L’Homme qui a vu le diable

Chapitre 3

 

Je n’ai pas été élevé avec les gnomes de lamontagne, comme Mathis et Makoko, l’un fils de garde forestier,l’autre unique héritier d’un des plus grands propriétaires terriensde cette partie du Jura qui tient par un versant à la France, parl’autre à la Suisse. Allan et moi avions connu Mathis et Makoko aucollège de Lons-le-Saunier, où nous restâmes jusqu’à notrequatrième, avant d’aller à Paris terminer nos études. Eux, après laquatrième, étaient tout simplement retournés au foyer paternel, auxenvirons de La Chaux-de-Fonds, non loin de cette Tête-de-Rang quis’élève de plus de quatorze cents mètres au-dessus du niveau de lamer et d’où, par les grands jours d’azur, on aperçoit tout le Juraet les Alpes, du Soentis au mont Blanc. Là, ils avaient étéentièrement repris par la terre natale, par ses traditions, seslégendes, par l’âme mystérieuse de la forêt.

Trois fois déjà, sur leurs pressantesinvitations, nous étions venus, Allan et moi, chasser avec eux,vers la fin des vacances, mais nos expéditions cynégétiques ne nousavaient point conduits encore si près de la gentilhommière dontnous n’avions entendu parler jusqu’alors que d’une oreilledistraite. Nous avions coutume, du reste, de ne prêter aucuneattention à toutes ces histoires de bonnes femmes. La seule chosequi nous intéressât était les rudes chasses que nous faisions avecces rudes gars, car nous aimions beaucoup nos camarades tels que lavie les avait faits : paysans orgueilleux, courageux et forts,d’âme délicate et peureuse devant l’inconnu,et tenant deleur famille, restée catholique, une piété qui allait jusqu’à lasuperstition.

Quant à Allan et quant à moi, élèves de laFaculté de Paris, nous ne croyions pas à grand-chose en dehors dece que nous montrait notre scalpel. C’est vous dire quel espritdifférent nous animait tous les quatre dans le moment que lafumée des monts nous acculait à l’hospitalité de lagentilhommière. Allan et moi étions curieux de savoir ce que nousallions trouver derrière cette porte. Makoko et Mathis en avaientpresque la terreur. S’ils avaient été seuls, nul doute qu’ilseussent préféré rester, le ventre creux et transis de froid, aufond de la caverne.

… C’était une antique porte de chêne touteconsolidée de barres de fer et cuirassée de clous. Elle tourna surses gonds, sans bruit.

Une petite vieille était sur le seuil,accueillante et ratatinée.

– Entrez, messieurs.

Du seuil, nous apercevions une pièce haute etlarge, assez semblable à ces salles appelées autrefois salles desgardes. Elle faisait certainement partie de ce qui restait duchâteau fort sur les ruines duquel, quelques siècles auparavant, onavait bâti la gentilhommière. Elle était bien éclairée par le feude l’âtre énorme où brûlait un arbre et par deux lampes à pétrolependues par des chaînes à la voûte de pierre. Pas d’autres meublesqu’une table épaisse de bois blanc, un large fauteuil de cuir,quelques escabeaux et un buffet grossier.

On eût en vain cherché dans cette salle lessquelettes tintinnabulants, le crocodile empaillé, les paquetsd’herbe, les fourneaux, les alambics et les cornues de toutalchimiste ou suppôt de Satan qui se respecte ; seulement,l’impression que l’on en recevait était assez singulière, car cettepièce était toute blanche, comme un sépulcre.

La vieille n’avait point l’air d’une sorcière,mais elle était vieille, vieille, courbée en deux, et sa voix étaitcelle d’une enfant et elle avait l’air trop aimable. Elles’appuyait sur un bâton.

Comme je demandais tout de suite à voir notrehôte, elle toussa, nous pria d’entrer dans la pièce, bouscula unpeu Makoko qui grognait avec ses marcassins, et se mit à trottinerdevant nous en nous priant de la suivre.

Nous traversâmes ainsi toute la pièce. Elleouvrit une porte. Nous étions au bas d’un escalier vermoulu, auxmarches de bois affaissées. L’escalier tournait dans la tourconduisant aux deux étages de la masure. Dehors, le vent chantaitune chanson désespérée et, se glissant jusqu’à nous par lesmeurtrières, nous glaçait.

– Mettez vos bêtes là-dessous ! fit lavieille en indiquant à Makoko un trou sous l’escalier. On leurdonnera quelque chose à manger tout à l’heure.

Makoko se sépara de ses petits avec un soupirde mère. Pendant ce temps, la bonne femme allumait une lanternedont la flamme, vacillant dans sa prison de verre, projeta nosombres dansantes sur les murs.

– Mes bons messieurs, avant le souper, je vaisvous montrer vos chambres. Je m’appelle la mère Appenzel, pour vousservir.

Et elle grimpa avec un grand bruit de galochesau long des marches inquiétantes, s’embrouillant dans ses bonnesvieilles jambes et son bâton à ne plus s’y retrouver. Elle arrivacependant la première au premier étage.

– C’est là que vous couchez. Mon maître et moiavons nos chambres au-dessus, fit-elle, en nous montrant le plafonddu bout de son bâton.

– Et quand le verra-t-on, votre maître ?demandai-je.

– Tout à l’heure, mon bon monsieur, tout àl’heure.

Nous étions dans un corridor dallé de carreauxfort ébréchés, mais fort propres. Sur ce corridor donnaient quatreportes : deux à droite, deux à gauche. Trois de ces portesétaient ouvertes. Elle nous les montra :

– Voici vos chambres. Deux de ces messieursseront obligés de coucher dans le même lit, ajouta-t-elle d’unevoix dolente. J’ai mis des draps, de l’eau dans les pots et de labougie sur les tables ; j’espère que vous ne manquerez derien.

– Vous saviez donc que nous allionsvenir ?

La mère Appenzel fit entendre un petit rire decrécelle.

– Mon maître m’a annoncé des amis…

Makoko, suivi de Mathis et d’Allan, avaitpénétré dans la première chambre. Je l’entendis déposer bruyammentson fusil et dire :

– Nous coucherons ici, Mathis et moi.

J’étais resté seul dans le corridor avec lavieille. Je lui désignai la porte close.

– Il n’y a donc pas de lit dans cettechambre ? demandai-je.

– Oh ! monsieur, fit la vieille, il y abien un lit, mais on n’a pas couché dans la mauvaisechambre depuis cinquante ans…

– Et pourquoi ?…

– Chut !! souffla la mère Appenzel, undoigt sur sa bouche édentée ; et elle s’en fut vers la chambred’Allan

Je crus que j’étais seul, j’allongeai la mainvers la clenche qui fermait la mauvaise chambre.

La vieille m’avait vu.

Elle me jeta, suppliante :

– Ne faites pas ça !…

…………………………………

Quand mes amis, après une toilette sommaire,furent descendus, je m’attardai dans le corridor et, une bougie àla main, pénétrai dans la pièce mystérieuse. Dois-jel’avouer ? Mon cœur battait un peu plus vite que decoutume.

La porte poussée, je ne remarquai tout d’abordrien d’extraordinaire. Mais je fus saisi par une odeurindéfinissable, une odeur qui n’était point seulement « derenfermé », une odeur effacée et lointaine, aigre etbrûlante. Je croyais être sûr de n’avoir jamais senti cetteodeur-là. Elle n’était point désagréable.

Et, je ne sais pourquoi, je m’amusai aussitôtà l’idée que cette odeur était peut-être bien l’odeur du Diable.Mais j’en fus pour mon idée, car, ayant deviné au fond de la pièce,sur la droite, la forme de la vaste cheminée qui, montant de l’âtresis au-dessous de nous, dans la salle, se continuait jusqu’au toiten se rétrécissant à travers plafonds et planchers, mon espritpositif imagina aussitôt qu’une telle odeur me venait, par quelqueinterstice, d’une telle cheminée.

La chambre était vaste, occupée dans sonmilieu par un lit très simple à colonnettes, mais qui, s’il dataitréellement comme je le présumais, de Henri III, pouvait être d’unegrande valeur. De lourdes tentures d’un vert décoloré pendaient auxdeux fenêtres.

Dans un coin, il y avait une commode duPremier Empire à table de marbre. Au-dessus de cette commode uneétagère bibliothèque, et, dans cette bibliothèque, une douzaine devieux ouvrages dont je lus quelques titres : Judas etSatan, Le Sabbat, L’envoûtement tel qu’on le pratiquait au MoyenÂge, Les Sorciers du Jura…

Je ne pus m’empêcher de sourire à cetteaccumulation de littérature diabolique et je me disposais à meretirer quand je fus arrêté par l’attitude de l’armoire àglace.

J’allai à l’armoire. Celle-ci était un meubledu milieu du XVIIIe siècle, travaillé de délicatessculptures du style le plus délicieusement rococo, à même le boisqui avait perdu par endroits sa peinture. On avait déshonoré lespanneaux en y incrustant des glaces, et ceci était d’un luxerelativement moderne que j’aurais sincèrement regretté si jen’avais été plus occupé, comme je vous l’ai dit, par l’attitude dece meuble, que par le meuble lui-même.

On eût dit un meuble ivre, cherchant unéquilibre qui lui échappait. Décollé de la muraille, il se penchaitvers moi comme s’il avait décidé de me tomber dans les bras.Logiquement, de par le simple exercice des lois de la pesanteur,cette armoire devait, me semblait-il, continuer son inclinaisonjusqu’à ce qu’elle eût rencontré le carreau de la chambre, en unfracas nécessaire. La prudence me commandait de n’y point toucher,mais ayant sans doute ce soir-là, comme on dit, le diable aucorps, je posai ma bougie sur la commode, repoussai l’armoirecontre la muraille, cherchai d’une main dans ma poche un objet quipût me servir de cale, y trouvai mon couteau de chasse, le jetaisur le parquet et, du bout de mon pied, assurai par ce moyenl’équilibre certain de cette armoire en goguette.

Quand, fier de mon ouvrage et persuadé quej’avais épargné à ce joli meuble un accident menaçant, j’eus reprisma bougie et me fus retourné pour fermer la porte, je revisl’armoire dans son inclinaison première.

– Ah ! vraiment ! fis-je assezétonné ; mais comme, en bas, Makoko inquiet de mon absencem’appelait, je descendis.

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