L’Homme qui a vu le diable

Chapitre 2

 

Makoko grogna. Cette invitation était bienfaite pour le stupéfier et pour nous étonner. Dans notre détresse,nous avions pensé à l’hospitalité du gentilhomme, sans ycroire, et… sans l’espérer. Depuis cinq heures que nous chassionssur cette crête d’où l’on pouvait apercevoir le plateau inculte oùs’élevait la gentilhommière, Mathis et Makoko nous avaientraconté, à Allan et à moi, qui n’étions point du pays, leshistoires les plus invraisemblables sur l’hôte de ces bois.Quelques-unes, inventées par les vieilles de la montagne, lereprésentaient comme ayant commerce avec l’esprit malin. Toutesaboutissaient à cette conclusion que l’homme était inabordable etn’abordait jamais personne. Il vivait là, enfermé dans sagentilhommière avec une vieille domestique et un intendant aussisauvage que lui, et cela depuis des années innombrables. Dans lavallée, personne n’eût pu dire à quelle époque cet être mystérieux,qui ne descendait jamais de son nid d’aigle, s’était installé dansla montagne. Son fermier, car il avait un fermier qui exploitaitpour lui de vastes terres, ne lui avait jamais parlé et traitaitdirectement avec l’intendant. On ne connaissait pas la voix dugentilhomme et voilà que cette voix, nous l’avions entendue, nous,par un privilège qui tenait du sortilège.

Je dis « sortilège », car enfin leplus bizarre de l’affaire n’était-il point cette invitation à desombres perdues dans la nuit d’une caverne ! Nous le voyions,nous ; mais il ne nous voyait pas, lui ! Ilinvitait de l’ombre à venir s’asseoir à son foyer ! Makoko,qui était superstitieux, chargea les petits marcassins sur sonépaule et nous dit : « En route ! » sansrépondre à l’homme.

Nous nous avançâmes tous, au bord de lagrotte. Il pleuvait encore mais l’orage faisait trêve. Le ciels’éclaircissait au-dessus de nos têtes tandis que de gros nuagesroulaient encore vers nos pieds, s’accrochant à de moindres cimes.La « gentilhommière » nous apparaissait, de l’endroit oùnous nous trouvions, dans un véritable décor d’enfer. L’antiquebâtisse, à laquelle une tourelle à mâchicoulis, reste de châteaufort, donnait un aspect moyenâgeux, reposait sur un roc absolumentdénudé, sur une sorte d’étroit plateau sinistre, balayé par tousles vents, nettoyé comme le carreau net d’une cuisine par cettefemme de ménage acharnée et formidable : la tempête. Cettearidité surprenait d’autant plus qu’elle était entourée, à quelquedistance de là, d’une ceinture de collines verdoyantes etd’épaisses forêts ; et elle avait ceci de mystérieux qu’ellen’apparaissait point comme étant naturelle. Non, iln’était point naturel que les choses devinssent tout à coup, sansraison apparente, aussi désolées ; il n’était point naturelque cette verdure, ces arbres, ces fleurs qui, si joyeusement,avaient gravi la montagne, se fussent arrêtés soudain au bord de ceplateau, comme s’il avait été maudit, comme si le destin en avaitinterdit l’approche à tout ce qui pouvait ressembler à de la vie.Je n’avais jamais rien vu d’aussi lugubre que ces rochers nus etque cette masure, toute branlante encore du choc del’ouragan ; et une grande curiosité me vint de pénétrer danscette demeure, fermée jusqu’à ce jour aux étrangers, derrière cethôte dont on ignorait tout, même le nom, et qui, tête nue, sepromenait les jours d’orage, dans la montagne, avec son chien« Mystère » qui aboyait en silence.

Makoko était déjà sur le chemin ; Mathis,sans même saluer l’homme, avait rejoint Makoko. Allan était restéprès de moi. Je mis mon chapeau à la main et remerciai legentilhomme de son invitation. Je lui dis que nous l’eussionscertainement agréée si nous n’avions été fort pressés de nousrendre à La Chaux-de-Fonds où d’importantes affaires nousattendaient.

– Bah ! Vous passerez la nuit dans lamontagne… interrompit l’homme.

– Qui vous le fait croire ?demandai-je.

– Les deux seuls chemins qui conduisent à LaChaux-de-Fonds sont impraticables. L’orage a fait déborder lestorrents. Il est tard ; vous rencontrerez mille difficultésque vous ne surmonterez pas avant la nuit. Essayez !… mais jesuis sûr que, cette nuit, vous reviendrez frapper à ma porte… sivous retrouvez votre chemin…

Makoko et Mathis considéraient l’homme d’unœil hostile. Makoko, d’un coup d’épaule, remontant les marcassinsqui lui pendaient dans le dos et qui grognèrent lamentablement,s’avança presque sous le nez de l’homme, et, à brûle-pourpoint, luiposa cette question :

– D’abord, comment saviez-vous que nous étionslà dedans !… Comment avez-vous deviné que nous étions au fonddu trou ?… Vous auriez aussi bien pu inviter à souper unefamille de loups !…

– Je vous ai vus tuer la laie !… ditl’homme très tranquillement, en montrant du doigt les marcassins.Un beau coup de fusil, monsieur… ajouta-t-il en se tournant versmoi. C’est dommage d’avoir manqué le père, une bien belle bête…

– C’est moi qui l’ai manqué, fit Makoko, maisce n’est pas ma faute. J’ai craint de blesser mon piqueur… unimbécile…

Et il se lança dans des détails, secouant sesmarcassins…

– Quel beau défilé, hein ! Vous avezvu ?… Alors, vous étiez là quand ils sont arrivés dans lechemin vert ?… Le vieux en tête… Les petits dans le milieu… lamère fermant la marche… toute la famille à la queue leu leu… Aupremier coup de fusil, la laie est par terre… les petits, affolés,se jettent sur elle, Mathis me crie de tirer sur le sanglier quidétale… mais j’avais mon piqueur en face, l’idiot !… La bêtefait un demi-cercle rapide, se jette à droite, disparaît…heureusement, les petits étaient là… je leur ai fait un sort avecun bout de ficelle… je leur ai lié les pattes, et voilà !…Ah ! une bonne chasse ! si seulement on pouvait rentrer àLa Chaux-de-Fonds ce soir…

– Trop tard, fit l’homme ; jamais vous neretrouverez vos voitures, maintenant… Vous auriez dû vous mettre enroute tout de suite, avec vos piqueurs, quand ils ont jeté la laiesur la luge…

– Mais enfin ! où étiez-vous donc ?reprit Makoko… Moi, je ne vous ai pas vu… Vous l’aviez vu, vousautres ?…

Nous répliquâmes qu’en effet nous n’avionspoint aperçu notre interlocuteur.

– Bah ! dit celui-ci avec un pâlesourire, j’étais là, pourtant ! Messieurs… je n’ai pasl’habitude d’emmener les gens de force chez moi… Il y a bien desannées que ma porte ne s’est ouverte devant des étrangers… jen’aime pas la société… seulement je vais vous dire : il y asix mois, on est venu frapper à ma porte, un soir… c’était un jeunehomme qui avait perdu son chemin et qui me demandait le gîtejusqu’au matin… Je le lui refusai. Le lendemain, on a trouvé uncadavre au fond de la Grande Marnière… Un cadavre à moitié mangépar les loups…

– Mais c’était Petit-Leduc, s’écria Makoko… Etvous avez eu le cœur de rejeter le garçon dans la montagne, lanuit, en plein hiver ! C’est vous qui l’avez tué !…

– Oui, certes !… fit l’homme, simplement,c’est moi qui l’ai tué… Et vous voyez que cela m’a renduhospitalier, messieurs…

– Et pourriez-vous nous dire pourquoi vousl’avez chassé de votre maison ? gronda sourdement Makoko, dontle poing féroce semblait se préparer à assommer ce singulierhôte.

Sans hâte, le gentilhomme posa sur nous sonregard mort.

– Parce que ma maison porte malheur…dit-il… Est-ce que ce n’est pas ce qu’on raconte dans lamontagne ?…

Puis, nous désignant d’un doigt décharné lesnuées opaques qu’une saute de vent faisait remonter versnous :

– Messieurs, au plaisir de vousrevoir !…

Et il s’éloigna, appelant son chien,redressant sa haute taille, le fusil sur l’épaule, ses quatremèches au vent.

– C’est un fou ! dit Mathis.

– C’est un fou ! dit Allan.

– Non ! Non ! ce n’est pas unfou ! répliqua péremptoi­rement Makoko, sans plus exprimer sapensée qui vouait le gentilhomme à l’enfer.

Les nuages nous gagnaient déjà, nous masquantla terre, la terre avec ses monts, ses forêts, ses plaines, sesvallées, ses villes… la terre des hommes… et bientôt nous nedistinguâmes même plus nos bottes… mais, par un effet de lumière, àla fois fantastique et naturel, il n’y eut plus de visible, en facede nous, que le lugubre plateau, qui semblait porté par des nuéesde tempête, en plein ciel, sans plus tenir par rien à la terre. Lagentilhommière était debout là-dessus comme un Saint-Honoré sur uneassiette. Un rai, envoyé par le soleil à l’agonie, alluma lescréneaux de la tour et lui fit une sorte de couronne de soufre quis’éteignit presque aussitôt. Et il nous parut que l’ombre démesuréede cette tour était venue nous toucher, s’allongeant tout à coupau-dessus de l’épais brouillard qui maintenant nous tenait laceinture.

– C’est nous qui serions des fous de ne pointaccepter l’hospitalité de l’homme, fis-je. Entrons dans son petitcastel. Et vite ! il n’y a pas une minute à perdre.

– C’est mon avis, obtempéra Allan.

– Et s’il nous porte malheur ! s’écriaMakoko.

– Oui, s’il nous porte malheur ! répétaMathis, qui était rarement d’un autre avis que celui de Makoko…

– Et quel malheur voulez-vous qu’il nousarrive ? fis-je.

– Est-ce qu’on sait, avec cet homme dudiable ! grogna Makoko.

– Oh ! moi, j’aime mieux voir le diableque d’attraper un rhume de cerveau, déclarai-je en éclatant derire.

Mais quel rire avais-je là ! quel rirefrénétique sortait de ma bouche ouverte toute grande, toutegrande…

Je m’étais arrêté de rire, que la montagneriait encore. Oui, l’écho me renvoyait l’éclat de ma vainegaieté avec une insistance qui nous énerva.

– Quand elle aura fini ! ditMakoko à la montagne.

Il fallait nous décider, prendre un parti.Allan et moi, aidés des éléments, eûmes enfin raison deshésitations de Mathis et de Makoko, auxquels nous reprochions leurcouardise. Nous dûmes hâter le pas pour arriver sur le plateauavant que la nuée ne nous eût ensevelis tout à fait et, quand nousfrappâmes à la porte de la gentilhommière, il n’y avait plusau-dessus du brouillard que quatre têtes sans corps qui attendaientqu’on voulût bien leur ouvrir.

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