Mémoires de Vidocq – Tome I

CHAPITRE XIII.

 

Je revois Francine. – Ma réintégration dans la prison de Douai.– Suis-je ou ne suis-je pas Duval ? – Les magistratsembarrassés. – J’avoue que je suis Vidocq. – Nouveau séjour àBicêtre. – J’y retrouve le capitaine Labbre. – Départ pour Toulon.– Jossas, admirable voleur. – Son entrevue avec une grande dame. –Une tempête sur le Rhône. – Le marquis de St Amand. – Le bourreaudu bagne. – Les voleurs du garde-meuble. – Une famille dechauffeurs.

 

Huit jours s’écoulèrent pendant lesquels jerevis une seule fois le commissaire des classes. On me fit ensuitepartir avec un transport de prisonniers, déserteurs ou autres, quifurent dirigés sur Lille. Il était bien à craindre quel’incertitude de mon identité ne vint expirer dans une ville ouj’avais séjourné si souvent : aussi, averti que nous ypasserions, pris-je de telles précautions, que des gendarmes quim’avaient déjà conduit précédemment ne me reconnurent pas ;mes traits cachés sous une épaisse couche de fange et de suieétaient en outre dénaturés par l’enflure factice de mes joues,presque aussi grosses que celles de l’ange qui, dans les fresquesd’églises, sonne la trompette du jugement dernier. Ce fut en cetétat que j’entrai à l’Égalité, prison militaire, où jedevais faire une station de quelques jours. Là, pour charmerl’ennui de la réclusion, je risquai quelques séances à lacantine : j’espérais qu’en me mêlant aux visiteurs je pourraissaisir une occasion de m’évader. La rencontre d’un matelot quej’avais connu à bord du Barras me parut d’un favorableaugure à l’exécution de ce projet : je lui payai àdéjeûner ; le repas terminé, je revins dans ma chambre ;j’y étais depuis environ trois heures, rêvant aux moyens derecouvrer ma liberté, lorsque le matelot monta pour m’inviter àprendre ma part d’un dîner que sa femme venait de lui apporter. Lematelot avait une femme ; il me vint à la pensée que pourmettre en défaut la vigilance des geôliers, elle pourrait meprocurer des vêtements de son sexe ou tout autre déguisement. Pleinde cette idée, je descends à la cantine, et m’approche de latable : soudain un cri se fait entendre, une femme s’estévanouie : c’est celle de mon camarade… Je veux la secourir,…une exclamation m’échappe… Ciel, c’est Francine… ! effrayé demon imprudence, j’essaie de réprimer un premier mouvement dont jen’ai pas été le maître. Surpris, étonnés, les spectateurs de cettescène, se groupent autour de moi, on m’accable de questions, etaprès quelques minutes de silence, je réponds par unehistoire : c’est ma sœur que j’ai cru reconnaître.

Cet incident n’eut pas de suite. Le lendemain,nous partîmes au point du jour ; je fus consterné en voyantque le convoi, au lieu de suivre comme de coutume la route de Lens,prenait celle de Douai. Pourquoi ce changement de direction ?je l’attribuais à quelque indiscrétion de Francine ; je susbientôt qu’il résultait tout simplement de la nécessité d’évacuersur Arras la foule de réfractaires entassés dans la prison deCambrai.

Francine, que j’avais si injustementsoupçonnée, m’attendait à la première halte… Malgré les gendarmes,elle voulut absolument me parler et m’embrasser : elle pleurabeaucoup, et moi aussi. Avec quelle amertume ne se reprochait-ellepas une infidélité qui était la cause de tous mes malheurs !Son repentir était sincère ; je lui pardonnai de bon cœur, etquand, sur l’injonction du brigadier, il fallut nous séparer, nepouvant mieux faire, elle me glissa dans la main une somme de deuxcents francs en or.

Enfin nous arrivons à Douai : nous voicià la porte de la prison du département, un gendarme sonne. Quivient ouvrir ? Dutilleul, ce guichetier qui, à la suite d’unede mes tentatives d’évasion m’avait pansé pendant un mois. Il nesemble pas me remarquer. Au greffe je trouve encore une figure dema connaissance, l’huissier Hurtrel, dans un tel état d’ivresse,que je me flatte qu’il aura perdu la mémoire. Pendant trois jourson ne me parle de rien ; mais le quatrième je suis mené devantle juge d’instruction, en présence d’Hurtrel et de Dutilleul :on me demande si je ne suis pas Vidocq ; je soutiens que jesuis Auguste Duval, que l’on peut s’en assurer en écrivant àl’Orient, qu’au surplus le motif de mon arrestation à Ostende leprouve, puisque je ne suis prévenu que de désertion d’un bâtimentde l’État. Mon aplomb paraît en imposer au juge, il hésite, Hurtrelet Dutilleul persistent à dire qu’ils ne se trompent pas. Bientôtl’accusateur public Rausson vient me voir, et prétend également mereconnaître : toutefois, comme je ne me déconcerte point, ilreste quelque incertitude, et afin d’éclaircir le fait, on imagineun stratagème.

Un matin, on m’annonce qu’une personne medemande au greffe ; je descends : c’est ma mère qu’on afait venir d’Arras, on devine dans quelle intention. La pauvrefemme s’élance pour m’embrasser… Je vois le piège… sans brusquerie,je la repousse en disant au juge d’instruction présent àl’entrevue, qu’il était indigne, de donner à cette malheureusefemme l’espoir de revoir son fils, quand on était au moinsincertain de pouvoir le lui présenter. Cependant ma mère, mise aufait de la position par un signe que je lui avais fait enl’éloignant, feint de m’examiner avec attention, et finit pardéclarer qu’une ressemblance extraordinaire l’a trompée ; puiselle se retire en maudissant ceux qui l’ont déplacée pour ne luidonner qu’une fausse joie.

Juge et guichetiers retombèrent alors dans uneincertitude qu’une lettre arrivée de Lorient parut devoir fairecesser. On y parlait du dessin piqué sur le bras gauche du Duvalévadé de l’hôpital de Quimper, comme d’un fait qui ne devait pluslaisser aucun doute sur son identité avec l’individu détenu àDouai. Nouvelle comparution devant le juge d’instruction ;Hurtrel, triomphant déjà de sa perspicacité, assistait àl’interrogatoire : aux premiers mots, je vis de quoi ils’agissait, et, relevant la manche de mon habit au-dessus du coude,je leur montrai le dessin qu’ils ne s’attendaient guères à ytrouver ; on constata sa ressemblance exacte avec ladescription envoyée de Lorient. Tout le monde tombait desnues ; ce qui compliquait encore la position, c’est que lesautorités de Lorient me réclamaient comme déserteur de la marine.Quinze jours s’écoulèrent ainsi, sans qu’on prît aucun partidécisif à mon égard ; alors, fatigué des rigueurs exercéescontre moi dans l’intention d’obtenir des aveux, j’écrivis auprésident du tribunal criminel pour lui déclarer que j’étaiseffectivement Vidocq. Ce qui m’avait déterminé à cette démarche,c’est que je comptais partir immédiatement pour Bicêtre avec untransport dans lequel on me comprit en effet. Il me fut toutefoisimpossible de faire en route, comme j’y comptais, la moindretentative d’évasion, tant était rigoureuse la surveillance exercéecontre nous.

Je fis ma seconde entrée à Bicêtre le 2 avril1799. Je retrouvai là d’anciens détenus, qui, bien que condamnésaux travaux forcés, avaient obtenu qu’il fût sursis à leurtranslation au bagne ; il en résultait pour eux une véritablecommutation, la durée de la peine comptant du jour de l’arrêtdéfinitif. Ces sortes de faveurs s’accordent quelquefois encoreaujourd’hui : si elles ne portaient que sur des sujets que lescirconstances de leur condamnation ou leur repentir en rendissentdignes, on pourrait y donner un consentement tacite ; mais cesdérogations au droit commun proviennent en général de l’espèce delutte qui existe entre la police des départements et la policegénérale, dont chacune a ses protégés. Les condamnés appartenantcependant sans exception à la police générale, elle peut fairepartir qui bon lui semble de Bicêtre ou de toute autre prison pourle bagne ; c’est alors qu’on peut se convaincre de la justessede l’observation que je viens d’émettre. Tel condamné qui jusque làs’était paré de dehors hypocrites et pieux, jette le masque, et semontre le plus audacieux des forçats.

Je vis encore à Bicêtre le capitaine Labbre,qu’on se rappelle m’avoir fourni dans le temps à Bruxelles lespapiers au moyen desquels j’avais trompé la baronne d’I… Il étaitcondamné à seize années de fers pour complicité dans un volconsidérable commis à Gand, chez l’aubergiste Champon. Il devait,comme nous, faire partie de la première chaîne, dont le voyage trèsprochain s’annonçait fort désagréablement pour nous. Le capitaineViez, sachant à qui il avait affaire, avait déclaré que, pourprévenir toute évasion, il nous mettrait les menottes et le doublecollier jusqu’à Toulon. Nos promesses parvinrent cependant à lefaire renoncer à ce beau projet.

Lors du ferrement, qui présenta lesmêmes circonstances que lors de mon premier départ, on me plaça entête du premier cordon avec un des plus célèbres voleurs de Pariset de la province ; c’était Jossas, plus connu sous le nom dumarquis de Saint-Amand de Faral, qu’il portaithabituellement. C’était un homme de trente-six ans, ayant desformes agréables, et prenant au besoin le meilleur ton. Son costumede voyage était celui d’un élégant qui sort du lit pourpasser dans son boudoir. Avec un pantalon à pied en tricot grisd’argent, il portait une veste et un bonnet garnis d’astracan, dela même couleur, le tout recouvert d’un ample manteau doublé develours cramoisi. Sa dépense répondait à sa tenue, car, non contentde se traiter splendidement à chaque halte, il nourrissait toujourstrois ou quatre hommes du cordon.

L’éducation de Jossas était nulle ; mais,entré fort jeune au service d’un riche colon, qu’il accompagnaitdans ses voyages, il avait pris d’assez bonnes manières pour n’êtredéplacé dans aucun cercle. Aussi ses camarades le voyants’introduire dans les sociétés les plus distinguées, lesurnommaient-ils le passe-partout. Il s’était mêmetellement identifié avec ce rôle, qu’au bagne, mis à la doublechaîne, confondu avec des hommes de l’aspect le plus misérable, ilconservait encore de grands airs sous sa casaque de forçat. Munid’un magnifique nécessaire, il donnait tous les matins une heure àsa toilette, et soignait particulièrement ses mains qu’il avaitfort belles.

Jossas était un de ces voleurs comme il enexiste heureusement aujourd’hui fort peu, qui méditaient etpréparaient quelquefois une expédition pendant une année entière.Opérant principalement à l’aide de fausses clefs, il commençait parprendre l’empreinte de la serrure de la porte extérieure. La cleffabriquée, il pénétrait dans la première pièce ; s’il étaitarrêté par une autre porte, il prenait une nouvelle empreinte,faisait fabriquer une seconde clef, et ainsi de suite, jusqu’à cequ’il eût atteint son but. On comprend que ne pouvant s’introduire,chaque soir, qu’en l’absence des maîtres du logis, il devait perdreun temps considérable à attendre l’occasion. Il ne recourait donc àcet expédient qu’en désespoir de cause, c’est-à-dire lorsqu’il luiétait impossible de s’introduire dans la maison ; s’ilparvenait à s’y faire admettre sous quelque prétexte, il avaitbientôt pris les empreintes de toutes les serrures. Quand les clefsétaient fabriquées, il invitait les personnes à dîner chez lui, rueChantereine, et pendant qu’elles étaient à table, des complicesdévalisaient l’appartement dont il avait trouvé le moyen d’éloignerles domestiques, soit en priant les maîtres de les amener pourservir, soit en faisant emmener les femmes de chambre ou lescuisinières par des amants qu’on leur détachait. Les portiers n’yvoyaient rien, parce qu’on n’enlevait ordinairement que de l’argentou des bijoux. S’il se trouvait par hasard quelque objet plusvolumineux, on l’enveloppait dans du linge sale, et on le jetaitpar la fenêtre à un compère qui se trouvait là tout exprès avec unevoiture de blanchisseur.

On connaît de Jossas une foule de vols, quitous annoncent cet esprit de finesse d’observation et d’inventionqu’il possédait au plus haut degré. Dans le monde où il se faisaitpasser pour un créole de la Havane, il rencontra souvent deshabitants de cette ville, sans rien laisser échapper qui pût letrahir. Plusieurs fois il amena des familles honorables au point delui faire offrir la main de jeunes personnes. S’informant toujours,au milieu des pourparlers, où était déposé l’argent de la dot, ilne manquait jamais de l’enlever et de disparaître au moment designer le contrat. Mais de ses tours, le plus étonnant est celuidont un banquier de Lyon fut victime. Introduit dans la maison sousprétexte d’escomptes et de négociations, il parvint en peu de tempsà une sorte d’intimité qui lui donna les moyens de prendrel’empreinte de toutes les serrures, à l’exception de celle de lacaisse, dont l’entrée à secret rendit tous ses essais inutiles.D’un autre côté, la caisse étant scellée dans le mur, et doublée defer, il ne fallait pas songer à l’effraction ; enfin lecaissier ne se dessaisissait jamais de sa clef : tantd’obstacles ne rebutèrent point Jossas. S’étant lié sansaffectation avec le caissier, il lui proposa une partie de campagneà Collonges. Au jour pris, on partit en cabriolet. Arrivé près deSaint-Rambert, on aperçut dans la berge une femme expirante,rendant des flots de sang par la bouche et par le nez : à sescôtés était un homme qui paraissait fort embarrassé de lui donnerdes secours. Jossas, jouant l’émotion, lui dit que pour arrêterl’hémorragie, il suffisait d’appliquer une clef sur le dos de lamalade. Mais personne ne se trouvait avoir de clef, à l’exceptiondu caissier, qui offrit d’abord celle de son appartement ;elle ne suffit pas. Alors le caissier, épouvanté de voir couler lesang à flots, livra la clef de la caisse, qu’on appliqua avecbeaucoup de succès entre les épaules de la malade. On a déjà devinéqu’il s’y trouvait une couche de cire à modeler, et que toute lascène était préparée d’avance. Trois jours après la caisse étaitvidée.

Comme je l’ai déjà dit, Jossas jouant lemagnifique, dépensait l’argent avec la facilité d’un homme qui sele procure aisément. Il était de plus fort charitable, et jepourrais citer de lui plusieurs traits d’une générosité bizarre,que j’abandonne à l’examen des moralistes. Un jour entre autres ilpénètre dans un appartement de la rue du Hazard, qu’on lui avaitindiqué comme bon à dévaliser. D’abord la mesquinerie del’ameublement le frappe, mais le propriétaire peut être unavare ? il poursuit ses recherches, furète partout, brisetout, et ne trouve dans le secrétaire qu’une liasse dereconnaissances du Mont-de-piété… Il tire de sa poche cinqlouis, les pose sur la cheminée, et après avoir écrit sur la glaceces mots : Indemnité pour les meubles cassés, seretire en fermant soigneusement les portes, dans la crainte qued’autres voleurs moins scrupuleux ne viennent enlever ce qu’il arespecté.

Lorsque Jossas partit avec nous de Bicêtre,c’était la troisième fois qu’il faisait le voyage. Depuis, ils’échappa deux fois encore, fut repris, et mourut en 1805 au bagnede Rochefort.

À notre passage à Montereau, je fus témoind’une scène qu’il est bon de faire connaître, puisqu’elle peut serenouveler. Un forçat, nommé Mauger, connaissait un jeune homme dela ville, que ses parents croyaient condamné aux fers ; aprèsavoir recommandé à son voisin de se cacher la figure avec sonmouchoir, il dit confidentiellement à quelques personnes accouruessur notre route, que celui qui se cachait était le jeune homme enquestion. La chaîne poursuivit ensuite sa marche, mais à peineétions-nous à un quart de lieue de Montereau, qu’un homme courantaprès nous, remit au capitaine une somme de cinquante francs,produit d’une quête faite pour l’homme au mouchoir. Cescinquante francs furent distribués le soir aux intéressés, sans quepersonne, hors eux-mêmes, sût la cause de cette libéralité.

À Sens Jossas me donna une autrecomédie : il avait fait mander un nommé Sergent, qui tenaitl’auberge de l’Écu ; en le voyant, cet homme donnades signes de la plus vive douleur : « Comment,s’écriait-il, les larmes aux yeux, vous ici, monsieur lemarquis !… vous, le frère de mon ancien maître !… moi quivous croyais retourné en Allemagne… Ah ! mon Dieu ! quelmalheur ! » On devine que dans quelque expédition, Jossasse trouvant à Sens, s’était fait passer pour un émigré rentréclandestinement, et frère d’un comte chez lequel Sergent avait étécuisinier. Jossas lui expliqua comment, arrêté avec un passeport defabrique, au moment où il tentait de repasser la frontière, ilavait été condamné comme faussaire. Le brave aubergiste ne se bornapas à de stériles lamentations ; il fit servir au noblegalérien un excellent dîner, dont je pris ma part avec un appétitqui contrastait avec ma fâcheuse position.

À part une furieuse bastonnade, distribuée àdeux condamnés qui avaient voulu s’évader à Beaune il ne nousarriva rien d’extraordinaire jusqu’à Châlons, où l’on nous embarquasur un grand bateau rempli de paille, assez semblable à ceux quiapportent le charbon à Paris ; une toile épaisse lerecouvrait. Si, pour jeter un coup d’œil sur la campagne, ou pourrespirer un air plus pur, un condamné en levait un coin, les coupsde bâton pleuvaient à l’instant sur son dos. Quoique exempt de cesmauvais traitements, je n’en étais pas moins fort affecté de maposition ; à peine la gaieté de Jossas, qui ne se démentaitjamais, parvenait-elle à me faire oublier un instant, qu’arrivé aubagne, j’allais être l’objet d’une surveillance qui rendrait touteévasion impossible. Cette idée m’assiégeait encore quand nousarrivâmes à Lyon.

En apercevant l’île Barbe, Jossas m’avaitdit : « Tu vas voir du nouveau. » Je vis en effetsur le quai de Saône, une voiture élégante, qui paraissait attendrel’arrivée du bateau ; dès qu’il parut, une femme mit la tête àla portière, en agitant un mouchoir blanc : « C’estelle », dit Jossas, et il répondit au signal. Le bateau ayantété amarré au quai, cette femme descendit pour se mêler à la fouledes curieux ; je ne pus voir sa figure que couvrait un voilenoir fort épais. Elle resta là depuis quatre heures de l’après-midijusqu’au soir ; la foule étant alors dissipée, Jossas luidétacha le lieutenant Thierry, qui revint bientôt avec unsaucisson, dans lequel étaient cachés cinquante louis. J’appris queJossas ayant fait la conquête de cette femme sous le titre demarquis, l’avait instruite par une lettre de sa condamnation, qu’ilexpliquait sans doute à peu près comme il l’avait fait pourl’aubergiste de Sens. Ces sortes d’intrigues, aujourd’hui fortrares, étaient très communes à cette époque, par suite desdésordres de la révolution et de la désorganisation sociale qui enétait le résultat. Ignorant le stratagème employé pour la tromper,cette dame voilée reparut le lendemain sur le quai, pour y resterjusqu’au moment de notre départ. Jossas était enchanté :non-seulement il remontait ses finances, mais il s’assurait encoreun asile en cas d’évasion.

Nous approchions enfin du terme de notrenavigation, lorsqu’à deux lieues du Pont-Saint-Esprit, nous fumessurpris par un de ces orages si terribles sur le Rhône. Il étaitannoncé par les roulements lointains du tonnerre. Bientôt la pluietomba par torrents ; des coups de vent comme on n’en éprouveque sous les tropiques renversaient les maisons, déracinaient lesarbres et soulevaient les vagues qui menaçaient à chaque instantd’engloutir notre embarcation. Elle présentait, en ce moment, unspectacle affreux : à la rapide lueur des éclairs, on eut vudeux cents hommes enchaînés comme pour leur ôter tout moyen desalut, exprimer par des cris d’effroi les angoisses d’une mort quele poids des fers qui les réunissait rendait inévitable ; surces physionomies sinistres, on eût lu le désir de conserver une viedisputée à l’échafaud, une vie qui devait s’écouler désormais dansla misère et l’avilissement : Quelques uns des condamnésmontraient une impassibilité absolue ; plusieurs, aucontraire, se livraient à une joie frénétique. Se rappelant lesleçons du jeune âge, un malheureux bégayait-il quelque pieuseformule, ces derniers agitaient leurs fers en chantant des chansonslicencieuses, et la prière expirait au milieu de longshurlements.

Ce qui redoublait la consternation générale,c’était l’abattement des mariniers qui paraissaient désespérer denous. Les gardes n’étaient guères plus rassurés ; ils firentmême un mouvement comme pour abandonner le bateau, que l’eauremplissait à vue d’œil. Alors la scène prit un nouvelaspect : on se précipita sur les argousins en criant :À terre ! à terre tout le monde ! etl’obscurité, jointe au trouble du moment, permettant de compter surl’impunité, les plus intrépides d’entre les forçats, se levèrent endéclarant que personne ne sortirait du bateau avant qu’il n’eûttouché le rivage. Le lieutenant Thierry, le seul à peu près quin’eût pas perdu la tête, fit bonne contenance ; il protestaqu’il n’y avait aucun danger, et la preuve, c’est que lui ni lesmariniers ne songeaient à quitter l’embarcation. On le crutd’autant mieux, que le temps se calmait sensiblement. Le jourparut : sur le fleuve uni comme une glace, rien n’eût rappeléles désastres de la nuit, si les eaux bourbeuses n’eussent charriédes bestiaux morts, des arbres entiers, des débris de meubles etd’habitations.

Échappés à la tempête, nous débarquâmes àAvignon, où l’on nous déposa dans le château. Là commença lavengeance des argousins : ils n’avaient pas oublié cequ’ils appelaient notre insurrection ; ils nous enrafraîchirent d’abord la mémoire à grands coups de bâton ;puis ils empêchèrent le public de donner aux condamnés des secoursque le terme du voyage ne devait plus faire passer entre leursmains. « L’aumône à ces flibustiers !disait un d’entre eux, nommé le père Lami, à des dames quidemandaient à s’approcher ; c’est bien de l’argent perdu…Au surplus, adressez-vous au chef… » Lelieutenant Thierry, qu’on ne doit vraiment pas confondre avec lesêtres brutaux et inhumains dont j’ai déjà eu l’occasion de parler,accorda la permission ; mais, par un raffinement deméchanceté, les argousins donnèrent le signal du départavant que la distribution fut terminée. Le reste de la routen’offrit rien de remarquable. Enfin, après trente-sept jours duvoyage le plus pénible, la chaîne entra dans Toulon.

Les quinze voitures parvenues sur le port, etrangées devant la corderie, on fit descendre les condamnés, qu’unemployé reçut, et conduisit dans la cour du bagne. Pendant letrajet, ceux qui avaient des habits de quelque valeurs’empressèrent de s’en dépouiller pour les vendre ou les donner àla foule que réunit l€™arrivée d’une nouvelle chaîne. Lorsque lesvêtements du bagne furent distribués, et lorsqu’on eut rivé lesmanicles, comme je l’avais vu faire à Brest, on nousconduisit à bord du vaisseau rasé le hasard (aujourd’huile Frontin), servant de Bagne flottant. Après que lespayots (forçats qui remplissent les fonctions d’écrivains)eurent pris nos signalements, on choisit les chevaux deretour (forçats évadés), pour les mettre à la double chaîne.Leur évasion prolongeait leur peine de trois ans.

Comme je me trouvais dans ce cas, on me fitpasser à la salle n° 3, où étaient placés les condamnés lesplus suspects. Dans la crainte qu’ils ne trouvassent l’occasion des’échapper en parcourant le port, on ne les conduisait jamais à lafatigue. Toujours attachés au banc, couchés sur la planchenue, rongés par la vermine, exténués par les mauvais traitements,le défaut de nourriture et d’exercice, ils offraient un spectacledéplorable.

Ce que j’ai dit des abus de toute espèce dontle bagne de Brest était le théâtre me dispense de signaler ceux quej’ai pu observer à Toulon. C’était la même confusion des condamnés,la même brutalité chez les argousins, la même dilapidationdes objets appartenants à l’état ; seulement l’importance desarmements présentait plus d’occasions de vol aux forçats qu’onemployait dans les arsenaux ou dans les magasins. Le fer, le plomb,le cuivre, le chanvre, la poix, le goudron, l’huile, le rhum lebiscuit, le bœuf fumé, disparaissaient chaque jour, et trouvaientd’autant plus facilement des recéleurs que les condamnés avaientdes auxiliaires fort actifs dans les marins et dans les ouvrierslibres du port. Les objets de gréement provenant de cessoustractions servaient à équiper une foule d’allèges et de bateauxpêcheurs, dont les patrons se les procuraient à vil prix, sauf àdire, en cas d’enquête, qu’ils les avaient acheter à quelque ventepublique d’objets hors de service.

Un condamné de notre salle, qui, étantprisonnier en Angleterre avait travaillé comme charpentier dans leschantiers de Chatam et de Plymouth, nous rapporta que le pillage yétait encore plus considérable. Il nous assura que dans tous lesvillages des bords de la Tamise et du Medway, il y avait des genscontinuellement occupés à détordre les cordages de la marineroyale, pour en ôter la marque et la cordelette qu’on y mêle pourles faire reconnaître ; d’autres n’étaient employés qu’àeffacer la flèche empreinte sur tous les objets de métal enlevésdans les arsenaux. Ces dilapidations quelque considérables qu’ellesfussent, ne pouvaient toutefois se comparer aux brigandages quis’exerçaient sur la Tamise, au préjudice du commerce. Quoiquel’établissement d’une police de marine ait en grande partie répriméces abus, je crois qu’il ne sera pas sans intérêt de donnerquelques détails sur ces fraudes qui se pratiquent encoreaujourd’hui dans certains ports, aux dépens de qui ilappartient.

Les malfaiteurs dont il est ici question sedivisaient en plusieurs catégories, dont chacune avait unedésignation et des attributions particulières : il y avait lesPirates de rivière, les Chevaux-légers (Lighthorsemen), les Gendarmes (Heary horsemen), lesBateliers chasseurs (Game watermen), les Gabarierschasseurs (Game lightermen), les Hirondelles de vase(Mudlarks), les Tapageurs (Scuffle hunters) ; et lesRecéleurs (Copemen).

Les Pirates de rivière se composaientde ce qu’il y avait de plus audacieux et de plus féroce parmi lesbrigands qui infestaient la Tamise. Ils opéraient surtout la nuitcontre les bâtiments mal gardés, dont ils massacraient quelquefoisle faible équipage pour piller plus à leur aise. Le plus souventils se bornaient à prendre des cordages, des rames, des perches, oumême des balles de coton. Mouillé à Castlane-Ter, le capitaine d’unbrick américain, ayant entendu du bruit, monta sur le pont pours’en rendre compte ; un canot s’éloignait : c’étaient despirates, qui, en lui souhaitant le bonsoir lui dirent qu’ilsvenaient d’enlever son ancre avec le câble. En s’entendant avec lesWatchmen, chargés de veiller la nuit sur les cargaisons,ils pillaient encore avec plus de facilité. Quand on ne pouvaitpratiquer de semblables intelligences, on coupait les câbles desallèges, et on les laissait dériver jusqu’à ce qu’ils fussentparvenus dans un endroit où l’on pût se mettre à la besogne sanscrainte d’être découverts. De petits bâtiments de charbon se sonttrouvés ainsi déchargés en entier dans le cours d’une nuit. Le suifde Russie, que la difficulté de remuer les barriques énormes qui lecontiennent semblait devoir protéger contre ces tentatives, n’étaitpas plus à l’abri, puisqu’on avait l’exemple de l’enlèvementnocturne de sept de ces barriques, qui pèsent entre trente etquarante quintaux.

Les Chevaux-légers pillaientégalement pendant la nuit, mais c’était principalement auxvaisseaux venant des Indes occidentales qu’ils s’attaquaient. Cegenre de vol prenait son origine dans un arrangement entre lescontremaîtres et les recéleurs, qui achetaient les balayures,c’est-à-dire les parcelles de sucre, les grains de café, ou lecoulage des liquides, qui restent dans l’entrepont après ledéchargement de la cargaison. On comprend qu’il était faciled’augmenter ces profits en crevant les sacs et en disjoignant lesdouves des tonneaux. C’est ce que découvrit, à son grandétonnement, un négociant Canadien, qui expédiait tous les ans unegrande quantité d’huile. Trouvant toujours un déchet beaucoup plusconsidérable que celui qui peut résulter du coulage ordinaire, etne pouvant obtenir, à cet égard, de ses correspondants uneexplication satisfaisante, il profita d’un voyage à Londres pourpénétrer le mystère. Déterminé à poursuivre ses investigations avecle soin le plus minutieux, il était sur le quai, attendant avecimpatience une gabare chargée de la veille, et dont le retard luisemblait déjà fort extraordinaire. Elle parut enfin, et lenégociant vit une troupe d’hommes de mauvaise mine se précipiter àbord avec autant d’ardeur que des corsaires qui monteraient àl’abordage. Il pénétra à son tour dans l’entrepont, et restastupéfait, en voyant les barils rangés, les bondons endessous. Lorsqu’on vint à décharger la gabarre, il se trouvarépandu dans la cale assez d’huile pour en emplir neuf barils. Lepropriétaire ayant fait lever quelques planches, on trouva encorede quoi emplir cinq autres ; en sorte que du simple chargementd’un allège on avait distrait quatorze barils. Ce qu’on aura peineà croire, c’est que l’équipage, loin de convenir de ses torts, eutl’impudence de prétendre qu’on le privait d’un profit qui luiappartenait.

Non contents de dilapidations de ce genre, leschevau-légers, réunis aux gabarriers chasseurs,enfonçaient pendant la nuit des barriques de sucre, dont le contenudisparaissait entièrement, emporté par portions dans des sacsnoirs, qu’on appelait black-straps (bandes noires). Desconstables, venus à Paris en mission, et avec lesquels j’ai dû êtremis en rapport, m’ont assuré qu’en une nuit, il avait été ainsienlevé de divers vaisseaux jusqu’à vingt barriques de sucre, etjusqu’à du rhum extrait au moyen d’une pompe (gigger), etdont on remplit des vessies. Les bâtiments à bord desquels sepratiquait ce trafic étaient désignés sous le nom de gameships (vaisseaux à gibier). À cette époque, les vols deliquides et des spiritueux étaient, au surplus, fort communs, mêmedans la marine royale. On en trouve un exemple fort curieux dans cequi arriva à bord de la frégate la Victoire, qui apportaiten Angleterre les restes de Nelson, tué, comme on sait, au combatde Trafalgar. Pour conserver le corps, on l’avait mis dans unetonne de rhum. Lorsqu’en arrivant de Plymouth, on ouvrit la tonne,elle était à sec. Pendant la traversée, les matelots, bien certainsque le sommelier ne visiterait pas cette pièce, avaient tout bu àl’aide de calumets de paille ou de giggers. Ils appelaientcela mettre l’Amiral en perce.

Les bateliers chasseurs se tenaient àbord des vaisseaux qu’on déchargeait, pour recevoir et transférersur-le-champ à terre les objets volés. Comme ils étaient chargés detraiter avec les receleurs, ils se réservaient des profitsconsidérables ; tous faisaient beaucoup de dépense. On encitait un qui, du fruit de son industrie, entretenait une femmetrès élégante, et possédait un cheval de selle.

Par hirondelles de vase, on entendaitces hommes qui rôdaient à marée basse, autour de la quille desvaisseaux, sous prétexte de chercher de vieux cordages, du fer, ducharbon, mais dans le fait pour recevoir et cacher des objets qu’onleur jetait du bord.

Les tapageurs étaient des ouvriers àlongs tabliers, qui, feignant de demander de l’ouvrage, seprécipitaient en foule à bord des bâtiments, où ils trouvaienttoujours moyen de dérober quelque chose à la faveur du tumulte.

Venaient enfin les receleurs, qui,non contents d’acheter tout ce que leur apportaient les valeursdont on vient de voir l’énumération, traitaient quelquefoisdirectement avec les capitaines ou avec les contremaîtres qu’ilssavaient disposés à se laisser séduire. Ces négociations sefaisaient dans un argot intelligible seulement pour les intéressés.Le sucre était du sable, le café des haricots, lepiment des petits-pois, le rhum du vinaigre, lethé du houblon, de manière qu’on pouvait traiter même enprésence du consignataire du navire sans qu’il sût qu’il s’agissaitde sa cargaison.

Je trouvai réuni à la salle n° 3 tout cequ’il y avait dans le bagne de scélérats consommés. J’y vis unnommé Vidal, qui faisait horreur aux forçats eux-mêmes !…Arrêté à quatorze ans, au milieu d’une bande d’assassins dont ilpartageait les crimes, son âge seul l’avait dérobé à l’échafaud. Ilétait condamné à vingt-quatre ans de réclusion ; mais à peinefut-il entré dans la prison, qu’à la suite d’une querelle, il tual’un de ses camarades d’un coup de couteau. Une condamnation àvingt-quatre années de travaux forcés remplaça alors la peine de laréclusion. Il était depuis quelques années au bagne, lorsqu’unforçat fut condamné à mort. Il n’y avait pas en ce moment debourreau dans la ville ; Vidal offrit avec empressement sesservices : ils furent acceptés, et l’exécution eut lieu, maison dut mettre Vidal sur le banc des garde-chiourme ; autrementil était assommé à coups de chaînes. Les menaces dont il étaitl’objet ne l’empêchèrent pas de remplir de nouveau quelque tempsaprès son odieux ministère. Il se chargea de plus d’administrer lesbastonnades infligées aux condamnés. Enfin, en 1794, le tribunalrévolutionnaire ayant été installé à Toulon, à la suite de la prisede cette ville par Dugommier, Vidal fut chargé d’exécuter sesarrêts. Il se croyait définitivement libéré ; mais quand laterreur eut cessé, on le fit rentrer au bagne, où il devint l’objetd’une surveillance toute particulière.

Au même banc que Vidal, était enchaîné le JuifDeschamps, un des auteurs du vol du Garde-Meuble, dont les forçatsécoutaient le récit dans un recueillement sinistre ; seulementà l’énumération des diamants et des bijoux enlevés, leurs yeuxs’animaient, leurs muscles se contractaient par un mouvementconvulsif ; et, à l’expression de leurs physionomies, onpouvait juger quel usage ils eussent fait alors de leur liberté.Cette disposition se remarquait surtout chez les hommes coupablesde légers délits, qu’on humiliait en les goguenardant sur laniaiserie de s’attaquer à des objets de peu de valeur ; c’estainsi qu’après avoir évalué à vingt millions les objets enlevés auGarde-Meuble, Deschamps disait d’un air méprisant à un pauvrediable condamné pour vol de légumes : « Eh bien !est-ce là des choux ! »

Du moment où ce vol fut commis, il devint letexte de commentaires, que les circonstances et l’agitation desesprits rendaient fort singuliers. Ce fut dans la séance dudimanche soir (16 septembre 1792), que le ministre de l’intérieurRoland annonça l’événement à la tribune de la Convention, en seplaignant amèrement du défaut de surveillance des employés et desmilitaires de garde qui avaient abandonné leurs postes, sousprétexte de la rigueur du froid. Quelques jours après,Thurlot, qui faisait partie de la commission chargée de suivrel’instruction, vint accuser à son tour l’incurie du ministre, quirépondit assez sèchement qu’il avait autre chose à faire que desurveiller le Garde-Meuble. La discussion en resta là, mais cesdébats avaient éveillés l’attention, et l’on ne parlait dans lepublic que d’intelligences coupables, de complots dont le produitdu vol devait servir à soudoyer les agents ; on alla jusqu’àdire que le gouvernement s’était volé lui-même ; ce qui donnaquelque consistance à ce bruit, ce fut le sursis accordé, le 18octobre, à quelques individus condamnés pour ce fait, et dont onattendait des révélations. Néanmoins, le 22 février 1797, dans sonrapport au conseil des Anciens, sur la proposition d’accorder unegratification de 5000 fr. à une dame Corbin, qui avaitfacilité la découverte d’une grande partie des objets enlevés,Thiébault déclara, de la manière la plus formelle, que cetévénement ne se rattachait à aucune combinaison politique, et qu’ilavait été tout simplement été provoqué par le défaut desurveillance, des gardiens et par le désordre qui régnait alorsdans toutes les administrations.

Dans le principe, le Moniteur avaitéchauffé les imaginations les plus circonspectes, en parlant dequarante brigands armés qu’on aurait surpris dans lessalles du Garde-Meuble ; la vérité est que l’on n’avaitsurpris personne, et que, lorsqu’on s’aperçut de la disparition duRégent, du hochet du dauphin et d’une fouled’autres pièces, estimées dix-sept millions, il y avait quatrenuits successives que Deschamps, Bernard Salles et un Juifportugais nommé Dacosta, s’introduisaient, tour à tour dans lessalles sans autres armes que les instruments nécessaires pourdétacher les pierreries enchâssées dans des pièces d’argenteriequ’ils dédaignaient d’emporter ; c’est ainsi qu’ils enlevèrentavec beaucoup de précaution les magnifiques rubis qui figuraientles yeux des poissons d’ivoire.

Deschamps, à qui reste l’honneur del’invention, s’était introduit le premier dans la galerie enescaladant une fenêtre au moyen d’un réverbère qui existe encore àl’angle de la rue Royale et de la place Louis XV. BernardSalles et Dacosta, qui faisaient le guet, l’avaient d’abord secondéseuls ; mais la troisième nuit, Benoît Naid, Philipponeau,Paumettes, Fraumont, Gay, Mouton, lieutenant dans la gardenationale, et Durand, dit le Turc, bijoutier rueSaint-Sauveur, s’étaient mis de la partie, ainsi que plusieursgrinches de la haute pègre (voleurs de distinction), qu’onavait amicalement prévenus de venir prendre part à la curée. Lequartier général était dans un billard de la rue de Rohan ; onfaisait au surplus si peu mystère de l’affaire, que le lendemain dupremier vol, Paumettes, dînant avec des filles dans un restaurantde la rue d’Argenteuil, leur jeta sur la table une poignée de roseset de petits brillants. La police n’en fut pas même informée. Pourdécouvrir les principaux auteurs du vol, il fallut que Durand,arrêté sous la prévention de fabrication de faux assignats, sedécidât à faire des révélations pour obtenir sa grâce. Ce fut surces données qu’on parvint à retrouver le Régent ; ilfut saisi à Tours, cousu dans la toque d’une femme nommée Lelièvre,qui, ne pouvant passer en Angleterre à cause de la guerre, allaitle vendre à Bordeaux, à un Juif ami de Dacosta. On avait d’abordtenté de s’en défaire à Paris, mais la Valeur de cette pièce,estimée douze millions, devait éveiller des soupçonsdangereux ; on avait également renoncé au projet de la fairediviser à la scie, dans la crainte d’être trahi par lelapidaire.

La plupart des auteurs du vol furentsuccessivement arrêtés et condamnés pour d’autres délits ; dece nombre se trouvèrent Benoît Naid, Dacosta, Bernard Salles,Fraumont et Philipponeau ; ce dernier, arrêté à Londres à lafin de 1791, au moment où il faisait graver une planche d’assignatsde 300 fr., avait été amené à Paris et enfermé à la Force,d’où il s’était évadé à la faveur des massacres du 2 septembre.

Avant d’être condamné pour le vol duGarde-meuble, Deschamps avait été impliqué dans une affairecapitale, dont il s’était tiré, bien que coupable, comme il s’envantait avec nous, en donnant des détails qui ne permettaient pasd’en douter ; il s’agissait du double assassinat du joaillierDeslong et de sa servante, commis de complicité avec le brocanteurFraumont.

Deslong faisait des affaires assez étenduesdans sa partie. Outre les achats particuliers, il faisait encore lecourtage en perles et en diamants, et comme il était connu pourhonnête homme, on lui confiait souvent des objets de prix, soitpour les vendre ou pour en tirer parti en les démontant ; ilcourait aussi les ventes, et c’est là qu’il avait fait laconnaissance de Fraumont, qui s’y rendait fort assidûment pouracheter principalement des chasubles et autres ornements provenantdu pillage des églises (1793), qu’il brûlait pour extraire le métaldes galons. De l’habitude de se voir et de se trouver enconcurrence pour quelques opérations, naquit entre ces deux hommesune sorte de liaison qui devint bientôt intime. Deslong n’avaitplus rien de caché pour Fraumont ; il le consultait sur toutesses entreprises, l’informait de la valeur de tous les dépôts qu’ilrecevait, et alla même jusqu’à lui confier le secret d’une cachetteoù il plaçait ses objets les plus précieux.

Instruit de toutes ces particularités, etayant ses entrées libres chez Deslong, Fraumont conçut le projet dele voler pendant qu’il serait avec sa femme au spectacle, où ilsallaient souvent. Il fallait également un complice pour faire leguet ; il était d’ailleurs dangereux pour Fraumont, que lejour de l’expédition on le vît dans la maison, où tout le monde leconnaissait. Il avait d’abord choisi un serrurier, forçat évadé,qui avait fait les fausses clefs nécessaires pour entrer chezDeslong ; mais cet homme, poursuivi par la police, ayant étéforcé de quitter Paris, il lui substitua Deschamps.

Au jour pris pour effectuer le vol, Deslong etsa femme étant partis au Théâtre de la République,Fraumont fut se mettre en embuscade chez un marchand de vin pourguetter le retour de la servante, qui profitait ordinairement del’absence de ses maîtres pour aller voir son amant. Deschamps montaà l’appartement et ouvrit doucement la porte avec une des faussesclefs… Quel fut son étonnement de voir dans le vestibule laservante, qu’il croyait sortie (sa sœur, qui lui ressemblaitbeaucoup, l’ayant effectivement quittée quelques instantsauparavant…) ! À l’aspect de Deschamps, dont la surpriserendait la figure plus effrayante encore, cette fille laisse tomberson ouvrage… Elle va crier… Deschamps se précipite sur elle, larenverse, la saisit à la gorge, et lui porte cinq coups d’uncouteau à gaine qu’il portait toujours dans la poche droite de sonpantalon. La malheureuse tombe baignée dans son sang… Pendantqu’elle fait entendre le râle de la mort, l’assassin furète danstous les coins de l’appartement, mais, soit que cet incidentinattendu l’eut troublé, soit qu’il entendît quelque rumeur sur lesescaliers, il se borne à enlever quelques pièces d’argenterie quise trouvent sous sa main, revient trouver son complice chez lemarchand de vin où il s’était posté, et lui raconte toutel’aventure ; celui-ci se montra fort affecté, non de la mortde la servante, mais du peu d’intelligence et d’aplomb deDeschamps, auquel il reprochait de n’avoir pas su découvrir lacachette qu’il lui avait si bien indiquée : ce qui mettait lecomble à son mécontentement, c’est qu’il prévoyait qu’après unepareille catastrophe, Deslong se tiendrait si bien sur ses gardes,qu’il serait impossible de retrouver une semblable occasion.

Celui-ci avait en effet changé de logement àla suite de cet événement, qui lui inspirait les plus vivesterreurs ; le peu de monde qu’il recevait n’était introduitchez lui qu’avec de grandes précautions. Quoique Fraumont évitât des’y présenter, il ne conçut point de soupçons contre lui :comment aurait-il eu de pareilles idées sur un homme qui, s’il eûtcommis le crime, n’eût pas manqué de dévaliser la cachette dont ilconnaissait le secret. Le rencontrant même au bout de quelquesjours sur la place Vendôme, il l’engagea fortement à venir le voir,et se lia plus intimement que jamais avec lui. Fraumont revintalors à ses premiers projets ; mais, désespérant de forcer lanouvelle cachette, qui, d’ailleurs, était soigneusement gardée, ilse décida à changer de plan. Attiré chez Deschamps, sous prétextede traiter d’une forte partie de diamants, Deslong fut assassiné etdépouillé d’une somme de dix-sept mille francs, tant en or qu’enassignats, dont il s’était muni sur l’invitation de Fraumont, quilui porta le premier coup.

Deux jours s’écoulèrent : madame Deslongne voyant pas revenir son mari, qui ne se fût pas absenté silong-temps sans l’en prévenir, et sachant qu’il était porteur devaleurs assez considérables, ne douta plus qu’il ne lui fût arrivémalheur. Elle s’adressa à la police, dont l’organisation seressentait alors de la confusion qui régnait dans tous lesservices ; on parvint cependant à mettre la main sur Fraumontet sur Deschamps, et les révélations du serrurier qui devaitconcourir au vol, et qui était arrêté de nouveau, eussent pu leurêtre funestes ; mais on refusa à cet homme la liberté qu’onlui avait promise à titre de récompense, et l’agent de policeCadot, qui avait été son intermédiaire, ne voulant pas en avoir ledémenti, le fit évader dans le trajet de la Force au Palais. Cettecirconstance enlevant le seul témoin à charge qui eût pu déposerdans l’affaire, Deschamps et Fraumont furent mis en liberté.

Condamné depuis à dix-huit ans de fers, pourd’autres vols, Fraumont partit pour le bagne de Rochefort le1er nivose an VII ; il ne se tenait pourtant pasencore pour battu : au moyen de l’argent provenant de sesexpéditions, il avait soudoyé quelques individus, qui devaientsuivre la chaîne pour faciliter son évasion, dans le cas où ilpourrait la tenter, ou même pour l’enlever s’il y avait lieu.L’usage qu’il se proposait de faire de sa liberté, c’était de venirassassiner M. Delalande, premier président du tribunal quil’avait condamné, et le commissaire de police de la section del’Unité, qui avait produit contre lui des charges accablantes.Tout était disposé pour l’exécution de ce projet, quand une femmepublique qui en avait appris le détail de la bouche d’un desintéressés, fit des révélations spontanées : on prit desmesures en conséquence ; l’escorte fut avertie ; lorsquela chaîne sortit de Bicêtre, on mit à Fraumont des menottes qui nele quittèrent qu’à son arrivée à Rochefort, où il fut spécialementrecommandé ; on m’a assuré qu’il était mort au bagne. PourDeschamps, qui devait bientôt s’évader de Toulon, il fut trois ansaprès arrêté à la suite d’un vol commis à Auteuil, condamné à mortpar le tribunal criminel de la Seine, et exécuté à Paris.

À la salle n° 3, je n’étais séparé deDeschamps que par un voleur effractionnaire, Louis Mulot, fils dece Cornu qui porta long-temps l’effroi dans les campagnes de laNormandie, où ses crimes ne sont point encore oubliés. Déguisé enmaquignon, il courait les foires, observait les marchands quiportaient avec eux de fortes sommes, et prenait la traverse pouraller les attendre dans quelque endroit écarté, où il lesassassinait. Marié en troisièmes noces à une jeune et jolie fillede Bernai, il lui avait d’abord soigneusement caché sa terribleprofession, mais il ne tarda pas à découvrir qu’elle était digne entout de lui. Dès lors il l’associa à toutes ses expéditions.Courant aussi les foires comme mercière ambulante, elles’introduisait facilement auprès des riches cultivateurs de lavallée d’Auge, et plus d’un trouva la mort dans un galantrendez-vous. Plusieurs fois soupçonnés, ils opposèrent avec succèsdes alibi dus aux excellents chevaux dont ils avaienttoujours soin de se munir.

En 1794, la famille Cornu se composait dupère, de la mère, de trois fils, de deux filles et des amants deces dernières, qu’on avait habitués au crime dès leur plus tendreenfance, soit en les faisant servir d’espions, soit en les envoyantmettre le feu aux granges. La plus jeune des filles, Florentine,ayant d’abord témoigné quelque répugnance, on l’avait aguerrie enlui faisant porter pendant deux lieues dans son tablier la têted’une fermière des environs d’Argentan ! ! !…

Plus tard, tout à fait affranchie(dégagée de tout scrupule), elle eut pour amant l’assassin Capelu,exécuté à Paris en 1802. Lorsque la famille se forma en bande dechauffeurs pour exploiter le pays situé entre Caen et Falaise,c’était elle qui donnait la question aux malheureux fermiers, enleur mettant sous l’aisselle une chandelle allumée, ou en leurposant de l’amadou brûlant sur l’orteil.

Vivement poursuivi par la police de Caen etsurtout par celle de Rouen, qui venait d’arrêter deux des jeunesgens à Brionne, Cornu prit le parti de se retirer pour quelquetemps dans les environs de Paris, espérant ainsi dépister sonmonde. Installé avec sa famille dans une maison isolée de la routede Sèvres, il ne craignait pourtant pas de venir faire sa promenadeaux Champs-Élysées, où il rencontrait presque toujours quelquesvoleurs de sa connaissance. « Eh ! bien, père Cornu, luidisaient-ils un jour, que faites-vous maintenant ? – Toujoursle grand soulasse (l’assassinat), mes enfants, toujours legrand soulasse. – Il est drôle le père Cornu… ; mais lapasse (la peine de mort)… – Eh ! on ne la craint pasquand il n’y a plus de parrains (témoins)… Si j’avaisrefroidi tous les garnafiers que j’ai mis ensuage, je n’en aurais pas le taf aujourd’hui. (Sij’avais tué tous les fermiers auxquels j’ai chauffé les pieds, jen’en aurais pas peur aujourd’hui.) »

Dans une de ces excursions, Cornu rencontra unde ses anciens collègues, qui lui proposa de forcer un pavillonsitué dans les bois de Ville-d’Avray. Le vol s’exécute, on partagele butin, mais Cornu croit s’apercevoir qu’il est dupe. Arrivé aumilieu du bois, il laisse tomber sa tabatière en la présentant àson camarade ; celui-ci fait un mouvement pour laramasser ; à l’instant où il se baisse, Cornu lui fait sauterla cervelle d’un coup de pistolet, le dépouille, et regagne samaison, où il raconte l’aventure à sa famille, en riant auxéclats.

Arrêté près de Vernon, au moment de pénétrerdans une ferme, Cornu fut conduit à Rouen, traduit devant la Courcriminelle, et condamné à mort. Dans l’intervalle de son pourvoi,sa femme, restée libre, allait chaque jour lui porter desprovisions et le consoler : « Écoute, lui dit-elle, unmatin qu’il paraissait plus sombre qu’à l’ordinaire, écoute,Joseph, on dirait que la carline (la mort) te fait peur…Ne va pas faire le sinvre (la bête) au moins quand tuseras sur la placarde (la place des exécutions)… Lesgarçons de campagne (voleurs de grands chemins) semoqueraient joliment de toi…

» Oui, dit Cornu, tout cela serait bel etbon, s’il ne s’agissait pas de la coloquinte (tête), maisquand on a Charlot (le bourreau) d’un côté, lesanglier (le confesseur) de l’autre, et lesmarchands de lacets (les gendarmes) derrière, ce n’est pasdéjà si réjouissant d’aller faire des abreuvoirs à mouches…

» Allons donc ! Joseph, pas de cesidées là ; suis qu’une femme, vois-tu ; eh bien !j’irais là comme à une neuvaine, avec toi surtout, mon pauvreJoseph ! Oui, je te le dis, foi de Marguerite, je voudrais yaller avec toi.

– » Bien vrai ! répartitCornu.

– » Oh oui, bien vrai, soupiraMarguerite. Mais pourquoi te lèves-tu, Joseph… ? Qu’as-tudonc ?

– » Je n’ai rien, repritCornu ; puis, s’approchant d’un porte-clefs qui se tenait àl’entrée du corridor : Roch, lui dit-il, faites venir leconcierge, j’ai besoin de parler à l’accusateur public.

– » Comment, s’écria la femme,l’accusateur public… ! Voudrais-tu manger lemorceau ? (faire des révélations.) Ah Joseph, quelleréputation tu vas laisser à nos enfants ! »

Cornu garda le silence jusqu’à l’arrivée dumagistrat ; alors il dénonça sa femme, et cette malheureuse,condamnée à mort par suite de ses révélations, fut suppliciée enmême temps que lui. Mulot, de qui je tiens les détails de cettescène, ne la racontait jamais sans en rire aux larmes. Toutefois,il ne pensait pas que l’on dût plaisanter avec la guillotine, etdepuis long-temps il évitait toute affaire qui eût pu l’envoyerrejoindre son père, sa mère, un de ses frères et sa sœurFlorentine, tous exécutés à Rouen. Quand il parlait d’eux et de lafin qu’ils avaient faite, il lui arrivait souvent de dire :Voilà ce que c’est que de jouer avec le feu ; aussi l’onne m’y prendra pas : et en effet, ses jeux étaient moinsredoutables, ils se bornaient à un genre de vol dans lequel ilexcellait. L’aîné de ses sœurs, qu’il avait amenée à Paris, lesecondait dans ses expéditions. Vêtue en blanchisseuse, la hotte audos ou le panier au bras, elle montait dans les maisons sansportier, frappait à toutes les portes, et quand elle s’étaitassurée qu’un locataire était absent, elle revenait faire part desa découverte à Mulot. Alors celui-ci, déguisé en garçon serrurier,accourait, son trousseau de rossignols à la main, et en deux toursil venait à bout de la serrure la plus compliquée. Souvent, afin dene pas éveiller les soupçons, dans le cas où quelqu’un viendrait àpasser, la sœur, le tablier devant elle, la modeste cornette sur lefront, et avec l’air contrarié d’une bonne qui a perdu sa clef,assistait à l’opération. Mulot, ainsi qu’on le voit, ne manquaitpas de prévoyance ; il n’en fut pas moins surpris en besogne,et peu de temps après condamné aux fers.

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