L’Homme qui a vu le diable

Chapitre 5

 

Fébrile, il s’essuya le front, poussa unprofond soupir, fit quelques pas désordonnés, et comme il passaitprès du foyer et que son chien le regardait curieusement aller etvenir, toute sa colère qu’il essayait visiblement de calmer lereprit :

– Et toi ! Et toi ! Et toi, n’es-tupas fatigué de me regarder en silence !… de me voir vivre ensilence !… de m’accompagner partout en silence !… Vacoucher, Mystère !… À la niche ! à la niche !…Est-ce pour aujourd’hui ?… Est-ce pour demain ?… quandparleras-tu donc, Mystère !… ou crèveras-tu comme les autres,comme les autres… en silence !…

Il avait poussé la porte qui donnait sur latour et il talonnait furieusement son chien qui, à chaque coup,ouvrait la gueule, de douleur.

Nous étions fort impressionnés par cette scèneinattendue. L’homme s’était enfoncé dans l’ombre de la tour,toujours poursuivant son chien.

Makoko fit, à mi-voix :

– Qu’est-ce que je vous avais dit ?… Vousferez ce que vous voudrez… mais moi, je ne me couche pas cettenuit… je reste ici, dans cette pièce, jusqu’au matin…

– Moi aussi, dit Mathis.

Allan déclara :

– Dame ! ça vaut peut-être la peine deveiller… On va peut-être voir des choses amusantes…

– Taisez-vous, interrompit rudement Makoko… neblasphémez pas !…

Et il ajouta :

– Qu’est-ce que je vous avais dit ?…qu’est-ce que je vous avais dit ?…

Allan agacé :

– Mais qu’est-ce que tu nous as doncdit ?

Makoko, penché sur nous, les yeux hors desorbites :

– Vous ne voyez donc pas que c’est unpossédé ?…

– C’est un malade, dit Allan…

– Oui, approuvai-je, un monomane… Le reste dutemps normal, il est repris de sa frénésie quand il est subitementen face de sa manie… C’est un malheureux qui a certainement lamanie de la persécution de l’au-delà. Son cerveau est la proiedu diable !…

– Ne prononce pas ce nom-là, surtoutici ! fit hâtivement Makoko.

Allan et moi nous nous mîmes à rire.

– Ne riez pas ! supplia Mathis…

– Ah ! zut ! s’exclama Allan, vousn’allez pas, avec vos têtes de mort, nous empêcher de nous amuser…Il n’est pas onze heures ! tâchez d’avoir le sourire… Nousavons six heures devant nous… si nous faisions un petit poker… Onva inviter notre hôte, ça lui changera les idées…

Et Allan, joueur forcené, tira un jeu decartes de sa poche, le jeu avec lequel nous avions fait tous deux,pendant le voyage de Paris à La Chaux-de-Fonds, d’interminablesparties d’écarté.

Déjà Allan, sur un coin de la table, avaitdéposé un jeu de cinquante-deux et triait du paquet les cartes dontil estimait n’avoir pas besoin.

– Je garde les six, hein ? si nous jouonsà cinq ?

Il n’avait pas terminé son opération que legentilhomme rentrait dans la salle. Notre hôte nous parutrelativement calme et l’on voyait qu’il avait occupé ces quelquesminutes à reprendre ses esprits, mais par un phénomène dont nous nepouvions comprendre la raison, dès qu’il aperçut le jeu de cartessur la table, sa figure se transforma immédiatement et prit unetelle expression d’épouvante et de fureur que j’en fus moi-mêmeeffrayé.

– Des cartes ! s’écria-t-il… Vous aviezdes cartes !…

Allan se levait, aimable :

– Nous avons décidé de ne point nous coucher,notre cher hôte… Nous sommes, nous autres, d’affreux noctambulesqui n’avons point coutume de retrouver notre lit avant l’aurore.Alors, en attendant, nous jouons… oui, une petite partie d’amis… lepoker ?… Vous ne connaissez pas le…

Mais Allan s’arrête… Il vient d’être frappé,lui aussi, de l’aspect formidable de notre hôte. Nous ne lereconnaissons plus, tant, instantanément, il a vieilli… On luidonnerait cent ans… ou plutôt il a l’âge de ceux dont on ne compteplus les années… ses yeux sont injectés de sang… les poils de samaigre moustache sont hérissés… ses dents sont menaçantes… sabouche crispée siffle.

– Des cartes !… Des cartes !

Ces mots sortent avec peine de sa gorge, commesi une main invisible l’eût étranglé.

– Qui vous a dit de venir ici avec… avec descartes ? Qui… qui vous envoie avec des cartes ?… Quiêtes-vous ? D’où venez-vous ? Que me voulez-vousencore ?… Il faut brûler les cartes ! Il faut brûlerles cartes !

Sa main, d’un mouvement brusque, saisit le jeusur la table, et il va le jeter dans le brasier quand son gestes’arrête à mi-chemin ; ses doigts tremblants abandonnent lescartes ; il se laisse tomber sur le fauteuil, pousse un crirauque :

– J’étouffe… j’étouffe !…

Nous nous précipitons pour lui porter secours…Mais d’un seul effort de ses doigts maigres, il a déjà arraché soncol, sa cravate… et maintenant, immobile, la tête haute, appuyée audossier du vaste meuble il pleure… il pleure… Ses orbites,profondes comme des cratères, laissent couler des larmesbrûlantes.

Et enfin, il parle d’une voix plaintive.

– Vous êtes de bons enfants… Il faut que voussachiez… Vous ne vous en irez pas d’ici comme ça… en me prenantpour un fou… pour un pauvre malheureux triste fou…

Makoko et Mathis écoutent le vieil homme« à en perdre la respiration ». Allan et moi l’examinonscomme des bons élèves de la Faculté de Paris doivent considérer un« cas curieux ».

– Oui, fait-il… oui, vous saurez tout…cela pourra vous servir.

Et « le cas curieux » se lève,marche, marche, s’arrête en face de nous, nous fixe de son regardéteint à nouveau, de son regard qui est retourné, après la brusquesortie de tout à l’heure, se réfugier au fond de ses deux trous,asile de cette âme tourmentée.

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