Chapitre 6La Relique
Monsieur l’abbé Louis d’Ennemare, à Soissons.
Mon cher abbé,
Voici mon mariage avec ta cousine rompu, et de la façon la plusbête, pour une mauvaise plaisanterie que j’ai faite presqueinvolontairement à ma fiancée.
J’ai recours à toi, mon vieux camarade, dans l’embarras où je metrouve ; car tu peux me tirer d’affaire. Je t’en seraireconnaissant jusqu’à la mort.
Tu connais Gilberte, ou plutôt tu crois la connaître ; maisconnaît-on jamais les femmes ? Toutes leurs opinions, leurscroyances, leurs idées sont à surprises. Tout cela est plein dedétours, de retours, d’imprévu, de raisonnements insaisissables, delogique à rebours, d’entêtements qui semblent définitifs et quicèdent parce qu’un petit oiseau est venu se poser sur le bord d’unefenêtre.
Je n’ai pas à t’apprendre que ta cousine est religieuse àl’extrême, élevée par les Dames blanches ou noires de Nancy.
Cela, tu le sais mieux que moi. Ce que tu ignores, sans doute,c’est qu’elle est exaltée en tout comme en dévotion. Sa têtes’envole à la façon d’une feuille cabriolant dans le vent, et elleest femme, ou plutôt jeune fille, plus qu’aucune autre, tout desuite attendrie ou fâchée, partant au galop pour l’affection commepour la haine, et revenant de la même façon ; et jolie… commetu sais ; et charmeuse plus qu’on ne peut dire… et comme tu nesauras jamais.
Donc, nous étions fiancés ; je l’adorais comme je l’adoreencore. Elle semblait m’aimer.
Un soir je reçus une dépêche qui m’appelait à Cologne pour uneconsultation suivie peut-être d’une opération grave et difficile.Comme je devais partir le lendemain, je courus faire mes adieux àGilberte et dire pourquoi je ne dînerais point chez mes futursbeaux-parents le mercredi, mais seulement le vendredi, jour de monretour. Oh ! prends garde aux vendredis : je t’assure qu’ilssont funestes !
Quand je parlai de mon départ, je vis une larme dans sesyeux ; mais quand j’annonçai ma prochaine revenue, elle battitaussitôt des mains et s’écria : « Quel bonheur ! vous merapporterez quelque chose ; presque rien, un simple souvenir,mais un souvenir choisi pour moi. Il faut découvrir ce qui me ferale plus de plaisir, entendez-vous ? Je verrai si vous avez del’imagination. »
Elle réfléchit quelques secondes, puis ajouta : « Je vousdéfends d’y mettre plus de vingt francs. Je veux être touchée parl’intention, par l’invention, monsieur, non par le prix. » Puis,après un nouveau silence, elle dit à mi-voix, les yeux baissés : «Si cela ne vous coûte rien, comme argent, et si c’est bieningénieux, bien délicat, je vous… je vous embrasserai. »
J’étais à Cologne le lendemain. Il s’agissait d’un accidentaffreux qui mettait au désespoir une famille entière. Uneamputation était urgente. On me logea, on m’enferma presque ;je ne vis que des gens en larmes qui m’assourdissaient ;j’opérai un moribond qui faillit trépasser entre mes mains ;je restai deux nuits près de lui ; puis, quand j’aperçus unechance de salut, je me fis conduire à la gare.
Or je m’étais trompé, j’avais une heure à perdre. J’errais parles rues en songeant encore à mon pauvre malade quand un individum’aborda.
Je ne sais pas l’allemand ; il ignorait le français ;enfin je compris qu’il me proposait des reliques. Le souvenir deGilberte me traversa le cœur ; je connaissais sa dévotionfanatique. Voilà mon cadeau trouvé. Je suivis l’homme dans unmagasin d’objets de sainteté, et je pris un « bétit morceau d’un osdes once mille fierges ».
La prétendue relique était enfermée dans une charmante boîte envieil argent qui décida mon choix.
Je mis l’objet dans ma poche et je montai dans mon wagon.
En rentrant chez moi, je voulus examiner de nouveau mon achat.Je le pris… La boîte s’était ouverte, la relique étaitperdue ! J’eus beau fouiller ma poche, la retourner ; lepetit os, gros comme la moitié d’une épingle, avait disparu.
Je n’ai, tu le sais, mon cher abbé, qu’une foi moyenne, tu as lagrandeur d’âme, l’amitié, de tolérer ma froideur, et de me laisserlibre, attendant l’avenir, dis-tu ; mais je suis absolumentincrédule aux reliques des brocanteurs en piété, et tu partages mesdoutes absolus à cet égard. Donc, la perte de cette parcelle decarcasse de mouton ne me désola point, et je me procurai, sanspeine, un fragment analogue que je collai soigneusement dansl’intérieur de mon bijou.
Et j’allai chez ma fiancée.
Dès qu’elle me vit entrer, elle s’élança devant moi, anxieuse etsouriante : « Qu’est-ce que vous m’avez rapporté ? »
Je fis semblant d’avoir oublié ; elle ne me crut pas. Je melaissai prier, supplier mêmes et, quand je la sentais éperdue decuriosité, je lui offris le saint médaillon. Elle demeura saisie dejoie. « Une relique ! Oh ! une relique ! » et ellebaisait passionnément la boîte. J’eus honte de ma supercherie.
Mais une inquiétude l’effleura, qui devint aussitôt une craintehorrible ; et, me fixant au fond des yeux :
« Etes-vous bien sûr qu’elle soit authentique ?
– Absolument certain.
– Comment cela ? »
J’étais pris. Avouer que j’avais acheté cet ossement à unmarchand courant les rues, c’était me perdre. Que dire ? Uneidée folle me traversa l’esprit ; je répondis à voix basse,d’un ton mystérieux :
« Je l’ai volée pour vous. »
Elle me contempla avec ses grands yeux émerveillés et ravis. «Oh ! vous l’avez volée. Où ça ?
– Dans la cathédrale, dans la châsse même des onze millevierges. » Son cœur battait ; elle défaillait debonheur ; elle murmura :
« Oh ! vous avez fait cela… pour moi. Racontez… dites-moitout ! »
C’était fini, je ne pouvais plus reculer. J’inventai unehistoire fantastique avec des détails précis et surprenants.J’avais donné cent francs au gardien de l’édifice pour le visiterseul ; la châsse était en réparation, mais je tombais juste àl’heure du déjeuner des ouvriers et du clergé, en enlevant unpanneau que je recollai ensuite soigneusement, j’avais pu saisir unpetit os (oh ! si petit) au milieu d’une quantité d’autres (jedis une quantité en songeant à ce que doivent produire les débrisdes onze mille squelettes de vierges). Puis je m’étais rendu chezun orfèvre et j’avais acheté un bijou digne de la relique.
Je n’étais pas fâché de lui faire savoir que le médaillonm’avait coûté cinq cents francs.
Mais elle ne songeait guère à cela, elle m’écoutait frémissante,en extase. Elle murmura : « Comme je vous aime ! » et selaissa tomber dans mes bras.
Remarque ceci : J’avais commis pour elle, un sacrilège. J’avaisvolé ; j’avais violé une église, violé une châsse – violé etvolé des reliques sacrées. Elle m’adorait pour cela ; metrouvait tendre, parfait, divin. Telle est la femme, mon cher abbé,toute la femme.
Pendant deux mois, je fus le plus admirable des fiancés. Elleavait organisé dans sa chambre une sorte de chapelle magnifiquepour y placer cette parcelle de côtelette qui m’avait faitaccomplir, croyait-elle, ce divin crime d’amour, et elle s’exaltaitlà, devant, soir et matin.
Je l’avais priée du secret, par crainte, disais-je, de me voirarrêté, condamné, livré à l’Allemagne. Elle m’avait tenuparole.
Or, voilà qu’au commencement de l’été, un désir fou lui vint devoir le lieu de mon exploit. Elle pria tant et si bien son père(sans lui avouer sa raison secrète) qu’il l’emmena à Cologne en mecachant cette excursion, selon le désir de sa fille.
Je n’ai pas besoin de te dire que je n’ai pas vu la cathédrale àl’intérieur. J’ignore où est le tombeau (S’il y a tombeau ?)des onze mille vierges. Il paraît que ce sépulcre est inabordable,hélas !
Je reçus, huit jours après, dix lignes me rendant maparole ; plus une lettre explicative du père, confidenttardif.
À l’aspect de la châsse, elle avait compris soudain masupercherie, mon mensonge et, en même temps, ma réelle innocence.Ayant demandé au gardien des reliques si aucun vol n’avait étécommis, l’homme s’était mis à rire en démontrant l’impossibilitéd’un semblable attentat.
Mais du moment que je n’avais pas fracturé un lieu sacré etplongé ma main profane au milieu de restes vénérables, je n’étaisplus digne de ma blonde et délicate fiancée.
On me défendit l’entrée de la maison. J’eus beau prier,supplier, rien ne put attendrir la belle dévote.
Je fus malade de chagrin.
Or, la semaine dernière, sa cousine, qui est aussi la tienne,Mme d’Arville, me fit prier de la venir trouver.
Voici les conditions de mon pardon. Il faut que j’apporte unerelique, une vraie, authentique, certifiée par Notre Saint-Père lePape, d’une vierge et martyre quelconque.
Je deviens fou d’embarras et d’inquiétude.
J’irai à Rome s’il le faut. Mais je ne puis me présenter au Papeà l’improviste et lui raconter ma sotte aventure. Et puis je doutequ’on confie aux particuliers des reliques véritables.
Ne pourrais-tu me recommander à quelque monsignor, ou seulementà quelque prélat français, propriétaire de fragments d’unesainte ? Toi-même, n’aurais-tu pas en tes collections leprécieux objet réclamé ?
Sauve-moi, mon cher abbé, et je te promets de me convertir dixans plus tôt !
Mme d’Arville, qui prend la chose au sérieux, m’a dit : « Cettepauvre Gilberte ne se mariera jamais. »
Mon bon camarade, laisseras-tu ta cousine mourir victime d’unestupide fumisterie ? Je t’en supplie, fais qu’elle ne soit pasla onze mille et unième.
Pardonne, je suis indigne ; mais je t’embrasse et je t’aimede tout cœur.
Ton vieil ami,
Henri Pontal.
