Mademoiselle Fifi

Chapitre 8Fou ?

Suis-je fou ? ou seulement jaloux ? Je n’en sais rien,mais j’ai souffert horriblement. J’ai accompli un acte de folie, defolie furieuse, c’est vrai ; mais la jalousie haletante, maisl’amour exalté, trahi, condamné, mais la douleur abominable quej’endure, tout cela ne suffit-il pas pour nous faire commettre descrimes et des folies sans être vraiment criminel par le cœur ou parle cerveau ?

Oh ! j’ai souffert, souffert, souffert d’une façoncontinue, aiguë, épouvantable. J’ai aimé cette femme d’un élanfrénétique… Et cependant est-ce vrai ? L’ai-je aimée ?Non, non, non. Elle m’a possédé âme et corps, envahi, lié. J’aiété, je suis sa chose, son jouet. J’appartiens à son sourire, à sabouche, à son regard, aux lignes de son corps, à la forme de sonvisage, je halète sous la domination de son apparenceextérieure ; mais Elle, la femme de tout cela, l’être de cecorps, je la hais, je la méprise, je l’exècre, je l’ai toujourshaïe, méprisée, exécrée ; car elle est perfide, bestiale,immonde, impure ; elle est la femme de perdition, l’animalsensuel et faux chez qui l’âme n’est point, chez qui la pensée necircule jamais comme un air libre et vivifiant, elle est la bêtehumaine ; moins que cela : elle n’est qu’un flanc, unemerveille de chair douce et ronde qu’habite l’Infamie.

Les premiers temps de notre liaison furent étranges etdélicieux. Entre ses bras toujours ouverts, je m’épuisais dans unerage d’inassouvissable désir. Ses yeux, comme s’ils m’eussent donnésoif, me faisaient ouvrir la bouche. Ils étaient gris à midi,teintés de vert à la tombée du jour, et bleus au soleil levant. Jene suis pas fou ; je jure qu’ils avaient ces troiscouleurs.

Aux heures d’amour ils étaient bleus, comme meurtris, avec despupilles énormes et nerveuses. Ses lèvres, remuées d’untremblement, laissaient jaillir parfois la pointe rose et mouilléede sa langue, qui palpitait comme celle d’un reptile ; et sespaupières lourdes se relevaient lentement, découvrant ce regardardent et anéanti qui m’affolait. En l’étreignant dans mes bras jeregardais son œil et je frémissais, secoué tout autant par lebesoin de tuer cette bête que par la nécessité de la posséder sanscesse.

Quand elle marchait à travers ma chambre, le bruit de chacun deses pas faisait une commotion dans mon cœur ; et quand ellecommençait à se dévêtir, laissait tomber sa robe, et sortant,infâme et radieuse, du linge qui s’écrasait autour d’elle, jesentais tout le long de mes membres, le long des bras, le long desjambes, dans ma poitrine essoufflée, une défaillance infinie etlâche.

Un jour, je m’aperçus qu’elle était lasse de moi. Je le vis dansson œil, au réveil. Penché sur elle, j’attendais, chaque matin cepremier regard. Je l’attendais plein de rage, de haine, de méprispour cette brute endormie dont j’étais l’esclave. Mais quand lebleu pâle de sa prunelle, ce bleu liquide comme de l’eau, sedécouvrait, encore languissant, encore fatigué, encore malade desrécentes caresses, c’était comme une flamme rapide qui me brûlait,exaspérant mes ardeurs. Ce jour-là, quand s’ouvrit sa paupière,j’aperçus un regard indifférent et morne qui ne désirait plusrien.

Oh ! je le vis, je le sus, je le sentis, je le compris toutde suite. C’était fini, fini, pour toujours. Et j’en eus la preuveà chaque heure, à chaque seconde.

Quand je l’appelais des bras et des lèvres, elle se retournaitennuyée, murmurant : « Laissez-moi donc ! » ou bien : « Vousêtes odieux ! » ou bien : « Ne serai-je jamaistranquille ! »

Alors, je fus jaloux, mais jaloux comme un chien et rusé,défiant, dissimulé. Je savais bien qu’elle recommencerait bientôt,qu’un autre viendrait pour rallumer ses sens.

Je fus jaloux avec frénésie, mais je ne suis pas fou ; non,certes, non.

J’attendis ; oh ! j’épiais ; elle ne m’aurait pastrompé ; mais elle restait froide, endormie. Elle disaitparfois : « Les hommes me dégoûtent. » Et c’était vrai.

Alors je fus jaloux d’elle-même ; jaloux de sonindifférence, jaloux de la solitude de ses nuits ; jaloux deses gestes, de sa pensée que je sentais toujours infâme, jaloux detout ce que je devinais. Et quand elle avait parfois, à son lever,ce regard mou qui suivait jadis nos nuits ardentes, comme siquelque concupiscence avait hanté son âme et remué ses désirs, ilme venait des suffocations de colère, des tremblementsd’indignation, des démangeaisons de l’étrangler, de l’abattre sousmon genou et de lui faire avouer, en lui serrant la gorge, tous lessecrets honteux de son cœur.

Suis-je fou ? – Non.

Voilà qu’un soir je la sentis heureuse. Je sentis qu’unenouvelle passion vibrait en elle. J’en étais sûr, indubitablementsûr. Elle palpitait comme après mes étreintes ; son œilflambait, ses mains étaient chaudes, toute sa personne vibrantedégageait cette vapeur d’amour d’où mon affolement était venu.

Je feignis de ne rien comprendre, mais mon attentionl’enveloppait comme un filet.

Je ne découvrais rien, pourtant.

J’attendis une semaine, un mois, une saison. Elle s’épanouissaitdans l’éclosion d’une incompréhensible ardeur ; elles’apaisait dans le bonheur d’une insaisissable caresse.

Et, tout à coup, je devinai ! Je ne suis pas fou. Je lejure, je ne suis pas fou !

Comment dire cela ? Comment me faire comprendre ?Comment exprimer cette abominable et incompréhensiblechose ?

Voici de quelle manière je fus averti.

Un soir, je vous l’ai dit, un soir, comme elle rentrait d’unelongue promenade à cheval, elle tomba, les pommettes rouges, lapoitrine battante, les jambes cassées, les yeux meurtris, sur unechaise basse, en face de moi. Je l’avais vue comme cela ! Elleaimait ! Je ne pouvais m’y tromper !

Alors, perdant la tête, pour ne plus la contempler, je metournai vers la fenêtre, et j’aperçus un valet emmenant par labride vers l’écurie son grand cheval qui se cabrait.

Elle aussi suivait de l’œil l’animal ardent et bondissant. Puis,quand il eut disparu, elle s’endormit tout à coup.

Je songeais toute la nuit ; et il me sembla pénétrer desmystères que je n’avais jamais soupçonnés. Qui sondera jamais lesperversions de la sensualité des femmes ? Qui comprendra leursinvraisemblables caprices et l’assouvissement étrange des plusétranges fantaisies ?

Chaque matin, dès l’aurore, elle partait au galop par lesplaines et les bois ; et chaque fois, elle rentrait alanguie,comme après des frénésies d’amour.

J’avais compris ! j’était jaloux maintenant du chevalnerveux et galopant ; jaloux du vent qui caressait son visagequand elle allait d’une course folle ; jaloux des feuilles quibaisaient, en passant, ses oreilles ; des gouttes de soleilqui lui tombaient sur le front à travers les branches ; jalouxde la selle qui la portait et qu’elle étreignait de sa cuisse.

C’était tout cela qui la faisait heureuse, qui l’exaltait,l’assouvissait, l’épuisait et me la rendait ensuite insensible etpresque pâmée.

Je résolus de me venger. Je fus doux et plein d’attentions pourelle. Je lui tendais la main quand elle allait sauter à terre aprèsses courses effrénées. L’animal furieux ruait vers moi ; ellele flattait sur son cou recourbé, l’embrassait sur ses naseauxfrémissants sans essuyer ensuite ses lèvres ; et le parfum deson corps en sueur, comme après la tiédeur du lit, se mêlait sousma narine à l’odeur âcre et fauve de la bête.

Je sortis avant l’aurore, avec une corde dans la main et mespistolets cachés sur ma poitrine, comme si j’allais me battre enduel.

Je courus vers le chemin qu’elle aimait ; je tendis lacorde entre deux arbres ; puis je me cachai dans lesherbes.

J’avais l’oreille contre le sol ; j’entendis son galoplointain ; puis je l’aperçus là-bas, sous les feuilles commeau bout d’une voûte, arrivant à fond de train. Oh ! je nem’étais pas trompé, c’était cela ! Elle semblait transportéed’allégresse, le sang aux joues, de la folie dans le regard ;et le mouvement précipité de la course faisait vibrer ses nerfsd’une jouissance solitaire et furieuse.

L’animal heurta mon piège des deux jambes de devant, et roula,les os cassés. Elle, je la reçus dans mes bras. Je suis fort àporter un bœuf. Puis, quand je l’eus déposée à terre, jem’approchai de Lui qui nous regardait ; alors, pendant qu’ilessayait de me mordre encore, je lui mis un pistolet dansl’oreille… et je le tuai… comme un homme.

Mais je tombai moi-même, la figure coupée par deux coups decravache ; et comme elle se ruait de nouveau sur moi, je luitirai mon autre balle dans le ventre.

Dites-moi, suis-je fou ?

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