplicité humaine.
« Quant au léger bruit incessant du cristal sur la coulisse et les ron-
delles, il est absolument étouffé par le charme de la Carnation. Même
sans l’armure, on ne l’entendrait qu’au microphone. »
199

L’ÈVE FUTURE
IV
L’ÉTERNEL FÉMININ
Caïn : Êtes-vous heureux ?
Satan : Nous sommes puissants.
Lord Byron, Caïn.
Lord Ewald, au front duquel brillaient des gouttes de sueur pa-
reilles à des pleurs, regardait le visage, glacial maintenant, d’Edison :
il sentait que, sous ce badinage strident et positif, se cachaient deux
choses dans l’arrière-pensée une et infinie qui enveloppait cette dé-
monstration.
La première, l’amour de l’Humanité.
La seconde, l’un des plus violents cris d’inespérance, — le plus
froid, le plus intense, le plus prolongé jusqu’aux Cieux, peut-être !
— qui ait jamais été poussé par un vivant.
En effet, ce que disaient, en réalité, ces deux hommes, l’un avec
ses calculs littérairement transfigurés, l’autre avec son silence d’adhé-
sion, ne signifiait pas autre chose que les paroles suivantes, adressées,
inconsciemment, au grand x des Causes premières.
« La jeune amie que tu daignas m’envoyer, jadis, pendant les pre-
mières nuits du monde, me paraît aujourd’hui devenue le simulacre
de la sœur promise et je ne reconnais plus assez ton empreinte, en ce
qui anime sa forme déserte, pour la traiter en compagne. — Ah ! l’exil
s’alourdit, s’il me faut regarder seulement comme un jouet de mes
sens d’argile celle dont le charme consolateur et sacré devait réveiller,
— en mes yeux si las de l’aspect d’un ciel vide ! — le souvenir de ce
que nous avons perdu. À force de siècles et de misères, le permanent
mensonge de cette ombre m’ennuie ! rien de plus : et je ne me soucie
plus de ramper dans l’Instinct, d’où elle me tente et m’attire, jusqu’à
m’efforcer de croire, toujours en vain, qu’elle est mon amour.
« C’est pourquoi, passant d’une heure et qui ne sais d’où je viens,
200

L’ÈVE FUTURE
je suis ici, cette nuit, dans un sépulcre, essayant, — avec un rire qui
contient toutes les mélancolies humaines, — et m’aidant, comme je
le peux, de la vieille Science défendue — de fixer, au moins, le mirage
— rien que le mirage, hélas ! — de celle que ta mystérieuse Clémence
me laissa toujours espérer. »
Oui, telles étaient, à peu près, les pensées que voilait, en réalité,
l’analyse du sombre chef-d’œuvre.
Cependant, l’électricien ayant touché un point d’une petite urne
transparente, close, pleine d’une eau très pure, située à la hauteur du
sternum de l’Andréide, la forte tablette de charbon qui s’y trouvait
incluse, et qu’un imperceptible pas de vis avait, jusqu’à ce moment,
presque tout à fait soulevée de cette onde, s’y replongea. Le courant
se mit à gronder.
L’intérieur de l’armure sembla tout à coup un organisme humain,
étincelant et brumeux, tout diapré d’or et d’éclairs.
Edison continua :
« Cette fumée odorante et couleur de perle, qui circule, comme
une ouate, sous le voile noir de Hadaly, est simplement la vapeur de
l’eau assimilée par la pile et que rejette ainsi, en la brûlant avec ses
atomes violacés, la fulguration torride que vous voyez courir comme
la Vie en notre amie nouvelle. Cette foudre, qui circule ainsi en elle,
est prisonnière ici, et inoffensive. Regardez ! »
Ce disant, Edison prit, en souriant, la main de l’Andréide, au plus
fort grondement de l’aveuglante étincelle éparse en les milliers de fils
nerveux de Hadaly.
« Vous voyez : c’est un ange ! ajouta-t-il, avec son même ton grave,
— si, comme l’enseigne notre Théologie, les anges ne sont que feu et lu-
mière ! — N’est-ce pas le baron de Swedenborg qui se permit, même,
d’ajouter qu’ils sont “hermaphrodites et stériles” ? »
Après un silence :
« Passons, maintenant, à la question de l’Équilibre. Elle offre deux
aspects : l’Équilibre latéral et l’Équilibre circulaire. Vous connaissez,
n’est-ce pas, les trois équilibres, en physique : le stable, l’instable et
l’indifférent : c’est leur unité qui maintient les mobilités de l’Andréi-
de. Vous allez voir que, pour faire tomber Hadaly, il faudrait une plus
201

L’ÈVE FUTURE
forte poussée que pour nous, à moins, toutefois, que vous ne désiriez,
seulement qu’elle tombe ! »
V
L’ÉQUILIBRE
Ma fille, tenez-vous droite.
Conseils d’une mère
« L’Équilibre, donc, se produit ainsi, poursuivit le deus ex machina.
— Voici, d’abord, l’équilibre latéral ; l’autre, inclus dans l’armure dor-
sale même, s’obtient de la même manière.
« Tout d’abord, étant donné le fluide électrique et les aimants,
l’Équilibre était nécessairement possible.
« Donc :
« 1° Quelle que soit l’attitude de l’Andréide, la perpendiculaire pas-
se de la clavicule supposée à la vertèbre proéminente, et de celle-ci
aboutit à la malléole interne, comme pour nous.
« 2° Quelle que soit la mobilité de ces deux pieds « adorables », ils
constituent perpétuellement les deux extrémités d’une droite hori-
zontale sur le milieu de laquelle s’abaisse toujours une verticale, par-
tie du centre de gravité réel de l’Andréide, quelle que soit son atti-
tude ; voici pourquoi :
« Les deux hanches de Hadaly sont celles de la Diane chasseresse !
— Mais leurs cavités d’argent contiennent ces deux buires vascu-
laires, en platine, dont je vous spécifierai tout à l’heure l’utilité. Les
bords, bien que glissants, sont d’une quasi-adhérence aux parois de
ces cavités iliaques, à cause de leur forme sinueuse.
« Les fonds de ces récipients — dont l’évasement supérieur est de
la forme de ces parois — se terminent en cônes rectangulaires, les-
quels sont eux-mêmes inclinés en bas, l’un vers l’autre sous-tendant
ainsi un angle de quarante-cinq degrés par rapport au niveau de leur
202

L’ÈVE FUTURE
hauteur. Ainsi les deux pointes de ces vases, si elles se prolongeaient,
se joindraient, entre les jambes, juste à la hauteur des genoux de l’An-
dréide.
« Ces deux pointes forment, par conséquent, le fictif sommet ren-
versé d’un rectangle dont l’hypoténuse serait une horizontale imagi-
naire coupant le torse en deux.
« La ligne de l’Équateur terrestre n’existe pas : elle est ! Toujours
idéale, imaginaire, — et cependant aussi réelle que si elle était tangi-
ble, n’est-il pas vrai ? Telles sont les lignes dont je vais parler, et dont
notre Équilibre, à nous-mêmes, sous-entend, à chaque seconde, en
nous aussi, la réalité.
« Ayant exactement calculé les diverses pesanteurs des appareils
fixés au-dessus de cette ligne idéale et les ayant disposés suivant l’in-
clinaison désirable, je prétends que le sens de toutes ces pesanteurs
pourrait être également formulé par un second rectangle superposé
au premier, la pointe, aussi, en bas, et que cette pointe aboutirait au
centre fictif de l’hypoténuse du premier rectangle. Ainsi, la base du
rectangle supérieur serait formée par une seconde horizontale nive-
lant les deux épaules. Les sommets angulaires de chaque rectangle
seraient donc placés en sens vertical correspondant.
« Jusqu’à présent, tout le poids du corps, placé par exemple, debout
et immobile, serait, par conséquent, enfermé dans la verticale idéale
qui, partant du milieu du front de l’Andréide, aboutirait au centre
même d’une ligne tirée entre ses deux pieds.
« Mais comme tout déplacement entraînerait une chute de côté ou
d’autre, les deux larges et profonds vaisseaux de platine sont remplis
exactement à moitié seulement, de la flottante pesanteur du vif-argent.
Juste à moitié au-dessous du niveau de ce métal, ils sont reliés l’un
à l’autre par l’entrecroisement horizontal de ces deux flexibles tu-
bulures d’acier doublées de platine, que vous voyez placées sous le
Cylindre-moteur,
« Au centre du disque supérieur qui clôt hermétiquement chacun
de ces récipients, est rivée l’extrémité d’une sorte d’arc, également
d’un acier très pur, très sensible, très puissant. L’autre extrémité est
fixée et très fortement soudée à la partie supérieure de la cavité d’ar-
203

L’ÈVE FUTURE
gent de la hanche, qui est la prison, PRESQUE adhérente seulement, de ces
deux appareils. Cet arc est non seulement tendu par le poids spé-
cifique du vif-argent, vingt-cinq livres, mais encore est forcé, dans
sa tension, du poids d’UN SEUL CENTIMÈTRE de mercure de plus que
n’en représente le niveau intérieur de chaque buire. L’arc s’efforcerait
donc de les ramener de ce centimètre de plus vers la partie supérieure
de la cavité iliaque s’il n’était maintenu, tendu à la seule hauteur du poids
du niveau du mercure, par cette petite ganse d’acier que le glissement de la buire
rencontre à cette hauteur même sur les parois de la cavité.
« Ainsi la légère tension de l’arc demeure constante, grâce à cet
obstacle. L’adhérence latérale du disque supérieur de chacune des
deux buires à la ganse d’acier est donc parfaite lorsque le niveau du
vif-argent qu’elles contiennent est égal en ces deux récipients.
« Or, à chaque mouvement de l’Andréide, ce niveau flottant chan-
ge et oscille, l’étrange métal se trouvant en état de fluctuation perpé-
tuelle de l’une à l’autre des buires, grâce aux deux tubulures, — les-
quelles, à la moindre inclinaison de côté ou d’autre, précipitent un
poids excédant de vif-argent dans la buire du côté dont l’équilibre est
sur le point de se rompre.
« Le sinueux vaisseau de platine, cédant et glissant, sous ce sur-
croît, dans la paroi qui moule sa forme, force, de plus en plus, la
tension de l’arc. Cette irruption du vif-argent dans le côté où pen-
che l’Andréide amènerait une chute encore plus rapide de ce côté
même, si la pointe conique de la buire métallique, dès le second cen-
timètre d’exhaussement de son niveau de mesure, ne rencontrait, en
cédant, sous ce poids, et en se désisolant par cela même, le courant
dynamique. Celui-ci, venant animer la détente graduée de ce système
d’aimants fixé à la paroi de chaque buire, fait refluer pour ainsi dire de
force, dans la buire opposée, la quantité de vif-argent strictement nécessaire au
contrepoids désiré. C’est le mouvement contenu en cette contradiction qui, SANS
CESSE, excepté au repos, redresse le chancellement FONDAMENTAL du corps. Vu
la disposition angulaire des cônes vasculaires, le centre de gravité de
l’Andréide n’est qu’APPARENT, n’est qu’instable dans le niveau du mercure.
Sans cela, l’Andréide tomberait, malgré le brusque rejet du métal.
— Mais le centre de gravité réel, grâce à cette disposition des cônes
204

L’ÈVE FUTURE
(et c’est un calcul de triangulation d’une extrême simplicité, tout à
fait élémentaire) se trouve placé HORS de l’Andréide, dans l’intérieur
d’une verticale qui, partant du sommet de l’évasement du cône, —
du point, dis-je, de cet évasement le plus éloigné du centre visible,
apparent, de l’Andréide, — se prolongerait à côté d’elle, au long de sa
jambe immobile, — jusqu’à terre : ce qui contrebalance latéralement
le poids de la jambe mue.
« Cette oscillation, ce rejet du métal, ce déplacement du centre de
gravité, sont perpétuels comme le courant qui les anime et qui en rè-
gle le phénomène. Les tensions de l’arc sont continuellement en éveil
à la moindre mobilité de l’Andréide et le niveau flottant du vif-argent
est incessamment en devenir. Les deux tubulures d’acier sont donc,
pour elle, le balancier d’un acrobate. Mais, à l’extérieur, aucun chancelle-
ment ne trahit cette lutte interpariétale d’où sort le premier équilibre ;
rien, pas plus qu’en nous.
« Quant à l’équilibre total, vous voyez, depuis les clavicules jus-
qu’aux extrémités des vertèbres lombaires, ces complications de si-
nuosités où le vif-argent ondule sans cesse, en contrariant ses pe-
santeurs par des translations instantanées dues à de très fins systè-
mes dynamo-magnétiques. Ce sont ces sinuosités qui permettent à
l’Andréide de se lever, de s’étendre, de se baisser, de se tenir et de
marcher comme nous. Grâce à leur jeu complexe, vous pourrez voir
Hadaly cueillir des fleurs sans tomber. »
VI
SAISISSEMENT
Le sage ne rit qu’en tremblant.
Proverbes
« Je vous ai seulement indiqué à grands traits la possibilité du phé-
nomène : les minutes qui vous restent… (voici minuit) — ne me per-
mettant que d’effleurer les détails.
205

L’ÈVE FUTURE
« La première Andréide seule était difficile. Ayant écrit la formule
générale, ce n’est plus désormais, laissez-moi vous le redire, qu’une
question d’ouvrier : nul doute qu’il ne se fabrique bientôt des mil-
liers de substrats comme celui-ci — et que le premier industriel venu
s’ouvre une manufacture d’idéals ! »
À cette plaisanterie, Lord Ewald, très énervé déjà, se mit à rire
légèrement d’abord ; — puis, voyant qu’Edison riait aussi, l’hilarité
la plus étrange le gagna : le lieu, l’heure, le sujet de l’expérience, l’idée
même qui était agitée entre eux, tout lui sembla, pendant un fort
moment, aussi effrayant qu’absurde, de sorte que, sans doute pour
la première fois de sa vie, il eut un véritable accès de fou rire, dont
retentirent les échos de cet Éden sépulcral.
« Vous êtes un terrible tailleur, dit-il.
— À présent, reprit l’électricien, hâtons-nous. Je vais vous expli-
quer de quelle manière je dois procéder pour transporter, sur cette
Possibilité mouvante, toute l’extériorité de votre favorite. »
À son toucher, l’armure se referma lentement. La table de por-
phyre s’inclina.
Hadaly se tenait debout entre ses deux créateurs.
Immobile, voilée, silencieuse, on eût dit qu’elle les regardait sous
les ténèbres qui cachaient son visage.
Edison toucha l’une des bagues du gantelet d’argent de Hadaly.
L’Andréide tressaillit tout entière : elle redevenait apparition ; le
fantôme se réanimait.
L’impression désillusionnante que l’explication de tout à l’heure
avait laissée dans l’esprit de Lord Ewald s’affaiblit à cet aspect.
Bientôt le jeune homme, redevenu grave, la considéra, de nouveau,
en dépit de sa raison révoltée, avec le sentiment indéfinissable qu’elle
avait éveillé en lui, l’heure d’auparavant.
Le rêve recommençait, reprenant le chemin de cette habitude
d’une heure.
« Es-tu ressuscitée ? demanda froidement Edison à l’Andréide.
— Peut-être ! répondit, sous son voile de deuil et avec sa merveilleu-
se voix de songe, Hadaly.
—Quelle parole ! » murmura le jeune lord.
206

L’ÈVE FUTURE
Déjà le mouvement de la respiration soulevait le sein de l’Andréi-
de.
Soudain, croisant les mains, et s’inclinant vers Lord Ewald, elle lui
dit d’une voix rieuse :
« Et pour ma peine, voulez-vous me permettre de vous demander
une grâce, milord ? dit-elle.
— Volontiers Miss Hadaly », répondit le jeune homme.
Et, pendant qu’Edison rangeait ses scalpels, elle s’éloigna vers les
pentes de fleurs du souterrain ; puis, ayant avisé une grande bourse
noire, aux plis de soie et de velours, pareille à celle des quêteuses,
et qui était suspendue par ses cordons à un arbuste, elle revint vers
l’Anglais surpris.
« Milord, dit-elle, toute belle soirée de plaisir, dans le monde, n’est
complète, je crois, que si elle se rachète elle-même par quelque bonne
œuvre dissimulée sous ses attraits. Ainsi, souffrez que je vous implo-
re pour une jeune femme très aimable — une jeune veuve ! et pour
ses deux enfants !
—Que signifie ceci ? demanda Lord Ewald à Edison.
—Mais, je n’en sais trop rien, moi ! dit Edison. Écoutons-la, mon
cher lord ; souvent elle me fait de ces surprises à moi-même.
—Oui, continua l’Andréide, je vous demande secours, bien hum-
blement, pour cette pauvre femme — que le seul dénuement de ses
enfants oblige à subir encore de vivre — et qui, sans le devoir de
leur donner du pain, ne le supporterait pas un jour. Car le malheur
immérité a grandi son âme jusqu’à la soif de la Mort. Une sorte de
perpétuelle extase l’élève hors de ce monde et la rend aussi impuis-
sante à tout gagne-pain qu’indifférente aux privations les plus péni-
bles — excepté pour ses enfants. Elle a coutume de vivre dans un
état d’esprit qui ne lui laisse distinguer que les choses éternelles, au
point d’avoir oublié son nom terrestre pour un autre, dit-elle, — que
des voix, d’étranges voix ! lui ont donné, souvent, dans les rêves. —
Voulez-vous, à ma première prière, vous qui venez du monde des vi-
vants, ne pas dédaigner de joindre votre aumône. — À LA MIENNE ? »
Ce disant, elle alla prendre, sur une étagère voisine, quelques piè-
ces d’or qu’elle laissa tomber dans la bourse.
207

L’ÈVE FUTURE
« De qui parlez-vous, Miss Hadaly ? demanda Lord Ewald en se
rapprochant de l’Andréide.
—Mais de Mistress Anderson, Milord Celian, — de la femme de
cet infortuné qui est mort de passion pour — vous savez bien ? — pour tous
ces tristes objets, là, tout à l’heure.
Et elle indiqua du doigt la place du tiroir funèbre, dans la mu-
raille.
Si maître qu’il fût de lui, Lord Ewald recula devant Hadaly incli-
née, cette bourse religieuse à la main.
Cette imagination lui semblait la plus sinistre de toutes et quelque
chose dans cette aumône atteignait, en lui, l’Humanité.
Sans répondre, il jeta donc plusieurs bank-notes dans la bourse
noire.
« Merci, au nom des deux orphelins, Milord Celian ! » dit Hadaly,
disparaissant entre les piliers syriens.
VII
NIGRA SUM, SED FORMOSA
Il est des secrets qui ne veulent pas être dits.
Edgar Poe
Lord Ewald la regardait s’éloigner.
« Je ne puis que demeurer dans la plus profonde surprise, mon cher
Edison, dit-il, d’un fait principalement énigmatique pour moi. C’est
que votre Andréide puisse me parler, me nommer, me répondre, se
diriger à travers divers obstacles ici et en haut. — Je dis que ces faits
sont positivement inconcevables en ce qu’ils supposent un discerne-
ment quelconque en elle. Vous ne m’expliquerez pas que des phono-
graphes parlent avant qu’une voix humaine ait eu le temps d’y graver
des réponses aussi précises, — ni qu’un moteur cylindrique puisse
dicter, de lui-même, à un métallique fantôme, des attitudes et des
208

L’ÈVE FUTURE
pas non déterminés, déjà, d’après un calcul très long, très compliqué,
— possible, soit ! — mais qui exige la plus scrupuleuse exactitude.
—Eh bien ! Je vous atteste que les particularités que vous signalez
sont, relativement, les plus faciles à produire entre toutes les autres. — Je
vous le prouverai, je m’y engage. — Vous seriez encore plus étonné
de cette simplicité de leur explication, si je vous la donnais à l’instant,
que vous ne l’êtes de leur apparent mystère. — Mais, je vous l’ai dit :
dans l’intérêt de l’Illusion nécessaire, il me semble utile de diffé-
rer encore la révélation de ce secret. Et tenez ! — Remarquez-vous
une chose bien plus extraordinaire, mon cher lord : c’est que vous ne
m’ayez pas questionné sur la nature du visage actuel de l’andréide ? »
Lord Ewald tressaillit.
« Puisqu’il est voilé, dit-il, j’ai pensé qu’il serait peu discret de m’en
enquérir. »
Edison regarda Lord Ewald avec un sourire grave.
« J’imaginais, répondit-il, que vous ne teniez pas à vous créer un
souvenir capable de troubler la vision que je vous ai promise : le vi-
sage qui vous apparaîtrait ce soir demeurerait fixé en votre mémoire
et transparaîtrait toujours pour vous sous le visage futur qui, seul, est
votre espérance. Et ce souvenir gênerait votre illusion en éveillant
sans cesse une arrière-pensée de dualité. C’est pourquoi, même si ce
voile cachait le visage d’une Béatrix idéale, vous ne tenez pas à le voir
— et vous avez raison. C’est aussi pour un motif analogue que je ne
puis vous révéler, aujourd’hui, le secret dont vous parlez.
—Soit », répondit Lord Ewald.
Puis, comme voulant dissiper l’idée suscitée par l’électricien :
« Vous allez donc revêtir Hadaly, reprit-il, d’une carnation identi-
que à celle de mon amour ?
—Oui, répondit Edison ; vous remarquez, n’est-ce pas, mon cher
lord, qu’il ne s’agit pas encore ici de l’Épiderme, qui est la chose ca-
pitale ! mais de la chair… seule. »
209

L’ÈVE FUTURE
VIII
LA CARNATION
Chair de la femme, argile idéale, ô merveille !
Victor Hugo
« Vous vous rappelez le bras et la main dont le toucher vous a sur-
pris, en haut, dans mon laboratoire ? C’est cette même substance que
j’emploierai.
« La chair de Miss Alicia Clary se compose de certaines parties de
graphite, d’acide nitrique, d’eau, de divers autres corps chimiques re-
connus dans l’examen des tissus sous-cutanés. Cela ne vous apprend
pas pourquoi vous l’aimez. De même, la reconstruction des éléments
de la chair andréidienne ne serait d’aucune lumière, ici, pour vous,
attendu que la presse hydraulique, en les coagulant d’une façon ho-
mogène (comme la Vie pétrit les éléments de notre chair), a littéra-
lement transfiguré leur individualité en une synthèse qui ne s’analyse
pas, mais qui se ressent.
« Vous ne sauriez imaginer jusqu’à quel point, tenez, l’impalpa-
ble poudre de fer réduit, aimanté, disséminé à l’état blanc, en cette
Carnation, la rend sensible à l’action électrique. Les capillaires extré-
mités des fils d’induction qui traversent les jours imperceptibles de
l’armure sont mêlées aux fibreuses applications de cette chair, — à
laquelle la membrane diaphane de l’Épiderme, qui lui est adhérente,
obéit merveilleusement. De graduées et très impressives mobilités
du courant émeuvent ces parcelles de fer ; cette chair les traduit alors,
nécessairement, par des rétractilités insensibles, selon telles micro-
métriques incrustations du Cylindre ; il y en a même d’ajoutées les
unes sur les autres ; les fondus de leurs successions proviennent de
leurs isoloirs mêmes, lesquels pourraient ici ne s’appeler que des re-
tards instantanés. La tranquille continuité du courant neutralisant toute
possibilité de saccades, l’on arrive, grâce à eux, à des nuances de sou
rires, au rire des joues de la Joconde, à des embellies d’expression, à
des identités vraiment… effrayantes.

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