Mademoiselle Fifi

Chapitre 3La Rouille

Il n’avait eu, toute sa vie, qu’une inapaisable passion, lachasse. Il chassait tous les jours, du matin au soir, avec unemportement furieux. Il chassait hiver comme été, au printempscomme à l’automne, au marais, quand les règlements interdisaient laplaine et les bois ; il chassait au tiré, à courre, au chiend’arrêt, au chien courant, à l’affût, au miroir, au furet. Il neparlait que de chasse, rêvait chasse, répétait sans cesse : «Doit-on être malheureux quand on n’aime pas la chasse ! »

Il avait maintenant cinquante ans sonnés, se portait bien,restait vert, bien que chauve, un peu gros, mais vigoureux ;et il portait tout le dessous de la moustache rasé pour biendécouvrir les lèvres et garder libre le tour de la bouche, afin depouvoir sonner du cor plus facilement.

On ne le désignait dans la contrée que par son petit nom : M.Hector. Il s’appelait le baron Hector Gontran de Coutelier.

Il habitait, au milieu des bois, un petit manoir, dont il avaithérité ; et bien qu’il connût toute la noblesse du départementet rencontrât tous ses représentants mâles dans les rendez-vous dechasse, il ne fréquentait assidûment qu’une famille : lesCourville, des voisins aimables, alliés à sa race depuis dessiècles.

Dans cette maison il était choyé, aimé, dorloté, et il disait :« Si je n’étais pas chasseur, je voudrais ne point vous quitter. »M. de Courville était son ami et son camarade depuis l’enfance.Gentilhomme agriculteur, il vivait tranquille avec sa femme, safille et son gendre, M. de Darnetot, qui ne faisait rien, sousprétexte d’études historiques.

Le baron de Coutelier allait souvent dîner chez ses amis,surtout pour leur raconter ses coups de fusil. Il avait de longueshistoires de chiens et de furets dont il parlait comme despersonnages marquants qu’il aurait connus. Il dévoilait leurspensées, leurs intentions, les analysait, les expliquait : « QuandMédor a vu que le râle le faisait courir ainsi, il s’est dit : «Attends, mon gaillard, nous allons rire. » Alors en me faisantsigne de la tête d’aller au coin du champ de trèfle, il s’est mis àquêter de biais, à grand bruit, en remuant les herbes pour pousserle gibier dans l’angle où il ne pourrait plus s’échapper. Tout estarrivé comme il l’avait prévu ; le râle, tout d’un coup, s’esttrouvé sur la lisière. Impossible d’aller plus loin sans sedécouvrir. Il s’est dit : « Pincé, nom d’un chien ! » et s’esttapi. Médor alors tomba en arrêt en me regardant ; je lui faisun signe, il force. – Brrrou – le râle s’envole – j’épaule –pan ! – il tombe ; et Médor, en le rapportant, remuait laqueue pour me dire : « Est-il joué, ce tour-là, monsieurHector ? »

Courville, Darnetot et les deux femmes riaient follement de cesrécits pittoresques où le baron mettait toute son âme. Ils’animait, remuait les bras, gesticulait de tout le corps ; etquand il disait la mort du gibier, il riait d’un rire formidable,et demandait toujours comme conclusion : « Est-elle bonne,celle-là ? »

Dès qu’on parlait d’autre chose, il n’écoutait plus ets’essayait tout seul à fredonner des fanfares. Aussi, dès qu’uninstant de silence se faisait entre deux phrases, dans ces momentsde brusques accalmies qui coupent la rumeur des paroles, onentendait tout à coup un air de chasse : « Ton ton, ton taine tonton », que le baron poussait en gonflant les joues comme s’il eûttenu son cor.

Il n’avait jamais vécu que pour la chasse et vieillissait sanss’en douter ni s’en apercevoir. Brusquement, il eut une attaque derhumatisme et resta deux mois au lit. Il faillit mourir de chagrinet d’ennui. Comme il n’avait pas de bonne, faisant préparer sacuisine par un vieux serviteur, il n’obtenait ni cataplasmeschauds, ni petits soins, ni rien de ce qu’il faut aux souffrants.Son piqueur fut son garde-malade, et cet écuyer qui s’ennuyait aumoins autant que son maître, dormait jour et nuit dans un fauteuil,pendant que le baron jurait et s’exaspérait entre ses draps.

Les dames de Courville venaient parfois le voir ; etc’était pour lui des heures de calme et de bien-être. Ellespréparaient sa tisane, avaient soin du feu, lui servaient gentimentson déjeuner, sur le bord du lit ; et quand elles partaient ilmurmurait : « Sacrebleu ! vous devriez bien venir loger ici. »Et elles riaient de tout leur cœur.

Comme il allait mieux et recommençait à chasser au marais, ilvint un soir dîner chez ses amis ; mais il n’avait plus sonentrain ni sa gaieté. Une pensée incessante le torturait, lacrainte d’être ressaisi par les douleurs avant l’ouverture. Aumoment de prendre congé, alors que les femmes l’enveloppaient en unchâle, lui nouait un foulard au cou, et qu’il se laissait fairepour la première fois de sa vie, il murmura d’un ton désolé : « Siça recommence, je suis un homme foutu. »

Lorsqu’il fut parti, Mme de Darnetot dit à sa mère : « Ilfaudrait marier le baron. »

Tout le monde leva les bras. Comment n’y avait-on pas encoresongé ? On chercha toute la soirée parmi les veuves qu’onconnaissait, et le choix s’arrêta sur une femme de quarante ans,encore jolie, assez riche, de belle humeur et bien portante quis’appelait Mme Berthe Vilers.

On l’invita à passer un mois au château. Elle s’ennuyait. Ellevint. Elle était remuante et gaie ; M. de Coutelier lui pluttout de suite. Elle s’en amusait comme d’un jouet vivant et passaitdes heures entières à l’interroger sournoisement sur les sentimentsdes lapins et les machinations des renards. Il distinguaitgravement les manières de voir différentes des divers animaux, etleur prêtait des plans et des raisonnements subtils comme auxhommes de sa connaissance.

L’attention qu’elle lui donnait le ravit ; et, un soir,pour lui témoigner son estime, il la pria de chasser, ce qu’iln’avait encore jamais fait pour aucune femme. L’invitation parut sidrôle qu’elle accepta. Ce fut une fête pour l’équiper ; toutle monde s’y mit, lui offrit quelque chose ; et elle apparutvêtue en manière d’amazone, avec des bottes, des culottes d’homme,une jupe courte, une jaquette de velours trop étroite pour lagorge, et une casquette de valet de chiens.

Le baron semblait ému comme s’il allait tirer son premier coupde fusil. Il lui expliqua minutieusement la direction du vent, lesdifférents arrêts des chiens, la façon de tirer les gibiers ;puis il la poussa dans un champ, en la suivant pas à pas, avec lasollicitude d’une nourrice qui regarde son nourrisson marcher pourla première fois.

Médor rencontra, rampa, s’arrêta, leva la patte. Le baron,derrière son élève, tremblait comme une feuille. Il balbutiait : «Attention, attention, des per… des per… des perdrix. »

Il n’avait pas fini qu’un grand bruit s’envola de terre, – brr,brr, brr – et un régiment de gros oiseaux monta dans l’air enbattant des ailes.

Mme Vilers, éperdue, ferma les yeux, lâcha les deux coups,recula d’un pas sous la secousse du fusil ; puis, quand ellereprit son sang-froid, elle aperçut le baron qui dansait comme unfou, et Médor rapportant deux perdrix dans sa gueule.

À dater de ce jour, M. de Coutelier fut amoureux d’elle.

Il disait en levant les yeux : « Quelle femme ! » et ilvenait tous les soirs maintenant pour causer chasse. Un jour, M. deCourville, qui le reconduisait et l’écoutait s’extasier sur sanouvelle amie, lui demanda brusquement : « Pourquoi nel’épousez-vous pas ? » Le baron resta saisi : « Moi ?moi ? l’épouser !… mais… au fait… » Et il se tut. Puisserrant précipitamment la main de son compagnon, il murmura : « Aurevoir, mon ami », et disparut à grands pas dans la nuit.

Il fut trois jours sans revenir. Quand il reparut, il était pâlipar ses réflexions, et plus grave que de coutume. Ayant pris à partM. de Courville : « Vous avez eu là une fameuse idée. Tâchez de lapréparer à m’accepter. Sacrebleu ! une femme comme ça, on ladirait faite pour moi. Nous chasserons ensemble toute l’année.»

M. de Courville, certain qu’il ne serait pas refusé, répondit :« Faites votre demande tout de suite, mon cher. Voulez-vous que jem’en charge ? » Mais le baron se troubla soudain ; etbalbutiant : « Non… non… il faut d’abord que je fasse un petitvoyage… un petit voyage… à Paris. Dès que je serai revenu, je vousrépondrai définitivement. » On n’en put obtenir d’autreséclaircissements et il partit le lendemain.

Le voyage dura longtemps. Une semaine, deux semaines, troissemaines se passèrent. M. de Coutelier ne reparaissait pas. LesCourville, étonnés, inquiets, ne savaient que dire à leur amiequ’ils avaient prévenue de la démarche du baron. On envoyait tousles deux jours prendre chez lui de ses nouvelles ; aucun deses serviteurs n’en avait reçu.

Or, un soir, comme Mme Vilers chantait en s’accompagnant aupiano, une bonne vint, avec un grand mystère, chercher M. deCourville, en lui disant tout bas qu’un monsieur le demandait.C’était le baron, changé, vieilli, en costume de voyage. Dès qu’ilvit son vieil ami, il lui saisit les mains, et, d’une voix peufatiguée : « J’arrive à l’instant, mon cher, et j’accours chezvous, je n’en puis plus. » Puis il hésita, visiblement embarrassé :« Je voulais vous dire… tout de suite… que cette… cette affaire…vous savez bien… est manquée. »

M. de Courville le regardait stupéfait. « Comment ?manquée ? Et pourquoi ?

– Oh ! ne m’interrogez pas, je vous prie, ce serait troppénible à dire, mais soyez sûr que j’agis en… honnête homme. Je nepeux pas… Je n’ai pas le droit, vous entendez, pas le droit,d’épouser cette dame. J’attendrai qu’elle soit partie pour revenirchez vous ; il me serait trop douloureux de la revoir. Adieu.»

Et il s’enfuit.

Toute la famille délibéra, discuta, supposa mille choses. Onconclut qu’un grand mystère était caché dans la vie du baron, qu’ilavait peut-être des enfants naturels, une vieille liaison. Enfinl’affaire paraissait grave ; et pour ne point entrer en descomplications difficiles, on prévint habilement Mme Vilers, quis’en retourna veuve comme elle était venue.

Trois mois encore se passèrent. Un soir, comme il avaitfortement dîné et qu’il titubait un peu, M. de Coutelier, en fumantsa pipe le soir avec M. de Courville, lui dit : « Si vous saviezcomme je pense souvent à votre amie, vous auriez pitié de moi.»

L’autre, que la conduite du baron en cette circonstance avait unpeu froissé, lui dit sa pensée vivement :

« Sacrebleu, mon cher, quand on a des secrets dans sonexistence, on ne s’avance pas d’abord comme vous l’avez fait ;car, enfin, vous pouviez prévoir le motif de votre reculade,assurément. »

Le baron, confus, cessa de fumer.

« Oui et non. Enfin, je n’aurais pas cru ce qui est arrivé.»

M. de Courville, impatienté, reprit : « On doit tout prévoir.»

Mais M. de Coutelier, en sondant de l’œil les ténèbres pour êtresûr qu’on ne les écoutait pas, reprit à voix basse :

« Je vois bien que je vous ai blessé et je vais tout vous direpour me faire excuser. Depuis vingt ans, mon ami, je ne vis quepour la chasse. Je n’aime que ça, vous le savez, je ne m’occupe quede ça. Aussi, au moment de contracter des devoirs envers cettedame, un scrupule de conscience m’est venu. Depuis le temps quej’ai perdu l’habitude de… de… de l’amour, enfin je ne savais plussi je serais encore capable de… de… vous savez bien… Songezdonc ? voici maintenant seize ans exactement que… que… que…pour la dernière fois, vous comprenez. Dans ce pays-ci, ce n’estpas facile de… de… vous y êtes. Et puis j’avais autre chose àfaire. J’aime mieux tirer un coup de fusil. Bref, au moment dem’engager devant le maire et le prêtre à… à… ce que vous savez,j’ai eu peur. Je me suis dit : Bigre, mais si… si… j’allais rater.Un honnête homme ne manque jamais à ses engagements ; et jeprenais là un engagement sacré vis-à-vis de cette personne. Enfin,pour en avoir le cœur net, je me suis promis d’aller passer huitjours à Paris.

« Au bout de huit jours, rien, mais rien. Et ce n’est pas fauted’avoir essayé. J’ai pris ce qu’il y avait de mieux dans tous lesgenres. Je vous assure qu’elles ont fait ce qu’elles ont pu… Oui…certainement, elles n’ont rien négligé… Mais que voulez-vous ?elles se retiraient toujours… bredouilles… bredouilles…bredouilles.

« J’ai attendu alors quinze jours, trois semaines, espéranttoujours. J’ai mangé dans les restaurants un tas de chosespoivrées, qui m’ont perdu l’estomac et… et… rien… toujoursrien.

« Vous comprenez que, dans ces circonstances, devant cetteconstatation, je ne pouvais que… que… que me retirer. Ce que j’aifait. »

M. de Courville se tordait pour ne pas rire. Il serra gravementles mains du baron en lui disant : « Je vous plains », et lereconduisit jusqu’à mi-chemin de sa demeure. Puis, lorsqu’il setrouva seul avec sa femme, il lui dit tout, en suffoquant degaieté. Mais Mme de Courville ne riait point ; elle écoutait,très attentive, et lorsque son mari eut achevé, elle répondit avecun grand sérieux : « Le baron est un niais, mon cher ; ilavait peur, voilà tout. Je vais écrire à Berthe de revenir, et bienvite. »

Et comme M. de Courville objectait le long et inutile essai deleur ami, elle reprit : « Bah ! quand on aime sa femme,entendez-vous, cette chose-là… revient toujours. »

Et M. de Courville ne répliqua rien, un peu confus lui-même.

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