Mémoires de Vidocq – Tome I

CHAPITRE V.

 

Trois évasions. – Les Chauffeurs. – Le suicide. –L’interrogatoire. – Vidocq est accusé d’assassinat. – On le renvoiede la plainte. – Nouvelle évasion. – Départ pour Ostende. – Lescontrebandiers. – Vidocq est repris.

 

Je commençai alors à soupçonner que toutecette affaire pourrait mal tourner pour moi ; mais unerétractation qu’il m’était impossible d’appuyer d’aucunes preuvesdevait m’être plus dangereuse que le silence, il était d’ailleurstrop tard pour songer à le rompre. Toutes ces idées m’agitèrent sivivement, que j’en fis une maladie pendant laquelle Francine meprodigua toute sorte de soins. À peine fus-je convalescent, que nepouvant supporter plus long-temps l’état d’incertitude où j’étaissur l’issue de mon affaire, je résolus de m’évader, et de m’évaderpar la porte, bien que cela dût paraître assez difficile. Quelquesobservations particulières me déterminèrent à choisir cette voie depréférence à toute autre. Le guichetier de la TourSt.-Pierre était un forçat du bagne de Brest, condamné àperpétuité. Lors de la révision des condamnations, d’après le Codede 1791, il avait obtenu une commutation en six années de réclusiondans les prisons de Lille, où il se rendit utile au concierge.Celui-ci, persuadé qu’un homme qui avait passé quatre ans au bagne,était un aigle en fait de surveillance, puisqu’il devait connaîtreà peu près tous les moyens d’évasion, le promut aux fonctions deguichetier, qu’il croyait ne pas pouvoir mieux confier. C’étaitcependant sur l’ineptie de ce prodige de finesse que je comptaispour réussir dans mon projet, et il me paraissait d’autant plusfacile à tromper, qu’il était plus confiant dans sa perspicacité.Je comptais, en un mot, passer devant lui sous l’uniforme d’unofficier supérieur chargé de visiter deux fois par semaine laTour Saint-Pierre, qui servait aussi de prisonmilitaire.

Francine, que je voyais presque tous lesjours, me fit faire les habits nécessaires, qu’elle m’apporta dansson manchon. Je les essayai aussitôt, ils m’allaient àmerveille ; quelques détenus qui me virent sous ce costumeassurèrent qu’il était impossible de ne pas s’y méprendre. Je metrouvais, il est vrai, de la même taille que l’officier dontj’allais jouer le rôle, et le grime me vieillissait de vingt-cinqans. Au bout de quelques jours, il vient faire sa ronde ordinaire.Pendant qu’un de mes amis l’occupe, sous prétexte d’examiner lesaliments, je me travestis à la hâte, et me présente à laporte : le guichetier me tire son bonnet, m’ouvre, et me voilàdans la rue. Je cours chez une amie de Francine, où je devais merendre dans le cas où je parviendrais à m’évader, et bientôtelle-même vient m’y joindre.

J’étais là fort en sûreté si j’eusse pu merésoudre à m’y tenir caché, mais comment subir un esclavage presqueaussi dur que celui de la Tour Saint-Pierre. Depuis troismois que j’étais enfermé entre quatre murailles, il me tardait dedépenser une activité si long-temps comprimée. J’annonçail’intention de partir, et comme chez moi une volonté de fer étaittoujours l’auxiliaire des fantaisies les plus bizarres, je sortis.Une première excursion me réussit. Le lendemain, au moment où jetraversais la rue Écrémoise, un sergent de ville nommé Louis, quiavait eu l’occasion de me voir pendant ma détention, vint à marencontre, et me demanda si j’étais libre. Il passait pour unemauvaise pratique ; d’un geste il pouvait d’ailleurs réunirvingt personnes… Je lui dis que j’étais disposé à le suivre, en lepriant de me laisser dire adieu à ma maîtresse, qui se trouvaitdans une maison rue de l’Hôpital ; il y consent, et noustrouvons en effet Francine, qui reste fort surprise de me voir enpareille compagnie : je lui dis qu’ayant réfléchi que monévasion pourrait me nuire dans l’esprit des juges, je me décidais àretourner à la Tour Saint-Pierre pour y attendre l’issuedu procès.

Francine ne comprenait pas d’abord que je luieusse fait dépenser trois cents francs pour retourner au bout dequatre mois en prison. Un signe la mit au fait, et je trouvai mêmele moyen de lui dire de me mettre des cendres dans ma poche,pendant que nous prenions un verre de rhum, Louis et moi, puis nousnous mîmes en route pour la prison. Arrivé avec mon guide dans unerue déserte, je l’aveugle avec une poignée de cendres, et regagnemon asile à toutes jambes.

Louis ayant fait sa déclaration, on mit à mestrousses la gendarmerie et les agents de police, y compris uncommissaire nommé Jacquard, qui répondit de me prendre dans le casoù je n’aurais pas quitté la ville. Je n’ignorais aucune de cesdispositions, et, au lieu de mettre un peu de circonspection dansmes démarches, j’affectais les plus ridicules bravades. On eût ditque je devais profiter de la prime promise pour mon arrestation.J’étais cependant vigoureusement pourchassé ; on va s’en faireune idée.

Jacquard apprend un jour que je devais dînerrue Notre-Dame, dans une maison à parties : il accourtaussitôt avec quatre agents, les laisse au rez-de-chaussée, etmonte dans la pièce où je me disposais à me mettre à table avecdeux femmes. Un fourrier de recrutement, qui devait former partiecarrée, n’était point encore arrivé. Je reconnais le commissaire,qui, ne m’ayant jamais vu, ne peut avoir le même avantage ;mon travestissement eût d’ailleurs mis en défaut tous lessignalements du monde. Sans me troubler nullement, je l’approche,et, du ton le plus naturel, je le prie de passer dans un cabinetdont la porte vitrée donnait sur la salle du banquet :« C’est Vidocq que vous cherchez, lui dis-je alors… Si vousvoulez attendre dix minutes, je vous le ferai voir… Voilà soncouvert, il ne peut guère tarder… Quand il entrera je vous feraisigne ; mais, si vous êtes seul, je doute que vous réussissiezà le prendre, car il est armé et décidé à se défendre. – J’ai mesgens sur l’escalier, répondit-il, et s’il s’échappe… – Gardez-vousbien de les y laisser, repris-je avec un empressement affecté…, siVidocq les aperçoit, il se méfiera de quelque embuscade, et alorsadieu l’oiseau. – Mais où les mettre ? – Eh ! mon Dieu,dans ce cabinet… Surtout, pas de bruit, car tout manquerait…, etj’ai plus d’intérêt que vous à ce qu’il soit à l’ombre… »Voilà mon commissaire claquemuré avec ses agents dans le cabinet.La porte fort solide est fermée à double tour. Alors, bien certainde fuir à temps, je crie à mes prisonniers : « Vouscherchiez Vidocq… eh bien ! c’est Vidocq qui vous met en cage…Au revoir. » Et me voilà parti comme un trait, laissant latroupe crier au secours, et faire des efforts inouïs pour sortir dumalencontreux cabinet.

Deux escapades du même genre me réussirentencore, mais je finis par être arrêté et reconduit à la TourSt.-Pierre, où, pour plus de sûreté, l’on me mit aucachot avec un nommé Calendrin, qu’on punissait ainsi de deuxtentatives d’évasion. Calendrin, qui m’avait connu pendant monpremier séjour en prison, me fit aussitôt part d’une nouvelletentative qui devait s’effectuer au moyen d’un trou pratiqué dansle mur du cachot des galériens, avec lesquels nous pouvionscommuniquer. La troisième nuit de ma nouvelle détention, on se miteffectivement en devoir de partir : huit des condamnés, quipassèrent d’abord, furent assez heureux pour n’être pas aperçus dufactionnaire, placé à très peu de distance.

Nous restions encore sept. On tira à la courtepaille, comme c’est l’usage en pareille occasion, pour savoir quipasserait le premier des sept ; le sort m’ayant favorisé, jeme déshabillai pour me glisser plus facilement dans l’ouverture,qui était fort étroite ; mais, au grand désappointement detout le monde, j’y restai engagé, de manière à ne pouvoir niavancer ni reculer. C’est vainement que mes compagnons voulurentm’en arracher à force de bras ; j’étais pris comme dans unétau, et la douleur de cette position devint tellement vive, quen’espérant plus de secours de l’intérieur, j’appelai lefactionnaire pour lui demander du secours ; il approcha avecles précautions d’un homme qui craint une surprise, et me croisa labaïonnette sur la poitrine, en me défendant de faire le moindremouvement. À ses cris, le poste prit les armes, les guichetiersaccoururent avec des torches, et je fus extrait de mon trou, nonsans y laisser maints lambeaux de chair. Tout meurtri que j’étais,on me transféra immédiatement à la prison du Petit Hôtel,où je fus mis au cachot, les fers aux pieds et aux mains.

Dix jours après, j’en sortis à force deprières et de promesses de renoncer à toute tentatived’évasion ; on me remit avec les autres détenus. Jusqu’alorsj’avais vécu avec des hommes qui étaient loin d’êtreirréprochables, avec des escrocs, des voleurs, des faussaires, maisje me trouvai là confondu avec des scélérats consommés : de cenombre était un de mes compatriotes, nommé Desfosseux, d’uneintelligence singulière, d’une force prodigieuse, et qui, condamnéaux travaux forcés dès l’âge de dix huit ans, s’était évadé troisfois du bagne, où il devait retourner avec la première chaîne. Ilfallait l’entendre raconter ses hauts faits aux détenus, et direfroidement que la guillotine pourrait bien faire un four de saviande, de la chair à saucisses. Malgré le secret effroi quem’inspira d’abord cet homme, j’aimais à le questionner surl’étrange profession qu’il avait embrassée, et ce qui m’engageait àfrayer plus particulièrement avec lui, c’est que j’espéraistoujours qu’il me procurerait des moyens d’évasion. Par le mêmemotif, je m’étais lié avec plusieurs individus arrêtés commefaisant partie d’une bande de quarante à cinquantechauffeurs, qui couraient les campagnes voisines, sous lesordres du fameux Sallambier : c’étaient les nommés Chopine ditNantais, Louis (de Douai), Duhamel dit leLillois, Auguste Poissard dit le Provençal, Caronle jeune, Caron le Bossu, et Bruxellois ditl’Intrépide, surnom qu’il mérita depuis par un trait decourage tel qu’on n’en voit pas souvent, dans les bulletins.

Au moment de s’introduire dans une ferme avecsix de ses camarades, il passe la main gauche dans une ouverturefaite au volet, pour détacher la clavette, mais lorsqu’il veut seretirer, il sent son poignet pris dans un nœud coulant… Éveilléspar quelque bruit, les habitants de la ferme lui avaient tendu cepiège ; trop faibles, toutefois, pour faire une sortie contreune bande que la renommée grossissait de beaucoup, ils n’eussentpas osé sortir. Cependant l’expédition ayant été retardée, onallait se trouver surpris par le jour… Bruxellois voit sescamarades, interdits, se regarder entre eux avec hésitation ;il lui vient dans l’idée que, pour éviter les révélations, ils vontlui brûler la cervelle… De la main droite, il saisit un couteau àgaine, à deux fins, qu’il portait toujours, se coupe lepoignet à l’articulation, et s’enfuit avec ses camarades, sans êtrearrêté par la douleur. Cette scène extraordinaire, dont on a placéle théâtre dans mille endroits différents, s’est réellement passéeaux environs de Lille ; elle est bien connue dans ledépartement du Nord, où beaucoup de gens se rappellent encored’avoir vu exécuter, manchot, celui qui en fut lehéros.

Présenté par un praticien aussi distingué quemon compatriote Desfosseux, je fus reçu à bras ouverts dans cecercle de bandits, où du matin au soir on ne faisait que comploterde nouveaux moyens d’évasion. Dans cette circonstance, comme dansbeaucoup d’autres, je pus remarquer que, chez le détenu, la soif dela liberté devenant une idée fixe, peut enfanter des combinaisonsincroyables pour l’homme qui les discute dans une parfaitetranquillité d’esprit. La liberté !…, tout se rapporte à cettepensée ; elle poursuit le détenu pendant ces journées quel’oisiveté rend si longues, pendant ces soirées d’hiver qu’il doitpasser dans une obscurité complète, livré aux tourments de sonimpatience. Entrez dans quelque prison que ce soit, vous entendrezdes éclats d’une joie bruyante, vous vous croirez dans un lieu deplaisir… ; approchez… ; ces bouches grimacent, mais lesyeux ne rient pas, ils restent fixes, hagards : cette gaîté deconvention est toute factice dans ses élans désordonnés, comme ceuxdu chacal qui bondit dans sa cage pour en briser les barreaux.

Sachant cependant à quels hommes ils avaientaffaire, nos gardiens nous surveillaient avec un soin qui déjouaittous nos plans : l’occasion qui seule assurait le succès vintenfin s’offrir, et je la saisis avant que mes compagnons, tous finsqu’ils étaient, y eussent même pensé. On nous avait conduits àl’interrogatoire au nombre d’environ dix-huit. Nous nous trouvionsdans l’antichambre du juge d’instruction, gardés par des soldats deligne et par deux gendarmes, dont l’un avait déposé près de moi sonchapeau et son manteau, pour entrer au parquet ; son camaradel’y suivit bientôt, appelé par un coup de sonnette. Aussitôt jemets le chapeau sur ma tête, je m’enveloppe du manteau, et prenantun détenu sous le bras, comme si je le conduisais satisfaire unbesoin, je me présente à la porte ; le caporal de garde mel’ouvre, et nous voilà dehors. Mais que devenir sans argent, etsans papiers ? Mon camarade gagne la campagne ; pour moi,au risque d’être encore pris, je retourne chez Francine,qui, dans la joie de me revoir, se décide à vendre ses meubles,pour fuir avec moi en Belgique. Cette résolution s’exécuta. Nousallions partir, lorsqu’un incident des plus inattendus, et que moninconcevable insouciance explique seule, vint tout bouleverser.

La veille du départ, je rencontre, à la brune,une femme de Bruxelles, nommée Elisa, avec laquelle j’avais eu desrapports intimes. Elle me saute en quelque sorte au cou, m’emmènesouper avec elle, en triomphant d’une faible résistance, et megarde jusqu’au lendemain matin. Je fis accroire à Francine qui mecherchait de tous côtés, que, poursuivi par des agents de police,j’avais été forcé de me jeter dans une maison d’où je n’avais pusortir qu’au point du jour. Elle en fut d’abord convaincue ;mais le hasard lui ayant fait découvrir que j’avais passé la nuitchez une femme, sa jalousie sans bornes éclata en reprochessanglants contre mon ingratitude ; dans l’excès de sa fureur,elle jura qu’elle allait me faire arrêter. Me faire mettre enprison, c’était assurément le mode le plus sûr de s’assurer contremes infidélités ; mais Francine étant femme à le faire commeelle le disait, je crus prudent de laisser s’évaporer sa colère,sauf à reparaître au bout de quelques temps, pour partir avec elle,comme nous en étions convenus. Ayant cependant besoin de meseffets, et ne voulant pas les lui demander, dans la crainte d’unenouvelle explosion, je me rends seul à l’appartement que nousoccupions, et dont elle avait la clef. Je force un volet ; jeprends ce qui m’était nécessaire, et je disparais.

Cinq jours se passent : vêtu en paysan,je quitte l’asile que je m’étais choisi dans un faubourg ;j’entre en ville, et me présente chez une couturière, amie intimede Francine, dont je comptais employer la médiation pour nousréconcilier. Cette femme me reçoit d’un air tellement mêléd’embarras, que, craignant de la gêner en l’exposant à secompromettre, je la prie seulement d’aller chercher ma maîtresse.« Oui !… me dit-elle, d’un air tout à faitextraordinaire, et sans lever les yeux sur moi. Elle sort. Restéseul, je réfléchissais à ce singulier accueil…

On frappe ; j’ouvre, croyant recevoirFrancine dans mes bras,… c’est une nuée de gendarmes et d’agents depolice qui fondent sur moi, me saisissent, me garrottent, et meconduisent devant le magistrat de sûreté, qui débute par medemander où j’avais logé depuis cinq jours. Ma réponse futcourte ; je n’eusse jamais compromis les personnes quim’avaient reçu. Le magistrat me fit observer que mon obstination àne vouloir donner aucune explication pourrait me devenir funeste,qu’il y allait de ma tête, etc., etc. Je n’en fis que rire, croyantvoir dans cette phrase une manœuvre pour arracher des aveux à unprévenu en l’intimidant. Je persistai donc à me taire ; etl’on me ramena au Petit Hôtel.

À peine ai-je mis le pied dans le préau, quetous les regards se fixent sur moi. On s’appelle, on se parle àl’oreille ; je crois que mon travestissement cause tout cemouvement, et je n’y fais pas plus d’attention. On me fait monterdans un cabanon, où je reste seul, sur la paille, les fers auxpieds. Au bout de deux heures, paraît le concierge, qui, feignantde me plaindre et de prendre intérêt à moi, m’insinue que mon refusde déclarer où j’avais passé les cinq derniers jours pourrait menuire dans l’esprit des juges. Je reste inébranlable. Deux heuresse passent encore : le concierge reparaît avec un guichetier,qui m’ôte les fers, et me fait descendre au greffe où je suisattendu par deux juges. Nouvel interrogatoire, même réponse. On medéshabille de la tête aux pieds ; on m’applique surabondammentsur l’épaule droite une claque à tuer un bœuf, pour faire paraîtrela marque, dans le cas où j’aurais été antérieurement flétri ;mes vêtements sont saisis, décrits dans le procès-verbal déposé augreffe ; et je remonte dans mon cabanon, couvert d’une chemisede toile à voiles et d’un surtout mi-partie gris et noir, enlambeaux, qui pouvait avoir usé deux générations de détenus.

Tout cela commençait à me donner à réfléchir.Il était évident que la couturière m’avait dénoncé ; mais dansquel intérêt ? Cette femme n’avait aucun grief contremoi ; malgré ses emportements, Francine y eût regardé à deuxfois avant de me dénoncer ; et si je m’étais retiré pendantquelques jours, c’était réellement moins par crainte que pouréviter de l’irriter par ma présence. Pourquoi d’ailleurs cesinterrogatoires réitérés, ces phrases mystérieuses du concierge, cedépôt de vêtements ?… Je me perdais dans un dédale deconjectures. En attendant, j’étais au secret le plus rigoureux, etj’y restai vingt-cinq mortels jours. On me fit alors subirl’interrogatoire suivant, qui me mit sur la voie :

– Comment vous appelez-vous ?

– Eugène-François Vidocq.

– Quelle est votre profession ?

– Militaire.

– Connaissez-vous la filleFrancine Longuet ?

– Oui ; c’est ma maîtresse.

– Savez-vous où elle est en cemoment ?

– Elle doit être chez une de sesamies, depuis qu’elle a vendu ses meubles.

– Comment se nomme cette amie ?

– Madame Bourgeois.

– Où demeure-t-elle ?

– Rue Saint-André, maison duboulanger.

– Depuis combien de temps aviez-vousquitté la fille Longuet quand vous avez été arrêté ?

– Depuis cinq jours.

– Pourquoi l’aviez-vousquittée ?

– Pour éviter sa colère ; ellesavait que j’avais passé la nuit avec une autre femme, et, dans unaccès de jalousie, elle me menaçait de me faire arrêter.

– Avec quelle femme avez-vous passé cettenuit ?

– Avec une ancienne maîtresse.

– Comment se nomme-t-elle ?

– Elisa… je ne lui ai jamais connud’autre nom.

– Où demeure-t-elle ?

– À Bruxelles, où elle est, je crois,retournée.

– Où sont les effets que vous aviez chezla fille Longuet ?

– Dans un lieu que j’indiquerai si besoinest.

– Comment avez-vous pu les reprendre,étant brouillé avec elle, et ne voulant pas la voir.

– À la suite de notre querelle, dans lecafé où elle m’avait retrouvé, elle me menaçait à chaque instant decrier à la garde pour me faire arrêter. Connaissant sa mauvaisetête, je m’enfuis par des rues détournées, et gagnai lamaison ; elle n’était pas encore rentrée ; c’est sur quoije comptais ; mais ayant besoin de quelques-uns de mes effets,je forçai un volet pour entrer dans l’appartement, où je pris cequi m’était nécessaire. Vous me demandiez tout à l’heure où étaientces effets : je vais vous le dire maintenant : ils sontrue Saint-Sauveur, chez un nommé Duboc, qui en déposera.

– Vous ne dites pas la vérité… Avant dequitter Francine chez elle, vous avez eu ensemble unequerelle très vive… On assure que vous avez exercé sur elle desvoies de fait ?…

– C’est faux… Je n’ai point vu Francinechez elle après la querelle ; par conséquent, je nel’ai pas maltraitée… Elle peut le dire ! ! !

– Reconnaissez-vous ce couteau ?

– Oui : c’est celui avec lequel jemangeais ordinairement.

– Vous voyez que la lame et le manchesont couverts de sang ?… Cet aspect ne vous cause aucuneimpression ?… Vous vous troublez !…

– Oui, repris-je, avec agitation, maisqu’est-il donc arrivé à Francine ?… Dites-le moi, et je vousdonnerai tous les éclaircissements possibles.

– Ne vous est-il rien arrivé departiculier, lorsque vous êtes venu enlever vos effets ?

– Absolument rien, que je me rappelle aumoins.

– Vous persistez dans vosdéclarations ?

– Oui.

– Vous en imposez à la justice… Pour vouslaisser le temps de réfléchir sur votre position et aux suites devotre obstination, je suspends votre interrogatoire ; je lereprendrai demain… Gendarmes, veillez avec soin sur cet homme…Allez !

Il se faisait tard quand je rentrai dans moncabanon ; on m’apporta ma ration ; mais l’agitation oùm’avait jeté cet interrogatoire ne me permit pas de manger ;il me fut aussi impossible de dormir, et je passai la nuit sansfermer l’œil. Un crime avait été commis ; mais sur qui ?…Par qui ?… Pourquoi me l’imputait-on ?… Je me faisais cesquestions pour la millième fois, sans pouvoir y trouver de solutionraisonnable, quand on vint me chercher le lendemain afin decontinuer mon interrogatoire. Après les questions d’usage, uneporte s’ouvrît, et deux gendarmes entrèrent, soutenant une femme,…C’était Francine… Francine, pâle, défigurée, à peinereconnaissable. En me voyant, elle s’évanouit. Je voulusm’approcher d’elle, les gendarmes me retinrent. On l’emporta. Jerestai seul avec le juge d’instruction, qui me demanda si laprésence de cette malheureuse ne me décidait pas à tout avouer. Jeprotestai de mon innocence, en assurant que j’ignorais jusqu’à lamaladie de Francine. On me reconduisit en prison ; mais lesecret fut levé, et je pus enfin espérer que j’allais connaître,dans tous ses détails, l’événement dont je me trouvais sisingulièrement victime. Je questionnai le concierge ; il restamuet. J’écrivis à Francine ; on me prévint que les lettres queje lui adresserais seraient arrêtées au greffe. On m’annonça enmême temps qu’elle était consignée à la porte. J’étais sur descharbons ardents : je m’avisai enfin de mander un avocat, qui,après avoir pris connaissance des pièces de la procédure, m’appritque j’étais prévenu d’assassinat sur la personne de Francine… Lejour même où je l’avais quittée, on l’avait trouvée expirante,frappée de cinq coups de couteau, et baignée dans le sang. Mondépart précipité ; l’enlèvement furtif de mes effets, qu’onsavait que j’avais transportés d’un endroit dans un autre, commepour les dérober aux recherches de la justice ; l’effractiondu volet de l’appartement ; les traces d’escalade, portantl’empreinte de mes pas ; tout tendait à me faireconsidérer comme le coupable ; mon travestissement déposaitencore contre moi. On pensait que je n’étais venu déguisé que pourm’assurer qu’elle était morte sans m’accuser. Une particularité quieût tourné à mon avantage, dans toute autre circonstance, aggravaitencore les charges qui s’élevaient contre moi : dès que lesmédecins lui avaient permis de parler, Francine avait déclaréqu’elle s’était frappée elle-même, dans le désespoir de se voirabandonnée par un homme auquel elle avait tout sacrifié. Mais sonattachement pour moi rendait son témoignage suspect ; et l’onétait convaincu qu’elle ne tenait ce langage que pour mesauver.

Mon avocat avait cessé de parler depuis unquart d’heure ;… je l’écoutais encore comme un homme agité parle cauchemar. À vingt ans, je me trouvais sous le poids de ladouble accusation de faux et d’assassinat, sans avoir trempé dansaucun de ces deux crimes ! ! !… J’agitai même dansmon esprit, si je ne me pendrais pas aux barreaux du cabanon, avecun lien de paille :… J’en faillis devenir fou. Je finiscependant par me remettre assez bien, pour réunir tous les faitsnécessaires à ma justification. Dans les interrogatoirespostérieurs à celui que j’ai rapporté, on avait beaucoup insistésur le sang dont le commissionnaire que j’avais pris pourtransporter mes effets assurait avoir vu mes mains couvertes ;ce sang venait d’une blessure que je m’étais faite en cassant lecarreau pour ouvrir le volet, et je pouvais produire deux témoins àl’appui de cette assertion. Mon avocat, auquel je fis part de tousmes moyens de défense, m’assura que, réunis à la déclaration deFrancine, qui seule n’eut été d’aucun poids, ils assuraient monrenvoi de la plainte, ce qui arriva effectivement peu de joursaprès. Francine, bien que très faible encore, vint aussitôt mevoir, et me confirma tous les détails que m’avait révélél’interrogatoire.

Je me trouvais ainsi débarrassé d’un poidsénorme, sans être toutefois entièrement tiré d’inquiétude ;mes évasions réitérées avaient retardé l’instruction de l’affairede faux dans laquelle je me trouvais impliqué, et rien n’enindiquait le terme, Grouard ayant à son tour brûlé la politesse auconcierge. L’issue de l’accusation dont je venais de triompherm’avait cependant fait concevoir quelque espoir, et je ne songeaisnullement à m’évader, lorsque vint s’en offrir une occasion que jesaisis pour ainsi dire instinctivement. Dans la chambre où l’onm’avait placé, se trouvaient des détenus de passage ; envenant en chercher deux un matin, pour les livrer à lacorrespondance, le concierge oublie de fermer la porte ; jem’en aperçois : descendre au rez-de-chaussée, tout examiner,est l’affaire d’un instant. Le jour ne faisait que paraître, et lesdétenus étant tous endormis, je n’avais rencontré personne surl’escalier, personne à la porte non plus ; je la franchis,mais le concierge, qui boit l’absinthe dans un cabaret situé enface de la prison, m’aperçoit, et s’élance à ma poursuite, encriant à tue-tête : Arrête ! arrête ! Ilavait beau crier, les rues étaient encore désertes, et l’espoir dela liberté me donnait des ailes. En quelques minutes, je fus horsde la vue du concierge, et bientôt j’arrivai dans une maison duquartier Saint-Sauveur, où j’étais bien sûr qu’on ne songerait pasà venir me relancer. Il fallait d’un autre côté quitter au plusvite Lille, où j’étais trop connu pour pouvoir rester pluslong-temps en sûreté.

À la tombée de la nuit, on fut à ladécouverte, et j’appris que les portes étaient fermées. On nesortait que par le guichet, où se trouvaient à poste fixe desagents de police et des gendarmes déguisés, pour observer tout cequi se présentait. Ne pouvant sortir par la porte, je me décidai àme sauver en descendant des remparts, et, connaissant parfaitementla place, je me rendis à dix heures du soir sur le bastionNotre-Dame, que je croyais l’endroit le plus favorable àl’exécution de mon projet. Après avoir attaché à un arbre, la cordeque j’avais fait acheter tout exprès, je me laissai glisser ;bientôt le poids de mon corps m’entraînant plus vite que je nel’avais calculé, le froissement de la corde devint si brûlant pourmes mains, que je fus obligé de la lâcher à quinze pieds du sol. Entombant, je me foulai si fortement le pied droit, que lorsqu’il futquestion de sortir des fossés, je crus que je n’y parviendraisjamais. Des efforts inouïs m’en tirèrent enfin, mais arrivé sur lerevêtement, il me fut impossible d’aller plus loin.

J’étais là, jurant fort éloquemment contre lesfossés, contre la corde, contre la foulure, ce qui ne metirait pas du tout d’embarras, lorsque vint à passer près de moi unhomme avec une de ces brouettes si communes dans la Flandre. Un écude six francs, le seul que je possédasse, et que je lui offris, ledétermina à me charger sur sa brouette et à me conduire au villagevoisin. Arrivé chez lui, il me déposa sur son lit, et s’empressa deme frictionner le pied avec de l’eau-de-vie et du savon ; safemme le secondait de son mieux, en regardant toutefois avecquelque étonnement mes vêtements souillés de la fange des fossés.On ne me demandait aucune explication, mais je voyais bien qu’il enfaudrait donner, et ce fut pour m’y préparer, que, feignant d’avoirgrand besoin de repos, je priai mes hôtes de me laisser un instant.Deux heures après, je les appelai comme un homme qui s’éveille, etje leur dis en peu de mots, qu’en montant des tabacs de contrebandepar le rempart, j’avais fait une chute ; mes camarades,poursuivis par les douaniers, avaient été forcés de m’abandonnerdans le fossé ; j’ajoutai que je remettais mon sort entreleurs mains. Ces braves gens, qui détestaient les douaniers aussicordialement qu’aucun habitant de quelque frontière que ce soit,m’assurèrent qu’ils ne me trahiraient pas pour tout au monde. Pourles sonder, je demandai s’il n’y aurait pas moyen de me fairetransporter chez mon père, qui demeurait de l’autre côté ; ilsrépondirent que ce serait m’exposer, qu’il valait beaucoup mieuxattendre que quelques jours m’eussent un peu remis. J’yconsentis ; pour écarter tous les soupçons, il fut mêmeconvenu que je passerais pour un parent en visite. Personne ne fitau surplus la moindre observation.

Tranquille de ce côté, je commençai àréfléchir à mes affaires, et au parti que j’avais à prendre. Ilfallait évidemment quitter le pays et passer en Hollande.Cependant, pour exécuter ce projet, l’argent était indispensable,et outre ma montre, que j’avais offerte à mon hôte, je me voyais àla tête de quatre livres dix sous. Je pouvais bien recourir àFrancine, mais on ne devait pas manquer de la faire épier deprès : lui adresser le moindre message, c’était vouloir seperdre. Il fallait au moins attendre que l’ardeur des premièresrecherches fût apaisée. J’attendis. Quinze jours se passèrent, aubout desquels je me décidai enfin à écrire un mot à Francine ;j’en chargeai mon hôte, en lui disant que cette femme, servantd’intermédiaire aux contrebandiers, il était bon de ne la voirqu’avec mystère. Il remplit parfaitement sa mission, et revint lesoir avec cent vingt francs en or. Le lendemain, je pris congé demes hôtes, dont les prétentions furent excessivementmodestes ; six jours après j’arrivai à Ostende.

Mon intention, comme à mon premier voyage danscette ville, était de passer en Amérique ou dans l’Inde, mais jen’y trouvai que des caboteurs danois ou hambourgeois, quirefusèrent de me prendre sans papiers. Cependant le peu d’argentque j’avais emporté de Lille s’épuisait à vue d’œil, et j’allais meretrouver encore dans une de ces positions avec lesquelles on sefamiliarise plus ou moins, mais qui n’en restent pas moins fortdésagréables. L’argent ne donne certainement ni le génie, ni lestalents, ni l’intelligence, mais la tranquillité d’esprit, l’aplombqu’il procure permettent de suppléer à toutes ces qualités, tandisque, faute de ce même aplomb, elles se neutralisent chez beaucoupd’individus. Il en résulte que dans le moment où l’on aurait leplus besoin de toutes les ressources de son esprit pour se procurerde l’argent, on se trouve privé de ces ressources par le fait mêmedu manque d’argent. J’étais évidemment placé dans la dernière deces catégories ; cependant il fallait dîner : opérationsouvent beaucoup plus difficile que ne l’imaginent ces heureux dusiècle qui croient qu’il ne faut pour cela que de l’appétit.

On m’avait fréquemment parlé de la vieaventureuse et lucrative des contrebandiers de la côte ; desdétenus me l’avaient même vantée avec enthousiasme, car cet états’exerce quelquefois par passion, même de la part d’individus queleur fortune et leur position devraient détourner d’une carrièreaussi périlleuse. Pour moi, j’avoue que je n’étais nullement séduitpar la perspective de passer des nuits entières au bord desfalaises, au milieu des rochers, exposé à tous les vents connus, etde plus aux coups de fusil des douaniers.

Ce fut donc avec une véritable répugnance queje me dirigeai vers la maison d’un nommé Peters, qu’on m’avaitdésigné comme faisant la fraude, et pouvant m’embaucher. Unemouette clouée sur la porte, les ailes étendues, comme ceschats-huants et ces tiercelets qu’on voit à l’entrée de beaucoup dechaumières, me fit aisément reconnaître son domicile. Je trouvai lepatron dans une espèce de cave, qu’aux câbles, aux voiles, auxavirons, aux hamacs et aux tonneaux qui l’encombraient, on eût prispour l’entrepont d’un navire. Du milieu de l’épaisse atmosphère defumée qui l’environnait, il me regarda d’abord, avec une méfiancequi me parut de mauvais augure ; mes pressentiments seréalisèrent bientôt, car à peine lui eus-je fait mes offres deservice, qu’il tomba sur moi à grands coups de bâton. J’aurais pucertainement résister avec avantage, mais l’étonnement m’avait enquelque sorte ôté l’idée de me défendre. Je voyais d’ailleurs dansla cour une demi-douzaine de matelots et un énorme chien deTerre-Neuve, qui eussent pu me faire un mauvais parti. Jeté dans larue, je cherchais à m’expliquer cette singulière réception, quandil me vint dans l’idée, que Peters pouvait m’avoir pris pour unespion, et traité comme tel.

Cette réflexion me décida à retourner chez unmarchand de genièvre, auquel j’avais inspiré assez de confiancepour qu’il m’indiquât cette ressource ; il commença par rireun peu de ma mésaventure, et finit par me communiquer un mot depasse, qui devait me donner un libre accès auprès de Peters. Munide ces instructions, je m’acheminai de nouveau vers le redoutabledomicile, après avoir toutefois rempli mes poches de grossespierres, qui, en cas de nouvelle algarade, pouvaient servir àprotéger ma retraite. Ces munitions restèrent heureusementinutiles. À ces mots : Gare aux requins (douaniers),je fus reçu d’une manière presque amicale ; car mon agilité,ma force, me rendaient un sujet précieux dans cette profession, oùl’on est souvent obligés de transporter précipitamment d’un point àun autre les plus lourds fardeaux. Un Bordelais, qui faisait partiede la troupe, se chargea de me former, et de m’enseigner les rusesdu métier ; mais je devais être appelé à exercer avant que monéducation fût bien avancée.

Je couchais chez Peters avec douze ou quinzecontrebandiers hollandais, danois, suédois, portugais ourusses ; il n’y avait point là d’Anglais, et nous n’étions quedeux Français. Le surlendemain de mon installation, au moment oùchacun gagnait, son grabat ou son hamac, Peters entra tout à coupdans notre chambre à coucher, qui n’était autre chose qu’une cavecontiguë à la sienne, et tellement remplie de barriques et deballots, que nous avions peine à trouver place, pour suspendre leshamacs. Peters avait quitté son costume ordinaire, qui était celuid’un ouvrier calfat ou voilier. Avec un bonnet de crin et unechemise de laine, rattachée sur la poitrine par une épingle enargent, qui servait en même temps à déboucher la lumière des armesà feu, il portait une paire de ces grosses bottes de pêcheurs, quimontent jusqu’au haut de la cuisse, ou se baissent à volontéau-dessous du genou.

« Hop ! hop ! cria-t-il de laporte, en frappant la terre de la crosse de sa carabine,branle-bas ! ! ! branle-bas !… nous dormironsun autre jour… On a signalé l’Écureuil pour la marée dusoir… Faut voir ce qu’il a dans le ventre…, de la mousseline ou dutabac… Hop ! hop !… Arrivez mesmarsouins !… »

En un clin d’œil tout le monde fut debout. Onouvrit une caisse d’armes ; chacun se munit d’une carabine oud’un tromblon, de deux pistolets et d’un coutelas ou d’une hached’abordage, et nous partîmes, après avoir bu quelques verresd’eau-de-vie et de rack : les gourdes avaient été remplies. Ence moment, la troupe n’était guère composée que de vingtpersonnes ; mais nous étions rejoints ou attendus d’un endroità l’autre par des individus isolés, de manière que, arrivés au bordde la mer, nous nous trouvions au nombre de quarante-sept, noncompris deux femmes et quelques paysans des villages voisins, venusavec des chevaux de somme qu’on avait cachés dans le creux d’unrocher.

Il était nuit close : le vent tournait àchaque instant, et la mer brisait avec tant de force, que je necomprenais pas qu’aucun bâtiment pût s’approcher sans être jeté àla côte. Ce qui me confirmait dans cette idée, c’est qu’à la lueurdes étoiles, je voyais un petit bâtiment courir des bordées, commes’il eût craint de laisser arriver. On m’expliqua depuis que cettemanœuvre n’avait pour but que de s’assurer que toutes lesdispositions pour le débarquement étaient terminées, et qu’il neprésentait aucun danger. En effet, Peters ayant allumé une lanterneà réflecteur dont il avait chargé l’un de nous, et qu’il éteignitaussitôt, l’Écureuil éleva à sa hune un fanal qui ne fitque briller et disparaître, comme un ver luisant dans les nuitsd’été. Nous le vîmes ensuite arriver vent arrière, et s’arrêter àune portée de fusil de l’endroit où nous nous trouvions. Notretroupe se partagea alors en trois pelotons, dont deux furent placéscinq cents pas en avant, pour maintenir les douaniers, s’il leurprenait fantaisie de se présenter. Les hommes de ces pelotonsfurent ensuite espacés sur le terrain, ayant attachée au brasgauche, une ficelle qui correspondait de l’un à l’autre. En casd’alerte, on se prévenait par une légère secousse ; et chacunayant l’ordre de répondre à ce signal par un coup de fusil, ils’établissait sur toute la ligne une fusillade qui ne laissait pasd’inquiéter les douaniers. Le troisième peloton, dont je faisaispartie, resta au bord de la mer, pour protéger le débarcadère, etdonner un coup de main au chargement.

Tout étant ainsi disposé, le chien deTerre-Neuve, dont j’ai déjà parlé, et qui se trouvait de lacompagnie, s’élança au commandement au milieu des vagues écumeuses,et nagea vigoureusement dans la direction del’Écureuil ; un instant après, nous le vîmesreparaître, tenant à la gueule un bout de câble. Peters s’en saisitvivement, et commença à le tirer à lui, en nous faisant signe del’aider. J’obéis machinalement à cet ordre. Au bout de quelquesbrasses, je m’aperçus qu’à l’extrémité du câble, étaient attachés,en forme de chapelet, douze petits tonneaux, qui nous arrivèrent enflottant. Je compris alors que le bâtiment se dispensait ainsid’approcher plus près de terre, au risque de se perdre sur lesbrisants.

En un instant, les tonneaux, enduits d’unematière qui les rendait imperméables, furent détachés et chargéssur des chevaux qu’on évacua aussitôt sur l’intérieur des terres.Un second envoi se fit avec le même succès ; mais au moment oùnous recevions le troisième, quelques coups de feu nous annoncèrentque nos postes étaient attaqués : « Voilà le commencementdu bal, dit tranquillement Peters. Il faut voir qui dansera… »et, reprenant sa carabine, il joignit les postes qui s’étaient déjàréunis. La fusillade devint très vive ; elle nous coûta deuxhommes tués, quelques autres furent légèrement blessés. Au feu desdouaniers, on voyait aisément qu’ils nous étaient supérieurs ennombre ; mais, effrayés, craignant une embuscade, ilsn’osèrent pas nous aborder, et nous effectuâmes notre retraite,sans qu’ils fissent la moindre tentative pour la troubler. Dès lecommencement du combat, l’Écureuil avait levé l’ancre etgagné le large, dans la crainte que le feu n’attirât dans cesparages la croisière du gouvernement. On me dit qu’il achèveraitprobablement de débarquer sa cargaison sur un autre point de lacôte ; où les expéditeurs avaient de nombreuxcorrespondants.

De retour chez Peters, où l’on n’arriva qu’àl’aube du jour, je me jetai dans mon hamac, et n’en sortis qu’aubout de quarante-huit heures ; les fatigues de la nuit,l’humidité qui avait constamment pénétré mes habits, en même tempsque l’exercice me mettait tout en sueur, l’inquiétude de manouvelle position, tout se réunissait pour m’abattre. La fièvre mesaisit. Lorsqu’elle fut passée, je déclarai à Peters que jetrouvais décidément le métier trop pénible, et qu’il me feraitplaisir de me donner mon congé. Il prit la chose beaucoup plustranquillement que je ne m’y attendais, et me fit même compter unecentaine de francs. J’ai su depuis qu’il m’avait fait suivrependant quelques jours, pour s’assurer si je prenais la route deLille, où je lui avais annoncé que je retournais.

Je pris effectivement le chemin de cetteville, tourmenté par un désir puéril de revoir Francine, et de laramener avec moi en Hollande, où je formais le projet d’un petitétablissement. Mais mon imprudence fut bientôt punie : deuxgendarmes, qui étaient à boire dans un cabaret, m’aperçurenttraversant la rue ; il leur vient à l’idée de courir après moipour me demander mes papiers. Ils me joignent au détour d’unerue ; le trouble que me cause leur apparition les décide àm’arrêter sur ma physionomie. On me met dans la prison de labrigade. Je cherchais déjà des moyens d’évasion, lorsque j’entendsdire aux gendarmes : « Voilà la correspondance de Lille…À qui à marcher ?… Deux hommes de la brigade de Lille arriventen effet devant la prison, et demandent s’il y a dugibier. « Oui, répondent ceux qui m’avaient arrêté…Nous avons là un nommé Léger (j’avais pris ce nom), quenous avons trouvé sans papiers. » On ouvre la porte, et lebrigadier de Lille, qui m’avait vu souvent au Petit Hôtel,s’écrie : « Eh ! parbleu ! c’estVidocq ! » Il en fallut bien convenir. Je partis :et quelques heures après, j’entrai dans Lille entre mesdeux gardes du corps.

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