L’Homme qui a vu le diable

Chapitre 6

 

– Mon nom ? Pourquoi vous dire monnom ? C’est bien inutile, et cela ne fait point partie de toutce qu’il faut que vous sachiez, pour vous servir. Il y asoixante ans – j’entrais dans ma dix-huitième année –, j’étais plusque vous, messieurs de Paris, audacieux et sceptique ; j’avaistoute l’outrecuidance de la jeunesse. Je ne doutais de rien avec laprétention de nier tout ! Je ne doutais surtout point demoi ! La nature m’avait fait beau et fort, le destin m’avaitmis entre les mains une fortune redoutable. Je fus l’homme le plusà la mode de mon temps. Messieurs, Paris, avec toutes ses joies,toutes ses splendeurs, toutes ses orgies, m’a appartenu pendant dixans. Quand j’atteignis mes vingt-huit ans, j’étais à peu prèsruiné. Il me restait deux ou trois cent mille francs et cettegentilhommière avec les terres qui l’entourent, dont ma famille nes’était jamais occupée.

« À cette époque, je tombai éperdumentépris d’un ange, messieurs, quelque chose de plus beau et de pluspur que tout ce que vous avez pu imaginer. Celle que j’aimaisignorait cette folle passion qui commençait de me dévorer etl’ignora toujours. Elle appartenait à une des plus riches famillesde l’Europe. Pour rien au monde, je n’eusse voulu qu’ellesoupçonnât que je briguais l’honneur de sa main pour remplir, avecsa dot, mes coffres vides. Je pris le chemin des tripots et jejouai ce qui me restait avec la folle espérance de retrouver mesmillions. Je perdis, et un soir je quittai Paris pour venirm’enterrer ici dans cette vieille gentilhommière, mon dernierrefuge. Je trouvai, dans cette retraite, un vieillard, le pèreAppenzel, sa petite-fille dont j’ai fait plus tard ma servante etson petit-fils, un enfant en bas âge qui a grandi sur ces terres etqui est mon intendant. J’y trouvai aussi, dès le premier soir,l’ennui et le désespoir. C’est le premier soir que toutarriva.

Ici, le gentilhomme suspendit un instant sonrécit, sembla écouter anxieusement le vent qui soufflait par toutesles lézardes et les brèches du manoir, puis, sans nous regarder,comme se parlant à lui-même, répéta :

– Oui, c’est le premier soir que toutarriva ! Quand je fus monté dans ma chambre – dans cettechambre que l’un de vous désire habiter cette nuit –, j’ouvris lafenêtre. La lune éclairait de ses rayons pâles la solitude sauvagedes plateaux. Je regardai cet affreux désert où, désormais, il mefaudrait vivre, j’écoutai mon cœur qui était si pitoyable… sidésemparé, messieurs, que j’en eus pitié et, quand je refermai lafenêtre, j’avais résolu de me tuer.

« Mes pistolets se trouvaient sur lacommode ; je n’eus qu’à allonger la main… Ah ! j’oubliaisde vous dire que j’avais amené de Paris mon dernier ami… mon chienfidèle… une chienne que j’avais trouvée, une nuit que je rentraisdu tripot en maudissant le Ciel, couchée devant ma porte… Comme jene savais d’où elle venait ni à qui elle avait appartenu, jel’avais appelée « Mystère »… Dans le moment même où jeprenais mes pistolets, elle se mit à hurler dans la cour… à ululer…mais d’un ululement tel que je ne saurais le comparer à rien… ellehurlait comme je n’ai jamais entendu hurler le vent… excepté cesoir… “Tiens ! pensai-je, voilà Mystère qui hurle à la mort…elle sait donc que je vais me tuer ce soir !…”

« Je jouais avec mes pistolets, pensant àce qu’avait été ma vie et songeant pour la première fois à ceque serait ma mort.

« Mon regard indifférent rencontra,au-dessus de la commode, dans une petite bibliothèque pendue aumur, quelques vieux ouvrages et leurs titres. Je fus étonné de voirque tous traitaient de diableries et de sorciers. Je pris unlivre : les Sorciers du Jura, et avec le souriresceptique de l’homme qui s’est placé au-dessus du destin, jel’ouvris. Les deux premières lignes, écrites à l’encre rouge, mesautèrent aux yeux : ““Quand on veut voir sérieusement lediable, on n’a qu’à l’appeler de tout son cœur,ilvient !” Suivait l’histoire d’un homme qui, amoureux désespérécomme moi, ruiné comme moi, avait sincèrement appelé à son secoursle prince des ténèbres et qui avait été secouru ; car,quelques mois plus tard, redevenu incroyablement riche, il épousaitcelle qu’il aimait. Je lus cette histoire jusqu’au bout.

« – Eh bien, en voilà un qui a eu “de lachance !” m’écriai-je et je rejetai le livre sur lacommode.

« Dehors Mystère ululait toujours. Jesoulevai le rideau de la fenêtre et ne pus m’empêcher detressaillir devant l’ombre dansante de ma chienne sous la lune. Oneût dit vraiment que la bête était possédée, tant ses bonds étaientdésordonnés et inexplicables. Elle avait l’air de happer uneforme que je ne voyais pas.

« – Elle empêche peut-être le diabled’entrer, fis-je tout haut. Pourtant je ne l’ai pas encoreappelé !…

« J’essayais de plaisanter, mais l’étatd’esprit dans lequel je me trouvais, la lecture que je venais defaire, le hurlement de ma chienne, ses bonds bizarres, le lieusinistre, cette vieille chambre, ces pistolets chargés pourmoi, tout avait contribué à m’impressionner beaucoup plus queje n’avais la bonne foi de me l’avouer…

« Je quittai la fenêtre et marchai un peudans ma chambre. Tout à coup je me vis dans l’armoire à glace. Mapâleur était telle que je crus que j’étais mort !Hélas ! non ! L’homme qui était devant cette armoiren’était point mort !… Mais c’était un vivant qui évoquaitle roi des morts !… Oui… écoutez-moi… croyez-moi… j’aifait ça… j’ai fait ça… De tout mon cœur… de tout mon cœur… Jel’appelais !… à mon secours !… à mon secours !…car j’étais trop jeune pour mourir !… Je voulais jouir encorede la vie !… être riche encore !… pour elle !… pourelle !… pour elle qui était un ange… Moi, moi… j’ai appelé lediable !… et alors… dans la glace… à côté de ma figure…quelque chose est venu… quelque chose de surhumain… une pâleur… unbrouillard, une petite nuée tournoyante qui, bientôt s’immobilisaet me laissa voir des yeux, des yeux d’une beauté terrible… touteune autre figure, resplendissante bientôt à côté de ma face dedamné… une bouche… une bouche qui me dit :“Ouvre !…” oui… elle m’a dit :“Ouvre !…” Alors j’ai reculé… mais la bouche disaitencore : “Ouvre ! ouvre si tu l’oses !…” etcomme je n’osais pas, on a frappé trois coups dans la porte del’armoire… et la porte de l’armoire s’est ouverte toute seule…toute seule…

À ce moment, le récit du vieillard futinterrompu par trois coups frappés à la porte du manoir. Oui, dansl’instant même où le gentilhomme se dressait, les bras grandsouverts, devant la vision, surgie du fond de son vivant souvenir etde son atroce angoisse, de l’armoire qui s’ouvrait toute seule,trois coups retentirent si fortement à la porte de la salle et sidouloureusement en nous qu’on eût dit qu’on les avait frappés surnos cœurs et nous sursautâmes sur nos escabeaux. Quant à notrehôte, il regarda la porte, ne dit plus un mot et s’appuya à lamuraille, pour ne pas tomber. Alors, devant nous, la porte de lasalle qui donnait sur le plateau désert, s’ouvrit lentement touteseule.

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