L’Homme qui a vu le diable

Chapitre 8

 

Oui ! ajouta le gentilhomme d’une voixsombre, le diable, en deux mots, m’avait, au fond de l’armoire, enlettres brûlantes, écrit mon destin ! Il avait laissé là sasignature ! La preuve supérieure du pacte abominable que jepassais avec lui, dans cette nuit tragique ! TUGAGNERAS ! Ne l’avais-je pas appelé de tout mon cœur,sincèrement, désespérément, de toutes les forces de mon être qui nevoulait pas mourir, ne l’avais-je pas appelé ? Eh bien, ilétait venu. Ah ! par le seigneur Dieu ! Messieurs, leDiable, quand on l’appelle, ne se fait pas attendre ! Et c’estun maître qui ne lésine pas sur le prix dont il paie sesserviteurs ! Il achète les âmes, mais il ne marchandepas ! TU GAGNERAS ! Joueur décavé, je veux redevenirriche, riche. Il me dit simplement : TU GAGNERAS ! Endeux mots, il me donne toute la fortune du monde ! TUGAGNERAS !

« Cette phrase de l’enfer, messieurs, mefoudroya. Le lendemain matin, le père Appenzel me trouva, écrouléau pied de l’armoire. Quand on me réveilla, quand on me fit revenirà moi, hélas ! je n’avais rien oublié ! Je ne devais rienoublier, jamais !… Partout où je vais, messieurs !partout où je passe ! la nuit, le jour ! sur le mur desténèbres, sur le disque éclatant du soleil, sur la terre et dansles cieux, en moi-même quand je ferme les yeux, sur vos frontsquand je vous regarde, je lis la phrase flamboyante del’enfer : TU GAGNERAS !

Le vieillard se tut, épuisé, et il se laissaretomber sur son fauteuil, en gémissant. Makoko et Mathis s’étaientéloignés de lui. Allan et moi le considérions avec une immensepitié. « Voilà donc, pensions-nous, où conduit la folie dujeu ! Elle conduit à la folie, tout simplement ! »Allan secoua le malaise qui nous étreignait :

– Monsieur, dit-il, d’une voix hésitante… vousavez été certainement victime d’une hallucination !…

Le gentilhomme redressa sa têteeffroyable.

– Ah ! voilà une idée ! jeunehomme !… Cela fait plaisir à entendre des idéespareilles !… Une hallucination !… C’est une idéesurprenante qui ne viendrait pas au premier imbécile venu ! Jel’ai eue, messieurs, cette idée-là ! Et, dès le lendemain dela nuit fatale où tout arriva… quand j’eus reconquis mes esprits,quand, avec la lumière du jour, je vis nettement le contour deschoses et pus suivre sans défaillance le cercle précis de mapensée, je me dis tout haut, pour entendre de mes deux oreilles leson clair de ma pensée d’homme, de ma pensée raisonnable d’hommequi raisonne : “Tu as eu une hallucination !… Arrête-toisur le bord de l’abîme… Garde-toi de devenir fou, à cause d’unrêve !… Rêve, cauchemar, hallucination !… Cette figure, àcôté de la tienne, ces yeux, cette bouche, cette splendeurinconnue, la forme du Diable surgie, dans cette glace qui nereflétait, en réalité, que les formes inventées par ton cerveaumalade, hallucination !… hallucination !… Commentas-tu pu croire que tu avais vu le Diable !…Et ceslettres de feu, au fond de l’armoire ! Cette promesse venue del’enfer : TU GAGNERAS ! hallucination !… Toi,gagner !… mais c’est à mourir de rire… et aller tout de suitedemander, chez lui, une explication, au Diable qui s’est moqué detoi !”

« Et je partis à rire, en effet… Aussi,comme je riais, le père Appenzel entra dans ma chambre. Il faut quevous sachiez que mon hallucination, comme vous dites, m’avaittellement ému que j’avais dû garder le lit. Le père Appenzelm’apportait quelque tisane. Il me dit : “Monsieur, il se passeune chose incroyable ! votre chienne est devenue muette !Elle aboie en silence !”

« – Oh ! je sais, je sais !m’écriai-je. Elle ne doit retrouver la voix que lorsqu’ilreviendra !…

« Qui ?… Qui avait prononcé cesmots ?… Moi ?… Vraiment ! oui, c’était moi !…Le père Appenzel me regarda stupéfait et épouvanté, car il paraîtque, dans ce moment-là, mes cheveux se dressaient sur ma tête. Mesyeux allaient, malgré moi, à l’armoire. Le père Appenzel, aussiinquiet, aussi agité que moi, me dit encore :

« – Quand j’ai trouvé monsieur, ce matin,sur le carreau, l’armoire était penchée comme elle l’est en cemoment et la porte ouverte. J’ai refermé la porte, mais jen’ai pu redresser l’armoire. Elle retombetoujours !

« Je priai le père Appenzel de melaisser. Une fois seul, je suis descendu de mon lit, je suis allé àl’armoire, je l’ai ouverte. Ah ! mon émotion en ouvrant laporte !… la phrase, messieurs, la phrase écrite avec du feu, yétait encore ! Elle était gravée dans les planches dufond ; elle avait brûlé les planches en s’y imprimant… et j’ailu le jour, comme j’avais lu, la nuit, ces mots : TUGAGNERAS !

« J’avais fait un bond hors de machambre, j’ai appelé ! Le père Appenzel est revenu. Je lui aidit : “Regarde dans l’armoire ! et dis-moi ce que tu yvois !” Mon serviteur regarda à son tour dans le meuble et medit : “TU GAGNERAS !”

« Je m’habillai. Je m’enfuis comme un foude cette demeure maudite : l’air de la montagne me fit dubien. Quand je rentrai le soir, j’étais tout à fait calme, j’avaisréfléchi : mon chien pouvait être devenu muet par un phénomènephysiologique tout naturel. Quant à la phrase de l’armoire ellen’était pas venue là toute seule, et comme je ne connaissais pas cemeuble auparavant, il était probable que les deux mots fatidiquesse trouvaient là depuis des années innombrables, inscrits parquelque fétichiste, à la suite d’une histoire de jeu qui ne meregardait pas !… Je soupai, je me couchai dans la mêmechambre et la nuit se passa sans incident. Le lendemain jem’en fus à La Chaux-de-Fonds, chez un notaire. Toute cette aventurehallucinante de l’armoire n’avait réussi qu’à me donner l’idée detenter une dernière fois la chance du jeu, avant de mettre mesprojets de suicide à exécution ; et je m’étais tout à faitnettoyé de la pensée du diable. Je pus emprunter quelques billetsde mille sur les terres de la gentilhommière et je pris le trainpour Paris. Quand je gravis l’escalier du cercle, je me souvins demon cauchemar et me dis ironiquement, car je ne croyais guère ausuccès de cette suprême tentative : “Nous allons voir, cettefois, si, le diable aidant…” Je n’ai point achevé ma phrase. Onmettait la banque aux enchères quand je pénétrais dans le salon. Jel’ai prise pour deux cents louis… Je n’étais pas arrivé au milieude la taille que je gagnais deux cent cinquante millefrancs !… Seulement, on ne pontait plus contre moi… oui,j’avais effrayé la ponte, car je gagnais tous les coups…J’étais radieux ; je n’avais jamais songé à la possibilitéd’une chance pareille… Je donnai “une suite”, c’est-à-dire quej’abandonnai la fin de la banque. Personne ne prit la suite. Jem’amusai alors à donner les coups pour rien, pour voir, pour leplaisir. Je perdis tous les coups ! Ce furent desexclamations sans fin. On me trouvait une chance d’enfer. Etvraiment, j’avais abandonné la banque au bon moment !… Ayantramassé mon gain, je suis sorti.

« Sur le boulevard, j’ai réfléchi et j’aicommencé à être inquiet.

« La coïncidence de la scène de l’armoireet de cette banque fantastique me troublait. Et, tout à coup, je mesuis surpris retournant au cercle. Voilà ! je voulais enavoir le cœur net !… Ma joie éphémère était troublée parle fait que je n’avais pas perdu un coup, un vrai coup, avec del’argent !

« Eh bien, je voulais perdre uncoup ! Je ne retournai au cercle que pour perdre uncoup !…

« Cette fois, messieurs, quand je suissorti du cercle à six heures du matin, je gagnais, tant en argentque sur parole, deux millions !… Mais je n’avais pas perduun coup !… pas… un… seul… et je me sentais devenir foufurieux !… Quand je dis que je n’avais pas perdu un coup, jeparle des coups d’argent, car ceux que je donnais “en blanc”, pourvoir, pour rien, pour le plaisir, ceux-là je les perdaisinexorablement ! Mais dès qu’un ponte mettait contre moi dixsous sur une carte – oui, j’avais essayé, j’avais voulu essayer dixsous ! – ces dix sous, je les gagnais. Un sou ou un million,c’était tout comme ! Je ne pouvais plus perdre ! TUGAGNERAS ! Ah ! malédiction !… malédiction !…Huit jours… Pendant huit jours, j’ai essayé… je suis allé dansd’affreux tripots, je me suis assis chez des Grecs qui donnaient àjouer… je gagnais contre les Grecs, je gagnais contre tout lemonde !… Je gagnais !…

« Ah ! vous ne riez plus,messieurs ! Vous ne riez plus de moi ! ni dudiable !… Voyez-vous, messieurs, il ne faut rire derien !… de rien !… Quand je vous disais que j’ai vu lediable !… Me croyez-vous ? J’avais la certitude, lapreuve palpable, évidente pour tous, la preuve naturelle etterrestre de mon pacte abominable avec le diable !… Il n’yavait plus pour moi de loi des probabilités ! Il n’y avaitplus de probabilités ! Il n’y avait plus que la certitudesurhumaine du gain éternel… éternel jusqu’à la mort… La mort !Je ne pouvais même plus y songer pour la désirer ! Pour lapremière fois, j’avais peur de la mort ! j’avais la terreur dela mort ! à cause de ce qui m’attendait aubout !Ah ! racheter mon âme ! ma pauvre âme dedamné !… Je suis entré dans les églises… j’ai vu des prêtres…je me suis agenouillé sur les parvis… j’ai heurté les dallessacrées de mon front en délire !… J’ai prié Dieu pour perdrecomme j’avais prié le diable pour gagner !… au sortir du lieusaint, j’allais hâtivement dans le lieu infâme et je mettaisquelques louis sur une carte… et il faut croire, messieurs, que lediable est au moins aussi puissant que Dieu, car j’ai continué àgagner, à gagner toujours !… “TU GAGNERAS !”

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