Mémoires de Vidocq – Tome I

CHAPITRE III.

 

Séjour à Bruxelles. – Les cafés. – Les gendarmes gastronomes. –Un faussaire. – L’armée roulante. – La Baronne et le garçonboulanger. – Contre-temps. – Arrivée à Paris. – Une femme galante.– Mystifications.

 

Je ne trouvai point à Tournail’adjudant-général ; il était parti pour Bruxelles ; jeme disposai aussitôt à aller le rejoindre, et le lendemain je prisla diligence pour cette destination. Du premier coup d’œil, jereconnus parmi les voyageurs trois individus que j’avais connus àLille, passant les journées entières dans les estaminets, et vivantd’une manière fort suspecte. Je les vis à mon grand étonnementrevêtus d’uniformes de divers corps, et portant l’un des épaulettesde lieutenant-colonel, les autres celles de capitaine et delieutenant. Où peuvent-ils, disais-je en moi-même, avoir attrapétout cela, puisqu’ils n’ont jamais servi ; je me perdais dansmes conjectures. De leur côté, ils paraissaient d’abord un peuconfus de la rencontre, mais ils se remirent bientôt, et metémoignèrent une surprise amicale de me retrouver simple soldat.Lorsque je leur eus expliqué comment le licenciement des bataillonsde la réquisition m’avait fait perdre mon grade, lelieutenant-colonel me promit sa protection, quej’acceptai, quoique ne sachant trop que penser du protecteur ;ce que j’y voyais de plus clair, c’est qu’il était en fonds, etqu’il payait pour tous dans les tables d’hôte, où il affichait unrépublicanisme ardent, tout en affectant de laisser entrevoir qu’ilappartenait à quelque ancienne famille.

Je ne fus pas plus heureux à Bruxelles qu’àTournai ; l’adjudant-général, qui semblait se dérober devantmoi, venait de se rendre à Liège ; je pars pour cette ville,comptant bien cette fois ne pas faire une course inutile :j’arrive, mon homme s’était mis en route la veille pour Paris, oùil devait comparaître à la barre de la Convention. Son absence nedevait pas être de plus de quinze jours ; j’attends, personnene paraît ; un mois s’écoule, personne encore. Les espècesbaissaient singulièrement chez moi ; je prends le parti deregagner Bruxelles, où j’espérais trouver plus facilement lesmoyens de sortir d’embarras. Pour parler avec la franchise que jeme pique d’apporter dans cette histoire de ma vie, je dois déclarerque je commençais à n’être pas excessivement difficile sur le choixde ces moyens ; mon éducation ne devait pas m’avoir renduhomme à grands scrupules, et la détestable société de garnison queje fréquentais depuis mon enfance, eût corrompu le plus heureuxnaturel.

Ce fut donc sans faire grande violence à madélicatesse, que je me vis installé, à Bruxelles, chez une femmegalante de ma connaissance, qui, après avoir été entretenue par legénéral Van-der-Nott, était à peu près tombée dans le domainepublic. Oisif comme tous ceux qui sont jeté dans cette existenceprécaire, je passais les journées entières et une partie des nuitsau Café Turc et au Café de la Monnaie, où seréunissaient de préférence les chevaliers d’industrie et lesjoueurs de profession ; ces gens-là faisaient de la dépense,jouaient un jeu d’enfer ; et comme ils n’avaient aucuneressource connue, je ne revenais pas de leur voir mener un pareiltrain. Un jeune homme avec lequel je m’étais lié, et que jequestionnai à ce sujet, parut frappé de mon inexpérience, et j’eustoutes les peines du monde à lui persuader que j’étais aussi neufque je le disais. « Les hommes que vous voyez ici tous lesjours, me dit-il alors, sont des escrocs ; ceux qui ne fontqu’une apparition sont des dupes qui ne reparaissent plus, une foisqu’ils ont perdu leur argent. »Muni de ces instructions, jefis une foule de remarques qui jusque-là m’avaient échappé ;je vis des tours de passe-passe incroyables, et, ce qui prouveraitqu’il y avait encore du bon chez moi, je fus souvent tentéd’avertir le malheureux qu’on dépouillait ; ce qui m’arrivaprouverait que les faiseurs m’avaient deviné.

Une partie s’engage un soir au CaféTurc ; on jouait quinze louis en cinq impériales ;le gonse (la dupe) perd cent cinquante louis, demande unerevanche pour le lendemain, et sort. À peine a-t-il mis le pieddehors, que le gagnant, que je vois encore tous les jours à Paris,s’approche, et me dit du ton le plus simple : Ma foi,monsieur, nous avons joué de bonheur, et vous n’avez pas mal faitde vous mettre de mon jeu… j’ai gagné dix parties… Àquatre couronnes que vous avez engagées, c’est dix louis… lesvoilà ! Je lui fis observer qu’il était dans l’erreur,que je ne m’étais pas intéressé à son jeu ; il ne réponditqu’en me mettant les dix louis dans la main, après quoi il metourna le dos. Prenez,me dit le jeune homme qui m’avaitinitié aux mystères du tripot, et qui se trouvait à côté de moi,prenez, et suivez-moi. Je fis machinalement ce qu’il medisait, et lorsque nous fûmes dans la rue, mon Mentor ajouta :« On s’est aperçu que vous suiviez les parties, on craintqu’il ne vous prenne fantaisie de découvrir le pot aux roses, etcomme il n’y a pas moyen de vous intimider, parce qu’on sait quevous avez le bras bon et la main mauvaise, on s’est décidé à vousdonner part au gâteau : ainsi, soyez tranquille sur votreexistence, les deux cafés peuvent vous suffire, puisque vous enpouvez tirer, comme moi, de quatre à six couronnes par jour. »Malgré toute la complaisance qu’y mettait ma conscience, je voulusrépliquer et faire des observations : « Vous êtes unenfant, me dit mon honorable ami, il ne s’agit pas ici de vol… oncorrige tout bonnement la fortune…, et croyez que les choses sepassent ainsi dans le salon comme dans la taverne… Là on triche,c’est le mot reçu…, et le négociant qui, le matin dans soncomptoir, se ferait un crime de vous faire tort d’une heured’intérêt, celui-là même vous attrape fort tranquillement le soirau jeu. » Que répondre à d’aussi formidables arguments ?Rien. Il ne restait qu’à garder l’argent, et c’est ce que jefis.

Ces petits dividendes, joints à une centained’écus que me fit passer ma mère, me mirent en état de fairequelque figure, et de témoigner ma reconnaissance à cette Émilie,dont le dévouement ne me trouvait pas tout à fait insensible. Nosaffaires étaient donc en assez bon train, lorsqu’un soir je fusarrêté au théâtre du Parc, par plusieurs agents de police, qui mesommèrent d’exhiber mes papiers. C’eût été pour moi chose assezdangereuse : je répondis que je n’en avais pas. On meconduisit aux Madelonettes, et le lendemain, à l’interrogatoire, jem’aperçus qu’on ne me connaissait pas, ou qu’on me prenait pour unautre. Je déclarai alors me nommer Rousseau, né à Lille, etj’ajoutai que, venu à Bruxelles pour mon plaisir, je n’avais pascru devoir me munir de papiers. Je demandai enfin à être conduit àLille à mes frais, par deux gendarmes ; on m’accorda ce que jeréclamais, et, moyennant quelques couronnes, mon escorte consentità ce que la pauvre Émilie m’accompagnât.

Être sorti de Bruxelles, c’était fort bien,mais il était encore plus important de ne pas arriver à Lille, oùje devais être inévitablement reconnu déserteur. Il fallaits’évader à tout prix, et ce fut l’avis d’Émilie, à laquelle jecommuniquai mon projet, que nous exécutâmes en arrivant à Tournai.Je dis aux gendarmes que devant nous quitter le lendemain enarrivant à Lille, où je devais être mis sur-le-champ en liberté, jevoulais leur faire mes adieux par un bon souper. Déjà charmés demes manières libérales et de ma gaîté, ils acceptèrent de grandcœur, et le soir, pendant que, couchés sur la table, ivres de bièreet de rhum, ils me croyaient dans le même état, je descendais avecmes draps par la fenêtre d’un second étage ; Émilie mesuivait, et nous nous enfoncions dans des chemins de traverse, oùl’on ne devait pas même songer à venir nous chercher. Nous gagnâmesainsi le faubourg Notre-Dame, à Lille, où je me revêtis d’unecapote d’uniforme de chasseurs à cheval, en prenant la précautionde me mettre sur l’œil gauche un emplâtre de taffetas noir, qui merendait méconnaissable. Cependant, je ne jugeai pas prudent derester long-temps dans une ville aussi voisine du lieu de manaissance, et nous partîmes pour Gand. Là, par un incidentpassablement romanesque, Émilie retrouva son père, qui la décida àrevenir dans sa famille. Il est vrai qu’elle ne consentit à mequitter, qu’à la condition expresse que j’irais la rejoindreaussitôt que les affaires que je disais avoir à Bruxelles seraientterminées.

Les affaires que j’avais à Bruxelles, c’étaitde recommencer à exploiter le Café Turc et le Café dela Monnaie. Mais, pour me présenter dans cette ville, il mefallait des papiers qui justifiassent que j’étais bien Rousseau, néà Lille, comme je l’avais dit dans l’interrogatoire qui avaitprécédé mon évasion. Un capitaine de carabiniers belges au servicede France, nommé Labbre, se chargea, moyennant quinze louis, de mefournir les pièces qui m’étaient nécessaires. Au bout detrois semaines, il m’apporta effectivement un extrait de naissance,un passeport et un certificat de réforme au nom de Rousseau ;le tout confectionné avec une perfection que je n’ai jamais reconnuchez aucun faussaire. Muni de ces pièces, je reparus effectivementà Bruxelles, où le commandant de place, ancien camarade de Labbre,se chargea d’arranger mon affaire.

Tranquille de ce côté, je courus au CaféTurc. Les premières personnes que j’aperçus dans la salle,furent les officiers de fabrique avec lesquels on se rappelle quej’avais déjà voyagé. Ils me reçurent à merveille, et devinant, aurécit de mes aventures, que ma position n’était pas des plusbrillantes, ils me proposèrent un grade de sous-lieutenant dechasseurs à cheval, sans doute parce qu’ils me voyaient une capottede l’armée. Une promotion aussi avantageuse n’était pas chose àrefuser : on prit mon signalement séance tenante ; etcomme je faisais observer au comité que Rousseau était un nomd’emprunt, le digne lieutenant-colonel me dit de prendre celui quime conviendrait le mieux. On voit qu’il était impossible d’y mettreplus de bonne volonté. Je me décide à conserver le nom de Rousseau,sous lequel on me délivre, non pas un brevet, mais une feuille deroute de sous-lieutenant du 6e chasseurs, voyageant avecson cheval et ayant droit au logement et aux distributions.

C’est ainsi que je me trouvai incorporé danscette armée roulante, composée d’officiers sans brevet,sans troupe, qui, munis de faux états et de fausses feuilles deroute, en imposaient d’autant plus facilement aux commissaires desguerres, qu’il y avait moins d’ordre à cette époque dans lesadministrations militaires. Ce qu’il y a de certain, c’est que,dans une tournée que nous fîmes dans les Pays-Bas, nous touchâmespartout nos rations, sans qu’on fît la moindre observation.Cependant l’armée roulante n’était pas alors composée demoins de deux mille aventuriers, qui vivaient là comme le poissondans l’eau. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’on se donnait unavancement aussi rapide que le permettaient lescirconstances ; avancement dont les résultats étaient toujourslucratifs, puisqu’il faisait élever les rations. Je passai, decette manière, capitaine de hussards, un de nos camarades devintchef de bataillon ; mais, ce qui me confondit, ce fut lapromotion d’Auffray, notre lieutenant-colonel, au grade de généralde brigade. Il est vrai que si l’importance du grade, et l’espècede notabilité d’un déplacement de ce genre, rendait la fraude plusdifficile à soutenir, l’audace d’une telle combinaison écartaitjusqu’au soupçon.

Revenus à Bruxelles, nous nous fîmes délivrerdes billets de logement, et je fus envoyé chez une riche veuve,madame la baronne d’I…

On me reçut comme on recevait, à cette époque,les Français à Bruxelles, c’est-à-dire à bras ouverts. Une fortbelle chambre fut mise à mon entière disposition, et mon hôtesse,enchantée de ma réserve, me prévint de l’air le plus gracieux, quesi ses heures me convenaient, mon couvert serait toujours mis. Ilétait impossible de résister à des offres aussi obligeantes ;je me confondis en remercîments, et le même jour il me fallutparaître au dîner, dont les convives étaient trois vieilles dames,non compris la baronne, qui n’avait guère passé la cinquantaine.Tout ce monde fut enchanté des manières prévenantes du capitaine dehussards. À Paris, on l’eut trouvé un peu gauche en pareillecompagnie ; mais à Bruxelles, on devait le trouver parfait,pour un jeune homme dont l’entrée précoce au service avait dûnécessairement nuire à son éducation. La baronne fit sans doutequelques réflexions de ce genre, puisqu’elle en vint, avec moi à depetits soins qui me donnèrent fort à penser.

Comme je m’absentais quelquefois pour allerdîner avec mon général, dont je ne pouvais pas, luidisais-je, refuser les invitations, elle voulut absolument que jele lui présentasse avec mes autres amis. D’abord je ne me souciaisguères d’introduire mes associés dans la société de labaronne ; elle voyait du monde, et nous pouvions rencontrerchez elle quelqu’un qui découvrît nos petites spéculations. Mais labaronne insista, et je me rendis, en témoignant le désir que legénéral, qui voulait garder une espèce d’incognito, fût reçuen petit comité. Il vint donc : la baronne, qui l’avait placéprès d’elle, lui fit un accueil si distingué, lui parla silong-temps à demi voix, que je fus piqué. Pour rompre letête-à-tête, j’imaginai d’engager le général à nouschanter quelque chose en s’accompagnant sur le piano. Je savaisfort bien qu’il était incapable de déchiffrer une note, mais jecomptais sur les instances ordinaires de la compagnie, pour luidonner de l’occupation au moins pour quelques instants. Monstratagème ne réussit qu’à moitié : lelieutenant-colonel, qui était de la partie, voyant qu’onpressait vivement le général, offrit obligeamment de leremplacer ; je le vis en effet se mettre au piano, et chanterquelques morceaux avec assez de goût pour recueillir tous lessuffrages, tandis que j’aurais voulu le voir à tous lesdiables.

Cette éternelle soirée finit pourtant, etchacun se retira, moi roulant dans ma tête des projets de vengeancecontre le rival qui allait m’enlever, je ne dirai pas l’amour, maisles soins obligeants de la baronne. Tout préoccupé de cette idée,je me rendis à mon lever chez le général, qui fut assezsurpris de me voir de si grand matin. « Sais-tu, me dit-il,sans me laisser le temps d’entamer la conversation, sais-tu, monami, que la baronne est… – Qui vous parle de la baronne ?interrompis-je brusquement, ce n’est pas de ce qu’elle est ou de cequ’elle n’est pas, qu’il s’agit ici. – Tant pis, reprit-il, si tune me parles pas d’elle, je n’ai rien à entendre. » Et,continuant ainsi quelque temps à m’intriguer, il finit par me direque son entretien avec la baronne n’avait roulé que sur moi seul,et qu’il avait tellement avancé mes affaires, qu’il la croyaittoute disposée à… à m’épouser.

Je crus d’abord que la tête avait tourné à monpauvre camarade. Une des femmes titrées les plus riches desProvinces-Unies, épouser un aventurier dont elle ne connaissait nila famille, ni la fortune, ni les antécédents, il y avait là dequoi rendre les plus confiants incrédules. Devais-je, d’ailleurs,m’engager dans une fourberie qui devait tôt ou tard se découvrir etme perdre ? N’étais-je pas, enfin, bien et dûment marié àArras. Ces objections et plusieurs autres, que me suggérait unesorte de remords de tromper l’excellente femme qui me comblaitd’amitiés, n’arrêtèrent pas un instant mon interlocuteur. Voicicomment il y répondit :

« Tout ce que tu me dis là est fortbeau ; je suis tout à fait de ton avis, et pour suivre monpenchant naturel pour la vertu, il ne me manque que dix millelivres de rente. Mais je ne vois pas la raison de faire ici lescrupuleux. Que veut la baronne ? un mari, et un mari qui luiconvienne. N’es-tu pas ce mari-là ? N’es-tu pas dansl’intention d’avoir pour elle toute sorte d’égards, et de latraiter comme quelqu’un qui nous est utile, et dont nous n’avonsjamais eu à nous plaindre. Tu me parles d’inégalité defortune ; la baronne n’y tient pas. Il ne te manque donc pourêtre son fait, qu’une seule chose : des titres ; ehbien ! je t’en donne… Oui, je t’en donne !… Tu as beau meregarder avec de grands yeux, écoute-moi plutôt, et ne fais pasrépéter le commandement… Tu dois connaître quelque noble de tonpays, de ton âge… Tu es ce noble-là, tes parents ont émigré ;ils sont maintenant à Hambourg. Toi, tu es rentré en France pourfaire racheter par un tiers la maison paternelle, afin de pouvoirenlever à loisir la vaisselle plate et mille double louis cachéssous le parquet du salon. Au commencement de la terreur, laprésence de quelques importuns, la précipitation du départ, qu’unmandat d’amener lancé contre ton père ne permettait pas de retarderd’un instant, vous ont empêché de reprendre ce dépôt. Arrivé dansle pays, déguisé en compagnon tanneur, tu as été dénoncé parl’homme même qui devait te seconder dans ton entreprise, décrétéd’accusation, poursuivi par les autorités républicaines, et tuétais à la veille de porter ta tête sur l’échafaud, quand je t’airetrouvé sur une grande route, demi-mort d’inquiétude et de besoin.Ancien ami de ta famille, je t’ai fait obtenir un brevet d’officierde hussards, sous le nom de Rousseau, en attendant que l’occasionse présente d’aller rejoindre tes nobles parents à Hambourg… Labaronne sait déjà tout cela… Oui, tout…, excepté ton nom, que je nelui ai pas dit, par forme de discrétion, mais en effet par laraison que je ne sais pas encore celui que tu prendras. C’est uneconfidence que je te réserve à toi-même.

» Ainsi, c’est une affaire faite, tevoilà gentilhomme, il n’y a pas à s’en dédire. Ne me parle pas deta coquine de femme ; tu divorces à Arras sous le nom deVidocq, et tu te maries à Bruxelles sous celui de comte de B…Maintenant, écoute-moi bien : jusqu’à présent nos affaires ontassez bien été ; mais tout cela peut changer d’un moment àl’autre. Nous avons déjà trouvé quelques commissaires des guerrescurieux ; nous pouvons en rencontrer de moins dociles, quinous coupent les vivres et nous envoient servir dans la petitemarine à Toulon. Tu comprends…, suffit. Ce qui peut t’arriverde plus heureux, c’est de reprendre le sac et le crucifix àressorts dans ton ancien régiment, au risque d’être fusillé commedéserteur… En te mariant, au contraire, tu t’assures une belleexistence, et tu te mets en position d’être utile aux amis. Puisquenous en sommes sur ce chapitre-là, faisons nos petitesconventions : ta femme a cent mille florins de rente, noussommes trois, tu nous feras à chacun mille écus de pension,payables d’avance, et je palperai de plus une prime de trente millefrancs, pour avoir fait un comte du fils d’un boulanger. »

J’étais déjà ébranlé : cette harangue,dans laquelle le Général m’avait adroitement présentétoutes les difficultés de ma position, acheva de triompher de marésistance, qui, à vrai dire, n’était pas des plus opiniâtres. Jeconsens à tout ; on se rend chez la baronne : le comte deB… tombe à ses pieds. La scène se joue, et, ce qu’on aura peine àcroire, je me pénètre si bien de l’esprit du rôle, que je mesurprends un moment, m’y trompant moi-même ; ce qui arrive,dit-on, quelquefois aux menteurs. La baronne est charmée dessaillies et des mots de sentiment que la situation m’inspire.Le Général triomphe de mes succès, et tout le monde estenchanté. Il m’échappait bien par-ci par-là quelques expressionsqui sentaient un peu la cantine, mais le Général avait eusoin de prévenir la baronne que les troubles politiques avaientfait singulièrement négliger mon éducation : elle s’étaitcontentée de cette explication. Depuis, M. le maréchal Suchetne s’est pas montré plus difficile lorsque Coignard, lui écrivant àM. le duqued’Albufera, s’excusait sur ce qu’émigréfort jeune, il ne pouvait connaître que très imparfaitement lefrançais.

On se met à table : le dîner se passe àmerveille. Au dessert, la baronne me dit à l’oreille :« Je sais, mon ami, que votre fortune est entre les mains desjacobins. Cependant vos parents qui sont à Hambourg, peuvent setrouver dans l’embarras ; faites-moi le plaisir de leuradresser une traite de trois mille florins que mon banquier vousremettra demain matin. » Je commençais des remerciements, ellem’interrompit, et quitta la table pour passer au salon. Je saisisce moment pour dire au Généralce qui venait de m’arriver.« Eh ! nigaud, me dit-il, crois-tu m’apprendre quelquechose… ? N’est-ce pas moi qui ai soufflé à la baronne que tesparents pouvaient avoir besoin d’argent… Pour le moment, cesparents-là, c’est nous… Nos fonds baissent, et hasarder quelquecoup pour s’en procurer, ce serait risquer de gaîté de cœur lesuccès de notre grande affaire… Je me charge de négocier la traite…En même temps, j’ai insinué à la baronne qu’il te fallait quelqueargent pour faire figure avant le mariage, et il est convenu qued’ici à la cérémonie, tu toucheras cinq cents florins parmois. » Je trouvai effectivement cette somme le lendemain surmon secrétaire, où l’on avait déposé de plus une toilette envermeil et quelques bijoux.

Cependant l’extrait de naissance du comte deB…, dont j’avais pris le nom, et que le Généralavait voulu faire lever, comptant faire fabriquer les autrespièces, n’arrivait pas. La baronne, dont l’aveuglement doitparaître inconcevable aux personnes qui ne sont pas en position desavoir jusqu’où peut aller la crédulité des dupes et l’audace desfripons, consentit à m’épouser sous le nom de Rousseau.J’avais tous les papiers nécessaires pour en justifier. Il ne memanquait plus que le consentement de mon père, et rien n’était plusfacile que de se le procurer, au moyen de Labbre, que nous avionssous la main ; mais bien que la baronne eût consenti àm’épouser sous un nom qu’elle savait bien n’être pas le mien, ilpouvait lui répugner d’être en quelque sorte complice d’un faux quin’avait plus pour excuse le besoin de sauver ma tête. Pendant quenous nous concertions pour sortir d’embarras, nous apprîmes quel’effectif de l’Armée Roulante était devenu siconsidérable dans les pays conquis, que le gouvernement, ouvrantenfin les yeux, donnait les ordres les plus sévères pour larépression de ces abus. On mit alors bas les uniformes, croyantn’avoir plus ainsi rien à craindre ; mais les recherchesdevinrent tellement actives, que le Général dut quitterbrusquement la ville pour gagner Namur, où il croyait être moins envue. J’expliquai ce brusque départ à la baronne en lui disant quele Général était inquiété pour m’avoir fait obtenir duservice sous un nom supposé. Cet incident lui inspira les plusvives inquiétudes pour moi-même, et je ne pus la tranquilliserqu’en partant pour Breda, où elle voulut absolumentm’accompagner.

Il me siérait mal de jouer la sensiblerie, etce serait compromettre la réputation de finesse et de tact qu’onm’accorde assez généralement, que d’étaler les beaux sentiments. Ondoit donc me croire lorsque je déclare que tant de dévouement metoucha. La voix des remords, à laquelle on n’est jamais entièrementsourd à dix-neuf ans, se fit entendre ; je vis l’abîme oùj’allais entraîner l’excellente femme qui s’était montrée sigénéreuse à mon égard ; je la vis repoussant bientôt avechorreur le déserteur, le vagabond, le bigame, le faussaire ;et cette idée me détermina à lui tout avouer. Éloigné de ceux quim’avaient engagé dans cette intrigue, et qui venaient d’êtrearrêtés à Namur, je m’affermis dans ma résolution ; un soir,au moment où le souper se terminait, je me décidai à rompre laglace. Sans entrer dans le détail de mes aventures, je dis à labaronne que des circonstances qu’il m’était impossible de luiexpliquer m’avaient contraint à paraître à Bruxelles sous les deuxnoms qu’elle me connaissait, et qui n’étaient pas les miens.J’ajoutai que des événements me forçaient de quitter les Pays-Bassans pouvoir contracter une union qui eut fait mon bonheur, maisque je conserverais éternellement le souvenir des bontés qu’on yavait eues pour moi.

Je parlai long-temps, et, l’émotion megagnant, je parlai avec une chaleur, une facilité à laquelle jen’ai pu songer depuis sans en être étonné moi-même : il mesemblait que je craignais d’entendre la réponse de la baronne.Immobile, les joues pâles, l’œil fixe comme une somnambule, ellem’écouta sans m’interrompre ; puis, me jetant un regardd’effroi, elle se leva brusquement, et courut s’enfermer dans sachambre ; je ne la revis plus. Éclairée par mon aveu, parquelques mots qui m’étaient sans doute échappés dans le trouble dumoment, elle avait reconnu les périls qui la menaçaient, et, danssa juste méfiance, peut-être me soupçonnait-elle plus coupable queje ne l’étais en effet ; peut-être croyait-elle s’être livréeà quelque grand criminel ; peut-être y avait-il là dusang !… D’un autre côté, si cette complication de déguisementsdevait rendre ses appréhensions bien vives, l’aveu spontané que jevenais de lui faire était aussi bien propre à calmer sesinquiétudes ; cette dernière idée domina probablement chezelle, puisque le lendemain, à mon réveil, l’hôte me donna unecassette contenant quinze mille francs en or, que la baronne luiavait remise pour moi avant son départ, à une heure du matin ;je l’appris avec plaisir ; sa présence me pesait. Rien ne meretenant à Breda, je fis faire mes malles, et quelques heures aprèsj’étais sur la route d’Amsterdam.

Je l’ai dit, je le répète : certainesparties de cette aventure pourront paraître peu naturelles, et l’onne manquera pas d’en conclure que tout est faux ; rien n’estcependant plus exact. Les initiales que je donne suffiront, pourmettre sur la voie les personnes qui ont connu Bruxelles il y atrente ans. Il n’y a d’ailleurs dans tout cela que des situationscommunes, telles qu’en offre le plus mince roman. Si je suis entrédans quelques détails minutieux, ce n’est donc pas dans l’espoird’obtenir des effetsde mélodrame, mais avec l’intention deprémunir les personnes trop confiantes, contre un genre dedéception employé plus fréquemment et avec plus de succès qu’on nepense, dans toutes les classes de la société : tel est aureste le but de cet ouvrage. Qu’on le médite dans toutes sesparties, et les fonctions de procureur du roi, de juge, de gendarmeet d’agent de police, se trouveront peut-être un beau matin dessinécures.

Mon séjour à Amsterdam fut très court :c’était Paris que je brûlais de voir. Après avoir touché le montantde deux traites qui faisaient partie de l’argent que m’avait laisséla baronne, je me mis en route, et le deux mars 1796 je fis monentrée dans cette capitale, où mon nom devait faire un jour quelquebruit. Logé rue de l’Échelle, hôtel du Gaillard-Bois, jem’occupai d’abord de changer mes ducats contre de l’argentfrançais, et de vendre une foule de petits bijoux et d’objets deluxe qui me devenaient inutiles, puisque j’avais l’intention dem’établir dans quelque ville des environs, où j’aurais embrassé unétat quelconque : je ne devais pas réaliser ce projet. Unsoir, un de ces messieurs qu’on trouve toujours dans les hôtelspour faire connaissance avec les voyageurs, me propose de meprésenter dans une maison où l’on fait la partie. Par désœuvrement,je me laissai conduire, confiant dans mon expérience du caféTurc et du café de la Monnaie ; je m’aperçusbientôt que les crocs de Bruxelles n’étaient que desapprentis en comparaison des praticiens dont j’avais l’avantage defaire la partie. Aujourd’hui l’administration des jeux n’a guèrepour elle que le refait, et l’immense avantage d’êtretoujours au jeu ; les chances sont du reste à peu près égales.À l’époque dont je parle, au contraire, la police tolérant cestripots particuliers nommés étouffoirs, on ne secontentait pas de filer la carte ou d’assembler les couleurs, commey furent pris, il y a quelque temps, chez M. Lafitte,MM de S… fils, et A. de la Roch… : les habitués avaiententre eux des signaux de convention tellement combinés, qu’ilfallait absolument succomber. Deux séances me débarrassèrent d’unecentaine de louis, et j’en eus assez comme cela : mais ilétait écrit que l’argent de la baronne me fausserait bientôtcompagnie. L’agent du destin fut une fort jolie femme que jerencontrai dans une table d’hôte où je mangeais quelquefois.Rosine, c’était son nom, montra d’abord un désintéressementexemplaire. Depuis un mois j’étais son amant en titre, sans qu’ellem’eût rien coûté que des dîners, des spectacles, des voitures, deschiffons, des gands, des rubans, des fleurs, etc.…, toutes chosesqui, à Paris, ne coûtent rien, … quand on ne les payepas.

Toujours plus épris de Rosine, je ne laquittais pas d’un instant. Un matin, déjeûnant avec elle, je latrouve soucieuse, je la presse de questions, elle résiste, et finitpar m’avouer qu’elle était tourmentée pour quelques bagatelles duesà sa marchande de modes et à son tapissier ; j’offre avecempressement mes services ; on refuse avec une magnanimitéremarquable, et je ne peux pas même obtenir l’adresse des deuxcréanciers. Beaucoup d’honnêtes gens se le seraient tenu pour biendit, mais, véritable paladin, je n’eus pas un instant de repos queDivine, la femme de chambre, ne m’eût donné les précieusesadresses. De la rue Vivienne, où demeurait Rosine, qui se faisaitappeler madame de Saint-Michel, je cours chez le tapissier, rue deCléry. J’annonce le but de ma visite ; aussitôt on m’accablede prévenances, comme c’est l’usage en pareille circonstance ;on me remet le mémoire, et je vois avec consternation qu’il s’élèveà douze cents francs : j’étais cependant trop avancé pourreculer ; je paye. Chez la modiste, même scène et mêmedénouement, à cent francs près ; il y avait là de quoirefroidir les plus intrépides : mais les derniers mots n’enétaient pas encore dits. Quelques jours après que j’eus soldé lescréanciers, on m’amena à acheter pour deux mille francs de bijoux,et les parties de toute espèce n’en allaient pas moins leur train.Je voyais bien confusément mon argent s’en aller, mais redoutant lemoment de la vérification de ma caisse, je le reculais de jour enjour. J’y procède enfin, et je trouve qu’en deux mois j’avaisdissipé la modique somme de quatorze mille francs. Cette découverteme fit faire de sérieuses réflexions. Rosine s’aperçut aussitôt dema préoccupation. Elle devina que mes finances étaient à labaisse ; les femmes ont à cet égard un tact qui les tromperarement. Sans me témoigner précisément de la froideur, elle memontra plus de réserve ; et comme je lui en manifestais monétonnement, elle me répondit avec une brusquerie marquée « quedes affaires particulières lui donnaient de l’humeur ». Lepiège était là, mais j’avais été trop bien puni de mon interventiondans ses affaires, pour m’en mêler encore ; et je meretranchai dans un air affecté, en l’engageant à prendre patience.Elle n’en devint que plus maussade. Quelques jours se passèrent enbouderie ; enfin la bombe éclata.

À la suite d’une discussion fortinsignifiante, elle me dit du ton le plus impertinent« qu’elle n’aimait pas à être contrariée et que ceux qui nes’arrangeaient pas de sa manière d’être pouvaient rester chezeux. » C’était parler, et j’eus la faiblesse de ne pas vouloirentendre. De nouveaux cadeaux me rendirent pour quelques jours unetendresse sur laquelle je ne devais cependant plus m’abuser. Alors,connaissant tout le parti qu’on pouvait tirer de mon aveugleengouement, Rosine revint bientôt à la charge pour le montant d’unelettre de change de deux mille francs, qu’elle devait acquittersous peine d’être condamnée par corps. Rosine en prison !cette idée m’était insupportable, et j’allais encore m’exécuter,lorsque le hasard me fit tomber entre les mains une lettre qui medessilla les yeux.

Elle était de l’ami de cœurde Rosine : de Versailles, où il était confiné, cetintéressant personnage demandait « quand le niaisserait à sec », afin de pouvoir reparaître sur la scène.C’était entre les mains du portier de Rosine que j’avais interceptécette agréable missive. Je monte chez la perfide, elle étaitsortie ; furieux et humilié tout à la fois, je ne pus mecontenir. Je me trouvais dans la chambre à coucher : d’un coupde pied je renverse un guéridon couvert de porcelaine, et la glaced’une psyché vole en éclats. Divine, la femme de chambre, qui nem’avait pas perdu de vue, se jette alors à mes genoux, et mesupplie d’interrompre une expédition qui pouvait me coûtercher ; je la regarde, j’hésite, et un reste de bon sens mefait concevoir qu’elle pouvait bien avoir raison. Je la presse dequestions ; cette pauvre fille, que j’avais toujours trouvéedouce et bonne, m’explique toute la conduite de sa maîtresse. Ilest d’autant plus opportun de mentionner son récit, que les mêmesfaits se reproduisent journellement à Paris.

Lorsque Rosine me rencontra, elle était depuisdeux mois sans personne ; me croyant fort bien,d’après les dépenses qu’elle me voyait faire, elle conçut le projetde profiter de la circonstance ; et son amant, celuidont j’avais surpris la lettre, avait consenti à aller habiterVersailles jusqu’à ce qu’on en eût fini avec mon argent. C’était aunom de cet amant qu’on poursuivait pour la lettre dechange que j’avais généreusement acquittée ; et les créancesde la modiste et du marchand de meubles étaient égalementsimulées.

Comme tout en pestant contre ma sottise, jem’étonnais de ne pas voir rentrer l’honnête personne qui m’avait sibien étrillé, Divine me dit qu’il était probable que la portièrel’avait fait avertir que j’avais saisi sa lettre, et qu’elle nereparaîtrait pas de sitôt. Cette conjecture se trouva vraie. Enapprenant la catastrophe qui l’empêchait de me tirer jusqu’à ladernière plume de l’aile, Rosine était partie en fiacre pourVersailles : on sait qui elle allait y rejoindre. Les chiffonsqu’elle laissait dans son appartement garni ne valaient pas lesdeux mois de loyer qu’elle devait au propriétaire, qui, lorsque jevoulus sortir, me força de payer les porcelaines et la psyché surlaquelle j’avais passé ma première fureur.

De si rudes atteintes avaient furieusementécorné mes finances déjà trop délabrées. Quatorze centsfrancs ! ! ! voilà tout ce qui me restait des ducatsde la baronne. Je pris en horreur la capitale, qui m’avait été sifuneste, et je résolus de regagner Lille, où, connaissant leslocalités, je pourrais du moins trouver des ressources que j’eussecherchées vainement à Paris.

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