Chapitre 9Réveil
Depuis trois ans qu’elle était mariée, elle n’avait point quittéle val de Ciré, où son mari possédait deux filatures. Elle vivaittranquille, sans enfants, heureuse dans sa maison cachée sous lesarbres, et que les ouvriers appelaient « le château ».
M. Vasseur, bien plus vieux qu’elle, était bon. Ellel’aimait ; et jamais une pensée coupable n’avait pénétré dansson cœur. Sa mère venait passer tous les étés à Ciré, puisretournait s’installer à Paris pour l’hiver, dès que les feuillescommençaient à tomber.
Chaque automne Jeanne toussait un peu. La vallée étroite oùserpentait la rivière s’embrumait alors pendant cinq mois. Desbrouillards légers flottaient d’abord sur les prairies, rendanttous les fonds pareils à un grand étang d’où émergeaient les toitsdes maisons. Puis cette nuée blanche, montant comme une marée,enveloppait tout, faisait de ce vallon un pays de fantômes où leshommes glissaient comme des ombres sans se connaître à dix pas. Lesarbres, drapés de vapeurs, se dressaient, moisis dans cettehumidité.
Mais les gens qui passaient sur les côtes voisines, et quiregardaient le trou blanc de la vallée, voyaient surgir au-dessusdes brumes accumulées au niveau des collines, les deux cheminéesgéantes des établissements de M. Vasseur, qui vomissaient nuit etjour à travers le ciel deux serpents de fumée noire.
Cela seul indiquait qu’on vivait dans ce creux qui semblaitrempli d’un nuage de coton.
Or, cette année-là, quand revint octobre, le médecin conseilla àla jeune femme d’aller passer l’hiver à Paris chez sa mère, l’airdu vallon devenant dangereux pour sa poitrine.
Elle partit.
Pendant les premiers mois elle pensa sans cesse à la maisonabandonnée où s’étaient enracinées ses habitudes, dont elle aimaitles meubles familiers et l’allure tranquille. Puis elle s’accoutumaà sa vie nouvelle et prit goût aux fêtes, aux dîners, aux soirées,à la danse.
Elle avait conservé jusque-là ses manières de jeune fille,quelque chose d’indécis et d’endormi, une marche un peu traînante,un sourire un peu las. Elle devint vive, gaie, toujours prête auxplaisirs. Des hommes lui firent la cour. Elle s’amusait de leursbavardages, jouait avec leurs galanteries, sûre de sa résistance,un peu dégoûtée de l’amour par ce qu’elle en avait appris dans lemariage.
La pensée de livrer son corps aux grossières caresses de cesêtres barbus la faisait rire de pitié et frissonner un peu derépugnance. Elle se demandait avec stupeur comment des femmespouvaient consentir à ces contacts dégradants avec des étrangers,alors qu’elles y étaient déjà contraintes avec l’époux légitime.Elle eût aimé plus tendrement son mari s’ils avaient vécu commedeux amis, s’en tenant aux chastes baisers qui sont les caressesdes âmes.
Mais elle s’amusait beaucoup des compliments, des désirs apparusdans les yeux et qu’elle ne partageait point, des attaquesdirectes, des déclarations jetées dans l’oreille quand on repassaitau salon après les fins dîners, des paroles balbutiées si bas qu’illes fallait presque deviner, et qui laissaient la chair froide, lecœur tranquille, tout en chatouillant sa coquetterie inconsciente,en allumant au fond d’elle une flamme de contentement, en faisants’épanouir sa lèvre, briller son regard, frissonner son âme defemme à qui les adorations sont dues.
Elle aimait ces tête-à-tête des soirs tombants, au coin du feu,dans le salon déjà sombre, alors que l’homme devient pressant,balbutie, tremble et tombe à genoux. C’était pour elle une joieexquise et nouvelle de sentir cette passion qui ne l’effleuraitpas, de dire non de la tête et des lèvres, de retirer ses mains, dese lever, et de sonner avec sang-froid pour demander les lampes, etde voir se redresser confus et rageant, en entendant venir levalet, celui qui tremblait à ses pieds.
Elle avait des rires secs qui glaçaient les paroles brûlantes,des mots durs tombant comme un jet d’eau glacée sur lesprotestations ardentes, des intonations à faire se tuer celui quil’eût adorée éperdument.
Deux jeunes gens surtout la poursuivaient avec obstination. Ilsne se ressemblaient guère.
L’un, M. Paul Péronel, était un grand garçon mondain, galant ethardi, homme à bonnes fortunes, qui savait attendre et choisir sesheures.
L’autre, M. d’Avancelle, frémissait en l’approchant, osait àpeine laisser deviner sa tendresse, mais la suivait comme sonombre, disant son désir désespéré par des regards éperdus et parl’assiduité de sa présence auprès d’elle.
Elle appelait le premier le « Capitaine Fracasse » et le second« Mouton fidèle » ; elle finit par faire de celui-ci une sorted’esclave attaché à ses pas, dont elle usait comme d’undomestique.
Elle eût bien ri si on lui eût dit qu’elle l’aimerait.
Elle l’aima pourtant d’une singulière façon. Comme elle levoyait sans cesse, elle avait pris l’habitude de sa voix, de sesgestes, de toute l’allure de sa personne, comme l’on prendl’habitude de ceux près de qui on vit continuellement.
Bien souvent en ses rêves son visage la hantait : elle lerevoyait tel qu’il était dans la vie, doux, délicat, humblementpassionné ; et elle s’éveillait obsédée du souvenir de cessonges, croyant l’entendre encore, et le sentir près d’elle. Or,une nuit (elle avait la fièvre peut-être), elle se vit seule aveclui, dans un petit bois, assis tous deux sur l’herbe.
Il lui disait des choses charmantes en lui pressant les mains etles baisant. Elle sentait la chaleur de sa peau et le souffle deson haleine ; et, d’une façon naturelle, elle lui caressaitles cheveux.
On est, dans le rêve, tout autre que dans la vie. Elle sesentait pleine de tendresse pour lui, d’une tendresse calme etprofonde, heureuse de toucher son front et de le tenir contreelle.
Peu à peu il l’enlaçait de ses bras, lui baisait les joues etles yeux sans qu’elle fît rien pour lui échapper, et leurs lèvresse rencontrèrent. Elle s’abandonna.
Ce fut (la réalité n’a pas de ces extases), ce fut une seconded’un bonheur suraigu et surhumain, idéal et charnel, affolant,inoubliable.
Elle s’éveilla, vibrante, éperdue, et ne put se rendormir, tantelle se sentait obsédée, possédée toujours par lui.
Et quand elle le revit, ignorant du trouble qu’il avait produit,elle se sentit rougir ; et pendant qu’il lui parlaittimidement de son amour, elle se rappelait sans cesse, sans pouvoirrejeter cette pensée, elle se rappelait l’enlacement délicieux deson rêve.
Elle l’aima, elle l’aima d’une étrange tendresse, raffinée etsensuelle, faite surtout du souvenir de ce songe, bien qu’elleredoutât l’accomplissement du désir qui s’était éveillé dans sonâme.
Il s’en aperçut enfin. Et elle lui dit tout, jusqu’à la peurqu’elle avait de ses baisers. Elle lui fit jurer qu’il larespecterait.
Il la respecta. Ils passaient ensemble des heures d’amourexalté, où les âmes seules s’étreignaient. Et ils se séparaientensuite énervés, défaillants, enfiévrés.
Leurs lèvres parfois se joignaient ; et, fermant les yeux,ils savouraient cette caresse longue, mais chaste quand même.
Elle comprit qu’elle ne résisterait plus longtemps ; et,comme elle ne voulait pas faillir, elle écrivit à son mari qu’elledésirait retourner près de lui et reprendre sa vie tranquille etsolitaire.
Il répondit une lettre excellente, en la dissuadant de reveniren plein hiver, de s’exposer à ce brusque dépaysement, aux brumesglaciales de la vallée.
Elle fut atterrée et indignée contre cet homme confiant, qui necomprendrait pas, qui ne devinait pas les luttes de son cœur.
Février était clair et doux, et bien qu’elle évitât maintenantde se trouver longtemps seule avec « Mouton Fidèle », elleacceptait parfois de faire en voiture, avec lui, une promenadeautour du lac, au crépuscule.
On eût dit ce soir-là que toutes les sèves s’éveillaient, tantles souffles de l’air étaient tièdes. Le petit coupé allait au pas,la nuit tombait ; ils se tenaient les mains, serrés l’uncontre l’autre. Elle se disait : « C’est fini, c’est fini, je suisperdue », sentant en elle un soulèvement de désirs, l’impérieuxbesoin de cette longues suprême étreinte qu’elle avait ressentie sicomplète en un rêve. Leurs bouches à tout instant se cherchaientl’une à l’autre, et se repoussaient pour se retrouver aussitôt.
Il n’osa pas la reconduire chez elle, et la laissa sur sa porte,affolée et défaillante.
M. Paul Péronel l’attendait dans le petit salon sanslumière.
En lui touchant la main, il sentit qu’une fièvre la brûlait. Ilse mit à causer à mi-voix, tendre et galant, berçant cette âmeépuisée au charme de paroles amoureuses. Elle l’écoutait sansrépondre, pensant à l’autre, croyant entendre l’autre, croyant lesentir contre elle dans une sorte d’hallucination. Elle ne voyaitque lui, ne se rappelait plus qu’il existait un autre homme aumonde ; et quand son oreille tressaillait à ces trois syllabes: « Je vous aime » c’était lui, l’autre qui les disait, qui baisaitses doigts, c’était lui qui serrait sa poitrine comme tout àl’heure dans le coupé, c’était lui qui jetait sur les lèvres cescaresses victorieuses, c’était lui qu’elle étreignait, qu’elleenlaçait, qu’elle appelait de tout l’élan de son cœur, de toutel’ardeur exaspérée de son corps.
Quand elle s’éveilla de ce songe, elle poussa un criépouvantable.
Le « Capitaine Fracasse », a genoux près d’elle, la remerciaitpassionnément en couvrant de baisers ses cheveux dénoués. Elle cria: « Allez-vous-en, allez-vous-en ! »
Et comme il ne comprenait pas et cherchait à ressaisir sataille, elle se tordit en bégayant : « Vous êtes infâme, je voushais, vous m’avez volée, allez-vous-en. »
Il se releva, abasourdi, prit son chapeau et s’en alla.
Le lendemain, elle retournait au val de Ciré. Son mari, surpris,lui reprocha ce coup de tête. « Je ne pouvais plus vivre loin detoi », dit-elle.
Il la trouva changée de caractère, plus tristequ’autrefois ; et quand il lui demandait : « Qu’as-tudonc ? Tu sembles malheureuse. Que désires-tu ? » Ellerépondait, « Rien. Il n’y a que les rêves de bons dans la vie.»
« Mouton Fidèle » vint la revoir l’été suivant.
Elle le reçut sans trouble et sans regrets, comprenant soudainqu’elle ne l’avait jamais aimé qu’en un songe dont Péronel l’avaitbrutalement réveillée.
Mais le jeune homme, qui l’adorait toujours, pensait en s’enretournant : « Les femmes sont vraiment bien bizarres, compliquéeset inexplicables. »
