L’Homme qui a vu le diable

Chapitre 10

 

Il les vit sur le coin de la table et sautadessus.

– C’est vous qui l’aurez voulu !… Jem’étais laissé cet espoir suprême de mourir sans avoir à nouveautenté l’infernale expérience… Ainsi, à l’heure de la mort, j’auraispu m’imaginer être pardonné… Vous ne l’avez pas voulu !… quele diable, à son tour, vous damne ! Tenez ! Voici voscartes… Je ne veux pas y toucher… elles sont à vous… battez-les…arrangez-les !… distribuez-moi les cartes que vous voudrez… Jevous dis que je vais gagner ! Me croyez-vousmaintenant ?…

Allan, tranquillement, avait pris les carteset en extrayait un jeu de trente-deux.

L’homme lui mit la main sur l’épaule.

– Vous ne me croyez pas ?…

– Nous allons voir, fitAllan !…

– Oui, répétai-je, nous allons voir…

Makoko se leva et se mit entre nous, car ileut peur d’une dernière violence de l’hôte. Et puis, cetteaffaire-là ne lui allait pas du tout, à Makoko.

– Il ne faut pas faire ça, me dit-il, trèsému… Je vous en prie, ne faites pas ça…

– Oui, ajouta Mathis… laissez-letranquille. Vous avez tort… il ne faut jamais tenter lediable…

– Ah ! fichez-nous la paix avec votrediable ! fit Allan impatienté. Voici les cartes, monsieur…

Notre hôte, pendant cette rapide interventionde mes amis, semblait avoir reconquis un peu de sang-froid. Ils’était rapproché de la table, s’était assis… Allan et moi avionspris place en face de lui.

– Que jouons-nous ? demandai-je.

L’homme répondit, d’une voixsinistre :

– Je ne sais pas, messieurs, si vous êtesriches… mais je vous annonce, à vous qui venez me prendre mondernier espoir, que vous êtes ruinés.

Là-dessus, il prit son portefeuille dans sapoche, le portefeuille dans lequel nous lui avions vu ranger lesdouze mille francs… Il le plaça sur la table, entre lui et nous, etdit :

– Je vous joue, en cinq secs à l’écarté, toutce qu’il y a dans ce portefeuille… ceci pour commencer ; jevous jouerai ensuite toutes les parties que vous voudrez !…jusqu’à ce que je vous rejette à ma porte tout nus, votre ami etvous, ruinés pour la vie… tout nus !

– Tout nus ! reprit Allan qui étaitbeaucoup moins impressionné que moi… vous voulez donc jusqu’à noschemises ?

– Jusqu’à vos âmes, dit l’homme, que jedonnerai au diable pour qu’il me rende la mienne en échange.

Allan se tourna vers moi.

– Ça va ! me demanda-t-il, en clignant del’œil. Nous sommes de moitié dans la partie ; ne demande pas àMakoko ni à Mathis…

Ceux-ci profitèrent de ce qu’Allan les avaitnommés pour recommencer leurs protestations et leursprières :

– Ne faites pas ça !… Ne faites pasça !

– Ah ! messieurs, maintenant, je réclamedu silence ! ordonna l’hôte d’une voix rude et vibrante.

Makoko et Mathis se turent, mais ils restèrentprès de nous, tremblants comme si un grand danger nous menaçait.Allan me dit :

– Allons ! toi qui es fort à l’écarté,tiens les cartes…

Je pris la place d’Allan, un vague sourire auxlèvres, mais, au fond, assez ému. Et cependant, il ne faisait pointde doute pour moi que, puisque nous devions jouer toutes lesparties que nous voudrions, je finirais bien par gagner, une fois…ne serait-ce qu’une fois ! Et cette fois-là nous rendrait toutce que nous pourrions avoir perdu, Allan et moi, et, de plus,ramènerait peut-être le calme dans le cerveau troublé de notrehôte. Je me mis à battre rapidement les cartes et présentai lepaquet à mon partenaire…

Il coupa. Je donnai. Je retournai le valet decœur. L’hôte regarda son jeu et joua. Manifestement, il n’auraitpas dû jouer le jeu qu’il avait en main : trois petitstrèfles, la dame de carreau et le sept de pique. Il fit la dame decarreau, je fis les quatre autres plis et comme il avait jouéd’autorité je marquai deux points. Il ne faisait pas de doute pournous que le gentilhomme faisait tout son possible pour perdre. Cefut à son tour de donner. Il tourna le roi de pique ; il neput se défendre d’un mouvement convulsif quand il aperçut sous sesdoigts cette image noire qui lui donnait, malgré lui, un point.

Il regarda son jeu, anxieusement. Ce fut à montour de demander des cartes. Il m’en refusa, croyant évidemmentavoir très mauvais jeu, mais j’avais aussi mauvais jeu que lui etcomme il avait un dix de cœur qui prit immédiatement mon neuf quej’avais joué pour risquer le coup de la couleur longue (j’avais leneuf, le huit et le sept de la même couleur), il dut jouer ducarreau que je ne pus lui fournir et deux trèfles plus forts queles miens. Ni l’un ni l’autre n’avions d’atout. Il marqua un point,ce qui, avec le point du roi, lui en faisait deux. Nous étions àégalité : l’un ou l’autre pouvait finir du coup, s’il faisaittrois points.

La « donne » m’appartenait ; jetournai le huit de carreau. Cette fois, il demanda des cartes. Ilen prit une et me montra celle qu’il jetait, c’était le sept decarreau. Il ne voulait pas avoir d’atout en main. Il réussit dansses désirs et parvint à me faire marquer deux points de plus, cequi me faisait quatre. Allan et moi regardâmes malgré nous leportefeuille. Nous pensions : « il y a là une petitefortune qui va nous appartenir et que nous aurons gagnée sans grandmal ». Quand l’hôte eut « donné » à son tour et queje vis le jeu qu’il m’avait distribué, je crus que l’affaire étaitréglée. Cette fois, le gentilhomme n’avait pas tourné un roi, maisle sept de trèfle. J’avais deux cœurs et trois atouts : le roiet l’as de cœur, l’as, le dix, et le neuf de trèfle. Je jouaid’autorité le roi de cœur, mon partenaire fournit la dame, je jetaisur la table l’as de cœur, mon partenaire fut forcé de le prendreavec le valet de cœur qui lui restait et il joua un carreau que jecoupai avec mon atout. Je rejouai atout de l’as : il me leprit avec la dame d’atout, mais je l’attendais à sa dernière carteavec mon dix de trèfle ! Il avait le valet d’atout !Comme j’avais joué d’autorité, il marqua deux points ; celanous faisait « quatre à… ». Entre ses lèvres closes,l’hôte retint une malédiction qui ne demandait qu’à sortir.

– Allons ! fis-je, il n’y a encore riende gagné ! Ne vous désolez pas !…

Il grogna, d’un grognement de fauve à l’affûtque l’on dérange. Ses yeux ne quittaient pas les cartes.

– Nous allons vous démontrer, fit Allan, dansle silence de tous, que vous pouvez perdre comme le plus simple deshommes.

Il râla :

– Je ne puis pas perdre…

L’intérêt de la partie atteignait à sonmaximum d’intensité. Un seul point de part ou d’autre et l’un denous avait gagné ! Si je tournais le roi, la partie étaitfinie et je gagnais douze mille francs à cet homme qui prétendaitne point pouvoir perdre. Pendant que je donnais, une anxiétégénérale nous tenait tous muets. On n’entendait que le tumulte duvent, qui, dehors, ébranlait le manoir jusque dans ses fondements.J’avais donné. Il me restait à retourner la carte qui allaitindiquer l’atout. Je tournai le roi !… le roi de cœur !J’avais gagné !

Le gentilhomme poussa un cri d’allégresse quinous déchira le cœur, tant il ressemblait à un cri de désespoir. Ilse pencha sur la carte, il la prit, il la considéra, la palpa… Ill’approcha de ses yeux, et nous avons pu croire qu’ill’approcherait de ses lèvres…

Il murmura :

– Est-ce bien possible, mon Dieu !…Alors ?… Alors j’ai perdu ?…

– Il paraît, dis-je, en essayant desourire…

Mais la joie de notre hôte était si pénibleque nous n’eûmes pas le courage de triompher.

Seulement Allan ne put retenir uneréflexion :

– Vous voyez bien qu’il ne faut pas croiretout ce que raconte le diable !

Makoko et Mathis essuyèrent leur front ensueur. Déjà, ils nous avaient vus ruinés, damnés, maudits, Allan etmoi. Le gentilhomme, dans une émotion telle qu’il laissait ànouveau couler ses larmes, des larmes de bonheur cette fois, pritson portefeuille et l’ouvrit.

– Ah ! messieurs, gémit-il… soyez bénis,vous qui m’avez gagné tout ce qu’il y a là-dedans !… que nes’y trouve-t-il un million ! Je vous l’aurais donné avecjoie…

Et, en tremblant, il fouilla dans leportefeuille, il le vida des quelques papiers qu’il contenait, ils’étonna de ne point y trouver tout de suite les douze mille francsqu’il y avait mis. Il ne les trouva point. Ils n’y étaientpoint !… Le portefeuille, retourné fébrilement de tous lescôtés dans toutes ses poches, était vide ! Le gentilhommeavait perdu… ce qu’il y avait dans le portefeuille… Mais il n’yavait rien dans le portefeuille !… Rien !…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer