Mademoiselle Fifi

Chapitre 13Mots d’Amour

Dimanche.

Mon gros coq chéri,

Tu ne m’écris pas, je ne te vois plus, tu ne viens jamais. Tu asdonc cessé de m’aimer ? Pourquoi ? Qu’ai-je fait ?Dis-le-moi, je t’en supplie, mon cher amour ! Moi, je t’aimetant, tant, tant ! Je voudrais t’avoir toujours près de moi,et t’embrasser tout le jour, en te donnant, ô mon cœur, mon chataimé, tous les noms tendres qui me viendraient à la pensée. Jet’adore, je t’adore, je t’adore, ô mon beau coq.

Ta poulette

Sophie.

Lundi.

Ma chère amie,

Tu ne comprendras absolument rien à ce que je vais te dire.N’importe. Si ma lettre tombe, par hasard, sous les yeux d’uneautre femme, elle lui sera peut-être profitable.

Si tu avais été sourde et muette, je t’aurais sans doute aiméelongtemps, longtemps. Le malheur vient de ce que tu parles, voilàtout. Un poète a dit :

Tu n’as jamais été dans tes jours les plus rares,

Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,

Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,

J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

En amour, vois-tu, on fait toujours chanter les rêves ;mais pour que les rêves chantent, il ne faut pas qu’on lesinterrompe. Or, quand on parle entre deux baisers, on interrompttoujours le rêve délirant que font les âmes, à moins de dire desmots sublimes, et les mots sublimes n’éclosent pas dans les petitescaboches des jolies filles.

Tu ne comprends rien, n’est-ce pas ? Tant mieux. Jecontinue. Tu es assurément une des plus charmantes, une des plusadorables femmes que j’aie jamais vues.

Est-il sur la terre des yeux qui contiennent plus de songe queles tiens, plus de promesses inconnues, plus d’infinid’amour ? Je ne le crois pas. Et quand ta bouche sourit avecses deux lèvres rondes qui montrent tes dents luisantes, on diraitqu’il va sortir de cette bouche ravissante une ineffable musique,quelque chose d’invraisemblablement suave, de doux à fairesangloter.

Alors tu m’appelles tranquillement : « Mon gros lapin adoré. »Et il me semble tout à coup que j’entre dans ta tête, que je voisfonctionner ton âme, ta petite âme de petite femme jolie, jolie,mais… et cela me gêne, vois-tu, me gêne beaucoup. J’aimerais mieuxne pas voir.

Tu continues à ne point comprendre, n’est-ce pas ? J’ycomptais.

Te rappelles-tu la première fois que tu es venue chez moi ?Tu es entrée brusquement avec une odeur de violette envolée de tesjupes ; nous nous sommes regardés longtemps sans dire un mot,puis embrassés comme des fous… puis… puis jusqu’au lendemain nousn’avons point parlé.

Mais, quand nous nous sommes quittés, nos mains tremblaient etnos yeux se disaient des choses, des choses… qu’on ne peut exprimerdans aucune langue. Du moins, je l’ai cru. Et tout bas, en mequittant, tu as murmuré : « À bientôt ! » – Voilà tout ce quetu as dit ; et tu ne t’imagineras jamais quel enveloppement derêve tu me laissais, tout ce que j’entrevoyais, tout ce que jecroyais deviner en ta pensée.

Vois-tu, ma pauvre enfant, pour les hommes pas bêtes, un peuraffinés, un peu supérieurs, l’amour est un instrument si compliquéqu’un rien le détraque. Vous autres femmes, vous ne percevez jamaisle ridicule de certaines choses quand vous aimez, et le grotesquedes expressions vous échappe.

Pourquoi une parole juste dans la bouche d’une petite femmebrune est-elle souverainement fausse et comique dans celle d’unegrosse femme blonde ? Pourquoi le geste câlin de l’unesera-t-il déplacé chez l’autre ? Pourquoi certaines caressescharmantes de la part de celle-ci seront-elles gênantes de la partde celle-là ? Pourquoi ? Parce qu’il faut en tout, maisprincipalement en amour, une parfaite harmonie, une accordanceabsolue du geste, de la voix, de la parole, de la manifestationtendre, avec la personne qui agit, parle, manifeste, avec son âge,la grosseur de sa taille, la couleur de ses cheveux et laphysionomie de sa beauté.

Une femme de trente-cinq ans, à l’âge des grandes passionsviolentes, qui conserverait seulement un rien de la mièvreriecaressante de ses amours de vingt ans, qui ne comprendrait pasqu’elle doit s’exprimer autrement, embrasser autrement, qu’elledoit être une Didon et non plus une Juliette, écœureraitinfailliblement neuf amants sur dix, même s’ils ne se rendaientnullement compte des raisons de leur éloignement.

Comprends-tu ? – Non. – Je l’espérais bien.

À partir du jour où tu as ouvert ton robinet à tendresses, cefut fini pour moi, mon amie.

Quelquefois nous nous embrassions cinq minutes, d’un seul baiserinterminable, éperdu, d’un de ces baisers qui font se fermer lesyeux, comme s’il pouvait s’en échapper par le regard, comme pourles conserver plus entiers dans l’âme enténébrée qu’ils ravagent.Puis, quand nous séparions nos lèvres, tu me disais en riant d’unrire clair : « C’est bon, mon gros chien ! » Alors je t’auraisbattue.

Car tu m’as donné successivement tous les noms d’animaux et delégumes que tu as trouvés sans doute dans La Cuisinière bourgeoise,Le Parfait jardinier et Les Eléments d’histoire naturelle à l’usagedes classes inférieures. Mais cela n’est rien encore.

La caresse d’amour est brutale, bestiale, et plus, quand on ysonge. Musset a dit :

Je me souviens encor de ces spasmes terribles,

De ces baisers muets, de ces muscles ardents,

De cet être absorbé, blême et serrant les dents.

S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.

ou grotesques !… Oh ! ma pauvre enfant, quel géniefarceur, quel esprit pervers, te pouvait donc souffler tes mots… dela fin ?

Je les ai collectionnés, mais, par amour pour toi, je ne lesmontrerai pas.

Et puis tu manquais vraiment d’à-propos, et tu trouvais moyen delâcher un « Je t’aime ! » exalté en certaines occasions sisingulières, qu’il me fallait comprimer de furieuses envies derire. Il est des instants où cette parole-là : « Je t’aime ! »est si déplacée qu’elle en devient inconcevante, sache-le bien.

Mais tu ne me comprends pas.

Bien des femmes aussi ne me comprendront point et me jugerontstupide. Peu m’importe, d’ailleurs. Les affamés mangent engloutons, mais les délicats sont dégoûtés, et ils ont souvent, pourpeu de chose, d’invincibles répugnances. Il en est de l’amour commede la cuisine.

Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est que certainesfemmes qui connaissent si bien l’irrésistible séduction des bas desoie fins et brodés, et le charme exquis des nuances, etl’ensorcellement des précieuses dentelles cachées dans laprofondeur des toilettes intimes, et la troublante saveur du luxesecret, des dessous raffinés, toutes les subtiles délicatesses desélégances féminines, ne comprennent jamais l’irrésistible dégoûtque nous inspirent les paroles déplacées ou niaisement tendres.

Un mot brutal, parfois, fait merveille, fouette la chair, faitbondir le cœur. Ceux-là sont permis aux heures de combat. Celui deCambronne n’est-il pas sublime ? Rien ne choque qui vient àtemps. Mais il faut aussi savoir se taire, et éviter en certainsmoments les phrases à la Paul de Kock.

Et je t’embrasse passionnément, à condition que tu ne dirasrien.

René.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer