Mémoires de Vidocq – Tome I

CHAPITRE VIII.

 

Un départ de la chaîne. – Le capitaine Viez et son lieutenantThierry. – La complainte des galériens. – La visite hors de Paris.– Humanité des argousins. – Ils encouragent le vol. – Le paintransformé en valise. – Malheureuse tentative d’évasion. – Le bagnede Brest. – Les bénédictions.

 

C’était le 20 novembre 1797 : toute lamatinée on avait remarqué dans la prison un mouvement qui n’étaitpas ordinaire. Les détenus n’étaient pas sortis des cabanons :les portes s’ouvraient et se refermaient à chaque instant avecfracas ; les guichetiers allaient, venaient d’un airaffairé ; dans la grande cour, on déchargeait des fers dont lebruit arrivait jusqu’à nous. Vers onze heures, deux hommes vêtusd’un uniforme bleu entrèrent au Fort-Mahon, où depuis huitjours, j’avais été replacé avec mes camarades d’évasion ;c’était le capitaine de la chaîne et son lieutenant. « Ehbien ! » dit le capitaine, en nous montrant ce sourirequi annonce une familiarité bienveillante, « y a-t-il ici deschevaux de retour (forçats évadés) ? » Et tandisqu’il parlait, c’était à qui s’empresserait pour lui faire sa cour.Bonjour M. Viez, bonjour M. Thierry,s’écriait-t-on de toutes parts. Ces saluts étaient même répétés pardes prisonniers qui n’avaient jamais vu ni Viez, ni Thierry, maisqui, en se donnant un air de connaissance, espéraient se les rendrefavorables. Il était difficile que le capitaine, c’était Viez, nes’enivrât pas un peu de ces hommages : cependant comme ilétait habitué à de pareils honneurs, il ne perdait pas la tête, etil reconnaissait parfaitement les siens. Il aperçutDesfosseux : « Ah ! ah ! dit-il, voilà unferlampier (condamné habile à couper ses fers) qui a déjàvoyagé avec nous. Il m’est revenu que tu as manqué d’êtrefauché (guillotiné) à Douai, mon garçon. Tu as bien faitde manquer, mardieu ! car ; vois-tu, il vaut encore mieuxretourner au pré (bagne), que le taule (bourreau)ne joue au panier avec notre sorbonne (tête). Au surplus,mes enfants, que tout le monde soit calme, et l’on aura lebœuf avec du persil. » Le capitaine ne faisait que commencerson inspection, il la continua en adressant d’aussi aimablesplaisanteries à toute sa marchandise, c’était de ce nomqu’il appelait les condamnés.

Le moment critique approche : nousdescendons dans la cour des fers, où le médecin de lamaison nous visite pour s’assurer si tout le monde est à peu prèsen état de supporter les fatigues de la route. Nous sommes tousdéclarés bons, quoique plusieurs d’entre nous se trouventdans un état déplorable. Chaque condamné quitte ensuite la livréede la maison pour revêtir ses propres habits : ceux qui n’enont point reçoivent un sarrau et un pantalon de toile, bieninsuffisants pour se défendre des froids et de l’humidité. Leschapeaux, les vêtements un peu propres qu’on laisse aux condamnés,sont lacérés d’une manière particulière, afin de prévenir lesévasions : on ôte, par exemple, aux chapeaux le bord, et lecollet aux habits. Aucun condamné ne peut enfin conserver plus desix francs ; l’excédant de cette somme est remis au capitaine,qui vous le délivre en route, au fur et à mesure qu’on en a besoin.On élude toutefois assez facilement cette mesure, en plaçant deslouis dans des gros sous creusés au tour.

Ces préliminaires achevés, nous entrâmes dansla grande cour, où se trouvaient les gardes de la chaîne, plusconnus sous le nom d’argousins ;c’étaient, pour laplupart, des Auvergnats, porteurs d’eau, commissionnaires oucharbonniers, qui exerçaient leur profession dans l’intervalle deces voyages. Au milieu d’eux était une grande caisse de bois,contenant les fers qui servent successivement à toutes lesexpéditions du même genre. On nous fit approcher deux à deux, enayant soin de nous appareiller par rang de taille, au moyen d’unechaîne de six pieds réunie aussitôt au cordonde vingt-sixcondamnés, qui, dès lors, ne pouvaient plus se mouvoir qu’enmasse ; chacun tenait à cette chaîne par la cravate,espèce de triangle en fer, qui s’ouvrant d’un côté par unboulon-charnière, se ferme de l’autre avec un clou rivé à froid.C’est là la partie périlleuse de l’opération : les hommes lesplus mutins ou les plus violents restent alors immobiles ;car, au moindre mouvement, au lieu de porter sur l’enclume, lescoups leur briseraient le crâne, que frise à chaque instant lemarteau. Arrive ensuite un détenu qui, armé de longs ciseaux, coupeà tous les forçats les cheveux et les favoris, en affectant de leslaisser inégaux.

À cinq heures du soir, le ferrementfut terminé : les argousins se retirèrent ; ilne resta dans la cour que les condamnés. Livrés àeux-mêmes, ces hommes, loin de se désespérer,s’abandonnaient à tous les écarts d’une gaîté tumultueuse. Les unsvociféraient d’horribles plaisanteries, répétées de toutes partsavec les intonations les plus dégoûtantes : les autress’exerçaient à provoquer par des gestes abominables le rire stupidede leurs compagnons. Ni les oreilles ni la pudeur n’étaientépargnées : tout ce que l’on pouvait voir ou entendre était ouimmoral ou ineuphonique. Il est trop vrai, qu’une fois chargé defers, le condamné se croit obligé de fouler aux pieds tout ce querespecte la société qui le repousse : il n’y a plus de freinpour lui que les obstacles matériels : sa charte est lalongueur de sa chaîne, et il ne connaît de loi que le bâton auquelses bourreaux l’ont accoutumé. Jeté parmi des êtres à qui rienn’est sacré, il se garde bien de montrer cette grave résignationqui annonce le repentir ; car alors il serait en butte à millerailleries, et ses gardiens, inquiets de le trouver si sérieux,l’accuseraient de méditer quelque complot. Mieux vaut, s’il aspireà les tranquilliser sur ses intentions, paraître sans souci à touteheure. On ne se défie pas du prisonnier qui se joue avec sonsort : l’expérience de la plupart des scélérats qui se sontéchappés des bagnes en fournit la preuve. Ce qu’il y a de certain,c’est que parmi nous ceux qui avaient le plus grand intérêt às’évader, étaient les moins tristes de tous ; ils étaient lesboute-en-train. Dès que la nuit fut venue, ils se mirent à chanter.Que l’on se figure cinquante coquins, la plupart ivres, hurlant desairs différents. Au milieu de ce vacarme, un Cheval deretour entonna d’une voix de Stentor quelques couplets de lacomplainte des galériens.

La chaîne,

C’est la grêle ;

Mais c’est égal,

Ça n’fait pas de mal.

Nos habits sont écarlate,

Nous portons au lieu d’chapeaux

Des bonnets et point d’cravatte,

Ç’à fait brosse pour les jabots.

Nous aurions tort de nous plaindre,

Nous sommes des enfants gâtés,

Et c’est crainte de nous perdre

Que l’on nous tient enchaînés.

Nous f’rons des belles ouvrages

En paille ainsi qu’en cocos,

Dont nous ferons étalage

Sans qu’nos boutiques pay’ d’impôts.

Ceux qui visit’nt le bagne

N’ s’en vont jamais sans acheter,

Avec ce produit d’ l’aubaine

Nous nous arrosons l’gosier.

 

Quand vient l’heur’ de s’bourrer l’ventre,

En avant les haricots !

Ça n’est pas bon, mais ça entre

Tout comm’ le meilleur fricot.

Notr’ guignon eût été pire,

Si, comm’ des jolis cadets,

On nous eût fait raccourcir

À l’abbaye d’ Mont-à-r’gret.

Tous nos compagnons n’étaient pas égalementheureux :dans le troisième cordon, composé descondamnés les moins turbulents, on entendait éclater des sanglots,on voyait couler des larmes amères ; mais ces signes dedouleur ou de repentir étaient accueillis par les huées et lesinjures des deux autres cordons, où je figurais en première ligne,comme un sujet dangereux par son adresse et son influence. J’yavais près de moi deux hommes, l’un, ex-maître d’école, condamnépour viol ; l’autre, ex-officier de santé, condamné pour faux,qui, sans montrer ni allégresse ni abattement, causaient ensembledu ton le plus calme, le plus naturel.

« Nous allons à Brest, disait le maîtred’école ?

» – Oui, répondait l’officier de santé,nous allons à Brest… Je connais le pays, moi…

» – J’y suis passé étant sous-aide dansla 16e demi-brigade… Bon pays, ma foi,… je ne suis pasfâché de le revoir.

» – Y a-t-on de l’agrément, reprenait lepédagogue, qui ne me faisait pas l’effet d’être trèsfort ?

» – De l’agrément… ? disait soninterlocuteur, d’un air un peu étonné…

» – Oui…, de l’agrément… Je veux demandersi l’on peut se procurer quelques douceurs, si on est bien traité…,si les vivres sont à bon marché.

» – D’abord ; vous serez nourri,répondait tranquillement l’interlocuteur…, et bien nourri ;car au bagne de Brest, il ne faut que deux heures pour trouver unegourgane dans la soupe, tandis qu’il faut huit jours àToulon. »

Ici la conversation fut interrompue par degrands cris, partis du second cordon ; on y assommait à coupde chaînes trois condamnés, l’ex-commissaire des guerres Lemière,l’officier d’état-major Simon, et un voleur nommé le PetitMatelot, qu’on accusait, ou d’avoir trahi leurs camarades pardes révélations, ou d’avoir fait manquer quelque complot de prison.Celui qui les signalait à la vengeance des forçats était un jeunehomme dont la rencontre eût été une bonne fortune pour un peintreou pour un acteur. Avec de mauvaises pantoufles vertes, une vestede chasse veuve de ses boutons, et un pantalon de nankin, quisemblait défier les intempéries de la saison, il portait pourcoiffure une casquette sans visière, dont les trous laissaientpasser le coin d’un vieux madras. On ne l’appelait à Bicêtre queMademoiselle : j’appris que c’était un de cesmisérables qui, livrés à Paris à une prostitution infâme, trouventau bagne un théâtre digne de leurs dégoûtantes voluptés. Lesargousins, accourus d’abord au bruit, ne se donnèrent pasle moindre mouvement pour arracher le Petit Matelot desmains des forçats ; aussi mourut-il quatre jours après ledépart, des coups qu’il avait reçus. Lemière et Simon eussentégalement péri sans mon intervention : j’avais connu lepremier dans l’Armée Roulante, où il m’avait renduquelques services. Je déclarai que c’était lui qui m’avait fourniles instruments nécessaires pour percer le carreau duFort-Mahon, et dès lors on le laissa lui et son camaradeen repos.

Nous passâmes la nuit sur la paille, dansl’église alors transformée en magasin. Les argousinsfaisaient des rondes fréquentes, pour s’assurer que personne nes’occupait à jouer du violon (scier ses fers). Au jour,tout le monde fut sur pied : on fit l’appel, on visita lesfers ; à six heures, nous étions placés sur de longuescharrettes, dos à dos, les jambes pendantes à l’extérieur, couvertsde givre et transis de froid. Il n’en fallut pas moins, arrivés àSaint-Cyr, nous dépouiller entièrement, pour subir une visite quis’étendit aux bas, aux souliers, aux chemises, à la bouche, auxoreilles, aux narines, et à d’autres endroits plus secrets encore.Ce n’étaient pas seulement des limes en étui que l’on cherchait,mais des ressorts de pendule, qui suffisaient à un prisonnier pourcouper ses fers en moins de trois heures de temps. La visite duraprès d’une heure ; c’est vraiment un miracle que la moitiéd’entre nous n’aient pas eu le nez où les pieds gelés. À lacouchée, on nous entassa dans des étables à bœufs, où nous étionstellement serrés, que le corps de l’un servait d’oreillerà celui qui venait après ; s’embarrassait-on dans sa chaîne oudans celle de son voisin, les coups de bâtons pleuvaient aussitôtsur le maladroit. Dès que nous fûmes couchés sur quelques poignéesde paille qui avaient déjà servi de litière aux bestiaux, un coupde sifflet donna l’ordre du silence le plus absolu ; il nefallait même pas le rompre par la moindre plainte quand, pourrelever un factionnaire placé à l’extrémité de l’étable, lesargousins nous marchaient sur le corps.

Le souper se composa d’une prétendue soupe auxharicots, et de quelques morceaux de viande demi gâtée. Ladistribution se faisait dans des baquets de bois qui contenaienttrente rations, et le cuisinier, armé d’une grande cuiller à pot,ne manquait pas de répéter à chaque condamné qui seprésentait : Une, deux, trois, quatre, tends ta gamelle,voleur ! Le vin fut distribué dans le baquet dont ons’était servi pour la soupe et la viande ; ensuite unargousin prit un sifflet pendu à sa boutonnière, et le fitrésonner à trois reprises, en disant : Attention, voleurs,et qu’on réponde par oui ou par non ! Avez vous eu lepain ? Oui. La soupe ? Oui. Laviande ? Oui. Le vin ? Oui… Alors,dormez ou faites semblant.

Cependant une table se dressait à l’entrée del’étable : le capitaine, le lieutenant, les brigadiersargousins s’y placèrent pour prendre un repas un peumeilleur que le nôtre ; car ces hommes, qui profitaient detoutes les occasions pour extorquer l’argent des condamnés,faisaient bombance, et ne se refusaient rien. L’étable offrait ausurplus, dans ce moment, un des spectacles les plus hideux qu’onpuisse imaginer : d’une part, cent vingt hommes parqués commede vils animaux, roulant des yeux égarés, d’où la douleurbannissait le sommeil ; de l’autre, huit individus à figuresinistre, mangeant avidement, sans perdre un instant de vue leurscarabines ou leurs bâtons. Quelques minces chandelles, attachéesaux murs noircis de l’étable, faisaient une lueur rougeâtre surcette scène de désolation, dont le silence n’était troublé que parde sourds gémissements, ou par le retentissement des fers. Noncontents de frapper à tort et à travers, les argousinspassaient encore sur les condamnés leurs horribles gaîtés : unhomme dévoré par la soif demandait-il de l’eau ? ils disaienttout haut : Que celui qui veut de l’eau lève la main.Le malheureux obéissait sans défiance, et il était aussitôt roué decoups. Ceux qui avaient quelque argent étaient nécessairementménagés ; mais c’était le petit nombre, le long séjour de laplupart des condamnés dans les prisons ayant épuisé leurs faiblesressources.

Ces abus n’étaient pas les seuls qu’on eût àsignaler dans la conduite de la chaîne. Pour économiser à sonprofit les frais de transport, le capitaine faisait presquetoujours voyager à pied un des cordons. Or, cecordon était toujours celui des plus robustes,c’est-à-dire des plus turbulents des condamnés : malheur auxfemmes qu’ils rencontraient, aux boutiques qui se trouvaient surleur passage ! les femmes étaient houspillées de la manière laplus brutale ; quant aux boutiques, elles se trouvaientdévalisées en un clin d’œil, comme je le vis faire, à Morlaix, chezun épicier, qui ne conserva ni un pain de sucre ni une livre desavon. On demandera peut-être ce que faisaient les gardiens,pendant que se commettait le délit ? Les gardiens faisaientles empressés, sans apporter aucun obstacle réel, bien persuadésqu’en définitive ils profiteraient du vol, puisque c’était à euxque les forçats devaient s’adresser pour vendre leur capture, oul’échanger contre des liqueurs fortes. Il en était de même pour lesspoliations exercées sur les condamnés qu’on prenait au passage. Àpeine étaient-ils ferrés, que leurs voisins lesentouraient, et leur volaient le peu d’argent qu’ils pouvaientavoir.

Loin de prévenir où d’arrêter ces vols, lesargousins les provoquaient souvent, comme je leur ai vufaire pour un ex-gendarme qui avait cousu quelques louis dans saculotte de peau. Y a gras ! avaient-ils dit, et entrois minutes le pauvre diable se trouva en bannière. En pareilcas, les victimes jetaient ordinairement les hauts cris en appelantà leur secours les argousins ; ceux-ci ne manquaientjamais d’arriver quand tout était fini, pour tomber à grands coupsde bâton… sur celui qu’on avait volé. À Rennes, les bandits dont jeparle poussèrent l’infamie jusqu’à dépouiller une sœur de charitéqui était venue nous apporter du tabac et de l’argent, dans unmanège où nous devions passer la nuit. Les plus criants de ces abusont disparu, mais il en subsiste encore, qu’on trouvera biendifficiles à déraciner, si l’on considère à quels hommes estnécessairement confiée la conduite des chaînes, et sur quellematière ils opèrent.

Notre pénible voyage dura vingt-quatrejours : arrivés à Pont-à-Lezen, nous fûmes placés au dépôt dubagne, où les condamnés font une sorte de quarantaine jusqu’à cequ’ils se soient remis de leur fatigue, et qu’on ait reconnu qu’ilsne sont pas atteints de maladies contagieuses. Dès notre arrivée onnous fit laver deux à deux dans de grandes cuves pleines d’eautiède : au sortir du bain on nous délivra des habits. Je reçuscomme les autres une casaque rouge, deux pantalons deux chemises detoile à voile, deux paires de souliers, et un bonnet vert :chaque pièce de ce trousseau était marquée de l’initialeGAL, et le bonnet portait de plus une plaque de fer-blanc,sur laquelle on lisait le numéro d’inscription au registrematricule. Quand on nous eut donné des vêtements, on nous riva lamanicle au pied ; mais sans former les couples.

Le dépôt de Pont-à-Lezen étant une sorte delazareth, la surveillance n’y était pas très rigoureuse ; onm’avait même assuré qu’il était assez facile de sortir des salles,et d’escalader ensuite les murs extérieurs. Je tenais cesindications d’un nommé Blondy, qui s’était déjà évadé du bagne deBrest : espérant les mettre à profit, j’avais tout disposépour être prêt à saisir l’occasion. On nous donnait parfois despains qui pesaient jusqu’à dix-huit livres ; en partant deMorlaix, j’avais creusé l’un de ces pains, et j’y avais introduitune chemise, un pantalon et des mouchoirs : c’était là unevalise d’un nouveau genre, on ne la visita pas. Le lieutenantThierry ne m’avait pas désigné à une surveillance spéciale ;loin de là, instruit des motifs de ma condamnation, il avait dit enparlant de moi au commissaire, qu’avec des hommes aussitranquilles, on conduirait la chaîne comme un pensionnat dedemoiselles. Je n’inspirais donc aucune défiance :j’entrepris d’exécuter mon projet. Il s’agissait d’abord de percerle mur de la salle où nous étions enfermés : un ciseau d’acieroublié sur le pied de mon lit par un sbire forçat, chargéde river les manicles, me servit à pratiquer une ouverture, tandisque Blondy s’occupait de scier mes fers. L’opération terminée, mescamarades fabriquèrent un mannequin qu’ils mirent à ma place, afinde tromper la vigilance des argousins de garde, etbientôt, affublé des effets que j’avais cachés, je me trouvai dansla cour du dépôt. Les murs qui en formaient l’enceinte n’avaientpas moins de quinze pieds d’élévation ; je vis que pour lesfranchir, il fallait donc quelque chose qui ressemblât à uneéchelle : une perche m’en tint lieu, mais elle était si lourdeet si longue, qu’il me fut impossible de la passer par-dessus lemur, pour descendre de l’autre côté. Après des efforts aussi vainsque pénibles, je dus prendre le parti de risquer le saut ; ilme réussit fort mal : je me foulai si violemment les deuxpieds, qu’à peine eus-je la force de me traîner dans un buissonvoisin. J’espérais que, la douleur se calmant, je pourrais fuiravant le jour, mais elle devenait de plus en plus vive, et mespieds se gonflèrent si prodigieusement, qu’il fallut renoncer àtout espoir d’évasion. Je me traînai alors de mon mieux jusqu’à laporte du dépôt, pour y rentrer de moi-même, espérant obtenir ainsiune remise sur le nombre de coups de bâton qui me revenaient dedroit. Une sœur que je fis demander, et à laquelle j’avouai le cas,commença par me faire passer dans une salle où mes pieds furentpansés. Cette excellente femme, que j’avais apitoyée sur mon sort,alla solliciter pour moi le commissaire du dépôt, qui lui accordama grâce. Quand, au bout de trois semaines, je fus guéricomplètement, on me conduisit à Brest.

Le bagne est situé dans l’enceinte duport ; les faisceaux de fusils, deux pièces de canon braquéesdevant les portes m’indiquèrent l’entrée des salles, où je fusintroduit après avoir été examiné par tous les gardes del’établissement. Les condamnés les plus intrépides l’ontavoué : quelqu’endurci que l’on soit, il est impossible de sedéfendre d’une vive émotion au premier aspect de ce lieu demisères. Chaque salle contient vingt-huit lits de camp, nommésbancs, sur lesquels couchent enchaînés six centsforçats ; ces longues files d’habits rouges, ces têtes rasées,ces yeux caves, ces visages déprimés, le cliquetis continuel desfers, tout concourt à pénétrer l’âme d’un secret effroi. Mais pourle condamné, l’impression n’est que passagère ; sentant qu’icidu moins il n’a plus à rougir devant personne, il s’identifie avecsa position. Pour n’être pas l’objet des railleries grossières, desjoies odieuses de ses compagnons, il affecte de les partager, illes outre même, et bientôt, du ton, des gestes, cette dépravationde convention passe au cœur. C’est ainsi qu’à Anvers un ex-évêqueessuya d’abord toutes les bordées de l’ignoble hilarité desforçats. Ils ne l’appelaient que Monseigneur, ils luidemandaient sa bénédiction pour des obscénités ; à chaqueinstant ils le contraignaient à profaner son ancien caractère pardes paroles impies ; et à force de réitérer ses sacrilèges, ilparvint à s’émanciper ; plus tard, il était devenu cantinierdu bagne ; on l’appelait toujours Monseigneur, maison ne lui demandait plus l’absolution, il eut répondu par desblasphèmes !

C’est dans les jours de repos surtoutque le récit de crimes souvent imaginaires, des rapports intimes,des complaisances infâmes, achevèrent de pervertir l’homme que lechâtiment d’une première faute expose à ce contact impur. Pour enneutraliser les effets, on a proposé de renoncer au système desbagnes. D’abord, tout le monde était d’accord sur ce point, maislorsqu’il s’est agi de déterminer un autre mode de punition, lesavis se sont trouvés singulièrement partagés : les uns ontproposé des prisons pénitentiaires, à l’instar de celles de laSuisse et des États-Unis ; les autres, et c’est le plus grandnombre, ont réclamé la colonisation, en s’étayant des heureuxrésultats et de la prospérité des établissements anglais de laNouvelle Galles, plus connus sous le nom de Botany-Bay. Examinonssi la France est appelée à jouir de ces heureuxrésultatset de cette prospérité.

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