Mémoires de Vidocq – Tome I

CHAPITRE II.

 

Joseph Lebon. – L’orchestre de la guillotine et la lecture dubulletin. – Le perroquet aristocrate. – La citoyenne Lebon. –Allocution aux sans-culottes. – La marchande de pommes. – Nouvellesamours. – Je suis incarcéré. – Le concierge Beaupré. – Lavérification du potage. – M. de Béthune. – J’obtiens maliberté. – La sœur de mon libérateur. – Je suis fait officier. – LeLutin de Saint-Sylvestre Capelle. – L’armée révolutionnaire. – Lareprise d’une barque. – Ma fiancée. – Un travestissement. – Lafausse grossesse. – Je me marie. – Je suis content sans être battu.– Encore un séjour aux Baudets. – Ma délivrance.

 

En entrant dans la ville, je fus frappé del’air de consternation empreint sur tous les visages ;quelques personnes que je questionnai me regardèrent avec méfiance,et je les vis s’éloigner sans me répondre. Que se passait-il doncd’extraordinaire ? À travers la foule qui s’agitait dans lesrues sombres et tortueuses, j’arrivai bientôt sur la place duMarché aux Poissons. Là, le premier objet qui frappa mes regardsfut la guillotine élevant ses madriers rouges au-dessus d’unemultitude silencieuse ; un vieillard, que l’on achevait delier à la fatale planche, était la victime… ; tout à coupj’entends le bruit des fanfares. Sur une estrade qui dominaitl’orchestre, était assis un homme jeune encore, vêtu d’unecarmagnole à raies noires et bleues ; ce personnage, dont lapose annonçait des habitudes plus monacales que militaires,s’appuyait nonchalamment sur un sabre de cavalerie, dont l’énormegarde représentait un bonnet de liberté ; une rangée depistolets garnissait sa ceinture, et son chapeau, relevé àl’espagnole, était surmonté d’un panache tricolore : jereconnus Joseph Lebon. Dans ce moment, cette figure ignoble s’animad’un sourire affreux ; il cessa de battre la mesure avec sonpied gauche, les fanfares s’interrompirent : il fit un signe,et le vieillard fut placé sous le couteau. Une espèce de greffierdemi ivre parut alors à côté du vengeur du peuple, et lutd’une voix rauque un bulletin de l’armée de Rhin-et-Moselle. Àchaque paragraphe, l’orchestre reprenait un accord, et, la lectureterminée, la tête du malheureux tomba au cri de vive laRépublique ! répété par quelques uns des acolytes duféroce Lebon. Je ne saurais rendre l’impression que fit sur moicette scène horrible ; j’arrivai chez mon père, presque aussidéfait que celui dont j’avais vu si cruellement prolongerl’agonie : là, je sus que c’était un M. de Mongon,ancien commandant de la citadelle, condamné comme aristocrate. Peude jours auparavant, on avait exécuté sur la même placeM. de Vieux-Pont, dont tout le crime était de posséder unperroquet dans le jargon duquel on avait cru reconnaître le cri devive le roi. Le nouveau Vert-Vert avait faillipartager le sort de son maître, et l’on racontait qu’il n’avaitobtenu sa grâce qu’à la sollicitation de la citoyenne Lebon, quiavait pris l’engagement de le convertir. La citoyenne Lebon étaitune ci-devant religieuse de l’abbaye du Vivier. Sous ce rapport,comme sous beaucoup d’autres, elle était la digne épouse del’ex-curé de Neuville : aussi exerçait-elle une grandeinfluence sur les membres de la commission d’Arras, où siégeaient,soit comme juges, soit comme jurés, son beau-frère et trois de sesoncles. L’ex-béguine n’était pas moins avide d’or que de sang. Unsoir, en plein spectacle, elle osa faire cette allocution auparterre : « Ah çà ! Sans-culottes, on diraitque ce n’est pas pour vous que l’on guillotine ! que diable ilfaut dénoncer les ennemis de la patrie !… connaissez-vousquelque noble, quelque riche, quelque marchand aristocrate ?dénoncez-le, et vous aurez ses écus. » La scélératesse dece monstre ne pouvait être égalée que par celle de son mari, quis’abandonnait à tous les excès. Souvent, à la suite d’orgies, on levoyait courir la ville, tenant des propos obscènes aux jeunespersonnes, brandissant un sabre au-dessus de sa tête, et tirant descoups de pistolet aux oreilles des femmes et des enfants.

Une ancienne marchande de pommes, coiffée d’unbonnet rouge, les manches retroussées jusqu’à l’épaule, et tenant àla main un long bâton de coudrier, l’accompagnait ordinairementdans ses promenades, et il n’était pas rare de le rencontrer brasdessus bras dessous avec elle. Cette femme, surnommée la MèreDuchesne, par allusion au fameux Père Duchesne,figura la déesse de la Liberté, dans plus d’une solennitédémocratique. Elle assistait régulièrement aux séances de laCommission, dont elle préparait les arrêts par ses apostrophes etses dénonciations. Elle fit ainsi guillotiner tous les habitantsd’une rue, qui demeura déserte.

Je me suis souvent demandé comment il se peutqu’au milieu de circonstances aussi déplorables, le goût desamusements et des plaisirs ne perde rien de son intensité. Le faitest qu’Arras continuait de m’offrir les mêmes distractionsqu’auparavant ; les demoiselles, étaient tout aussi faciles,et il fut aisé de m’en convaincre, puisqu’en peu de jours, jem’élevai graduellement dans mes amours de la jeune et jolieConstance, unique progéniture du caporal Latulipe, cantinier de lacitadelle, aux quatre filles d’un notaire qui avait son étude aucoin de la rue des Capucins. Heureux si je m’en fusse tenu là, maisje m’avisai d’adresser mes hommages à une beauté de la rue deJustice, et il m’arriva de rencontrer un rival sur mon chemin.Celui-ci, ancien musicien de régiment, était un de ces hommes qui,sans se vanter de succès qu’ils n’ont pas obtenus, donnentcependant à entendre qu’on ne leur a rien refusé. Je lui reprochaiune jactance de ce genre, il se fâcha, je le provoquai, il souffladans la manche, et déjà j’avais oublié mes griefs, lorsqu’il merevint qu’il tenait sur mon compte des propos faits pourm’offenser. J’allai aussitôt lui en demander raison ; mais cefut inutilement, et il ne consentit à venir sur le terrain,qu’après avoir reçu de moi, en présence de témoins, la dernière deshumiliations. Le rendez-vous fut donné pour la matinée dulendemain. Je fus exact ; mais à peine arrivé, je me visentouré par une troupe de gendarmes et d’agents de la municipalité,qui me sommèrent de leur rendre mon sabre et de les suivre.J’obéis, et bientôt se fermèrent sur moi les portes desBaudets, dont la destination était changée depuis que lesterroristes avaient mis la population d’Arras en coupe réglée. Leconcierge Beaupré, la tête couverte d’un bonnet rouge, et suivi dedeux énormes chiens noirs qui ne le quittaient pas, me conduisitdans un vaste galetas, où il tenait sous sa garde l’élite deshabitants de la contrée. Là, privés de toute communication avec ledehors, à peine leur était-il permis d’en recevoir des aliments, etencore ne leur parvenaient ils que retournés en tous sens parBeaupré, qui poussait la précaution jusqu’à plonger ses mainshorriblement sales dans le potage, afin de s’assurer s’il ne s’ytrouvait pas quelque arme ou quelque clé. Murmurait-on, ilrépondait à celui qui se plaignait : « Te voilà biendifficile, pour le temps que tu as à vivre… Qui sait si tu n’es paspour la fournée de demain ? Attends donc ! comment tenommes-tu ? – Un tel. – Ma foi oui, c’estpour demain ! »Et les prédictions de Beauprémanquaient d’autant moins à se réaliser que lui-même désignait lesindividus à Joseph Lebon, qui, après son dîner, le consultait enlui disant : « Qui laverons-nousdemain ? »

Parmi les gentilshommes enfermés avec nous, setrouvait le comte de Béthune. Un matin, on vint le chercher pour leconduire au tribunal. Avant de l’amener dans le préau, Beaupré luidit brusquement : « Citoyen Béthune, puisquetu vas là-bas, ce que tu laisses ici sera pourmoi, n’est-ce pas ? – Volontiers,Monsieur Beaupré », répondit avec tranquillité cevieillard. – « Il n’y a plus de monsieur »,reprit en ricanant le misérable geôlier ; « Noussommes tous citoyens ; » et de la porte il luicriait encore : « Adieu, citoyenBéthune ! » M. de Béthune fut cependantacquitté. On le ramena à la prison comme suspect. Son retour nousremplit de joie ; nous le croyions sauvé, mais sur le soir onl’appela de nouveau. Joseph Lebon, en l’absence de qui la sentenced’absolution avait été rendue, arrivait de la campagne ;furieux de ce qu’on lui dérobait le sang d’un aussi brave homme, ilavait ordonné aux membres de la commission de se réunirimmédiatement, et M. de Béthune, condamné séance tenante,fut exécuté aux flambeaux.

Cet événement, que Beaupré nous annonça avecune joie féroce, me donna des inquiétudes assez sérieuses. Tous lesjours on envoyait à la mort des hommes qui ne connaissaient pasplus que moi le motif de leur arrestation, et dont la fortune ou laposition sociale ne les désignaient pas davantage aux passionspolitiques ; d’un autre côté, je savais que Beaupré, trèsscrupuleux sur le nombre, se souciait peu de la qualité, et quesouvent, n’apercevant pas de suite les individus qui lui étaientdésignés, pour que le service ne souffrit aucun retard, il envoyaitles premiers venus. D’un instant à l’autre je pouvais donc metrouver sous la main de Beaupré, et l’on conçoit que cetteexpectative n’avait rien de bien rassurant.

Il avait déjà seize jours que j’étais détenu,quand on nous annonça la visite de Joseph Lebon ; sa femmel’accompagnait, et il traînait a sa suite les principauxterroristes du pays, parmi lesquels je reconnus l’ancien perruquierde mon père, et un cureur de puits nommé DelmotteditLantillette. Je les priai de dire un mot en ma faveur aureprésentant ; ils me le promirent, et j’augurai d’autantmieux de la démarche, qu’ils étaient tous deux fort en crédit.Cependant Joseph Lebon parcourait les salles, interrogeant lesdétenus d’un air farouche, et affectant de leur adresserd’effrayantes interpellations. Arrivé à moi, il me regardafixement, et me dit d’un ton moitié dur, moitié goguenard :« Ah ! ah ! c’est toi, François !… tut’avises donc d’être aristocrate ; tu dis du mal dessans-culottes… tu regrettes ton ancien régiment deBourbon… prends-y garde, car je pourrais bient’envoyer commander à cuire (guillotiner). Au surplus,envoie-moi ta mère ? ». Je lui fis observer qu’étantau secret, je ne pouvais la voir. Beaupré, dit-il alors augeôlier, « tu feras entrer la mère Vidocq, » etil sortit me laissant plein d’espoir, car il m’avait évidemmenttraité avec une aménité toute particulière. Deux heures après, jevis venir ma mère ; elle m’apprit ce que j’ignorais encore,que mon dénonciateur était le musicien que j’avais appelé en duel.La dénonciation était entre les mains d’un jacobin forcené, leterroriste Chevalier, qui, par amitié pour mon rival, m’auraitcertainement fait un mauvais parti, si sa sœur, sur les instancesde ma mère, n’eût obtenu de lui qu’il sollicitât monélargissement.

Sorti de prison, je fus conduit en grandepompe à la société patriotique, où l’on me fit jurer fidélité à larépublique, haine aux tyrans. Je jurai tout ce qu’on voulut :de quels sacrifices n’est-on pas capable pour conserver saliberté !

Ces formalités remplies, je fus replacé audépôt, où mes camarades témoignèrent une grande joie de me revoir.D’après ce qui s’était passé, c’eût été manquer à lareconnaissance, de ne pas regarder Chevalier comme monlibérateur ; j’allai le remercier, et j’exprimai à sa sœurcombien j’étais touché de l’intérêt qu’elle avait bien vouluprendre à un pauvre prisonnier. Cette femme, qui était la pluspassionnée des brunes, mais dont les grands yeux noirs necompensaient pas la laideur, crut que j’étais amoureux parce quej’étais poli ; elle prit au pied de la lettre quelquescompliments que je lui fis, et dès la première entrevue elle seméprit sur mes sentiments, au point de jeter sur moi son dévolu. Ilfut question de nous unir ; on sonda à cet égard mes parents,qui répondirent qu’à dix-huit ans on était bien jeune pour lemariage, et l’affaire traîna en longueur. Sur ces entrefaites, onorganisa à Arras les bataillons de la réquisition : connu pourun excellent instructeur, je fus appelé à concourir avec septautres sous-officiers à instruire le 2e bataillon duPas-de-Calais ; de ce nombre était un caporal de grenadiers durégiment de Languedoc, nommé César, aujourd’hui garde champêtre àColombes ou à Puteaux, près Paris ; il fut nomméadjudant-major. Pour moi, je fus promu au grade de sous-lieutenanten arrivant à Saint-Silvestre-Capelle, près Bailleul, où l’on nouscantonna. César avait été maître-d’armes dans son régiment ;on se rappelle mes prouesses avec les prévôts des cuirassiers deKinski. Nous décidâmes qu’outre la théorie, nous enseignerionsl’escrime aux officiers du bataillon, qui furent enchantés del’arrangement. Nos leçons nous produisaient quelque argent, maiscet argent était loin de suffire aux besoins, ou, si l’on aimemieux, aux fantaisies de praticiens de notre force. C’était surtoutla partie des vivres qui nous faisait faute. Ce qui doublait nosregrets et notre appétit, c’est que le maire, chez qui nous étionslogés, mon collègue de salle et moi, tenait une table excellente.Nous avions beau chercher les moyens de nous faufiler dans lamaison, une vieille servante-maîtresse Sixca se jetait toujours àtravers nos prévenances, et déjouait nos plansgastronomiques : nous étions désespérés et affamés.

Enfin César trouva le secret de rompre lecharme qui nous éloignait invinciblement de l’ordinaire del’officier municipal : à son instigation, le tambour-majorvint un matin faire battre la diane sous les fenêtres dela mairie ; on juge du vacarme. On présume bien que la vieilleMégère ne manqua pas d’invoquer notre intervention pour fairecesser ce tintamarre. César lui promit d’un air doucereux de fairetout son possible pour qu’un pareil bruit ne se renouvelâtpas ; puis il courut recommander au tambour-major de reprendrede plus belle, et le lendemain, c’était un vacarme à réveiller lesmorts d’un cimetière voisin ; enfin, pour ne pas faire leschoses à demi, il envoya le tambour-maître exercer ses élèves surles derrières de la maison : un élevé de l’abbé Sicard n’y eûtpas tenu. La vieille se rendit ; elle nous invita assezgracieusement, le perfide César et moi, mais cela ne suffisait pas.Les tambours continuaient leur concert, qui ne finit que lorsqueleur respectable chef eut été admis comme nous au banquetmunicipal.

Dès lors on n’entendit plus de tambours àSaint-Silvestre-Capelle, que lorsqu’il y passait des détachements,et tout le monde vécut en paix, excepté moi, que la vieillecommençait à menacer de ses redoutables faveurs. Cette passionmalheureuse amena une scène que l’on doit se rappeler encore dansle pays, où elle fit beaucoup de bruit.

C’était la fête du village : on chante,on danse, on boit surtout, et pour ma part, je me conditionne siproprement, qu’on est obligé de me porter dans mon lit. Lelendemain je m’éveille avant le jour. Comme à la suite de toutesles orgies, j’avais la tête lourde, la bouche pâteuse et l’estomacirrité. Je veux boire, et tout en me levant sur mon séant, je sensune main froide comme la corde d’un puits se porter à moncou : la tête encore affaiblie par les excès de la veille, jejette un cri de Diable. Le maire, qui couchait dans une chambrevoisine, accourt avec son frère et un vieux domestique, tous deuxarmés de bâtons. César n’était pas rentré ; déjà la réflexionm’avait démontré que le visiteur nocturne ne pouvait être autre queSixca : feignant toutefois d’être effrayé, je dis àl’assistance que quelque farfadet s’était placé à mes côtés, etvenait de se glisser au fond du lit. On applique alors au fantômequelques coups de bâton, et Sixca, voyant qu’il y allait pour elled’être assommée, s’écrie : « Eh ! Messieurs, nefrappez pas, c’est moi, c’est Sixca… en rêvant je suis venue mecoucher à côté de l’officier. » En même temps, elle montra satête, elle fit bien, car, quoiqu’ils eussent reconnu sa voix, lessuperstitieux Flamands allaient recommencer la bastonnade. Comme jeviens de le dire, cette aventure, qui rend presque vraisemblablescertaines scènes de Mon Oncle Thomas et des Barons deFelsheim, fit du bruit dans le cantonnement ; elle serépandit même jusqu’à Cassel, et m’y valut plusieurs bonnesfortunes ; j’eus entre autres une fort belle limonadière, àlaquelle je n’accorderais pas cette mention, si, la première, ellene m’eût appris qu’au comptoir de certains cafés, un joli garçonpeut recevoir la monnaie d’une pièce qu’il n’a pas donnée.

Nous étions cantonnés depuis trois mois,lorsque la division reçut l’ordre de se porter sur Stinward. LesAutrichiens avaient fait une démonstration pour se porter surPoperingue, et le deuxième bataillon du Pas-de-Calais fut placé enpremière ligne. La nuit qui suivit notre arrivée, l’ennemi surpritnos avant-postes, et pénétra dans le village de la Belle, que nousoccupions ; nous nous formâmes précipitamment en bataille.Dans cette manœuvre de nuit, nos jeunes réquisitionnairesdéployèrent cette intelligence et cette activité qu’on chercheraitvainement ailleurs que chez les Français. Vers six heures du matin,un escadron des hussards de Wurmser déboucha par la gauche, et nouschargea en tirailleurs, sans pouvoir nous entamer. Une colonned’infanterie, qui les suivait, nous aborda en même temps à labaïonnette ; et mais ce ne fut qu’après un engagement des plusvifs, que l’infériorité du nombre nous força de nous replier surStinward, où se trouvait le quartier-général.

En, arrivant, je reçus les félicitations dugénéral Vandamme et un billet d’hôpital pour Saint-Omer ; carj’avais été atteint de deux coups de sabre en me débattant contreun hussard autrichien, qui se tuait de me crier : Ergibdich ! Ergib dich !… (Rends-toi !Rends-toi !…).

Mes blessures n’étaient pas toutefois biengraves, puisqu’au bout de deux mois je fus en état de rejoindre lebataillon, qui se trouvait à Hazebrouck. C’est là que je vis cetétrange corps qu’on nommait l’armée révolutionnaire.

Les hommes à piques et à bonnet rouge qui lacomposaient promenaient partout avec eux la guillotine. LaConvention n’avait pas, disait-on, trouvé de meilleur moyen des’assurer de la fidélité des officiers des quatorze armées qu’elleavait sur pied, que de mettre sous leurs yeux l’instrument dusupplice qu’elle réservait aux traîtres ; tout ce que je puisdire, c’est que cet appareil lugubre faisait mourir de peur lapopulation des contrées qu’il parcourait ; il ne flattait pasdavantage les militaires, et nous avions de fréquentes querellesavec les Sans-culottes, qu’on appelait les Gardes du Corps dela guillotine. Je souffletai pour ma part un de leurs chefs,qui s’avisait de trouver mauvais que j’eusse des épaulettes en or,quand le règlement prescrivait de n’en porter qu’en laine. Cettebelle équipée m’eût joué certainement un mauvais tour, et j’auraispayé cher mon infraction à la loi somptuaire, si l’on ne m’eûtdonné le moyen de gagner Cassel ; j’y fus rejoint par lecorps, qu’on licencia alors comme tous les bataillons de laréquisition ; les officiers redevinrent simples soldats, et cefut en cette qualité que je fus dirigé sur le 28ebataillon de volontaires, qui faisait partie de l’armée destinée àchasser les Autrichiens de Valenciennes et de Condé.

Le bataillon était cantonné à Fresnes. Dansune ferme où j’étais logé, arriva un jour la famille entière d’unpatron de barque, composée du mari, de la femme et de deux enfants,dont une fille de dix-huit ans, qu’on eût remarquée partout. LesAutrichiens leur avaient enlevé un bateau chargé d’avoine, quicomposait toute leur fortune, et ces pauvres gens, réduits auxvêtements qui les couvraient, n’avaient eu d’autre ressource que devenir se réfugier chez mon hôte, leur parent. Cette circonstance,leur fâcheuse position, et peut-être aussi la beauté de la jeunefille, qu’on nommait Delphine, me touchèrent.

En allant à la découverte, j’avais vu lebateau, que l’ennemi ne déchargeait qu’au fur et à mesure desdistributions. Je proposai à douze de mes camarades d’enlever auxAutrichiens leur capture, ils acceptèrent ; le colonel donnason consentement, et, par une nuit pluvieuse, nous nous approchâmesdu bateau sans être aperçus du factionnaire, qu’on envoya tenircompagnie aux poissons de l’Escaut, muni de cinq coups debaïonnette. La femme du patron, qui avait absolument voulu noussuivre, courut aussitôt à un sac de florins qu’elle avait cachédans l’avoine, et me pria de m’en charger. On détacha ensuite lebateau, pour le laisser dériver jusqu’à un endroit où nous avionsun poste retranché : mais, au moment où il prenait le fil del’eau, nous fûmes surpris par le werdaw d’un factionnaireque nous n’avions pas aperçu au milieu des roseaux où il étaitembusqué. Au bruit du coup de fusil, dont il accompagna une secondeinterpellation, le poste voisin prit les armes : en uninstant, la rive se couvrit de soldats qui firent pleuvoir unegrêle de balles sur le bateau ; il fallut bien alorsl’abandonner. Nous nous jetâmes mes camarades et moi dans uneespèce de chaloupe qui nous avait amenés à bord ; la femmeprit le même parti. Mais le patron, oublié dans le tumulte, ouretenu par un reste d’espoir, tomba au pouvoir des Autrichiens, quine lui épargnèrent ni les gourmades, ni les coups de crosse. Cettetentative nous avait d’ailleurs coûté trois hommes, et j’avais eumoi-même deux doigts cassés d’un coup de feu. Delphine me prodiguales soins les plus empressés. Sa mère étant partie sur cesentrefaites pour Gand, où elle savait que son mari avait été envoyécomme prisonnier de guerre, nous nous rendîmes de notre côté àLille : j’y passai ma convalescence. Comme Delphine avait unepartie de l’argent retrouvé dans l’avoine, nous menions assezjoyeuse vie. Il fut question de nous marier, et l’affaire était sibien engagée, que je me mis en route un matin pour Arras, d’où jedevais rapporter les pièces nécessaires et le consentement de mesparents. Delphine avait obtenu déjà celui des siens, qui setrouvaient toujours à Gand. À une lieue de Lille, je m’aperçois quej’ai oublié mon billet d’Hôpital, qu’il m’était indispensable deproduire à la municipalité d’Arras ; je reviens sur mes pas.Arrivé à l’hôtel, je monte à la chambre que nous occupions, jefrappe, personne ne répond ; il était cependant impossible queDelphine fut sortie d’aussi grand matin, il était à peine sixheures ; je frappe encore ; Delphine vient enfin ouvrir,étendant ses bras et se frottant les yeux comme quelqu’un quis’éveille en sursaut. Pour l’éprouver, je lui propose dem’accompagner à Arras afin que je puisse la présenter à mesparents ; elle accepte d’un air tranquille. Mes soupçonscommencent à se dissiper ; quelque chose me disait cependantqu’elle me trompait. Je m’aperçois enfin qu’elle jetait souvent lesyeux vers certain cabinet de garde-robe : je feins de vouloirl’ouvrir, ma chaste fiancée s’y oppose en me donnant un de cesprétextes que les femmes ont toujours à leur disposition ;mais j’insiste, et je finis par ouvrir le cabinet, où je trouvecaché sous un tas de linge sale un médecin qui m’avait donné dessoins pendant ma convalescence. Il était vieux, laid etmalpropre : le premier sentiment fut à l’humiliation d’avoirun pareil rival ; peut-être eussé-je été plus furieux detrouver un beau fils : je laisse le cas à la décision desnombreux amateurs qui se sont trouvés à pareille fête ; pourmoi je voulais commencer par assommer mon Esculape à bonnesfortunes, mais ce qui m’arrivait assez rarement, la réflexion meretint. Nous étions dans une place de guerre, on pouvait mechicaner sur mon permis de séjour, me faire quelque mauvaisparti ; Delphine, après tout, n’était pas ma femme, je n’avaissur elle aucun droit ; je pris toutefois celui de la mettre àla porte à grands coups de pied dans le derrière, après quoi je luijetai par la fenêtre ses nippes et quelque monnaie pour se rendre àGand. Je m’allouai ainsi le reste de l’argent que je croyais avoirlégitimement acquis, puisque j’avais dirigé la superbe expéditionqui l’avait repris sur les Autrichiens. J’oubliais de dire que jelaissai le docteur effectuer paisiblement sa retraite.

Débarrassé de ma perfide, je continuai àrester à Lille, bien que le temps de ma permission futexpiré ; mais on se cache presque aussi facilement dans cetteville qu’à Paris, et mon séjour n’eût pas été troublé sans uneaventure galante dont j’épargnerai les détails au lecteur ; illui suffira de savoir, qu’arrêté sous des habits de femme, aumoment où je fuyais la colère d’un mari jaloux, je fus conduit à laplace, où je refusai d’abord obstinément de m’expliquer ; enparlant, je devais, en effet, ou perdre la personne qui avait desbontés pour moi, ou me faire connaître comme déserteur. Quelquesheures de prison me firent cependant changer de résolution :un officier supérieur que j’avais fait appeler pour recevoir madéclaration, et auquel j’expliquai franchement ma position, parut yprendre quelque intérêt : Le général commandant la divisionvoulut entendre de ma propre bouche ce récit, qui faillit vingtfois le faire pouffer de rire ; il donna ensuite l’ordre de memettre en liberté, et me fit délivrer une feuille de route pourrejoindre le 28e bataillon dans le Brabant ; mais,au lieu de suivre cette destination, je tirai vers Arras, biendécidé que j’étais à ne rentrer au service qu’à la dernièreextrémité.

Ma première visite fut pour le patrioteChevalier ; son influence sur Joseph Lebon me faisait espérerd’obtenir, par son entremise, une prolongation de congé ; onme l’accorda effectivement, et je me trouvai de nouveau introduitdans la famille de mon protecteur. Sa sœur, dont on connaît déjàles bonnes intentions à mon égard, redoubla ses agaceries ;d’un autre côté, l’habitude de la voir me familiarisaitinsensiblement avec sa laideur ; bref, les choses en vinrentau point que je ne dus pas être étonné de l’entendre me déclarer unjour qu’elle était enceinte ; elle ne parlait pas de mariage,elle n’en prononçait même pas le mot ; mais je ne voyais quetrop qu’il en fallait venir là, sous peine de m’exposer à lavengeance du frère, qui n’eût pas manqué de me dénoncer commesuspect, comme aristocrate, et surtout comme déserteur. Mesparents, frappés de toutes ces considérations et concevant l’espoirde me conserver près d’eux, donnèrent leur consentement au mariage,que la famille Chevalier pressait très vivement ; il seconclut enfin, et je me trouvai marié à dix-huit ans. Je me croyaismême presque père de famille, mais quelques jours s’étaient à peineécoulés, que ma femme m’avoua que sa grossesse simulée n’avait eupour but que de m’amener au conjungo. On conçoit toute lasatisfaction que dut me causer une pareille confidence ; lesmêmes motifs qui m’avaient décidé à contracter me forçaientcependant à me taire, et je pris mon parti tout en enrageant. Notreunion commençait d’ailleurs sous d’assez fâcheux auspices. Uneboutique de mercerie, que ma femme avait levée, tournait fortmal ; j’en crus voir la cause dans les fréquentes absences dema femme, qui était toute la journée chez son frère ; je fisdes observations, et pour y répondre, on me fit donner l’ordre derejoindre à Tournai. J’aurais pu me plaindre de ce mode expéditifde se débarrasser d’un mari incommode, mais j’étais de mon côtétellement fatigué du joug de Chevalier, que je repris avec uneespèce de joie l’uniforme que j’avais eu tant de plaisir àquitter.

À Tournai, un ancien officier du régiment deBourbon, alors adjudant-général, m’attacha à ses bureaux commechargé de détails d’administration, et particulièrement en ce quiconcernait l’habillement. Bientôt les affaires de la divisionnécessitent l’envoi d’un homme de confiance à Arras ; je parsen poste, et j’arrive dans cette ville à onze heures du soir. Commechargé d’ordres, je me fais ouvrir les portes, et par un mouvementque je ne saurais trop expliquer, je cours chez ma femme ; jefrappe long-temps sans que personne vienne répondre ; unvoisin m’ouvre enfin la porte de l’allée, et je monte, rapidement àla chambre de ma femme ; en approchant, j’entends le bruitd’un sabre qui tombe, puis on ouvre la fenêtre, et un homme sautedans la rue. Il est inutile de dire qu’on avait reconnu mavoix : je redescends aussitôt les escaliers en toute hâte, etje rejoins bientôt mon Lovelace, dans lequel je reconnais unadjudant-major du 17e chasseurs à cheval, en semestre àArras. Il était à demi nu ; je le ramène au domicileconjugal ; il achève sa toilette, et nous ne nous quittonsqu’avec l’engagement de nous battre le lendemain.

Cette scène avait mis tout le quartier enrumeur. La plupart des voisins accourus aux fenêtres m’avaient vusaisir le complice ; devant eux il était convenu du fait. Ilne manquait donc pas de témoins pour provoquer et obtenir ledivorce, et c’était bien ce que je me proposais de faire ;mais la famille de ma chaste épouse, qui tenait à lui conserver unchaperon, se mit aussitôt en campagne pour arrêter toutes mesdémarches, ou du moins pour les paralyser. Le lendemain, avantd’avoir pu joindre l’adjudant-major, je fus arrêté par des sergentsde ville et par des gendarmes, qui parlaient déjà de m’écrouer auxBaudets. Heureusement pour moi, j’avais prisquelqu’assurance, et je sentais fort bien que ma position n’avaitrien d’inquiétant. Je demandai à être conduit devant JosephLebon ; on ne pouvait pas s’y refuser ; je parus devantle représentant du peuple, que je trouvai entouré d’une masseénorme de lettres et de papiers. C’est donc toi, medit-il, qui viens ici sans permission…, et pourmaltraiter ta femme encore !… Je vis aussitôt ce qu’il yavait à répondre ; j’exhibai mes ordres, j’invoquai letémoignage de tous les voisins de ma femme et celui del’adjudant-major lui-même, qui ne pouvait plus s’en dédire. Enfin,j’expliquai si clairement mon affaire que Joseph Lebon fut forcé deconvenir que les torts n’étaient pas de mon côté. Par égard pourson ami Chevalier, il m’engagea cependant à ne pas rester pluslong-temps à Arras, et comme je craignais que le vent ne tournâtcomme j’en avais eu tant d’exemples, je me promis bien de déférerle plus promptement possible à cet avis. Ma mission remplie, jepris congé de tout mon monde, et le lendemain au point du jourj’étais sur la route de Tournai.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer