Chapitre 11
Dès le lendemain, Claude s’était remis au travail, et les jourss’écoulèrent, l’été se passa, dans une tranquillité lourde. Ilavait trouvé une besogne, des petits tableaux de fleurs pourl’Angleterre, dont l’argent suffisait au pain quotidien. Toutes sesheures disponibles étaient de nouveau consacrées à sa grandetoile : il n’y montrait plus les mêmes éclats de colère, ilsemblait se résigner à ce labeur éternel, l’air calme, d’uneapplication entêtée et sans espoir. Mais ses yeux restaient fous,on y voyait comme une mort de la lumière, quand ils se fixaient surl’œuvre manquée de sa vie.
Vers cette époque, Sandoz, lui aussi, eut un grand chagrin. Samère mourut, toute son existence fut bouleversée, cette existence àtrois, si intime, où ne pénétraient que quelques amis. Il avaitpris en haine le pavillon de la rue Nollet. D’ailleurs, un brusquesuccès s’était déclaré, dans la vente jusque-là pénible de seslivres ; et le ménage, comblé de cette richesse, venait delouer rue de Londres un vaste appartement, dont l’installationl’occupa pendant des mois. Son deuil avait encore rapproché Sandozde Claude, dans un dégoût commun des choses. Après le coup terribledu Salon, il s’était inquiété de son vieux camarade, devinant enlui une cassure irréparable, quelque plaie où la vie coulait,invisible. Puis, à le voir si froid, si sage, il avait fini par serassurer un peu.
Souvent, Sandoz montait rue Tourlaque, et quand il lui arrivaitde n’y rencontrer que Christine, il la questionnait, comprenantqu’elle aussi vivait dans l’effroi d’un malheur, dont elle neparlait jamais. Elle avait la face tourmentée, les tressaillementsnerveux d’une mère qui veille son enfant et qui tremble de voir lamort entrer, au moindre bruit.
Un matin de juillet, il lui demanda :
« Eh bien, vous êtes contente ? Claude est tranquille,il travaille bien. »
Elle jeta vers le tableau son regard accoutumé, un regardoblique de terreur et de haine.
« Oui, oui, il travaille… Il veut tout finir, avant de seremettre à la femme… »
Et, sans avouer la crainte qui l’obsédait, elle ajouta plusbas :
« Mais ses yeux, avez-vous remarqué ses yeux ?… Il atoujours ses mauvais yeux. Moi, je sais bien qu’il ment, avec sonair de ne pas se fâcher… Je vous en prie, venez le prendre,emmenez-le pour le distraire. Il n’a plus que vous, aidez-moi,aidez-moi ! »
Dès lors, Sandoz inventa des motifs de promenade, arriva dès lematin chez Claude et l’enleva de force au travail. Presquetoujours, il fallait l’arracher de son échelle, où il restaitassis, même quand il ne peignait pas. Des lassitudes l’arrêtaient,une torpeur qui l’engourdissait pendant de longues minutes, sansqu’il donnât un coup de pinceau. À ces moments de contemplationmuette, son regard revenait avec une ferveur religieuse sur lafigure de femme, à laquelle il ne touchait plus : c’étaitcomme le désir hésitant d’une volupté mortelle, l’infinie tendresseet l’effroi sacré d’un amour qu’il se refusait, dans la certituded’y laisser la vie. Puis, il se remettait aux autres figures, auxfonds du tableau, la sachant toujours là pourtant, l’œil vacillantlorsqu’il la rencontrait, seulement maître de son vertige, tantqu’il ne retournerait point à sa chair et qu’elle ne refermeraitpas les bras sur lui.
Un soir, Christine, qui était reçue maintenant chez Sandoz, etqui ne manquait plus un jeudi, dans l’espérance de voir s’y égayerson grand enfant malade d’artiste, prit à part le maître de lamaison, en le suppliant de tomber le lendemain chez eux. Et, lelendemain, Sandoz, ayant justement des notes à chercher pour unroman, de l’autre côté de la butte Montmartre, alla violenterClaude, l’emporta, le débaucha jusqu’à la nuit.
Ce jour-là, comme ils étaient descendus à la porte deClignancourt, où se tenait une fête perpétuelle, des chevaux debois, des tirs, des guinguettes, ils eurent la stupeur de setrouver brusquement en face de Chaîne, trônant au milieu d’unevaste et riche baraque. C’était une sorte de chapelle trèsornée : quatre jeux de tournevire s’y alignaient, des rondschargés de porcelaines, de verreries, de bibelots dont le vernis etles dorures luisaient dans un éclair, avec des tintementsd’harmonica, quand la main d’un joueur lançait le plateau, quigrinçait contre la plume ; même un lapin vivant, le gros lot,noué de faveurs roses, valsait, tournait sans fin, ivred’épouvante. Et ces richesses s’encadraient dans des tenturesrouges, des lambrequins, des rideaux, entre lesquels, au fond de laboutique, comme au saint des saints d’un tabernacle, on voyaitpendus trois tableaux, les trois chefs-d’œuvre de Chaîne, qui lesuivaient de foire en foire, d’un bout à l’autre de Paris : laFemme adultère au centre, la copie du Mantegna à gauche, le poêlede Mahoudeau à droite. Le soir, quand les lampes à pétroleflambaient, que les tournevires ronflaient et rayonnaient comme desastres, rien n’était plus beau que ces peintures, dans la pourpresaignante des étoffes ; et le peuple béant s’attroupait.
Une pareille vue arracha une exclamation à Claude.
« Ah ! mon Dieu !… Mais elles sont très bien, cestoiles ! elles étaient faites pour ça. »
Le Mantegna surtout, d’une sécheresse si naïve, avait l’aird’une image d’Épinal décolorée, clouée là pour le plaisir des genssimples ; tandis que le poêle minutieux et de guingois, enpendant avec le Christ de pain d’épices, prenait une gaietéinattendue.
Mais Chaîne, qui venait d’apercevoir les deux amis, leur tenditla main, comme s’il les avait quittés la veille. Il était calme,sans orgueil ni honte de sa boutique, et il n’avait pas vieilli,toujours en cuir, le nez complètement disparu entre les deux joues,la bouche empâtée de silence, enfoncée dans la barbe.
« Hein ? on se retrouve ! dit gaiement Sandoz.Vous savez qu’ils font rudement de l’effet, vos tableaux.
– Ce farceur ! ajouta Claude, il a son petit Salon à luitout seul. C’est très malin, ça ! »
La face de Chaîne resplendit, et il lâcha son mot :
« Bien sûr ! »
Puis, dans le réveil de son orgueil d’artiste, lui dont on netirait guère que des grognements, il prononça toute une phrase.
« Ah ! bien sûr que si j’avais eu de l’argent commevous, je serais arrivé comme vous, tout de même. »
C’était sa conviction. Jamais il n’avait mis son talent endoute, il lâchait simplement la partie, parce qu’elle nenourrissait pas son homme. Au Louvre, devant les chefs-d’œuvre, ilétait uniquement persuadé qu’il fallait du temps.
« Allez, reprit Claude redevenu sombre, n’ayez point deregrets, vous seul avez réussi… Ça marche, n’est-ce pas ? lecommerce. »
Mais Chaîne mâchonna des paroles amères. Non, non, rien nemarchait, pas même les tournevires. Le peuple ne jouait plus, toutl’argent filait chez les marchands de vin. On avait beau acheterdes rebuts et donner le coup de paume sur la table, pour que laplume ne s’arrêtât pas aux gros lots : c’était à peine s’il yavait désormais de l’eau à boire. Puis, comme du monde s’étaitapproché, il s’interrompit, il cria d’une grosse voix que les deuxautres ne lui connaissaient point, et qui les stupéfia.
« Voyez, voyez le jeu !… À tous les coups l’ongagne ! »
Un ouvrier, qui avait dans ses bras une petite fillesouffreteuse, aux grands yeux avides, lui fit jouer deux coups. Lesplateaux grinçaient, les bibelots dansaient dans un éblouissement,le lapin en vie tournait, tournait, les oreilles rabattues, sirapide, qu’il s’effaçait et n’était plus qu’un cercle blanchâtre.Il y eut une forte émotion, la fillette avait failli le gagner.
Alors, après avoir serré la main de Chaîne encore tremblant, lesdeux amis s’éloignèrent.
« Il est heureux, dit Claude au bout d’une cinquantaine depas, faits en silence.
– Lui ! s’écria Sandoz, il croit qu’il a raté l’Institut,et il en meurt ! »
À quelque temps de là, vers le milieu d’août, Sandoz imagina ladistraction d’un vrai voyage, toute une partie qui devait leurprendre une journée entière. Il avait rencontré Dubuche, un Dubucheravagé, morne, qui s’était montré plaintif et affectueux, remuantle passé, invitant ses deux vieux camarades à déjeuner à laRichaudière, où il se trouvait seul pour quinze jours encore, avecses deux enfants. Pourquoi n’irait-on pas le surprendre, puisqu’ilsemblait si désireux de renouer ? Mais Sandoz répétait en vainqu’il lui avait fait jurer d’amener Claude, celui-ci refusaitobstinément, comme s’il était saisi de peur, à l’idée de revoirBennecourt, la Seine, les îles, toute cette campagne où des annéesheureuses étaient défuntes et ensevelies. Il fallut que Christines’en mêlât, et il finit par céder, plein de répugnance. Justement,la veille du jour convenu, il avait travaillé très tard à sontableau, repris de fièvre. Aussi, le matin, un dimanche, dévoré del’envie de peindre, s’en alla-t-il avec peine, dans une sorted’arrachement douloureux. À quoi bon retourner là-bas ?C’était mort, ça n’existait plus. Rien n’existait que Paris, etencore, dans Paris, il n’existait qu’un horizon, la pointe de laCité, cette vision qui le hantait toujours et partout, ce coinunique où il laissait son cœur.
Dans le wagon, Sandoz, en le voyant nerveux, les yeux à laportière, comme s’il eût quitté pour des années la ville peu à peudécrue et noyée de vapeurs, s’efforça de l’occuper et lui conta cequ’il savait de la situation vraie de Dubuche. D’abord, le pèreMargaillan, glorieux de son gendre médaillé, l’avait promené,présenté en tous lieux, à titre d’associé et de successeur. Envoilà un qui allait mener les affaires rondement, construire moinscher et plus beau, car le gaillard avait pâli sur les livres !Mais la première idée de Dubuche fut déplorable : il inventaun four à briques et l’installa en Bourgogne, sur des terrains àson beau-père, dans des conditions si désastreuses, d’après un plansi défectueux, que la tentative se solda par une perte sèche dedeux cent mille francs. Il se rabattit alors sur les constructions,où il prétendait vouloir appliquer des vues personnelles, unensemble très mûri, qui renouvellerait l’art de bâtir. C’étaientles anciennes théories qu’il tenait des camarades révolutionnairesde sa jeunesse, tout ce qu’il avait promis de réaliser quand ilserait libre, mais mal digéré, appliqué hors de propos, avec lalourdeur du bon élève sans flamme créatrice : les décorationsde terres cuites et de faïences, les grands dégagements vitrés,surtout l’emploi du fer, les solives de fer, les escaliers de fer,les combles de fer ; et, comme ces matériaux augmentent lesfrais, il avait de nouveau abouti à une catastrophe, d’autant plusqu’il était un administrateur pitoyable et qu’il perdait la têtedepuis sa fortune, épaissi encore par l’argent, gâté, désorienté,ne retrouvant même pas son application au travail. Cette fois, lepère Margaillan se fâcha, lui qui, depuis trente ans, achetait lesterrains, bâtissait, revendait, en établissant d’un coup d’œil lesdevis des maisons de rapport : tant de mètres de construction,à tant le mètre, devant donner tant d’appartements, à tant deloyer. Qui est-ce qui lui avait fichu un gaillard qui se trompaitsur la chaux, la brique, la meulière, qui mettait du chêne où lesapin devait suffire, qui ne se résignait pas à couper un étage,comme un pain bénit, en autant de petits carrés qu’il lefallait ! Non, non, pas de ça ! il se révoltait contrel’art, après avoir eu l’ambition d’en introduire un peu dans saroutine, pour satisfaire un vieux tourment d’ignorant. Et, dèslors, les choses allèrent de mal en pis, des querelles terribleséclatèrent entre le gendre et le beau-père, l’un dédaigneux, seretranchant derrière sa science, l’autre criant que le dernier desmanœuvres, décidément, en savait davantage qu’un architecte. Lesmillions périclitaient, Margaillan, un beau jour, jeta Dubuche à laporte de ses bureaux, en lui défendant d’y remettre les pieds,puisqu’il n’était pas même bon à conduire un chantier de quatrehommes. Un désastre, une faillite lamentable, la banqueroute del’École devant un maçon !
Claude, qui s’était mis à écouter, demanda :
« Alors, que fait-il, maintenant ?
– Je ne sais pas, rien sans doute, répondit Sandoz. Il m’a ditque la santé de ses enfants l’inquiétait et qu’il lessoignait. »
Mme Margaillan, cette femme pâle, en lame decouteau, était morte phtisique ; et c’était le malhéréditaire, la dégénérescence, car sa fille, Régine, toussaitelle-même depuis son mariage. En ce moment, elle faisait une cureaux eaux du Mont-Dore, où elle n’avait point osé emmener sesenfants, qui s’étaient trouvés très mal, l’année précédente, d’unesaison dans cet air trop vif pour leur débilité. Cela expliquaitl’éparpillement de la famille : la mère là-bas, avec une seulefemme de chambre ; le grand-père à Paris, où il avait reprisses grands travaux, se battant au milieu de ses quatre centsouvriers, accablant de son mépris les paresseux et lesincapables ; et le père réfugié à la Richaudière, commis à lagarde de sa fille et de son fils, interné là, dès la premièrelutte, ainsi qu’un invalide de la vie. Dans un instant d’expansion,Dubuche avait même laissé entendre que, sa femme ayant faillimourir à ses secondes couches, et s’évanouissant d’ailleurs aumoindre contact trop vif, il s’était fait un devoir de cesser tousrapports conjugaux avec elle. Pas même cette récréation.
« Un beau mariage », dit simplement Sandoz, pourconclure.
Il était dix heures, quand les deux amis sonnèrent à la grillede la Richaudière. La propriété, qu’ils ne connaissaient point, lesémerveilla : une futaie superbe, un jardin français avec desrampes et des perrons qui se déroulaient royalement, trois serresimmenses, surtout une cascade colossale, une folie de rocsrapportés, de ciment et de conduites d’eau, où le propriétaireavait englouti une fortune, par une vanité d’ancien gâcheur deplâtre. Et ce qui les frappa plus encore, ce fut le désertmélancolique de ce domaine, les avenues ratissées, sans une tracede pas, les lointains vides que traversaient les rares silhouettesdes jardiniers, la maison morte dont toutes les fenêtres étaientcloses, sauf deux, entrebâillées à peine.
Pourtant, un valet de chambre, qui s’était décidé à paraître,les interrogea ; et, quand il sut qu’ils venaient pourmonsieur, il se montra insolent, il répondit que monsieur étaitderrière la maison, au gymnase. Puis, il rentra.
Sandoz et Claude suivirent une allée, débouchèrent en face d’unepelouse, et ce qu’ils virent, les arrêta un instant. Dubuche,debout devant un trapèze, levait les bras, pour y maintenir sonfils Gaston, un pauvre être malingre, qui avait, à dix ans, lespetits membres mous de la première enfance ; tandis que,assise dans une voiture, la fillette, Alice, attendait son tour,venue avant terme celle-là, si mal finie, qu’elle ne marchait pasencore, à six ans. Le père, absorbé, continua d’exercer les membresgrêles du petit garçon, le balança, tâcha vainement de le faire sehausser sur les poignets ; puis, comme ce léger effort avaitsuffi pour le mettre en sueur, il l’emporta et le roula dans unecouverture : tout cela en silence, isolé sous le ciel large,d’une pitié navrée au milieu de ce beau parc… Mais, en se relevant,il aperçut les deux amis.
« Comment ! c’est vous !… Un dimanche, et sansm’avoir prévenu ! »
Il avait eu un geste désolé, il expliqua tout de suite que, ledimanche, la femme de chambre, la seule femme à qui il osât confierles enfants, allait à Paris, et que, dès lors, il lui étaitimpossible de quitter Alice et Gaston une minute.
« Je parie que vous veniez déjeuner ? »
Sur un regard suppliant de Claude, Sandoz se hâta derépondre :
« Non, non. Justement, nous ne pouvions que te serrer lamain… Claude a dû se rendre dans le pays, pour des affaires. Tusais, il a vécu à Bennecourt. Et, comme je l’ai accompagné, nousavons eu l’idée de pousser jusqu’ici. Mais on nous attend, ne tedérange pas. »
Alors, Dubuche, soulagé, affecta de les retenir. Ils avaientbien une heure, que diable ! Et tous trois causèrent. Claudele regardait, étonné de le retrouver si vieux : le visagebouffi s’était ridé, d’un jaune veiné de rouge, comme si la bileavait éclaboussé la peau ; tandis que les cheveux et lesmoustaches grisonnaient déjà. En outre, le corps semblait s’êtretassé, une lassitude amère appesantissait chaque geste. Lesdéfaites de l’argent étaient donc aussi lourdes que celles del’art ? La voix, le regard, tout chez ce vaincu disait ladépendance honteuse où il devait vivre, la faillite de son avenirqu’on lui jetait à la face, la continuelle accusation d’avoir misau contrat un talent qu’il n’avait point, l’argent de la famillequ’il volait aujourd’hui, ce qu’il mangeait, les vêtements qu’ilportait, les sous de poche qu’il lui fallait, la continuelle aumôneenfin qu’on lui faisait, comme à un vulgaire filou dont on nepouvait se débarrasser.
« Attendez-moi, reprit Dubuche, j’en ai encore pour cinqminutes avec l’un de mes pauvres mimis, et nousrentrons. »
Doucement, avec des précautions infinies de mère, il tira lapetite Alice de la voiture, la souleva jusqu’au trapèze ; etlà, en bégayant des chatteries, en lui faisant risette, ill’encouragea, la laissa deux minutes accrochée, pour développer sesmuscles ; mais il restait les bras ouverts, à suivre chaquemouvement, dans la crainte de la voir se briser, si elle lâchait defatigue ses frêles mains de cire. Elle ne disait rien, elle avaitde grands yeux pâles, obéissante pourtant malgré sa terreur de cetexercice, d’une telle légèreté pitoyable, qu’elle ne tendait pasles cordes, pareille à un de ces petits oiseaux étiques qui tombentdes branches, sans les plier.
À ce moment, Dubuche, ayant jeté un coup d’œil sur Gaston,s’affola, en remarquant que la couverture avait glissé et que lesjambes de l’enfant se trouvaient découvertes.
« Mon Dieu ! mon Dieu ! le voilà qui va prendrefroid, dans cette herbe ! Et moi qui ne puis bouger !…Gaston, mon mimi ! Tous les jours, c’est la même chose :tu attends que je sois occupé avec ta sœur… Sandoz, recouvre-le, degrâce !… Ah ! merci, rabats encore la couverture, n’aiepas peur ! »
C’était ça que son beau mariage avait fait de la chair de sachair, c’étaient ces deux êtres inachevés, vacillants, que lemoindre souffle du ciel menaçait de tuer comme des mouches. De lafortune épousée, il ne lui restait que ça, le continuel chagrin devoir son sang se gâter et s’endolorir, dans ce fils, dans cettefille lamentables, qui allaient pourrir sa race, tombée à ladéchéance dernière de la scrofule et de la phtisie. Et, chez cegros garçon égoïste, un père s’était révélé, admirable, un cœurenflammé d’une passion unique. Il n’avait plus que la volonté defaire vivre ses enfants, il luttait heure par heure, les sauvaitchaque matin, avec l’effroi de les perdre chaque soir. Maintenant,eux seuls existaient, au milieu de son existence finie, dansl’amertume des reproches insultants de son beau-père, des joursmaussades et des nuits glacées que lui apportait sa tristefemme ; et il s’acharnait, il achevait de les mettre au monde,par un continuel miracle de tendresse.
« Là, mon mimi, c’est assez, n’est-ce pas ? Tu verrascomme tu deviendras grande et belle ! »
Il replaça Alice dans la voiture, il prit Gaston, toujoursenveloppé, sur l’un de ses bras ; et, comme ses amis voulaientl’aider, il refusa, il se mit à pousser la petite fille de sa mainrestée libre.
« Merci, j’ai l’habitude. Ah ! les pauvres mignons,ils ne sont pas lourds… Et puis, avec les domestiques, on n’estjamais sûr. »
En entrant dans la maison, Sandoz et Claude revirent le valet dechambre qui s’était montré insolent ; et ils s’aperçurent queDubuche tremblait devant lui. L’office et l’antichambre, épousantles mépris du beau-père qui payait, traitaient le mari de madame enmendiant toléré par charité. À chaque chemise qu’on lui préparait,à chaque morceau de pain qu’il osait redemander, il sentaitl’aumône dans le geste impoli des domestiques.
« Eh bien, adieu, nous te laissons, dit Sandoz, quisouffrait.
– Non, non, attendez un moment… Les enfants vont déjeuner, et jevous accompagnerai avec eux. Il faut qu’ils fassent leurpromenade. »
Chaque journée était ainsi réglée heure par heure. Le matin, ladouche, le bain, la séance de gymnastique, puis le déjeuner, quiétait toute une affaire, car il leur fallait une nourriturespéciale, discutée, pesée, et l’on allait jusqu’à faire tiédir leureau rougie, de crainte qu’une goutte trop fraîche ne leur donnât unrhume. Ce jour-là, ils eurent un jaune d’œuf délayé dans dubouillon, et une noix de côtelette, que le père leur coupa en toutpetits morceaux. Ensuite, venait la promenade, avant la sieste.
Sandoz et Claude se retrouvèrent dehors, le long des largesavenues, avec Dubuche, qui poussait de nouveau la voitured’Alice ; tandis que Gaston, à présent, marchait près de lui.On causa de la propriété, en se dirigeant vers la grille. Le maîtrejetait sur le vaste parc des yeux timides et inquiets, comme s’ilne se fût pas senti chez lui. Du reste, il ne savait rien, il nes’occupait de rien. Il semblait avoir oublié jusqu’à son métierd’architecte qu’on l’accusait de ne pas connaître, dévoyé, anéantid’oisiveté.
« Et tes parents, comment vont-ils ? » demandaSandoz.
Une flamme ralluma les yeux éteints de Dubuche.
« Oh ! mes parents, ils sont heureux. Je leur aiacheté une petite maison, où ils mangent la rente que j’ai faitmettre au contrat… N’est-ce pas ? maman avait assez avancépour mon instruction, il fallait bien tout rendre, comme je l’avaispromis… Ça, je peux le dire, mes parents n’ont pas de reproches àm’adresser. »
On était arrivé à la grille, on stationna quelques minutes.Enfin, il serra de son air brisé les mains de ses vieuxcamarades ; puis, gardant un instant celle de Claude, ilconclut, dans une simple constatation, où il n’y avait même pas decolère :
« Adieu, tâche de t’en sortir… Moi, j’ai raté mavie. »
Et ils le virent s’en retourner, poussant Alice, soutenant lespas déjà trébuchants de Gaston, lui-même avec le dos voûté et lamarche lourde d’un vieillard.
Une heure sonnait, tous deux se hâtèrent de descendre versBennecourt, attristés, affamés. Mais d’autres mélancolies les yattendaient, un vent meurtrier avait passé là : les Faucheur,le mari, la femme, le père Poirette étaient morts ; etl’auberge, tombée aux mains de cette oie de Mélie, devenaitrépugnante de saleté et de grossièreté. On leur y servit undéjeuner abominable, des cheveux dans l’omelette, des côtelettessentant le suint, au milieu de la salle grande ouverte à lapestilence du trou à fumier, tellement remplie de mouches, que lestables en étaient noires. La chaleur de la brûlante après-midid’août entrait avec la puanteur, ils n’eurent pas le courage decommander du café, ils se sauvèrent.
« Et toi qui célébrais les omelettes de la mèreFaucheur ! dit Sandoz. Une maison finie… Nous faisons un tour,n’est-ce pas ? »
Claude allait refuser. Depuis le matin, il n’avait qu’une hâte,marcher plus vite, comme si chaque pas abrégeait la corvée et leramenait vers Paris. Son cœur, sa tête, son être entier était restélà-bas. Il ne regardait ni à droite, ni à gauche, filant sans riendistinguer des champs ni des arbres, n’ayant au crâne que son idéefixe, dans une hallucination telle, que, par moments, la pointe dela Cité lui semblait se dresser et l’appeler du milieu des vasteschaumes. Pourtant, la proposition de Sandoz éveillait en lui dessouvenirs ; et, une mollesse l’envahissant, ilrépondit :
« Oui, c’est ça, allons voir. »
Mais, à mesure qu’il avançait le long de la berge, il serévoltait de douleur. C’était à peine s’il reconnaissait le pays.On avait construit un pont pour relier Bonnières àBennecourt : un pont, grand Dieu ! à la place de ce vieuxbac craquant sur sa chaîne, et dont la note noire, coupant lecourant, était si intéressante ! En outre, le barrage établien aval, à Port-Villez, ayant remonté le niveau de la rivière, laplupart des îles se trouvaient submergées, les petits brass’élargissaient. Plus de jolis coins, plus de ruelles mouvantes oùse perdre, un désastre à étrangler tous les ingénieurs de lamarine !
« Tiens ! ce bouquet de saules qui émergent encore, àgauche, c’était le Barreux, l’île où nous allions causer dansl’herbe, tu te souviens ?… Ah ! lesmisérables ! »
Sandoz, qui ne pouvait voir couper un arbre sans montrer lepoing au bûcheron, pâlissait de la même colère, exaspéré qu’on sefût permis d’abîmer la nature.
Puis, Claude, lorsqu’il s’approcha de son ancienne demeure,devint muet, les dents serrées. On avait vendu la maison à desbourgeois, il y avait maintenant une grille, à laquelle il collason visage. Les rosiers étaient morts, les abricotiers étaientmorts ; le jardin, très propre, avec ses petites allées, sescarrés de fleurs et de légumes entourés de buis, se reflétait dansune grosse boule de verre étamé, posée sur un pied, au beaumilieu ; et la maison, badigeonnée à neuf, peinturlurée auxangles et aux encadrements en fausses pierres de taille, avait unendimanchement gauche de rustre parvenu, qui enragea le peintre.Non, non, il ne restait là rien de lui, rien de Christine, rien deleur grand amour de jeunesse ! Il voulut voir encore, il montaderrière l’habitation, chercha le petit bois de chênes, ce trou deverdure où ils avaient laissé le vivant frisson de leur premièreétreinte ; mais le petit bois était mort, mort avec le reste,abattu, vendu, brûlé. Alors, il eut un geste de malédiction, iljeta son chagrin à toute cette campagne, si changée, où il neretrouvait pas un vestige de leur existence. Quelques annéessuffisaient donc pour effacer la place où l’on avait travaillé,joui et souffert ? À quoi bon cette agitation vaine, si levent, derrière l’homme qui marche, balaie et emporte la trace deses pas ? Il l’avait bien senti qu’il n’aurait point dûrevenir, car le passé n’était que le cimetière de nos illusions, ons’y brisait les pieds contre des tombes.
« Allons-nous-en ! cria-t-il, allons-nous-envite ! C’est stupide, de se crever ainsi lecœur ! »
Sur le nouveau pont, Sandoz tenta de le calmer, en lui faisantvoir un motif qui n’existait pas autrefois, la coulée de la Seineélargie, roulant à pleins bords, dans une lenteur superbe. Maiscette eau n’intéressait plus Claude. Il fit une seuleréflexion : c’était la même eau qui, en traversant Paris,avait ruisselé contre les vieux quais de la Cité ; et elle letoucha dès lors, il se pencha un instant, il crut y apercevoir desreflets glorieux, les tours de Notre-Dame et l’aiguille de laSainte-Chapelle, que le courant emportait à la mer.
Les deux amis manquèrent le train de trois heures. Ce fut unsupplice que de passer deux grandes heures encore, dans ce pays silourd à leurs épaules. Heureusement, ils avaient prévenu chez euxqu’ils rentreraient par un train de nuit, si on les retenait. Aussirésolurent-ils de dîner en garçons, dans un restaurant de la placedu Havre, pour tâcher de se remettre, en causant au dessert, commejadis. Huit heures allaient sonner, lorsqu’ils s’attablèrent.
Claude, au sortir de la gare, les pieds sur le pavé de Paris,avait cessé de s’agiter nerveusement, en homme qui se retrouvaitenfin chez lui. Et il écoutait, de l’air froid et absorbé qu’ilgardait maintenant, les paroles bavardes dont Sandoz essayait del’égayer. Celui-ci le traitait comme une maîtresse qu’il auraitvoulu étourdir : des plats fins et épicés, des vins quigrisent. Mais la gaieté restait rebelle, Sandoz lui-même finit pars’assombrir. Cette campagne ingrate, ce Bennecourt tant chéri etoublieux, dans lequel ils n’avaient pas rencontré une pierre quieût conservé leur souvenir, ébranlait en lui tous ses espoirsd’immortalité. Si les choses, qui ont l’éternité, oubliaient sivite, est-ce qu’on pouvait compter une heure sur la mémoire deshommes ?
« Vois-tu, mon vieux, c’est ce qui me donne des sueursfroides, parfois… As-tu jamais songé à cela, toi, que la postéritén’est peut-être pas l’impeccable justicière que nous rêvons ?On se console d’être injurié, d’être nié, on compte sur l’équitédes siècles à venir, on est comme le fidèle qui supportel’abomination de cette terre, dans la ferme croyance à une autrevie, où chacun sera traité selon ses mérites. Et s’il n’y avait pasplus de paradis pour l’artiste que pour le catholique, si lesgénérations futures se trompaient comme les contemporains,continuaient le malentendu, préféraient aux œuvres fortes lespetites bêtises aimables !… Ah ! quelle duperie,hein ? quelle existence de forçat, cloué au travail, pour unechimère !… Remarque que c’est bien possible, après tout. Il ya des admirations consacrées dont je ne donnerais pas deux liards.Par exemple, l’enseignement classique a tout déformé, nous a imposécomme génies des gaillards corrects et faciles, auxquels on peutpréférer les tempéraments libres, de production inégale, connus desseuls lettrés. L’immortalité ne serait donc qu’à la moyennebourgeoisie, à ceux qu’on nous entre violemment dans le crâne,quand nous n’avons pas encore la force de nous défendre… Non, non,il ne faut pas se dire ces choses, j’en frissonne, moi !Est-ce que je garderais le courage de ma besogne, est-ce que jeresterais debout sous les huées, si je n’avais plus l’illusionconsolante que je serai aimé un jour ! »
Claude l’avait écouté, de son air d’accablement. Puis, il eut ungeste d’amère indifférence.
« Bah ! qu’est-ce que ça fiche ? il n’y a rien…Nous sommes plus fous encore que les imbéciles qui se tuent pourune femme. Quand la terre claquera dans l’espace comme une noixsèche, nos œuvres n’ajouteront pas un atome à sa poussière.
– Ça, c’est bien vrai ! conclut Sandoz très pâle. À quoibon vouloir combler le néant ?… Et dire que nous le savons, etque notre orgueil s’acharne ! »
Ils quittèrent le restaurant, vaguèrent dans les rues,s’échouèrent de nouveau au fond d’un café. Ils philosophaient, ilsen étaient venus aux souvenirs de leur enfance, ce qui achevait deleur noyer le cœur de tristesse. Une heure du matin sonnait, quandils se décidèrent à rentrer chez eux.
Mais Sandoz parla d’accompagner Claude jusqu’à la rue Tourlaque.La nuit d’août était superbe, chaude, criblée d’étoiles. Et, commeils faisaient un détour, remontant par le quartier de l’Europe, ilspassèrent devant l’ancien café Baudequin, sur le boulevard desBatignolles. Le propriétaire avait changé trois fois ; lasalle n’était plus la même, repeinte, disposée autrement, avec deuxbillards à droite ; et les couches de consommateurs s’yétaient succédé, les unes recouvrant les autres, si bien que lesanciennes avaient disparu comme des peuples ensevelis. Pourtant lacuriosité, l’émotion de toutes les choses mortes qu’ils venaient deremuer ensemble, leur firent traverser le boulevard, pour jeter uncoup d’œil dans le café, par la porte grande ouverte. Ils voulaientrevoir leur table d’autrefois, au fond, à gauche.
« Oh ! regarde ! dit Sandoz, stupéfait.
– Gagnière ! » murmura Claude.
C’était Gagnière, en effet, tout seul à cette table, au fond dela salle vide. Il avait dû venir de Melun pour un de ces concertsdu dimanche, dont il se donnait la débauche ; puis, le soir,perdu dans Paris, il était monté au café Baudequin, par une vieillehabitude des jambes. Pas un des camarades n’y remettait les pieds,et lui, témoin d’un autre âge, s’y entêtait, solitaire. Il n’avaitpas encore touché à sa chope, il la regardait, si pensif, que lesgarçons commençaient à mettre les chaises sur les tables pour lebalayage du lendemain, sans qu’il bougeât.
Les deux amis hâtèrent le pas, inquiets de cette figure vague,pris de la terreur enfantine des revenants. Et ils se séparèrentrue Tourlaque.
« Ah ! ce triste Dubuche ! dit Sandoz en serrantla main de Claude, c’est lui qui nous a gâté notrejournée. »
Dès novembre, lorsque tous les vieux amis furent rentrés, Sandozsongea à les réunir dans un de ses dîners du jeudi, comme il enavait gardé la coutume. C’était toujours la meilleure de sesjoies : la vente de ses livres augmentait, le faisaitriche ; l’appartement de la rue de Londres prenait un grandluxe, à côté de la petite maison bourgeoise des Batignolles ;et lui restait immuable. En outre, cette fois, il complotait, danssa bonhomie, de donner à Claude une distraction certaine, par unede leurs chères soirées de jeunesse. Aussi veilla-t-il auxinvitations : Claude et Christine naturellement ; Jory etsa femme, qu’il avait fallu recevoir depuis le mariage ; puis,Dubuche qui venait toujours seul ; Fagerolles, Mahoudeau,Gagnière enfin. On serait dix, et rien que des camarades del’ancienne bande, pas un gêneur, pour que la bonne entente et lagaieté fussent complètes.
Henriette, plus méfiante, hésita, lorsqu’ils arrêtèrent cetteliste de convives.
« Oh ! Fagerolles ? Tu crois, Fagerolles avec lesautres ? Ils ne l’aiment guère… Et Claude non plus d’ailleurs,j’ai cru remarquer un froid… »
Mais il l’interrompit, ne voulant pas en convenir.
« Comment ! un froid ?… C’est drôle, les femmesne peuvent comprendre qu’on se plaisante. Au fond, ça n’empêche pasd’avoir le cœur solide. »
Ce jeudi-là, Henriette voulut soigner le menu. Elle avaitmaintenant tout un petit personnel à diriger, une cuisinière, unvalet de chambre ; et, si elle ne faisait plus des platselle-même, elle continuait à tenir la maison sur un pied de chèretrès délicate, par tendresse pour son mari, dont la gourmandiseétait le seul vice. Elle accompagna la cuisinière à la halle, passaen personne chez les fournisseurs. Le ménage avait le goût descuriosités gastronomiques, venues des quatre coins du monde. Cettefois, on se décida pour un potage queue de bœuf, des rougets deroche grillés, un filet aux cèpes, des raviolis à l’italienne, desgelinottes de Russie, et une salade de truffes, sans compter ducaviar et des kilkis en hors-d’œuvre, une glace pralinée, un petitfromage hongrois couleur d’émeraude, des fruits, des pâtisseries.Comme vin, simplement, du vieux bordeaux dans les carafes, duchambertin au rôti, et un vin mousseux de la Moselle au dessert, enremplacement du vin de Champagne, jugé banal.
Dès sept heures, Sandoz et Henriette attendirent leurs convives,lui en simple jaquette, elle très élégante dans une robe de satinnoir tout unie. On venait chez eux en redingote, librement. Lesalon, qu’ils achevaient d’installer, s’encombrait de vieuxmeubles, de vieilles tapisseries, de bibelots de tous les peupleset de tous les siècles, un flot montant, débordant à cette heure,qui avait commencé aux Batignolles par le vieux pot de Rouen,qu’elle lui avait donné un jour de fête. Ils couraient ensemble lesbrocanteurs, ils avaient une rage joyeuse d’acheter ; et luicontentait là d’anciens désirs de jeunesse, des ambitionsromantiques, nées jadis de ses premières lectures ; si bienque cet écrivain, si farouchement moderne, se logeait dans le MoyenÂge vermoulu qu’il rêvait d’habiter à quinze ans. Comme excuse, ildisait en riant que les beaux meubles d’aujourd’hui coûtaient tropcher, tandis qu’on arrivait tout de suite à de l’allure et à de lacouleur, avec des vieilleries, même communes. Il n’avait rien ducollectionneur, il était tout pour le décor, pour les grands effetsd’ensemble ; et le salon, à la vérité, éclairé par deux lampesde vieux Delft, prenait des tons fanés très doux et très chauds,les ors éteints des dalmatiques réappliqués sur les sièges, lesincrustations jaunies des cabinets italiens et des vitrineshollandaises, les teintes fondues des portières orientales, lescent petites notes des ivoires, des faïences, des émaux, pâlis parl’âge et se détachant contre la tenture neutre de la pièce, d’unrouge sombre.
Claude et Christine arrivèrent les derniers. Cette dernièreavait mis son unique robe de soie noire, une robe usée, finie,qu’elle entretenait avec des soins extrêmes, pour les occasionssemblables. Tout de suite, Henriette lui prit les deux mains, enl’attirant sur un canapé. Elle l’aimait beaucoup, elle laquestionna, en la voyant singulière, les yeux inquiets dans sapâleur touchante. Qu’avait-elle donc ? souffrait-elle ?Non, non, elle répondit qu’elle était très gaie, très heureuse devenir ; et ses regards, à chaque minute, allaient vers Claude,comme pour l’étudier, puis se détournaient. Lui paraissait excité,d’une fièvre de paroles et de gestes qu’il n’avait pas montréedepuis plusieurs mois. Seulement, par instants, cette agitationtombait, il demeurait silencieux, les yeux larges et perdus, fixéslà-bas, au loin dans le vide, sur quelque chose qui semblaitl’appeler.
« Ah ! mon vieux, dit-il à Sandoz, j’ai achevé tonbouquin cette nuit. C’est rudement fort, tu leur as cloué le bec,cette fois. »
Tous deux causèrent devant la cheminée, où des bûchesflambaient. L’écrivain, en effet, venait de publier un nouveauroman ; et, bien que la critique ne désarmât pas, il sefaisait enfin, autour de ce dernier, cette rumeur du succès quiconsacre un homme, sous les attaques persistantes de sesadversaires. D’ailleurs, il n’avait aucune illusion, il savait bienque la bataille, même gagnée, recommencerait à chacun de seslivres. Le grand travail de sa vie avançait, cette série de romans,ces volumes qu’il lançait coup sur coup, d’une main obstinée etrégulière, marchant au but qu’il s’était donné, sans se laisservaincre par rien, obstacles, injures, fatigues.
« C’est vrai, répondit-il gaiement, ils faiblissent, cettefois. Il y en a même un qui a fait la fâcheuse concession dereconnaître que je suis un honnête homme. Voilà comment toutdégénère !… Mais, va ! ils se rattraperont. J’en saisdont le crâne est trop différent du mien, pour qu’ils acceptentjamais ma formule littéraire, mes audaces de langue, mes bonshommesphysiologiques, évoluant sous l’influence des milieux ; et jeparle des confrères qui se respectent, je laisse de côté lesimbéciles et les gredins… Le mieux, vois-tu, pour travaillergaillardement, c’est de n’attendre ni bonne foi ni justice. Il fautmourir pour avoir raison. »
Les yeux de Claude s’étaient brusquement dirigés vers un coin dusalon, trouant le mur, allant là-bas, où quelque chose l’avaitappelé. Puis, ils se troublèrent, ils revinrent, tandis qu’ildisait :
« Bah ! tu parles pour toi. Si je crevais, moi,j’aurais tort… N’importe, ton bouquin m’a fichu une sacrée fièvre.J’ai voulu peindre aujourd’hui, impossible ! Ah ! ça vabien que je ne puisse pas être jaloux de toi, autrement tu merendrais trop malheureux. »
Mais la porte s’était ouverte, et Mathilde entra, suivie deJory. Elle avait une toilette riche, une tunique de velourscapucine, sur une jupe de satin paille, avec des brillants auxoreilles et un gros bouquet de roses au corsage. Et ce qui étonnaitClaude, c’était qu’il ne la reconnaissait pas, devenue très grasse,ronde et blonde, de maigre et brûlée qu’elle était. Sa laideurinquiétante de fille se fondait dans une enflure bourgeoise de laface, sa bouche aux trous noirs montrait maintenant des dents tropblanches, quand elle voulait bien sourire, d’un retroussementdédaigneux des lèvres. On la sentait respectable avec exagération,ses quarante-cinq ans lui donnaient du poids, à côté de son mariplus jeune, qui semblait être son neveu. La seule chose qu’ellegardait était une violence de parfums, elle se noyait des essencesles plus fortes, comme si elle eût tenté d’arracher de sa peau lessenteurs d’aromates dont l’herboristerie l’avait imprégnée ;mais l’amertume de la rhubarbe, l’âpreté du sureau, la flamme de lamenthe poivrée persistaient ; et le salon, dès qu’elle letraversa, s’emplit d’une odeur indéfinissable de pharmacie,corrigée d’une pointe aiguë de musc.
Henriette, qui s’était levée, la fit asseoir en face deChristine.
« Vous vous connaissez, n’est-ce pas ? Vous vous êtesdéjà rencontrées ici ? »
Mathilde eut un regard froid sur la toilette modeste de cettefemme, qui, disait-on, avait vécu longtemps avec un homme, avantd’être mariée. Elle était d’une rigidité excessive sur ce point,depuis que la tolérance du monde littéraire et artistique l’avaitfait admettre elle-même dans quelques salons. D’ailleurs,Henriette, qui l’exécrait, reprit sa conversation avec Christine,après les strictes politesses d’usage.
Jory avait serré les mains de Claude et de Sandoz. Et, deboutavec eux, devant la cheminée, il s’excusait, auprès de ce dernier,d’un article paru le matin même dans sa revue, qui maltraitait leroman de l’écrivain.
« Mon cher, tu le sais, on n’est jamais le maître chez soi…Je devrais tout faire, mais j’ai si peu de temps ! Imagine-toique je ne l’avais même pas lu, cet article, me fiant à ce qu’onm’en avait dit. Aussi tu comprends ma colère, quand je l’aiparcouru tout à l’heure… Je suis désolé, désolé…
– Laisse donc, c’est dans l’ordre, répondit tranquillementSandoz, Maintenant que mes ennemis se mettent à me louer, il fautbien que ce soient mes amis qui m’attaquent. »
De nouveau, la porte s’entre-bâilla, et Gagnière se glissadoucement, de son air vague d’ombre falote. Il arrivait droit deMelun, et tout seul, car il ne montrait sa femme à personne. Quandil venait dîner ainsi, il gardait à ses souliers la poussière de laprovince, qu’il remportait le soir même, en reprenant un train denuit. Du reste, il ne changeait pas, l’âge semblait le rajeunir, ilblondissait en vieillissant.
« Tiens ! mais Gagnière est là ! » s’écriaSandoz.
Alors, comme Gagnière se décidait à saluer les dames, Mahoudeaufit son entrée. Lui, avait blanchi déjà, avec sa face creusée etfarouche, où vacillaient des yeux d’enfance. Il portait encore unpantalon trop court, une redingote qui plissait dans le dos, malgrél’argent qu’il gagnait à présent ; car le marchand de bronzes,pour lequel il travaillait, avait lancé de lui des statuettescharmantes, que l’on commençait à voir sur les cheminées et lesconsoles bourgeoises.
Sandoz et Claude s’étaient tournés, curieux d’assister à cetterencontre de Mahoudeau avec Mathilde et Jory. Mais la chose sepassa très simplement. Le sculpteur s’inclinait devant elle,respectueux, lorsque le mari, de son air d’inconscience sereine,crut devoir la lui présenter, pour la vingtième fois peut-être.
« Eh ! c’est ma femme, camarade ! Serrez-vousdonc la main ! »
Alors, très graves, en gens du monde que l’on force à unefamiliarité un peu prompte, Mathilde et Mahoudeau se serrèrent lamain. Seulement, dès que celui-ci se fut débarrassé de la corvée,et qu’il eut retrouvé Gagnière dans un coin du salon, tous deux semirent à ricaner et à se rappeler en mots terribles lesabominations d’autrefois. Hein ? elle avait des dentsaujourd’hui, elle qui jadis ne pouvait pas mordre,heureusement !
On attendait Dubuche, car il avait formellement promis devenir.
« Oui, expliqua tout haut Henriette, nous ne serons queneuf. Fagerolles nous a écrit ce matin, pour s’excuser : undîner officiel, où il a été brusquement forcé de paraître… Ils’échappera et nous rejoindra vers onze heures. »
Mais, à ce moment, on apporta une dépêche. C’était Dubuche quitélégraphiait : « Impossible de bouger. Toux inquiétanted’Alice. »
« Eh bien, nous ne serons que huit ! » repritHenriette, avec la résignation chagrine d’une maîtresse de maisonqui voit s’émietter ses convives.
Et, le domestique ayant ouvert la porte de la salle à manger, enannonçant que madame était servie, elle ajouta :
« Nous y sommes tous… Offrez-moi votre bras,Claude. »
Sandoz avait pris celui de Mathilde, Jory se chargea deChristine, tandis que Mahoudeau et Gagnière suivaient, encontinuant de plaisanter crûment ce qu’ils appelaient lerembourrage de la belle herboriste.
La salle à manger où l’on entra, très grande, était d’une vivegaieté de lumière, au sortir de la clarté discrète du salon. Lesmurs, couverts de vieilles faïences, avaient des tons amusantsd’imagerie d’Épinal. Deux dressoirs, l’un de verrerie, l’autred’argenterie, étincelaient comme des vitrines de joyaux. Et latable surtout braisillait au milieu, en chapelle ardente, sous lasuspension garnie de bougies, avec la blancheur de sa nappe, quidétachait la belle ordonnance du couvert, les assiettes peintes,les verres taillés, les carafes blanches et rouges, leshors-d’œuvre symétriques, rangés autour du bouquet central, unecorbeille de roses pourpres.
On s’asseyait, Henriette entre Claude et Mahoudeau, Sandoz ayantà ses côtés Mathilde et Christine, Jory et Gagnière aux deux bouts,et le domestique achevait à peine de servir le potage, lorsqueMme Jory lâcha une phrase malheureuse. Voulant êtreaimable, n’ayant pas entendu les excuses de son mari, elle dit aumaître de la maison :
« Eh bien, vous avez été content de l’article de ce matin,Édouard en a revu lui-même les épreuves avec tant desoin ! »
Du coup, Jory se troubla, bégaya :
« Mais non ! mais non ! Il est très mauvais, cetarticle, tu sais bien qu’il a passé pendant mon absence, l’autresoir. »
Au silence gêné qui s’était fait, elle comprit sa faute. Maiselle aggrava la situation, elle lui jeta un regard aigu, enrépondant très haut, pour l’accabler et se mettre à part :
« Encore un de tes mensonges ! Je répète ce que tum’as dit… Tu entends, je ne veux pas que tu me rendesridicule ! »
Cela glaça le commencement du dîner. Vainement, Henrietterecommanda les kilkis, seule Christine les trouva très bons.Sandoz, que l’embarras de Jory récréait, lui rappela joyeusement,quand les rougets grillés parurent, un déjeuner qu’ils avaient faitensemble à Marseille, autrefois. Ah ! Marseille, la seuleville où l’on mange !
Claude, absorbé depuis un instant, sembla sortir d’un rêve, pourdemander, sans transition :
« Est-ce que c’est décidé ? est-ce qu’ils ont choisiles artistes, pour les nouvelles décorations del’Hôtel-de-Ville ?
– Non, dit Mahoudeau, ça va se faire… Moi, je n’aurai rien, jene connais personne… Fagerolles lui-même est très inquiet. S’iln’est point ici ce soir, c’est que ça ne marche pas tout seul…Ah ! il a mangé son pain blanc, ça se gâte, ça craque, leurpeinture à millions ! »
Il eut un rire de rancune enfin satisfaite, et Gagnière, àl’autre bout de la table, laissa entendre le même ricanement.Alors, ils se soulagèrent en paroles mauvaises, ils se réjouirentde la débâcle qui consternait le monde des jeunes maîtres. C’étaitfatal, les temps prédits arrivaient, la hausse exagérée sur lestableaux aboutissait à une catastrophe. Depuis que la paniques’était mise chez les amateurs, pris de l’affolement des gens deBourse, sous le vent de la baisse, les prix s’effondraient de jouren jour, on ne vendait plus rien. Et il fallait voir le fameuxNaudet au milieu de la déroute ! Il avait tenu bon d’abord, ilavait inventé le coup de l’Américain, le tableau unique caché aufond d’une galerie, solitaire comme un dieu, le tableau dont il nevoulait même pas dire le prix, avec la certitude méprisante de nepouvoir trouver un homme assez riche, et qu’il vendait enfin deuxou trois cent mille francs à un marchand de porcs de New York,glorieux d’emporter la toile la plus chère de l’année. Mais cescoups-là ne se recommençaient pas, et Naudet, dont les dépensesavaient grandi avec les gains, entraîné et englouti dans lemouvement fou qui était son œuvre, entendait maintenant croulersous lui son hôtel royal, qu’il devait défendre contre l’assaut deshuissiers.
« Mahoudeau, vous ne reprenez pas des cèpes ? »interrompit obligeamment Henriette.
Le domestique présentait le filet, on mangeait, on vidait lescarafes de vin ; mais l’aigreur était telle, que les bonneschoses passaient sans être goûtées, ce qui désolait la maîtresse etle maître de la maison.
« Hein ? des cèpes ? finit par répéter lesculpteur. Non, merci. »
Et il continua.
« Le drôle, c’est que Naudet poursuit Fagerolles.Parfaitement ! il est en train de le faire saisir… Ah !ce que je rigole, moi ! Nous allons en voir, un nettoyage,avenue de Villiers, chez tous ces petits peintres à hôtel. Labâtisse sera pour rien, au printemps… Donc, Naudet, qui avait forcéFagerolles à bâtir, et qui l’avait meublé comme une catin, a voulureprendre ses bibelots et ses tentures. Mais l’autre a empruntédessus, paraît-il… Vous voyez l’histoire : le marchandl’accuse d’avoir gâché son affaire en exposant, par une vanitéd’étourdi ; le peintre répond qu’il entend ne plus êtrevolé ; et ils vont se manger, j’espère bien ! »
La voix de Gagnière s’éleva, une voix inexorable et douce derêveur éveillé.
« Rasé, Fagerolles !… D’ailleurs, il n’a jamais eu desuccès. »
On se récria. Et sa vente annuelle de cent mille francs, et sesmédailles, et sa croix ? Mais lui, obstiné, souriait d’un airmystérieux, comme si les faits ne pouvaient rien contre saconviction de l’au-delà. Il hochait la tête, plein de dédain.
« Laissez-moi donc tranquille ! Jamais il n’a su ceque c’était qu’une valeur. »
Jory allait défendre le talent de Fagerolles, qu’il regardaitcomme son œuvre, lorsque Henriette leur demanda un peu derecueillement pour les raviolis. Il y eut une courte détente, aumilieu du bruit cristallin des verres et du léger cliquetis desfourchettes. La table, dont la belle symétrie se débandait déjà,semblait s’être allumée davantage, au feu âpre de la querelle. EtSandoz, gagné d’une inquiétude, s’étonnait : qu’avaient-ilsdonc à l’attaquer si durement ? n’avait-on pas débutéensemble, ne devait-on pas arriver dans la même victoire ? Unmalaise, pour la première fois, troublait son rêve d’éternité,cette joie de ses jeudis qu’il voyait se succéder, tous pareils,tous heureux, jusqu’aux derniers jours lointains de l’âge. Mais cene fut encore qu’un frisson à fleur de peau. Il dit enriant :
« Claude, ménage-toi, voici les gelinottes… Eh !Claude, où es-tu ? »
Depuis qu’on se taisait, Claude était retourné dans son rêve,les regards perdus, reprenant des raviolis, sans savoir ; etChristine, qui ne disait rien, triste et charmante, ne le quittaitpas des yeux. Il eut un sursaut, il choisit une cuisse parmi lesmorceaux de gelinottes, qu’on servait, et dont le fumet violentemplissait la pièce d’une odeur de résine.
« Hein ! sentez-vous ça ? cria Sandoz, amusé. Oncroirait qu’on avale toutes les forêts de la Russie. »
Mais Claude revint à sa préoccupation.
« Alors, vous dites que Fagerolles aura la salle du Conseilmunicipal ? »
Et cette parole suffit, Mahoudeau et Gagnière, remis sur lapiste, repartirent. Ah ! un joli badigeonnage à l’eau claire,si on la lui donnait, cette salle ; et il faisait assez devilenies pour l’avoir. Lui, qui, autrefois, affectait de crachersur les commandes, en grand artiste débordé par les amateurs, ilassiégeait l’administration de ses bassesses, depuis que sapeinture ne se vendait plus. Connaissait-on quelque chose d’aussiplat qu’un peintre devant un fonctionnaire, et les courbettes, etles concessions, et les lâchetés ? une honte, une école dedomesticité, que cette dépendance de l’art, sous le bon vouloirimbécile d’un ministre ! Ainsi, Fagerolles, pour sûr, à cedîner officiel, était en train de lécher consciencieusement lesbottes de quelque chef de bureau, quelque crétin àempailler !
« Mon Dieu ! dit Jory, il fait ses affaires, et il araison… Ce n’est pas vous qui paierez ses dettes.
– Des dettes, est-ce que j’en ai, moi qui ai crevé lafaim ? répondit Mahoudeau d’un ton rogue. Est-ce qu’on se faitbâtir un palais, est-ce qu’on a des maîtresses comme cette Irma,qui le ruine ? »
Gagnière, de nouveau, l’interrompit, de son étrange voixd’oracle, lointaine et fêlée.
« Irma, mais c’est elle qui le paie ! »
On se fâchait, on plaisantait, le nom d’Irma volait par-dessusla table, lorsque Mathilde, réservée et muette jusque-là, par uneaffectation de bon genre, s’indigna vivement, avec des gesteseffarés, une bouche prude de dévote qu’on violente.
« Oh ! messieurs… oh ! messieurs… Devant nous,cette fille… Pas cette fille, de grâce ! »
Dès lors, Henriette et Sandoz, consternés, assistèrent à ladéroute de leur menu. La salade de truffes, la glace, le dessert,tout fut avalé sans joie, dans la colère montante de laquerelle ; et le chambertin, et le vin de la Moselle,passèrent comme de l’eau pure. Vainement, elle souriait, tandis quelui, bonhomme, s’efforçait de les calmer, en faisant la part desinfirmités humaines. Pas un ne lâchait prise, un mot les rejetaitles uns sur les autres, acharnés. Ce n’était plus l’ennui vague, lasatiété somnolente qui attristait parfois les anciennesréunions ; c’était maintenant de la férocité dans la lutte, unbesoin de se détruire. Les bougies de la suspension brûlaient trèshautes, les faïences des murs épanouissaient leurs fleurs peintes,la table semblait s’être incendiée, avec la débâcle de son couvert,sa violence de causerie, ce saccage qui les enfiévrait là, depuisdeux heures.
Et Claude, au milieu du bruit, dit enfin, lorsqu’Henriette sedécida à se lever, pour les faire taire :
« Ah ! l’Hôtel-de-Ville, si je l’avais, moi, et si jepouvais !… C’était mon rêve, les murs de Paris àcouvrir ! »
On retourna au salon, dont le petit lustre et les appliquesvenaient d’être allumés. On y eut presque froid, en comparaison del’étuve d’où l’on sortait ; et le café calma un instant lesconvives. Personne, du reste, n’était attendu, en dehors deFagerolles. C’était un salon très fermé, le ménage n’y racolait pasdes clients littéraires, n’y muselait pas la presse à coupsd’invitations. La femme exécrait le monde, le mari disait en riantqu’il lui fallait dix ans pour aimer quelqu’un, et l’aimertoujours. N’était-ce pas le bonheur, irréalisable ? quelquesamitiés solides, un coin d’affection familiale. On n’y faisaitjamais de musique, et jamais on n’y avait lu une page delittérature.
Ce jeudi-là, la soirée parut longue, dans la sourde irritationqui persistait. Les dames, devant le feu mourant, s’étaient mises àcauser ; et, comme le domestique, après avoir ôté le couvert,rouvrait la salle voisine, elles restèrent seules, les hommesallèrent y fumer, en buvant de la bière.
Sandoz et Claude, qui ne fumaient pas, revinrent bientôts’asseoir côte à côte sur un canapé, près de la porte. Le premier,heureux de voir son vieil ami excité et bavard, lui rappelait dessouvenirs de Plassans, à propos d’une nouvelle apprise laveille : oui, Pouillaud, l’ancien farceur du dortoir, devenuun avoué si grave, avait des ennuis, pour s’être laissé pincer avecdes petites gueuses de douze ans. Ah ! l’animal dePouillaud ! Mais Claude ne répondait plus, l’oreille auxaguets, ayant entendu prononcer son nom dans la salle à manger, ettâchant de comprendre.
C’étaient Jory, Mahoudeau et Gagnière, qui avaient recommencé lemassacre, inassouvis, les dents longues. Leurs voix, d’abordchuchotantes, s’élevaient peu à peu. Ils en arrivaient à crier.
« Oh ! l’homme, je vous abandonne l’homme, disait Joryen parlant de Fagerolles. Il ne vaut pas cher… Et il vous a roulés,c’est vrai, ah ! ce qu’il vous a roulés, en rompant avec vouset en se faisant un succès sur votre dos ! Aussi vous n’avezguère été malins. »
Mahoudeau furieux répondit :
« Pardi ! il suffisait d’être avec Claude pour êtreflanqué à la porte de partout.
– C’est Claude qui nous a tués », affirma carrémentGagnière.
Et ils continuèrent, abandonnant Fagerolles auquel ilsreprochaient son aplatissement devant les journaux, son allianceavec leurs ennemis, ses câlineries à des baronnes sexagénaires,tapant désormais sur Claude devenu le grand coupable. MonDieu ! l’autre après tout n’était qu’une simple gueuse, commeil y en a tant, parmi les artistes, qui raccrochent le public aucoin des rues, qui lâchent et déchirent les camarades, pour fairemonter le bourgeois chez eux. Mais Claude, ce grand peintre raté,cet impuissant incapable de mettre une figure debout, malgré sonorgueil, les avait-il assez compromis, assez fichus dedans !Ah ! oui, le succès était dans la rupture ! S’ils avaientpu recommencer, c’étaient eux qui n’auraient pas eu la bêtise des’entêter à des histoires impossibles ! Et ils l’accusaient deles avoir paralysés, de les avoir exploités, parfaitement !exploités, et d’une main si maladroite et si lourde, qu’il n’enavait lui-même tiré aucun parti.
« Enfin, moi, reprit Mahoudeau, ne m’a-t-il pas rendu idiotun moment ? Quand je songe à ça, je me tâte, je ne comprendsplus pourquoi je m’étais mis de sa bande. Est-ce que je luiressemble ? Est-ce qu’il y avait quelque chose de commun entrenous ?… Hein ? c’est exaspérant de s’en apercevoir sitard !
– Et à moi donc, continua Gagnière, il m’a bien volé monoriginalité ! Croyez-vous que ça m’amuse, d’entendre, à chaquetableau, répéter derrière moi, depuis quinze ans : C’est unClaude !… Ah ! non, j’en ai assez, j’aime mieux ne plusrien faire… N’empêche que si j’avais vu clair, autrefois, je nel’aurais pas fréquenté. »
C’était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient,dans la stupeur de se voir tout d’un coup étrangers et ennemis,après une longue jeunesse de fraternité. La vie les avait débandésen chemin, et les profondes dissemblances apparaissaient, il neleur restait à la gorge que l’amertume de leur ancien rêveenthousiaste, cet espoir de bataille et de victoire côte à côte,qui maintenant aggravait leur rancune.
« Le fait est, ricana Jory, que Fagerolles ne s’est paslaissé piller comme un niais. »
Mais, vexé, Mahoudeau se fâcha.
« Tu as tort de rire, toi, car tu es aussi un joli lâcheur…Oui, tu nous disais toujours que tu nous donnerais un coup de main,quand tu aurais un journal à toi…
– Ah ! permets, permets… »
Gagnière se joignit à Mahoudeau.
« C’est vrai, ça ! Tu ne vas plus raconter qu’on tecoupe ce que tu écris sur nous, puisque tu es le maître… Et jamaisun mot, tu ne nous as pas seulement nommés, dans ton dernierSalon. »
Gêné et bégayant, Jory s’emporta à son tour.
« Eh ! c’est la faute de ce bougre de Claude !…Je n’ai pas envie de perdre mes abonnés, pour vous être agréable.Vous êtes impossibles, là, comprenez-vous ! Toi, Mahoudeau, tupeux te décarcasser à faire des petites choses gentilles ;toi, Gagnière, tu auras beau même ne plus rien faire du tout :vous avez une étiquette dans le dos, il vous faudra dix ansd’efforts avant de la décoller ; et encore on en a vu qui nese décollaient jamais… Le public s’amuse, vous savez ! il n’yavait que vous pour croire au génie de ce grand toqué ridicule,qu’on enfermera un de ces quatre matins. »
Alors, ce fut terrible, tous les trois parlèrent à la fois, enarrivèrent aux reproches abominables, avec des éclats tels, descoups si durs de mâchoires, qu’ils semblaient se mordre.
Sur le canapé, Sandoz, troublé dans les gais souvenirs qu’ilévoquait, avait dû lui-même prêter l’oreille à ce tumulte, qui luiarrivait par la porte ouverte.
« Tu entends, lui dit Claude très bas, avec un sourire desouffrance, ils m’arrangent bien !… Non, non, reste là, je neveux pas que tu les fasses taire. J’ai mérité ça, puisque je n’aipas réussi. »
Et Sandoz, pâlissant, continua d’écouter cet enragement dans lalutte pour la vie, cette rancune des personnalités aux prises, quiemportait sa chimère d’éternelle amitié.
Henriette, heureusement, s’inquiétait de la violence des voix.Elle se leva et alla faire honte aux fumeurs d’abandonner ainsi lesdames, pour se quereller. Tous rentrèrent dans le salon, suant,soufflant, gardant la secousse de leur colère. Et, comme elledisait, les yeux sur la pendule, qu’ils n’auraient décidément pasFagerolles ce soir-là, ils se remirent à ricaner, en échangeant unregard. Ah ! il avait bon nez, lui ! ce n’était pas luiqu’on prendrait à se rencontrer avec d’anciens amis devenusgênants, et qu’il exécrait !
En effet, Fagerolles ne vint pas. La soirée s’achevapéniblement. On était retourné dans la salle à manger, où le thé setrouvait servi sur une nappe russe, brodée en rouge d’une chasse aucerf ; et il y avait, sous les bougies rallumées, une brioche,des assiettes de sucreries et de gâteaux, tout un luxe barbare deliqueurs, whisky, genièvre, kummel, raki de Chio. Le domestiqueapporta encore du punch, et il s’empressait autour de la table,pendant que la maîtresse de la maison remplissait la théière ausamovar, bouillant en face d’elle. Mais ce bien-être, cette joiedes yeux, cette odeur fine du thé, ne détendaient pas les cœurs. Laconversation était retombée sur le succès des uns et la mauvaisechance des autres. Par exemple, n’était-ce pas une honte, cesmédailles, ces croix, toutes ces récompenses qui déshonoraientl’art, tant on les distribuait mal ? Est-ce qu’on devaitrester d’éternels petits garçons en classe ? Toutes lesplatitudes venaient de là, cette docilité et cette lâcheté devantles pions, pour avoir des bons points !
Puis, dans le salon de nouveau, comme Sandoz désolé en arrivaità souhaiter ardemment de les voir partir, il remarqua Mathilde etGagnière, assis côte à côte sur un canapé, parlant musique aveclangueur, au milieu des autres exténués, sans salive, les mâchoiresmortes. Gagnière, en extase, philosophait et poétisait. Mathilde,cette vieille gaupe engraissée, exhalant sa senteur louche depharmacie, faisait les yeux blancs, se pâmait sous lechatouillement d’une aile invisible. Ils s’étaient aperçus, ledernier dimanche, aux concerts du Cirque, et ils se communiquaientleur jouissance, en phrases alternées, envolées, lointaines.
« Ah ! monsieur, ce Meyerbeer, cette ouverture deStruensée, cette phrase funèbre, et puis cette danse depaysans si emportée, si colorée, et puis la phrase de mort quireprend, le duo des violoncelles !… Ah ! monsieur, lesvioloncelles, les violoncelles !…
– Et, madame, Berlioz, l’air de fête de Roméo…Oh ! le solo des clarinettes, les femmes aimées, avecl’accompagnement des harpes ! Un ravissement, une blancheurqui monte… La fête éclate, un Véronèse, la magnificence tumultueusedes Noces de Cana ; et le chant d’amour recommence,oh ! combien doux ! oh ! toujours plus haut,toujours plus haut…
– Monsieur, avez-vous entendu, dans la symphonie en lade Beethoven, ce glas qui revient toujours, qui vous bat sur lecœur ?… Oui, je le vois bien, vous sentez comme moi, c’est unecommunion que la musique… Beethoven, mon Dieu ! qu’il esttriste et bon d’être deux à le comprendre, et de défaillir…
– Et Schumann, madame, et Wagner, madame… La rêverie deSchumann, rien que les instruments à cordes, une petite pluie tièdesur les feuilles des acacias, un rayon qui les essuie, à peine unelarme dans l’espace !… Wagner, ah ! Wagner, l’ouverturedu Vaisseau fantôme, vous l’aimez, dites que vousl’aimez ! Moi, ça m’écrase. Il n’y a plus rien, plus rien, onmeurt… »
Leurs voix s’éteignaient, ils ne se regardaient même pas,anéantis coude à coude, leur visage en l’air, noyé.
Surpris, Sandoz se demanda d’où Mathilde pouvait tenir cejargon. D’un article de Jory, peut-être. D’ailleurs, il avaitremarqué que les femmes causaient très bien musique, sans enconnaître une note. Et lui, que l’aigreur des autres n’avait faitque chagriner, s’exaspéra de cette pose langoureuse. Non, non, c’enétait assez ! qu’on se déchirât, passe encore ! maisquelle fin de soirée, cette farceuse sur le retour, roucoulant etse chatouillant avec du Beethoven et du Schumann !
Gagnière, heureusement, se leva tout d’un coup. Il savaitl’heure au fond de son extase, il n’avait que juste le temps dereprendre son train de nuit. Et, après des poignées de main molleset silencieuses, il s’en alla coucher à Melun.
« Quel raté ! murmura Mahoudeau. La musique a tué lapeinture, jamais il ne fichera rien. »
Lui-même dut partir, et à peine la porte s’était-elle referméesur son dos, que Jory déclara :
« Avez-vous vu son dernier presse-papiers ? Il finirapar sculpter des boutons de manchette… En voilà un qui a raté lapuissance ! »
Mais déjà, Mathilde était debout, saluant Christine d’un petitgeste sec, affectant une familiarité mondaine à l’égardd’Henriette, emmenant son mari, qui l’habilla dans l’antichambre,humble et terrifié des yeux sévères dont elle le regardait, ayant àrégler un compte.
Alors, derrière eux, Sandoz cria, hors de lui :
« C’est la fin, c’est fatalement le journaliste qui traiteles autres de ratés, le bâcleur d’articles tombé dansl’exploitation de la bêtise publique !… Ah ! Mathilde laRevanche ! »
Il ne restait que Christine et Claude. Ce dernier, depuis que lesalon se vidait, affaissé au fond d’un fauteuil, ne parlait plus,repris par cette sorte de sommeil magnétique qui le raidissait, lesregards fixes, très loin, au-delà des murs. Sa face se tendait, uneattention convulsée la portait en avant : il voyaitcertainement l’invisible, il entendait un appel du silence.
Christine s’était levée à son tour, en s’excusant de partirainsi les derniers. Henriette lui avait saisi les mains, et ellelui répétait combien elle l’aimait, elle la suppliait de venirsouvent, d’user d’elle en tout comme d’une sœur ; tandis quela triste femme, d’un charme si douloureux dans sa robe noire,secouait la tête avec un pâle sourire.
« Voyons, lui dit Sandoz à l’oreille, après avoir jeté uncoup d’œil sur Claude, il ne faut pas vous désoler ainsi… Il abeaucoup causé, il a été plus gai ce soir. Ça va trèsbien. »
Mais elle, d’une voix de terreur :
« Non, non, regardez ses yeux… Tant qu’il aura ces yeux-là,je tremblerai… Vous avez fait ce que vous avez pu, merci. Ce quevous n’avez pas fait, personne ne le fera. Ah ! que jesouffre, de ne plus compter, moi ! de ne rienpouvoir ! »
Et tout haut :
« Claude, viens-tu ? »
Deux fois, elle dut répéter la phrase. Il ne l’entendait pas, ilfinit par tressaillir et par se lever, en disant, comme s’il avaitrépondu à l’appel lointain, là-bas, à l’horizon :
« Oui, j’y vais, j’y vais. »
Lorsque Sandoz et sa femme se retrouvèrent seuls enfin, dans lesalon où l’air s’étouffait, chauffé par les lampes, comme alourdid’un silence mélancolique après l’éclat mauvais des querelles, tousles deux se regardèrent, et ils laissèrent tomber leurs bras, dansle navrement de leur malheureuse soirée. Elle, pourtant, tâcha d’enrire, murmurant :
« Je t’avais prévenu, j’avais bien compris… »
Mais il l’interrompit encore d’un geste désespéré. Ehquoi ! était-ce donc la fin de sa longue illusion, de ce rêved’éternité, qui lui avait fait mettre le bonheur dans quelquesamitiés choisies dès l’enfance, puis goûtées jusqu’à l’extrêmevieillesse. Ah ! la bande lamentable, quelle cassure dernière,quel bilan à pleurer, après cette banqueroute du cœur ! Et ils’étonnait des amis qu’il avait semés le long de la route, desgrandes affections perdues en chemin, du perpétuel changement desautres, autour de son être qu’il ne voyait pas changer. Ses pauvresjeudis l’emplissaient de pitié, tant de souvenirs en deuil, cettemort lente de ce qu’on aime ! Est-ce qu’ils allaient serésigner, sa femme et lui, à vivre au désert, cloîtrés dans lahaine du monde ? Est-ce qu’ils ouvriraient la porte toutelarge, devant le flot des inconnus et des indifférents ? Peu àpeu, une certitude se faisait au fond de son chagrin : toutfinissait et rien ne recommençait, dans la vie. Il sembla se rendreà l’évidence, il dit avec un gros soupir :
« Tu avais raison… Nous ne les inviterons plus à dînerensemble, ils se mangeraient. »
Dehors, dès qu’ils débouchèrent sur la place de la Trinité,Claude lâcha le bras de Christine ; et il bégaya qu’il avaitune course, il la pria de rentrer sans lui. Elle l’avait sentitrembler d’un grand frisson, elle resta effarée de surprise et decrainte : une course, à une pareille heure, à minuitpassé ! pour aller où, pour quoi faire ? Il tournait ledos, il s’échappait, quand elle le rattrapa, en le suppliant, enprétextant qu’elle avait peur, qu’il ne la laisserait pas, si tard,remonter ainsi à Montmartre. Cette considération parut seule leramener. Il lui reprit le bras, ils gravirent la rue Blanche et larue Lepic, se trouvèrent enfin rue Tourlaque. Et, devant leurporte, après avoir sonné, de nouveau il la quitta.
« Te voici chez nous… Moi, je vais faire macourse. »
Déjà, il se sauvait, à grandes enjambées, en gesticulant commeun fou. La porte s’était ouverte, et elle ne la referma même pas,elle s’élança, pour le suivre. Rue Lepic, elle le rejoignit ;mais, de crainte de l’exalter davantage, elle se contenta dès lorsde ne pas le perdre de vue, marchant à une trentaine de mètres,sans qu’il la sût derrière ses talons. Après la rue Lepic, ilredescendit la rue Blanche, puis il fila par la rue de laChaussée-d’Antin et la rue du Quatre-Septembre, jusqu’à la rueRichelieu. Quand elle le vit s’engager dans cette dernière, unfroid mortel l’envahit : il allait à la Seine, c’étaitl’affreuse peur qui la tenait, la nuit, éveillée d’angoisse. Et quefaire, mon Dieu ! Aller avec lui, se pendre à son cou,là-bas ? Elle n’avançait plus qu’en chancelant, et à chaquepas qui les rapprochait de la rivière, elle sentait la vie seretirer de ses membres. Oui, il s’y rendait tout droit : laplace du Théâtre-Français, le Carrousel, enfin le pont desSaints-Pères. Il y marcha un instant, s’approcha de la rampe,au-dessus de l’eau ; et elle crut qu’il se jetait, un grandcri s’étouffa dans l’étranglement de sa gorge.
Mais non, il demeurait immobile. N’était-ce donc que la Cité, enface, qui le hantait, ce cœur de Paris dont il emportaitl’obsession partout, qu’il évoquait de ses yeux fixes au traversdes murs, qui lui criait ce continuel appel, à des lieues, entendude lui seul ? Elle n’osait l’espérer encore, elle s’étaitarrêtée en arrière, le surveillant dans un vertige d’inquiétude, levoyant toujours faire le terrible saut, et résistant au besoin des’approcher, et redoutant de précipiter la catastrophe, si elle semontrait. Mon Dieu ! être là, avec sa passion ravagée, samaternité saignante, être là, assister à tout, sans pouvoir mêmerisquer un mouvement pour le retenir !
Lui, debout, très grand, ne bougeait pas, regardait dans lanuit.
C’était une nuit d’hiver, au ciel brouillé, d’un noir de suie,qu’une bise, soufflant de l’ouest, rendait très froide. Parisallumé s’était endormi, il n’y avait plus là que la vie des becs degaz, des taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient,pour n’être, au loin, qu’une poussière d’étoiles fixes. D’abord,les quais se déroulaient, avec leur double rang de perleslumineuses, dont la réverbération éclairait d’une lueur les façadesdes premiers plans, à gauche les maisons du quai du Louvre, àdroite les deux ailes de l’Institut, masses confuses de monumentset de bâtisses qui se perdaient ensuite, en un redoublementd’ombre, piqué des étincelles lointaines. Puis, entre ces cordonsfuyant à perte de vue, les ponts jetaient des barres de lumières,de plus en plus minces, faites chacune d’une traînée de paillettes,par groupes et comme suspendues. Et là, dans la Seine, éclatait lasplendeur nocturne de l’eau vivante des villes, chaque bec de gazreflétait sa flamme, un noyau qui s’allongeait en une queue decomète. Les plus proches, se confondant, incendiaient le courant delarges éventails de braise, réguliers et symétriques ; lesplus reculés, sous les ponts, n’étaient que des petites touches defeu immobiles. Mais les grandes queues embrasées vivaient,remuantes à mesure qu’elles s’étalaient, noir et or, d’un continuelfrissonnement d’écailles, où l’on sentait la coulée infinie del’eau. Toute la Seine en était allumée comme d’une fête intérieure,d’une féerie mystérieuse et profonde, faisant passer des valsesderrière les vitres rougeoyantes du fleuve. En haut, au-dessus decet incendie, au-dessus des quais étoilés, il y avait dans le cielsans astres une rouge nuée, l’exhalaison chaude et phosphorescentequi, chaque nuit, met au sommeil de la ville une crête devolcan.
Le vent soufflait, et Christine grelottante, les yeux emplis delarmes, sentait le pont tourner sous elle, comme s’il l’avaitemportée dans une débâcle de tout l’horizon. Claude n’avait-il pasbougé ? N’enjambait-il pas la rampe ? Non, touts’immobilisait de nouveau, elle le retrouvait à la même place, danssa raideur entêtée, les yeux sur la pointe de la Cité, qu’il nevoyait pas.
Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas, au fonddes ténèbres. Il ne distinguait que les ponts, des carcasses finesde charpentes se détachant en noir sur l’eau braisillante. Puis,au-delà, tout se noyait, l’île tombait au néant, il n’en aurait pasmême retrouvé la place, si des fiacres attardés n’avaient promené,par moments, le long du Pont-Neuf, ces étincelles filantes quicourent encore dans les charbons éteints. Une lanterne rouge, auras du barrage de la Monnaie, jetait dans l’eau un filet de sang.Quelque chose d’énorme et de lugubre, un corps à la dérive, unepéniche détachée sans doute, descendait avec lenteur au milieu desreflets, parfois entrevue, et reprise aussitôt par l’ombre. Oùavait donc sombré l’île triomphale ? Était-ce au fond de cesflots incendiés ? Il regardait toujours, envahi peu à peu parle grand ruissellement de la rivière dans la nuit. Il se penchaitsur ce fossé si large, d’une fraîcheur d’abîme, où dansait lemystère de ces flammes. Et le gros bruit triste du courantl’attirait, il en écoutait l’appel, désespéré jusqu’à la mort.
Christine, cette fois, sentit, à un élancement de son cœur,qu’il venait d’avoir la pensée terrible. Elle tendit ses mainsvacillantes, que flagellait la bise. Mais Claude était resté toutdroit, luttant contre cette douceur de mourir ; et il nebougea pas d’une heure encore, n’ayant plus la conscience du temps,les regards toujours là-bas, sur la Cité, comme si, par un miraclede puissance, ses yeux allaient faire de la lumière et l’évoquerpour la revoir.
Lorsque enfin Claude quitta le pont d’un pas qui trébuchait,Christine dut le dépasser et courir, afin d’être rentrée rueTourlaque avant lui.
