Mémoires de Vidocq – Tome I

CHAPITRE X.

 

La chasse aux forçats. – Un maire de village. – La voix dusang. – L’hôpital. – Sœur Françoise. – Faublas II. – La mère desvoleurs.

 

Je passai sans obstacle à la grille ; jeme trouvais dans Brest que je ne connaissais pas du tout, et lacrainte que mon hésitation sur le chemin que je devais prendre, neme fît remarquer, augmentait encore mes inquiétudes ; aprèsmille tours et détours, j’arrivai enfin à la seule porte qu’eût laville ; il y avait là toujours, à poste fixe, un anciengarde-chiourme, nommé Lachique, qui vous devinait unforçat au geste, à la tournure, à la physionomie ; et ce quirendait ses observations plus faciles, c’est qu’un homme qui apassé quelque temps au bagne tire toujoursinvolontairement la jambe par laquelle il a traîné le fer. Ilfallait cependant passer devant ce redoutable personnage, quifumait gravement, en fixant un œil d’aigle sur tout ce qui entraitou sortait. J’avais été prévenu ; je payaid’effronterie : arrivé devant Lachique, je déposai à ses piedsune cruche de lait de beurre, que j’avais achetée pour rendre mondéguisement plus complet. Chargeant alors ma pipe, je lui demandaidu feu. Il s’empressa de m’en donner avec toute la courtoisie dontil était susceptible, et après que nous nous fûmes réciproquementlâchés quelques bouffées de tabac dans la figure, je le quittaipour prendre la route qui se présentait devant moi.

Je la suivais depuis trois quarts d’heure,quand j’entendis les trois coups de canon qu’on tire pour annoncerl’évasion d’un forçat, afin d’avertir les paysans des environsqu’il y a une gratification de cent francs à gagner, pour celui quisaisira le fugitif. Je vis en effet beaucoup de gens armés defusils ou de faux, courir la campagne, battant soigneusement lebuisson, et jusqu’aux moindres touffes de genêt. Quelqueslaboureurs paraissaient même devoir emporter des armes parprécaution, car j’en vis plusieurs quitter leur attelage avec unfusil qu’ils tiraient d’un sillon. Un de ces derniers passa toutprès de moi dans un chemin de traverse que j’avais pris enentendant les coups de canon, mais il n’eut garde de mereconnaître ; j’étais d’abord vêtu fort proprement, et de plusmon chapeau, que la chaleur permettait de porter sous le bras,laissait voir des cheveux en queue, qui ne pouvaient appartenir àun forçat.

Je continuai à m’enfoncer dans l’intérieur desterres, évitant les villages et les habitations isolées. À labrune, je rencontrai deux femmes, auxquelles je demandai sur quelleroute je me trouvais ; elles me répondirent dans un patoisdont je ne compris pas un mot ; mais leur ayant montré del’argent, en faisant signe que je désirais manger, elles meconduisirent à l’entrée d’un petit village, dans un cabaret tenupar… le garde-champêtre, que je vis sous le manteau de la cheminée,revêtu des insignes de sa dignité. Je fus un instant démonté, mais,me remettant bientôt, je lui dis que je voulais parler au maire. –« C’est moi », dit un vieux paysan en bonnet de laine eten sabots, assis à une petite table, et mangeant de la galette desarrasin. Nouveau désappointement pour moi, qui comptais bienm’esquiver dans le trajet du cabaret à la mairie. Il fallaitcependant se tirer de là, de manière ou d’autre. Je dis aufonctionnaire en sabots, qu’ayant pris la traverse en partant deMorlaix pour Brest, je m’étais égaré ; je lui demandai en mêmetemps à quelle distance je me trouvais de cette dernière ville, entémoignant le désir d’y aller coucher le soir même. – « Vousêtes à cinq lieues de pays de Brest, me dit-il : il estimpossible que vous y arriviez ce soir : si vous voulezcoucher ici, je vous donnerai place dans ma grange, et demain vouspartirez avec le garde-champêtre, qui va conduire un forçat évadé,que nous avons arrêté hier ».

Ces derniers mots renouvelèrent toutes mesterreurs ; car à la manière dont ils étaient prononcés, je visque le maire n’avait pas pris mon histoire au pied de la lettre.J’acceptai néanmoins son offre obligeante ; mais après souper,au moment de gagner la grange, portant les mains à mes poches, jem’écriai avec toutes les démonstrations d’un homme désespéré :« Ah, mon Dieu ! j’ai oublié à Morlaix mon porte-feuillesoù sont mes papiers, et huit doubles louis !… Il faut que jereparte tout de suite,… oui tout de suite ; mais commentretrouver la route ?… Si le garde-champêtre, qui doitconnaître le pays, voulait m’accompagner ?… nous serions bienrevenus demain pour partir à temps avec votre forçat. » Cetteproposition écartait tous les soupçons, puisque un homme qui veutse sauver ne prend pas ordinairement la compagnie que jesollicitais ; d’un autre côté, le garde-champêtre, entrevoyantune récompense, avait mis ses bottes à mon premier mot. Nouspartîmes donc, et au point du jour nous étions à Morlaix. Moncompagnon, que j’avais eu soin d’abreuver largement en route, étaitdéjà bien conditionné ; je l’achevai avec du rhum, au premierbouchon que nous rencontrâmes en ville. Il y resta à m’attendre àtable, ou plutôt sous la table, et il aura pu m’attendrelong-temps.

À la première personne que je rencontre, jedemande le chemin de Vannes ; on me l’indique tant bien quemal, et je pars, comme dit le proverbe hollandais, avec la peurchaussée aux talons. Deux jours se passent sansencombre : le troisième, à quelques lieues de Guemené, audétour de la route, je tombe sur deux gendarmes qui revenaient dela correspondance. L’aspect inattendu des culottes jaunes et deschapeaux bordés me trouble, je fais un mouvement pour fuir ;mes deux hommes me crient d’arrêter, en faisant le geste trèssignificatif de prendre leur carabine au crochet ; ilsarrivent à moi, je n’ai point de papiers à leur montrer, maisj’improvise une réponse au hasard : « Je me nomme Duval,né à l’Orient, déserteur de la frégate la Cocarde,actuellement en rade à Saint-Malo. » Il est inutile de direque j’avais appris cette particularité pendant mon séjour au bagne,où il arrivait chaque jour des nouvelles de tous les ports.« Comment ! s’écrie le brigadier, vous seriez Auguste,…le fils du père Duval, qui demeure à l’Orient, sur la place, à côtéde la Boule d’or ? » Je n’eus garde de dire lecontraire : ce qui pouvait m’arriver de pis, c’était d’êtrereconnu pour un forçat évadé. « Parbleu ! reprend lebrigadier, je suis bien fâché de vous avoir arrêté ;… maismaintenant il n’y a plus de remède… il faut que je vous fasseconduire à l’Orient ou à Saint-Malo. » Je le priai instammentde ne pas me diriger sur la première de ces deux villes, ne mesouciant pas d’être confronté avec ma nouvelle famille, dans le casoù l’on voudrait constater l’identité du personnage. Lemaréchal-des-logis donna cependant l’ordre de m’y transférer, etj’arrivai le surlendemain à l’Orient, où l’on m’écroua à Pontaniau,maison de détention destinée aux marins, et située près du nouveaubagne, qu’on venait de peupler avec des forçats pris à Brest.

Interrogé le lendemain par le commissaire desclasses, je déclarai de nouveau que j’étais Auguste Duval, et quej’avais quitté mon bord sans permission, pour venir voir mesparents. On me reconduisit alors dans la prison, où se trouvait,entre autres marins, un jeune homme de l’Orient, accusé de voies defait contre un lieutenant de vaisseau. Après avoir causé quelquetemps avec moi, il me dit un matin : « Mon pays,si vous vouliez payer à déjeûner, je vous dirais quelque chose quine vous ferait pas de peine. » Son air mystérieux,l’affectation avec laquelle il appuya sur le mot pays,m’inquiétèrent, et ne me permirent pas de reculer, le déjeûner futservi, et au dessert il me parla en ces termes :

« Vous fiez-vous à moi. – Oui ! – Ehbien, je vais vous tirer d’affaire… Je ne sais pas qui vous êtes,mais à coup sûr vous n’êtes pas le fils Duval, car il est mort il ydeux ans à Saint-Pierre-Martinique. (Je fis un mouvement). Oui, ilest mort il y a deux ans, mais personne n’en sait rien ici, tant ily a d’ordre dans nos hôpitaux des colonies. Maintenant, je puisvous donner sur sa famille assez de renseignements pour que vousvous fassiez passer pour lui, même aux yeux des parents ; celasera d’autant plus facile, qu’il était parti fort jeune de lamaison paternelle. Pour plus de sûreté, vous pouvez d’ailleursfeindre un affaiblissement d’esprit, causé par les fatigues de lamer et par les maladies. Il y a autre chose : avant des’embarquer, Auguste Duval s’était fait tatouer sur le bras gaucheun dessin, comme en ont la plupart des marins et des soldats ;je connais parfaitement ce dessin : c’était un autel surmontéd’une guirlande. Si vous voulez vous faire mettre au cachot avecmoi pour quinze jours, je vous ferai les mêmes marques, de manièreà ce que tout le monde s’y méprenne.

Mon convive paraissait franc et ouvert :j’expliquerai l’intérêt qu’il prenait à mon affaire par ce désir defaire piège à la justice, dont sont animés tous les détenus ;pour eux, la dépister, entraver sa marche, ou l’induire en erreur,c’est un plaisir de vengeance qu’ils achètent volontiers au prix dequelques semaines de cachot : il s’agissait ici de s’y fairemettre, l’expédient fut bientôt trouvé. Sous les fenêtres de lasalle où nous déjeûnions se trouvait un factionnaire : nouscommençâmes à lui jeter des boulettes de mie de pain, et comme ilnous menaçait du concierge, nous le mîmes au défi de se plaindre.Sur ces entrefaites, on vint le relever ; le caporal, quifaisait l’important, entra au greffe, et un instant après leconcierge vint nous prendre, sans même nous dire de quoi ils’agissait. Nous nous en aperçûmes, en entrant dans une espèce decul de basse-fosse, fort humide mais assez clair. À peine yétions-nous enfermés, que mon camarade commença l’opération, quiréussit parfaitement. Elle consiste tout simplement à piquer lebras avec plusieurs aiguilles réunies en faisceau, et trempées dansl’encre de la Chine et le carmin. Au bout de douze jours, lespiqûres étaient cicatrisées au point qu’il était impossible dereconnaître depuis combien de temps elles étaient faites. Moncompagnon profita de plus de cette retraite, pour me donner denouveaux détails sur la famille Duval, qu’il connaissait d’enfance,et à laquelle il était même, je crois, allié ; c’est au pointqu’il m’enseigna jusqu’à un tic de mon Sosie.

Ces renseignements me furent d’un grandsecours, lorsque, le seizième jour de notre détention au cachot, onvint m’en extraire pour me présenter à mon père, que le commissairedes classes avait fait prévenir. Mon camarade m’avait dépeint cepersonnage de manière à ne pas s’y méprendre ; enl’apercevant, je lui saute au cou : il mereconnaît ; sa femme, qui arrive un instant après, mereconnaît ; une cousine et un oncle mereconnaissent ; me voilà bien Auguste Duval, iln’était plus possible d’en douter, et le commissaire des classes endemeura convaincu lui-même. Mais cela ne suffisait pas pour mefaire mettre en liberté : comme déserteur de laCocarde, je devais être conduit à Saint-Malo, où elle avaitlaissé des hommes à l’hôpital, puis traduit devant un conseilmaritime. À vrai dire, tout cela ne m’effrayait guères, certain quej’étais de m’évader dans le trajet. Je partis enfin baigné deslarmes de mes parents, etlesté de quelques louis de plus,que j’ajoutai à ceux que je portais dans un étui caché, comme jel’ai déjà indiqué.

Jusqu’à Quimper, où je devais être livré à lacorrespondance, il ne se présenta aucune occasion de faussercompagnie aux gendarmes qui me conduisaient, ainsi que plusieursautres individus, voleurs, contrebandiers ou déserteurs. On nousavait déposés dans la prison de la ville ; en entrant dans lachambre où je devais passer la nuit, je vis sur le pied d’un grabatunecasaque rouge, marquée dans le dos de ces initiales, GAL, que jene connaissais que trop bien. Là dormait, enveloppé d’une mauvaisecouverture, un homme qu’à son bonnet vert garni d’une plaque defer-blanc numérotée, je reconnus pour un forçat ; Allait-il mereconnaître ? me signaler ? j’étais dans les transesmortelles, quand l’individu, éveillé par le bruit des serrures etdes verrous, s’étant mis sur son séant, je vis un jeune homme,nommé Goupy, arrivé à Brest en même temps que moi. Ilétait condamné aux travaux forcés à perpétuité pour vol de nuitavec effraction, dans les environs de Bernai, en Normandie ;son père faisait le service d’argousin au bagne de Brest, où, dansson temps, il n’était probablement pas venu pour changer d’air. Nevoulant pas l’avoir continuellement sous les yeux, il avait obtenuqu’on le transférât au bagne de Rochefort ; il était en routepour cette destination. Je lui contai mon affaire ; il mepromit le secret, et le garda d’autant plus fidèlement qu’il n’yavait trop rien à gagner à me trahir.

Cependant la correspondance ne marchait pas,et quinze jours s’étaient écoulés déjà depuis mon arrivée àQuimper, sans qu’il fût question de partir. Cette prolongation deséjour me donna l’idée de percer un mur pour m’évader ; mais,ayant reconnu l’impossibilité de réussir, je pris un parti quidevait m’assurer la confiance du concierge, et me fournir peut-êtrel’occasion d’exécuter mon projet en lui inspirant une faussesécurité. Après lui avoir dit que j’avais entendu les détenuscomploter quelque chose, je lui indiquai l’endroit de la prison oùl’on devait avoir travaillé. Il fit les recherches les plusminutieuses, et trouva naturellement mon trou, ce qui me valuttoute sa bienveillance. Je ne m’en trouvais toutefois guère plusavancé, car la surveillance générale se faisait avec une exactitudequi mettait en défaut toutes mes combinaisons. J’imaginai alors deme faire mettre à l’hôpital, où j’espérais être plus heureux dansl’exécution de mes projets. Pour me donner une fièvre de cheval, ilme suffit d’avaler pendant deux jours du jus detabac ; les médecins me donnèrent aussitôt mon billet. Enarrivant dans la maison, je reçus en échange de mes habits unecoiffe et une capote grise, et je fus mis avec les consignés.

Il entrait dans mes vues de rester quelquetemps à l’hôpital, afin d’en connaître les issues ; maisl’indisposition que m’avait causée le jus de tabac ne devait pasdurer au-delà de trois ou quatre jours ; il fallait trouverune recette pour improviser une autre maladie ; car, neconnaissant encore personne dans les salles, il m’était impossiblede me procurer de nouveau du jus de tabac. À Bicêtre, j’avais étéinitié aux moyens de se faire venir ces plaies et ces ulcères aumoyen desquels tant de mendiants excitent la pitié publique etprélèvent des aumônes qu’il est impossible de plus mal placer. Detous ces expédients, j’adoptai celui qui consistait à se faireenfler la tête comme un boisseau, d’abord parce que les médecinsdevraient infailliblement s’y méprendre, ensuite parce qu’iln’était nullement douloureux, et qu’on pouvait en faire disparaîtreles traces du jour au lendemain. Ma tête devint tout à coup d’unegrosseur prodigieuse ; grande rumeur parmi les médecins del’établissement, qui, n’étant pas, à ce qu’il paraît, très ferrés,ne savaient trop qu’en penser ; je crois cependant leur avoirentendu parler d’Éléphantiasis, ou bien encored’hydropisie du cerveau. Quoi qu’il en soit, cette belleconsultation se termina par la prescription si commune à l’hôpital,de me mettre à la diète la plus sévère.

Avec de l’argent, je me fusse assez peuinquiété de l’ordonnance ; mai mon étui ne contenait quequelques pièces d’or, et je craignais, en les changeant, de donnerl’éveil. Je me décidai pourtant à en toucher quelque chose à unforçat libéré qui faisait le service d’infirmier ; cet homme,qui eût tout fait pour de l’argent, me procura bientôt ce que jedésirais. Sur l’envie que je lui témoignai de sortir pour quelquesheures en ville, il me dit qu’en me déguisant, cela ne serait pasimpossible, les murs n’ayant pas plus de huit pieds d’élévation.C’était, me dit-il, le chemin qu’il prenait, ainsi que sescamarades, quand il avait à faire quelque partie. Nous tombâmesd’accord qu’il me fournirait des habits, et qu’il m’accompagneraitdans mon excursion nocturne, qui devait se borner à aller souperchez des filles. Mais les seuls vêtements qu’il eût pu se procurerdans l’intérieur de l’hôpital, étant beaucoup trop petits, ilfallut surseoir à l’exécution de ce projet.

Sur ces entrefaites, vint à passer devant monlit une des sœurs de la maison, que j’avais déjà plusieurs foisremarquée dans des intentions assez mondaines : ce n’est pasque sœur Françoise fût une de ces religieuses petites-maîtresses,comme on en voyait dans l’opéra des Visitandinesavant queles nonnettes eussent été transformées en pensionnaires, et que laguimpe eût été remplacée par le tablier vert. Sœur Françoiseavouait trente-quatre ans. Elle était brune, haute en couleur, etses robustes appas faisaient plus d’une passion malheureuse, tantparmi les carabins que parmi les infirmiers. Envoyant cette séduisante créature, qui pouvait peser entre un etdeux quintaux, l’idée me vint de lui emprunter, pour un instant,son harnais claustral ; j’en parlai à mon infirmier commed’une idée folle ; mais il prit la chose au sérieux, et promitde me procurer, pour la nuit suivante, une partie de la garde-robede sœur Françoise. Vers deux heures du matin, je le vis en effetarriver avec un paquet contenant robe, guimpe, bas, etc., qu’ilavait enlevé de la cellule de la sœur, pendant qu’elle était àmatines. Tous mes camarades de salle, au nombre de neuf, étaientprofondément endormis ; je passai néanmoins sur le carré, pourfaire ma toilette. Ce qui me donna le plus de mal, ce fut lacoiffure ; je n’avais aucune idée de la manière de ladisposer, et pourtant l’apparence du désordre dans ces vêtements,toujours arrangés avec une symétrie minutieuse, m’eûtinévitablement trahi.

Enfin la toilette de sœur Vidocq estachevée ; nous traversons les cours, les jardins, et nousarrivons à l’endroit où le mur était le plus facile à escalader. Jeremets alors à l’infirmier cinquante francs, qui étaient à peu prèstout ce qui me restait : il me prête la main, et me voilà dansune ruelle déserte, d’où je gagne la campagne, guidé par sesindications assez vagues. Quoique assez embarrassé dans mes jupons,je marchais encore assez vite pour avoir fait deux grandes lieuesau lever du soleil. Un paysan que je rencontrai, venant vendre deslégumes à Quimper, et que je questionnai sur la route que jesuivais, me fit entendre que j’avançais sur Brest. Ce n’était paslà mon compte ; je fis comprendre à cet homme que je voulaisaller à Rennes, et il m’indiqua un chemin de traverse qui devaitjoindre la grande route de cette ville ; je m’y enfonçaiaussitôt, tremblant à chaque instant de rencontrer quelquesmilitaires de l’armée d’Angleterre, qui était cantonnéedans les villages depuis Nantes jusqu’à Brest. Vers dix heures dumatin, arrivant dans une petite commune, je m’informai s’il ne s’ytrouvait pas de soldats, en témoignant la crainte, bien réelle,qu’ils ne voulussent me houspiller ; ce qui devait me fairedécouvrir. La personne à laquelle je demandai ces renseignementsétait un sacristain bavard et fort communicatif, qui me forçad’entrer, pour me rafraîchir, au presbytère, dont je voyais à deuxpas les murs blanchis et les contrevents verts.

Le curé, homme âgé, dont la figure respiraitcette bonhommie, si rare chez ces ecclésiastiques qui viennent dansles villes afficher leurs prétentions et cacher leur immoralité, lecuré me reçut avec bonté : « Ma chère sœur, me dit-il,j’allais célébrer la messe ; dès qu’elle sera dite, vousdéjeûnerez avec nous. » Il fallut donc aller à l’église, et cene fut pas un petit embarras pour moi que de faire les signes etles génuflexions prescrits à une religieuse : heureusement lavieille servante du curé se trouvait à mes côtés ; je me tiraipassablement d’affaire en l’imitant de tout point. La messe finie,on se mit à table, et les questions commencèrent. Je dis à cesbraves gens que je me rendais à Rennes pour accomplir unepénitence. Le curé n’insista pas ; mais le sacristain, mepressant un peu vivement, afin de savoir pourquoi j’étais ainsipunie, je lui répondis : « Hélas ! c’est pour avoirété curieuse !… » Mon homme se le tint pour dit, etquitta ce chapitre. Ma position était cependant assezdifficile ; je n’osais pas manger, dans la crainte de décelerun appétit viril ; d’un autre côté, je disais plus souventM. le Curé, que mon cher frère, de tellesorte que ces distractions eussent pu tout découvrir, si je n’eusseabrégé le déjeûner. Je trouvai cependant moyen de me faire indiquerles endroits de cantonnement ; et, muni des bénédictions ducuré, qui me promit de ne pas m’oublier dans ses prières, je meremis en chemin, déjà familiarisé avec mon nouveau costume.

Sur la route je rencontrai peu de monde ;les guerres de la révolution avaient dépeuplé ce malheureux pays,et je traversais des villages où il ne restait pas debout unemaison. À la nuit, arrivant dans un hameau composé de quelqueshabitations, je frappai à la porte d’une chaumière. Une femme âgéevint ouvrir, et m’introduisit dans une pièce assez grande, maisqui, pour la malpropreté, l’eût disputé aux plus sales taudis de laGalice ou des Asturies. La famille se composait du père, de lamère, d’un jeune garçon, et de deux filles, de quinze à dix-septans. Lorsque j’entrai, on faisait des espèces de crêpes avec de lafarine de sarrasin ; tout le monde était groupé autour de lapoêle, et ces figures, éclairées à la Rembrandt par les seuleslueurs du foyer, formaient un tableau qu’un peintre eûtadmiré ; pour moi, qui n’avais guères le temps de faireattention aux effets de lumière, je témoignai le désir de prendrequelque chose. Avec tous les égards qu’inspirait mon costume, on meservit les premières crêpes, que je dévorai, sans même m’apercevoirqu’elles étaient brûlantes à m’enlever le palais. Depuis, je mesuis assis à des tables somptueuses ; on m’a prodigué les vinsles plus exquis, les mets les plus délicats et les plusrecherchés ; rien de tout cela ne m’a fait oublier les crêpesdu paysan bas-breton.

Le souper terminé, la prière se fit en commun.Le père et la mère allumèrent ensuite leurs pipes en attendantl’heure du coucher. Très abattu par les agitations et les fatiguesde la journée, je témoignai le désir de me retirer. « Nousn’avons point de lit à vous donner, dit le maître de la maison,qui, ayant été marin, parlait assez bien, français : vouscoucherez avec mes deux filles… » Je lui fis observerqu’allant en pénitence, je devais coucher sur la paille ;j’ajoutai que je me contenterais d’un coin de l’étable.« Oh ! reprit-il, en couchant avec Jeanne et Madelon,vous ne romprez pas votre vœu, car leur lit n’est composé que depaille… Vous ne pouvez pas d’ailleurs avoir place dans l’étable… ils’y trouve déjà un chaudronnier et deux semestriers qui ont demandéà y passer la nuit. » Je n’avais plus rien à dire : tropheureux d’éviter la rencontre des soldats, je gagnai le boudoir deces demoiselles. C’était un bouge rempli de pommes à cidre, defromages et de lard fumé ; dans un coin, juchaient unedouzaine de poules, et plus bas on avait parqué huit lapins.L’ameublement se composait d’une cruche ébréchée, d’une escabellevermoulue et d’un fragment de miroir ; le lit, comme tous ceuxde ce pays, était tout simplement un coffre en forme de bière, àdemi rempli de paille, et n’ayant guère plus de trois pieds delargeur.

Ici nouvel embarras pour moi ; les deuxjeunes filles se déshabillaient fort librement devant moi, quiavais de bonnes raisons pour montrer beaucoup de retenue.Indépendamment des circonstances qu’on devine, j’avais sous meshabits de femme une chemise d’homme qui devait déceler mon sexe etmon incognito. Pour ne pas me livrer, je détachailentement quelques épingles, et lorsque je vis les deux sœurscouchées, je renversai, comme par mégarde, la lampe de fer qui nouséclairait ; je pus alors me débarrasser sans crainte de mesvêtements féminins. En entrant dans les draps de toile à voiles, jeme couchai de manière à éviter toute fâcheuse découverte. Cettenuit fut cruelle : car, sans être jolie, mademoiselle Jeanne,qui ne pouvait faire un mouvement sans me toucher, jouissait d’unefraîcheur et d’un embonpoint trop séduisants pour un homme condamnédepuis si long-temps aux rigueurs d’un célibat absolu. Ceux qui ontpu se trouver dans une position analogue croiront sans peine que jene dormis pas un seul instant.

J’étais donc immobile, les yeux ouverts commeun lièvre au gîte, quand, long-temps avant que le jour ne dûtparaître, j’entendis frapper à la porte à coups de crosses defusil. Ma première idée, comme celle de tout homme qui se trouvedans un mauvais cas, fut qu’on avait découvert mes traces, et qu’onvenait m’arrêter ; je ne savais plus où me fourrer. Pendantque les coups redoublaient, je me rappelai enfin les soldatscouchés dans l’étable, et mes alarmes se dissipèrent. « Quiest là, dit le maître de la maison, s’éveillant en sursaut ? –Vos soldats d’hier. – Eh bien, que voulez-vous ? – Du feu,pour allumer nos pipes avant de partir. » Notre hôte se levaalors, chercha du feu dans les cendres, et ouvrit aux soldats. L’undes deux, regardant sa montre à la clarté de la lampe, dit :« Il est quatre heures et demie… Allons, partons, l’étape estbonne… En route, mauvaise troupe. » Ils s’éloignèrent eneffet ; l’hôte souffla la lampe et se recoucha. Pour moi, nevoulant pas plus m’habiller devant mes compagnes, que m’ydéshabiller, je me levai aussitôt, et, rallumant la lampe,j’endossai de nouveau ma robe de bure ; puis je me mis agenoux dans un coin, feignant de prier Dieu en attendant le réveilde la famille. Il ne se fit pas long-temps attendre. À cinq heures,la mère cria de son lit : « Jeanne,… debout… il fautfaire la soupe pour la sœur, qui veut partir de bonne heure. »Jeanne se lève ; la soupe au lait de beurre est faite, mangéede bon appétit, et je quitte les bonnes gens qui m’avaient si bienaccueilli.

Après avoir marché toute cette journée avecardeur, je me trouvai le soir dans un village des environs deVannes, où je reconnus que j’avais été trompé par des indicationsfausses ou mal comprises. Je couchai dans ce village, et lelendemain je traversai Vannes de très grand matin. Mon intentionétait toujours de gagner Rennes, d’où j’espérais arriver facilementà Paris ; mais, en sortant de Vannes, je fis une rencontre quime décida à changer d’avis. Sur la même route, cheminait lentementune femme suivie d’un jeune enfant, et portant sur son dos uneboîte de reliques, quelle montrait dans les villages, en chantantdes complaintes, et vendant des bagues de saint Hubert ou deschapelets bénits. Cette femme me dit qu’elle allait à Nantes par latraverse. J’avais tant d’intérêt à éviter la grande route, que jen’hésitai point à suivre ce nouveau guide ; Nantes meprésentant d’ailleurs encore plus de ressources que Rennes, commeon le verra tout à l’heure.

Au bout de huit jours de marche, nousarrivâmes à Nantes, où je quittai la femme aux reliques, qui logeadans un faubourg. Pour moi, je me fis indiquer l’îleFeydeau. Étant à Bicêtre, j’avais appris d’un nommé Grenier,dit le Nantais, qu’il se trouvait dans ce quartier uneespèce d’auberge où les voleurs se rassemblaient sans crainte d’yêtre inquiétés ; je savais qu’en se recommandant de quelquesnoms connus, on y était admis sans difficulté, mais je neconnaissais que très vaguement l’adresse, et il n’y avait guèresmoyen de la demander. Je m’avisai d’un expédient qui meréussit ; j’entrai successivement chez plusieurs logeurs endemandant M. Grenier. À la quatrième maison où je m’adressai,l’hôtesse, quittant deux personnes avec lesquelles elle était enaffaire, me fit passer dans un petit cabinet et me dit :« Vous avez vu Grenier ?… Est-il toujours malade (enprison) ? – Non, repris-je, il est bien portant (libre). Etvoyant que j’étais bien chez la mère des voleurs, je luidis sans hésiter qui j’étais, et dans quelle position je metrouvais. Sans répondre, elle me prit par le bras, ouvrit une portepratiquée dans la boiserie, et me fit entrer dans une salle basse,ou huit hommes et deux femmes jouaient aux cartes, en buvant del’eau-de-vie et des ligueurs. « Tenez », dit maconductrice en me présentant à la compagnie, fort étonnée del’apparition d’une religieuse ; « tenez, voilà la sœurqui vient vous convertir ». En même temps, j’arrachai maguimpe, et trois des assistants, que j’avais vus au bagne, mereconnurent : c’étaient les nommés Berry, Bidaut-Mauger, et lejeune Goupy, que j’avais rencontré à Quimper ; les autresétaient des évadés du bagne de Rochefort. On s’amusa beaucoup demon travestissement : lorsque le souper nous eut mis engaieté, une des femmes qui se trouvaient là, voulut s’en revêtir,et ses propos, ses attitudes contrastaient si étrangement avec cecostume que tout le monde en rit aux larmes jusqu’au moment où l’onalla se coucher.

À mon réveil, je trouvai sur mon lit deshabits neufs, du linge, tout ce qu’il fallait enfin pour compléterma toilette. D’où provenaient ces effets ? C’est ce dont jen’avais guères le loisir de m’inquiéter. Le peu d’argent que jen’avais pas dépensé à l’hôpital de Quimper, où tout se payait fortcher, avait été employé dans le voyage ; sans vêtements, sansressources, sans connaissances, il me fallait au moins le tempsd’écrire à ma mère pour en obtenir des secours. J’acceptai donctout ce qu’on m’offrit. Mais une circonstance toute particulièreabrégea singulièrement mon séjour dans l’île Feydeau. Aubout de huit jours, mes commensaux me voyant parfaitement remis demes fatigues, me dirent un soir que le lendemain il y avait un coupà faire dans une maison, place Graslin, et qu’ils comptaient surmoi pour les accompagner : j’aurais même le poste d’honneur,devant travailler dans l’intérieur avec Mauger.

Ce n’était pas là mon compte. Je voulais bienutiliser la circonstance pour me tirer d’affaire, et gagner Paris,où, rapproché de ma famille, les ressources ne me manqueraientpas ; mais il n’entrait nullement dans mes combinaisons dem’enrôler dans une bande de voleurs : car, bien qu’ayant hantéles escrocs et vécu d’industrie, j’éprouvais une répugnanceinvincible à entrer dans cette carrière de crimes dont uneexpérience précoce commençait à me révéler les périls. Un refusdevait, d’un autre côté, me rendre suspect à mes nouveauxcompagnons, qui, dans cette retraite inaccessible aux regards,pouvaient m’expédier à bas bruit, et m’envoyer tenir compagnie auxsaumons et aux éperlans de la Loire : il ne me restait doncqu’un parti à prendre, c’était de partir au plus vite, et je m’ydécidai.

Après avoir troqué mes habits neufs contre unecasaque de paysan, avec laquelle on me donna dix-huit francs deretour, je quittai Nantes, portant au bout d’un bâton un panier deprovisions, ce qui me donnait tout à fait l’air d’un homme desenvirons. Il est inutile de faire observer que je pris la traverse,où, soit dit en passant, les gendarmes seraient bien plus utilesque sur les grandes routes, où se montrent rarement les gens quipeuvent avoir quelque chose à démêler avec la justice. Cetteobservation se rattache, du reste, à un système de policemunicipale dont on pourrait tirer, je crois, d’immenses avantages.Borné à la sûreté proprement dite, il permettrait de suivre decommune en commune la trace des malfaiteurs, tandis qu’une foissortis du rayon des grandes villes, ils bravent toutes lesrecherches de l’administration. À diverses époques, et toujours àl’occasion de quelques grandes calamités, quand les chauffeursparcouraient le Nord, quand la disette pesait sur le Calvados etsur l’Eure, quand l’Oise voyait chaque nuit éclater des incendies,on fit des applications partielles de ce système, et les résultatsen démontrèrent l’efficacité.

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