Mémoires de Vidocq – Tome I

CHAPITRE IV.

 

Les Bohémiens. – Une foire Flamande. – Retour à Lille. – Encoreune connaissance. – L’Œil de bœuf. – Jugement correctionnel. – Latour Saint-Pierre. – Les détenus. – Un faux.

 

Comme place de guerre et comme villefrontière, Lille offrait de grands avantages à tous ceux qui, commemoi, étaient à peu près certains d’y retrouver des connaissancesutiles, soit parmi les militaires de la garnison, soit parmi cetteclasse d’hommes qui, un pied en France, un pied en Belgique, n’ontréellement de domicile dans aucun des deux pays : je comptaisun peu sur tout cela pour me tirer d’affaire, et monespoir ne fut pas trompé. Dans le 13e chasseurs (bis),je reconnus plusieurs officiers du 10e, et entre autresun lieutenant nommé Villedieu, qu’on verra reparaître plus tard surla scène. Tous ces gens-là ne m’avaient connu au régiment que sousun de ces noms de guerre, comme on avait l’habitude d’en prendre àcette époque, et ils ne furent nullement étonnés de me voir porterle nom de Rousseau. Je passais les journées avec eux au café ou àla salle d’armes ; mais tout cela n’était pas fort lucratif,et je me voyais encore sur le point de manquer absolument d’argent.Sur ces entrefaites, un habitué du café, qu’on nommait leRentier, à cause de sa vie régulière, et qui m’avait faitplusieurs fois des politesses dont il était fort avare avec tout lemonde, me parla avec intérêt de mes affaires, et me proposa devoyager avec lui.

Voyager, c’était fort bien ; mais enquelle qualité ? Je n’étais plus d’âge à m’engager commepaillasse ou comme valet-de-chambre des singes et des ours, etpersonne ne se fût, sans doute, avisé de me le proposer :toutefois il était bon de savoir à quoi s’en tenir. Je questionnaimodestement mon nouveau protecteur sur les fonctions que j’aurais àremplir près de lui. « Je suis médecin ambulant », me ditcet homme, dont les favoris épais et le teint basané lui donnaientune physionomie singulière : « Je traite les maladiessecrètes, au moyen d’une recette infaillible. Je me charge aussi dela cure des animaux ; et, tout récemment, j’ai guéri leschevaux d’un escadron du 13e chasseurs, que levétérinaire du régiment avait abandonnés. » Allons ! medis-je, encore un empirique… Mais il n’y a pas à reculer. Nousconvenons de partir le lendemain, et de nous trouver à cinq heuresdu matin à l’ouverture de la porte de Paris.

Je fus exact au rendez-vous. Mon homme, quis’y trouvait également, voyant ma malle, portée par uncommissionnaire, me dit qu’il était inutile de la prendre, attenduque nous ne serions que trois jours partis, et que nous devionsfaire la route à pied. Sur cette observation, je renvoyai meseffets à l’auberge, et nous commençâmes à marcher assez vite,ayant, me dit mon guide, cinq lieues à faire avant midi. Nousarrivâmes en effet pour cette heure dans une ferme isolée, où ilfut reçu à bras ouverts, et salué du nom de Caron, que je ne luiconnaissais pas, l’ayant entendu toujours appelé Christian. Aprèsquelques mots échangés, le maître de la maison passa dans sachambre, et reparut avec deux ou trois sacs d’écus de six francs,qu’il étala sur la table : mon patron les prend, les examineles uns après les autres avec une attention qui me paraît affectée,en met à part cent cinquante, et compte pareille somme au fermier,en diverses monnaies, plus une prime de six couronnes. Je necomprenais rien à cette opération ; elle se négociaitd’ailleurs dans un patois flamand que je n’entendaisqu’imparfaitement. Je fus donc fort étonné quand, sortis de laferme, où Christian avait annoncé qu’il reviendrait bientôt, il medonna trois couronnes, en me disant que je devais avoir part auxbénéfices. Je ne voyais pas trop où pouvait être le bénéfice, et jelui en fis l’observation. « C’est mon secret, me répondit-ild’un air mystérieux : tu le sauras plus tard, si je suiscontent de toi. » Comme je lui fis remarquer qu’il était bienassuré de ma discrétion, puisque je ne savais rien, si ce n’estqu’il changeait des écus contre d’autre monnaie, il me dit quec’était précisément là ce qu’il fallait, taire, pour éviter laconcurrence ; je me le tins pour dit, et pris l’argent sanstrop savoir comment tout cela tournerai.

Pendant quatre jours, nous fîmes de semblablesexcursions dans diverses fermes, et chaque soir je touchais deux outrois couronnes. Christian, qu’on n’appelait que Caron, était fortconnu dans cette partie du Brabant ; mais seulement commemédecin : car, bien qu’il continuât partout ses opérations dechange, on n’entamait jamais la conversation qu’en parlant demaladies d’hommes ou d’animaux. J’entrevoyais de plus qu’il avaitla réputation de lever les sorts jetés sur les bestiaux.Une proposition qu’il me fit.au moment d’entrer dans le village deWervique eût dû m’initier aux secrets de sa magie. « Puis-jecompter sur toi, me dit-il, en s’arrêtant tout à coup ? – Sansdoute, lui dis-je ;… mais encore faudrait-il savoir de quoi ils’agit ?… – Écoute et regarde… »

Il prit alors, dans une espèce de gibecière,quatre paquets carrés, comme en disposent les pharmaciens, etparaissant contenir, quelque spécifique ; puis il medit : « Tu vois ces quatre fermes, situées à quelquedistance l’une de l’autre ; tu vas t’y introduire par lesderrières, en ayant soin que personne ne t’aperçoive ;… tugagneras l’étable ou l’écurie, et tu jetteras dans la mangeoire lapoudre de chaque paquet… Surtout, prends bien garde qu’on ne tevoie… Je me charge du reste. Je fis des objections : onpouvait me surprendre au moment où j’escaladerais la clôture,m’arrêter, me faire des questions fort embarrassantes. Je refusainet, malgré la perspective des couronnes ; toute l’éloquencede Christian échoua contre ma résolution. Je lui dis même que je lequittais à l’instant, à moins qu’il ne m’apprît son étatréel ; et le mystère de ce change d’argent, qui me paraissaitfurieusement suspect. Cette déclaration parut l’embarrasser, et,comme on le verra bientôt, il songea à se tirer d’affaire, en mefaisant une demi-confidence.

« Mon pays, dit-il, répondant à madernière question,… je n’en ai point… Ma mère, qui fut penduel’année dernière à Témeswar, faisait partie d’une bande.deBohémiens qui couraient les frontières de la Hongrie et du Bannat,lorsque je vins au monde, dans un village des monts Carpaths… Jedis Bohémiens, pour te faire comprendre, car ce nom n’est pas lenôtre : entre nous, on s’appelle les Romanichels,dans un argot qu’il nous est défendu d’apprendre à qui que cesoit ; il nous est également interdit de voyager isolément,aussi ne nous voit-on que par troupes de quinze à vingt. Nous avonslong-temps exploité la France, pour lever les sorts et lesmaléfices ; mais le métier s’y gâte aujourd’hui. Lepaysan est devenu trop fin ; nous nous sommes rejetés sur laFlandre ; on y est moins esprit-fort, et la diversité desmonnaies nous laisse plus beau jeu pour exercer notre industrie…Pour moi, j’étais détaché depuis trois mois à Bruxelles pour desaffaires particulières ; mais j’ai terminé tout ; danstrois jours, je rejoins la troupe à la foire de Malines… C’est àtoi de voir si tu veux m’y accompagner ?… Tu peux nous êtreutile… Mais plus d’enfantillage, aumoins ! ! ! ! »

Moitié embarras de savoir où donner de latête, moitié curiosité de pousser jusqu’au bout l’aventure, jeconsentis à suivre Christian, ne sachant toutefois pas trop à quoije pouvais lui être utile. Le troisième jour, nous arrivâmes àMalines, d’où il m’avait annoncé que nous reviendrions à Bruxelles.Après avoir traversé la ville, nous nous arrêtons dans le faubourgde Louvain, devant une maison de l’aspect le plus misérable ;les murailles noircies étaient sillonnées de profondes lézardes, etde nombreux bouchons de paille remplaçaient aux fenêtres lescarreaux cassés. Il était minuit ; j’eus le temps de faire mesobservations à la clarté de la lune, car il se passa prêt d’unedemi-heure avant qu’une des plus horribles vieilles que j’aiejamais rencontrées vînt ouvrir. On nous introduisit alors dans unevaste salle, où trente individus des deux sexes fumaient etbuvaient pêle-mêle, confondus dans des attitudes sinistres oulicencieuses. Sous leurs sarreaux bleus, tatoués de broderiesrouges, les hommes portaient ces vestes de velours azuré chargéesde boutons d’argent qu’on voit aux muletiers andalous ; lesvêtements des femmes étaient tous de couleur éclatante : il yavait là des figures atroces, et cependant on était en fête. Le sonmonotone d’un tambour de basque, mêlé aux hurlements de deux chiensattachés aux pieds d’une table, accompagnaient des chantsbizarres, qu’on eût pris pour une psalmodie funèbre. Lafumée de tabac et de bois, qui remplissait cet antre, permettait àpeine enfin, d’apercevoir, au milieu de la pièce une femme qui,coiffée d’un turban écarlate, exécutait une danse sauvage, enprenant les postures les plus lascives.

À notre aspect, la fête s’interrompit. Leshommes vinrent prendre la main de Christian, les femmesl’embrassèrent ; puis tous les yeux se tournèrent vers moi,qui me trouvais assez embarrassé de ma personne. On m’avait faitsur les Bohémiens une foule d’histoires qui ne me rassuraientnullement. Ils pouvaient prendre de l’ombrage de mes scrupules, etm’expédier, sans que l’on pût jamais deviner où j’étais passé,puisque personne ne devait me savoir dans ce repaire. Mesinquiétudes devinrent même assez vives pour frapper Christian, quicrut beaucoup me rassurer en me disant que nous nous trouvions chezla Duchesse (titre qui répond à celui de Mèrepour les compagnons du devoir), et que nous étions parfaitement ensûreté. L’appétit me décida toutefois à prendre ma part du banquet.La cruche de genièvre se remplit même et se vida si fréquemment,que je sentis le besoin de gagner mon lit. Au premier mot que j’endis à Christian, il me conduisit dans une pièce voisine, oùdormaient déjà, dans la paille fraîche, quelques-uns des Bohémiens.Il ne m’appartenait pas de faire le difficile ; je ne puscependant m’empêcher de demander à mon patron, pourquoi, lui, quej’avais toujours vu prendre de bons gîtes, choisissait un aussimauvais coucher ? Il me répondit que dans toutes les villes oùse trouvait une maison de Romanichels, on était tenu d’yloger, sous peine d’être considéré comme faux-frère, et puni commetel par le conseil de la tribu. Les femmes, les enfants,partagèrent du reste eux-mêmes cette couche militaire ; et lesommeil qui s’empara bientôt d’eux annonçait qu’elle leur étaitfamilière.

Au point du jour, tout le monde futdebout ; il se fit une toilette générale. Sans leurs traitsprononcés, sans ces cheveux noirs comme le jais, sans cette peauhuileuse et cuivrée, j’aurais eu peine à reconnaître mes compagnonsde la veille. Les hommes, vêtus en riches maquignons hollandais,avaient pour ceinture des sacoches de cuir, comme en portent leshabitués du marché de Poissy. Les femmes, couvertes de bijoux d’oret d’argent, prenaient le costume des paysannes de la Zélande. Lesenfants même, que j’avais trouvés couverts de haillons, étaientproprement habillés et se composaient une nouvelle physionomie.Tous sortirent bientôt de la maison, et prirent des directionsdifférentes, pour ne pas arriver ensemble sur la place du marché,où commençaient à se rendre en foule les gens des campagnesvoisines. Christian voyant que je m’apprêtais à le suivre, me ditqu’il n’avait pas besoin de moi de toute la journée ; que jepouvais aller où bon me semblerait, jusqu’au soir où nous devionsnous revoir chez la Duchesse. Il me mit ensuite quelquescouronnes dans la main, et disparut.

Comme dans la conversation de la veille ilm’avait dit que je n’étais pas encore tenu de loger avec la troupe,je commençai par retenir un lit dans une auberge. Puis, ne sachantcomment tuer le temps, je me rendis au champ de foire : j’yavais fait à peine quatre tours, que je m’y rencontrai nez à nezavec un ancien officier des bataillons réquisitionnaires, nomméMalgaret, que j’avais connu à Bruxelles, faisant, au CaféTurc, des parties assez suspectes. Après les premierscompliments, il me questionna sur les motifs de mon séjour àMalines. Je lui fis une histoire ; il m’en fit une autre surles causes de son voyage ; et nous voilà contents tous deux,chacun croyant avoir trompé l’autre. Après avoir pris quelquesrafraîchissements, nous revînmes sur le champ de foire, et danstous les endroits où il y avait foule, je rencontrais quelques-unsdes pensionnaires de la Duchesse. Ayant dit à moncompagnon que je ne connaissais personne à Malines, je tournai latête pour n’être pas reconnu par eux ; je ne me souciais pastrop d’ailleurs d’avouer que j’avais de pareilles connaissances,mais j’avais affaire à un compère trop rusé pour prendre le change.« Voilà, me dit-il, en m’examinant avec intention, voilà desgens qui vous regardent bien attentivement… Les connaîtriez-vous,par hasard ?… » Sans tourner la tête, je répondis que jene les avais jamais vus, et que je ne savais pas même ce qu’ilspouvaient être. « Ce qu’ils sont, reprit mon compagnon, jevais vous le dire ; en supposant que vous l’ignoriez… Ce sontdes voleurs ! – Des voleurs ! repris-je… Qu’ensavez-vous ?… – Ce que vous en allez savoir vous-même tout àl’heure, si vous voulez me suivre, car il y a gros à parier quenous n’irons pas bien loin sans les voir travailler… Eh,voyez plutôt ! »

Levant les yeux vers le groupe formé devantune ménagerie, j’aperçus en effet bien distinctement un des fauxmaquignons enlever la bourse d’un gros nourrisseur de bestiaux, quenous vîmes un instant après la chercher dans toutes ses poches dela meilleure foi du monde ; le Bohémien entra ensuite dans uneboutique de bijoutier, où se trouvaient déjà deux des Zélandaisesde contrebande, et mon compagnon m’assura qu’il n’en sortiraitqu’après avoir escamoté quelqu’un des bijoux qu’il faisait étalerdevant lui. Nous quittâmes alors notre poste d’observation, pouraller dîner ensemble. Vers la fin du repas, voyant mon convivedisposé à jaser, je le pressai de m’apprendre au juste quelsétaient les gens qu’il m’avait signalés, l’assurant que, malgré lesapparences, je ne les connaissais que très imparfaitement. Il sedécida enfin à parler, et voici comment il s’expliqua :

« C’est dans la prison (Rasphuys) deGand, où je passai six mois, il y a quelques années, à la suited’une partie dans laquelle il se trouva des dés pipés, que j’aiconnu deux hommes de la bande que je viens de retrouver àMalines ; nous étions de la même chambrée. Comme je me faisaispasser pour un voleur consommé, ils me racontaient sans défianceleurs tours de passe-passe, et me donnaient même tous les détailspossibles sur leur singulière existence. Ces gens-là viennent descampagnes de la Moldavie, où cent cinquante mille des leursvégètent, comme les Juifs en Pologne, sans pouvoir occuper d’autreoffice que celui de bourreau. Leur nom change avec les contréesqu’ils parcourent : ce sont les Ziguiners del’Allemagne, les Gypsies de l’Angleterre, lesZingari de l’Italie, les Gitanos de l’Espagne,les Bohémiens de la France et de la Belgique ; ilscourent ainsi toute l’Europe, exerçant les métiers les plus abjectsou les plus dangereux. On les voit tondre les chiens, dire la bonneaventure, raccommoder la faïence, étamer le cuivre, faire unemusique détestable à la porte des tavernes, spéculer sur les peauxde lapin, et changer les pièces de monnaie étrangère qui setrouvent détournées de leur circulation habituelle.

» Ils vendent aussi des spécifiquescontre les maladies des bestiaux, et pour activer le débit, ilsenvoient à l’avance dans les fermes des affidés qui, sous prétextede faire des achats, s’introduisent dans les étables, et jettentdans la mangeoire des drogues qui rendent les animaux malades. Ilsse présentent alors ; on les reçoit à bras ouverts :connaissant la nature du mal, ils le neutralisent aisément, et lecultivateur ne sait comment leur témoigner sa reconnaissance. Cen’est pas tout encore : avant de quitter la ferme, ilss’informent si le patron n’aurait pas des couronnes de telle outelle année, à telle ou telle empreinte, promettant de les acheteravec prime. Le campagnard intéressé, comme tous ceux qui netrouvent que rarement et difficilement l’occasion de gagner del’argent, le campagnard s’empresse d’étaler ses espèces, dont ilstrouvent toujours moyen d’escamoter une partie. Ce qu’il y ad’incroyable, c’est qu’on les a vus répéter impunément plusieursfois un pareil manège dans la même maison. Enfin, et c’est ce qu’ily a de plus scabreux dans leur affaire, ils profitent de cescirconstances et de la connaissance des localités, pour indiqueraux chauffeurs les fermes isolées où il y a de l’argent,et les moyens de s’y introduire ; il est inutile de vous direqu’ils ont ensuite part au gâteau. »

Malgaret me donna encore sur les Bohémiensbeaucoup de détails, qui me déterminèrent à quitter immédiatementune aussi dangereuse société.

Il parlait encore en regardant de temps entemps dans la rue, par la fenêtre près de laquelle nousdînions ; tout à coup je l’entendis s’écrier :« Parbleu voilà mon homme du Rasphuys deGand ! ! !… » Je regarde à mon tour,… c’étaitChristian, marchant fort vite et d’un air très affairé. Je ne pusretenir une exclamation. Malgaret, profitant de l’espèce de troubleoù m’avaient jeté ses révélations, n’eut pas de peine à me faireraconter comment je m’étais lié avec les Bohémiens. Me voyant biendéterminé à leur fausser compagnie, il me proposa de l’accompagnerà Courtrai, où il avait, disait-il, à faire quelques bonnesparties. Après avoir retiré de mon auberge le peu d’effets quej’y avais apportés de chez la Duchesse, je me mis en routeavec mon nouvel associé, mais nous ne trouvâmes pas à Courtrai lesparoissiens que Malgaret y comptait rencontrer, et au lieude leur argent, ce fut le nôtre qui sauta. Désespérant de les voirparaître, nous revînmes à Lille. Je possédais encore une centainede francs ; Malgaret les joua pour notre compte, et les perditavec ce qui lui restait ; j’ai su depuis qu’il s’était entendupour me dépouiller, avec celui qui jouait contre lui.

Dans cette extrémité, j’eus recours à mesconnaissances : quelques maîtres d’armes, auxquels je dis unmot de la position où je me trouvais, donnèrent à mon bénéfice unassaut qui me fournit une centaine d’écus. Muni de cette somme, quime mettait pour quelque temps à l’abri du besoin, je recommençai àcourir les lieux publics, les bals. Ce fut alors que je formai uneliaison dont les circonstances et les suites ont décidé du sort dema vie tout entière. Rien de plus simple que le commencement de cetimportant épisode de mon histoire. Je rencontre au bal de laMontagne une femme galante, avec laquelle je me trouve bientôtau mieux ; Francine, c’était son nom, paraissait m’être fortattachée, elle me faisait à chaque instant des protestations defidélité, ce qui ne l’empêchait pas de recevoir quelquefois encachette un capitaine du génie.

Je les surprends un jour, soupant tête à têtechez un traiteur de la place Riourt : transporté de rage, jetombe à grands coups de poing sur le couple stupéfait. Francine,tout échevelée, prend la fuite, mais son partner reste sur laplace : plainte en voies de fait ; on m’arrête, on meconduit à la prison du Petit Hôtel. Pendant que monaffaire s’instruit, je reçois la visite de quantité de femmes de maconnaissance, qui se font un devoir de me porter des consolations.Francine l’apprend, sa jalousie s’éveille, elle congédie ledésastreux capitaine, se désiste de la plainte qu’elle avaitd’abord déposée en même temps que lui, et me fait supplier de larecevoir ; j’eus la faiblesse d’y consentir. Les juges ontconnaissance de ce fait, qu’on envenime, en présentant ladéconfiture du capitaine comme un guet-à-pens concerté entre moi etFrancine ; le jour du jugement arrive, et je suis condamné àtrois mois de prison.

Du Petit Hôtel on me transféra à latour Saint-Pierre, où j’obtins une chambre particulièrequ’on appelait l’Œil de Bœuf. Francine m’y tenaitcompagnie une partie de la journée, et le reste du temps se passaitavec les autres détenus. Parmi eux se trouvaient deux ancienssergents-majors, Grouard et Herbaux, ce dernier fils d’un bottierde Lille, tous deux condamnés pour faux, et un cultivateur nomméBoitel, condamné à six années de réclusion pour vol decéréales : ce dernier, père d’une nombreuse famille, selamentait continuellement d’être enlevé, disait-il, àl’exploitation d’un petit bien que lui seul pouvait faire valoiravantageusement. Malgré le délit dont il s’était rendu coupable, ons’intéressait à lui ou plutôt à ses enfants, et plusieurs habitantsde sa commune avaient présenté en sa faveur des demandes decommutation qui étaient demeurées sans résultat ; lemalheureux se désespérait, répétant souvent qu’il donnerait telleou telle somme pour acheter sa liberté. Grouard et Herbaux, quirestaient à la Tour Saint-Pierre, en attendant le départde la chaîne, imaginèrent alors d’obtenir sa grâce, au Moyen d’unmémoire qu’ils rédigèrent en commun, ou plutôt ils combinèrent delongue main le plan qui devait m’être si funeste.

Bientôt Grouard se plaignit de ne pas pouvoirtravailler tranquillement, au milieu du brouhaha d’une salle qu’ilpartageait avec dix-huit ou vingt détenus qui chantaient,bavardaient ou se querellaient toute la journée. Boitel, quim’avait rendu quelques petits services, me pria de prêter machambre aux rédacteurs, et je consentis, quoique avec répugnance, àles y laisser quatre heures par jour. Dès le lendemain on s’yinstalla, et le concierge s’y introduisit plusieurs fois lui-mêmeen secret. Ces allées et venues, le mystère dont on s’entourait,eussent éveillé les soupçons d’un homme familiarisé avec lesintrigues de prison ; mais, étranger à toutes ces menées,occupé à me divertir à la cantine avec les amis qui venaient mevisiter, je m’occupais assez peu de ce qu’on faisait, ou de cequ’on ne faisait pas à l’Œil de Bœuf.

Au bout de huit jours, on me remercia de monobligeance, en m’annonçant que le Mémoire était achevé, et qu’onavait l’espoir bien fondé d’obtenir la grâce du pétitionnaire, sansenvoyer les pièces à Paris, attendu qu’on se ménageait depuissantes protections auprès du représentant du peuple en missionà Lille. Tout cela ne me paraissait pas fort clair, mais je n’y fispas grande attention, en songeant que n’étant pour rien dansl’affaire, je n’avais aucune raison de m’en inquiéter ; elleprenait cependant une tournure qui eût dû triompher de moninsouciance : quarante-huit heures s’étaient à peine écouléesdepuis l’achèvement du Mémoire, que deux frères de Boitel, arrivéstout exprès du pays, vinrent dîner avec lui à la table duconcierge. À la fin du repas, une ordonnance arrive et remet unpaquet au concierge, qui l’ouvre et s’écrie : « Bonnenouvelle, ma foi !… c’est l’ordre de mise en liberté deBoitel. » À ces mots, on se lève en tumulte, on s’embrasse, onexamine l’ordre, on se félicite, et Boitel, qui avait faitpartir ses effets la veille, quitte immédiatement la prisonsans faire ses adieux à aucun des détenus.

Le lendemain, vers dix heures du matin,l’inspecteur des prisons vient visiter sa maison ; leconcierge lui montre l’ordre de mise en liberté de Boitel ; ilne fait qu’y jeter un coup d’œil, dit que l’ordre est faux, ets’oppose à l’élargissement du prisonnier, jusqu’à ce qu’il en aitété référé à l’autorité. Le concierge annonce alors que Boitel estsorti de la veille. L’inspecteur lui témoigne son étonnement de cequ’il se soit laissé abuser par un ordre revêtu de signatures quilui sont inconnues, et finit par le consigner : il partensuite avec l’ordre, et acquiert bientôt la certitude,qu’indépendamment de la fausseté des signatures, il présente desomissions et des erreurs de formule de nature à frapper la personnela moins familière avec ces sortes de pièces.

On sut bientôt dans la prison que l’inspecteuravait consigné le concierge, pour avoir laissé sortir Boitel sur unfaux ordre, et je commençais alors à soupçonner la vérité. Jevoulus obliger Grouard et Herbaux à me la dire tout entière,entrevoyant confusément que cette affaire pouvait mecompromettre ; ils me jurèrent leurs grands dieux, qu’ilsn’avaient fait rien autre chose que de rédiger le Mémoire, etqu’ils étaient eux-mêmes étonnés d’un succès si prompt. Je n’encrus pas un mot, mais n’ayant pas de preuves à opposer à ce qu’ilsavançaient, il ne me restait qu’à attendre l’événement. Lelendemain je fus mandé au greffe : aux questions du juged’instruction, je répondis que je ne savais rien touchant laconfection du faux ordre, et que j’avais seulement prêté machambre, comme le seul endroit tranquille de la prison, pourpréparer le Mémoire justificatif. J’ajoutai que tous ces détailspouvaient être attestés par le concierge, qui venait fréquemmentdans cette pièce pendant le travail, paraissant s’intéresserbeaucoup à Boitel. Grouard et Herbaux furent également interrogés,puis mis au secret ; pour moi je conservai ma chambre. À peiney étais-je entré, que le camarade de lit de Boitel vint me trouver,et me déclara toute l’intrigue, que je ne faisais encore quesoupçonner.

Grouard entendant Boitel répéter à chaqueinstant qu’il donnerait volontiers cent écus pour obtenir saliberté, s’était concerté avec Herbaux sur les moyens de le fairesortir de prison, et ils n’avaient pas trouvé de moyen plus simpleque de fabriquer un faux ordre. Boitel fut mis, comme on le pensebien, dans la confidence ; seulement on lui dit que comme il yavait plusieurs personnes à gagner, il donnerait quatre centsfrancs. Ce fut alors qu’on me pria de prêter ma chambre, qui étaitindispensable pour confectionner le faux ordre, sans être aperçudes autres détenus ; le concierge était du reste dans laconfidence, à en juger par ses visites fréquentes, et par lescirconstances qui avaient précédé et suivi la sortie de Boitel.L’ordre avait été apporté par un ami d’Herbaux, nommé Stofflet. Ilparaissait, au surplus, que pour décider Boitel à donner les quatrecents francs, les faiseurs lui avaient persuadé qu’ilspartageraient avec moi, quoique je n’eusse rendu d’autre serviceque de prêter ma chambre.

Instruit de toute la menée, je voulus d’aborddécider celui qui me donnait ces détails, à faire sa déclaration,mais il s’y refusa obstinément, en disant qu’il ne voulait pasrévéler à la justice un secret confié sous serment, et qu’il ne sesouciait pas d’ailleurs de se faire assommer tôt ou tard par lesdétenus, pour avoir mangé le morceau (révélé). Il medissuada même de rien découvrir au juge d’instruction, enm’assurant que je ne courais pas le moindre danger. Cependant onvenait d’arrêter Boitel dans son pays ; ramené à Lille, et misau secret, il nomma comme ayant concouru à son évasion, Grouard,Herbaux, Stofflet et Vidocq. Sur ses aveux, nous fûmes interrogés ànotre tour, et, fort des consultations de prison, je persistai dansmes premières déclarations, tandis que j’eusse pu me tirer àl’instant d’affaire, en déposant de tout ce que m’avait appris lecamarade de lit de Boitel ; j’étais même tellement convaincuqu’il ne pouvait s’élever contre moi aucune charge sérieuse, que jerestai atterré, lorsque, voulant sortir à l’expiration de mes troismois, je me vis écroué comme prévenu de complicité de faux enécritures authentiques et publiques.

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