Mémoires de Vidocq – Tome I

CHAPITRE XIV.

 

Le père Mathieu. – Je me fais industriel. – Ruine de monétablissement. – On me croit perdu. – Je suis aide major. – EcceHomo ou le marchand de cantiques. – Un déguisement. –Arrêtez ! c’est un forçat. – Je suis mis à la double chaîne. –La clémence du commissaire. – Je lui fais un conte. – Ma plus belleévasion. – La fille publique et l’enterrement. – Je ne sais pas ceque c’est. – Situation critique. – Une bande de brigands. – J’ydécouvre un voleur. – J’obtiens mon congé. – L’indemnité de route.– Je promets le secret.

 

Jamais je n’avais été si malheureux que depuismon entrée dans le bagne de Toulon. Confondu à vingt-quatre ansavec les plus vils scélérats, sans cesse en contact avec eux,j’eusse mieux aimé cent fois être réduit à vivre au milieu d’unetroupe de pestiférés. Contraint à ne voir, à n’entendre que desêtres dégradés, dont l’esprit sans cesse s’évertuait au mal, jeredoutais pour moi la contagion de l’exemple. Quand, jour et nuit,en ma présence, on préconisait hautement les actions les pluscontraires à la morale, je n’étais plus assez sûr de la force demon caractère pour ne pas craindre de me familiariser avec ceperfide et dangereux langage. À la vérité, j’avais déjàrésisté à de nombreuses tentations ; mais le besoin, lamisère, le désir surtout de recouvrer la liberté, peuvent souventfaire faire vers le crime un pas involontaire. Je ne m’étais pasencore trouvé dans une situation à laquelle il m’eût paru plusurgent d’échapper. Dès lors toutes mes pensées se tournèrent versla possibilité d’une évasion. Divers plans s’offraient à monesprit ; mais ce n’était pas tout de les avoir conçus :pour les exécuter, il me fallait attendre un momentfavorable ; jusque là la patience était l’unique remède à mesmaux. Attaché au même banc que des voleurs de profession, qui déjàs’étaient évadés plusieurs fois, j’étais, ainsi qu’eux, l’objetd’une surveillance bien difficile à déjouer. Retirés dans leurscambrons(cabanes), placés à peu de distance de nous, lesargousins étaient à portée d’épier nos moindres mouvements. Le pèreMathieu, leur chef, avait des yeux de lynx, et une tellehabitude des hommes, qu’à la première vue il s’apercevait si l’onavait le dessein de le tromper. Ce vieux renard approchait de lasoixantaine, mais, pourvu d’une de ces organisations solides quisemblent être à l’épreuve des ans, il était encore vigoureux.C’était une de ces tailles carrées qui ne s’usent pas. Je crois levoir avec sa petite queue, ses cheveux gris poudrés, et son visageen courroux, qui allait si bien au métier qu’il faisait. Jamais ilne parlait sans mettre son bâton sur le tapis. C’était pour lui unplaisir de raconter les nombreuses bastonnades qu’il avait donnéesou fait donner. Continuellement en guerre avec les forçats, il n’yavait pas une de leurs ruses qu’il ne connût. Sa défiance était sigrande, que souvent même il les accusait de comploter quand ils nesongeaient à rien. On doit penser qu’il n’était pas faciled’adoucir un pareil Cerbère. J’essayai cependant de captiver sabienveillance ; c’était une entreprise dans laquelle personnen’avait encore réussi : bientôt je reconnus que je ne m’étaispas leurré d’un vain espoir ; je gagnais visiblement dans sonesprit. Le père Mathieu m’adressait quelquefois la parole ;c’était, me disaient les anciens, un signe que je lui convenaisbeaucoup ; il n’y avait donc pas d’inconvénient à ce que jelui demandasse une grâce. Je le priai de me permettre de fabriquerdes jouets d’enfants avec des morceaux de bois que m’apporteraientles forçats qui allaient à la fatigue. Il m’accorda toutce que je voulais, à la condition que je serais sage ; et dèsle lendemain je me mis à l’œuvre. Mes camarades ébauchaient, et moije finissais. Le père Mathieu, trouvait que ce que je faisais étaitjoli ; quand il remarqua que j’avais des aides pour mon petittravail, il ne put s’empêcher de témoigner qu’il était satisfait,ce qui ne lui était pas arrivé depuis long-temps. « À la bonneheure ! dit-il, voilà comment j’aime que l’on s’amuse :il serait bien à désirer que vous en fissiez tous autant, ça vousdistrairait, et au moins avec le produit vous pourriez vousprocurer quelques douceurs. » En peu de jours, le banc futtransformé en un atelier, où quatorze hommes également pressés defuir l’ennui, et d’avoir quelque argent à leur disposition,déployaient la plus grande activité. Nous avions toujours de lamarchandise prête, dont le débit s’effectuait par l’entremise desforçats qui nous fournissaient la matière première. Pendant unmois, notre commerce fut des plus florissants ; chaque journous faisions une recette assez abondante, dont il n’entrait pasune obole au bureau. Ainsi que cela se pratique d’ordinaire le pèreMathieu, moyennant rétribution, nous avait autorisés à prendre pournotre trésorier le nommé Pantaragat, forçat qui vendait àboire et à manger dans la salle où nous étions. Malheureusement, ilest des objets qu’on ne peut multiplier sans que l’équilibrenécessaire entre produire et consommer n’en soit détruit ;c’est une vérité d’économie politique : il vint un moment oùla fabrication se ralentit faute de débouché. Toulon était encombréde jouets de toutes façons : il fallut nous croiser les bras.Ne sachant plus que faire, je prétextai des douleurs de jambes afind’entrer à l’hôpital. Le médecin à qui je fus recommandé par lepère Mathieu, dont j’étais véritablement le protégé, crut quej’étais hors d’état de pouvoir marcher. Quand on projette des’évader, il est toujours bon de donner de soi une telle opinion.Le docteur Ferrant ne soupçonna pas un seul instant quej’eusse l’intention de le tromper ; c’était un de cesdisciples d’Esculape qui, comme la plupart des Hippocrate del’école de Montpellier, d’où il était sorti, imaginent que labrusquerie est un des attributs de leur profession ; mais ilne laissait pas que d’être humain, il avait surtout pour moibeaucoup de bonté. Le chirurgien en chef m’avait aussi pris enaffection : c’était à moi qu’il avait confié le soin de saboîte à pansement ; je disposais la charpie, je préparais lescompresses, enfin je me rendais utile, et ma complaisance me valaitdes égards ; il n’y eut pas jusqu’à l’argouzin de l’infirmeriequi ne se fît un plaisir de m’être agréable : pourtantpersonne ne surpassait en dureté M. Lhomme(c’était lenom de cet employé), que l’on appelait assez plaisamment l’EcceHomo, parce qu’autrefois il avait été marchand de cantiques.Bien que je lui eusse été signalé comme dangereux, M. Lhommeétait tellement enchanté de ma bonne conduite, et plus encore desbouteilles de vin cuit que je lui repassais, qu’il s’humanisavisiblement. Quand je fus à peu près certain de ne plus luiinspirer de défiance, je dressai mes batteries, pour mettre endéfaut sa vigilance, ainsi que celle de ses confrères. Déjà jem’étais procuré une perruque et des favoris noirs ; j’avais enoutre caché dans ma paillasse une vieille paire de bottes, àlaquelle le cirage donnait un aspect de nouveauté : ce n’étaitencore là que pour la tête et pour les pieds ; pour lecomplément de ma toilette, je comptais sur le chirurgien en chef,qui avait l’habitude d’entreposer sur mon lit sa redingote, sonchapeau, sa canne et ses gants. Un matin qu’il était occupé àamputer un bras, je m’aperçus que M. Lhomme l’avait suivi,afin d’assister à l’opération qui se faisait à l’une des extrémitésde la salle : l’occasion était belle pour untravestissement ; je me hâte de l’effectuer, et sous monnouveau costume, je vais droit à la sortie ; il me fallaitpasser au milieu d’une troupe de sous argousins ; je me risqueeffrontément ; aucun d’eux ne paraît faire attention à moi, etdéjà je me suppose hors de péril, lorsque j’entends ce cri :« Arrêtez ! arrêtez ! c’est un forçat quis’évade. » À peine me restait-il vingt pas à faire pourgagner la porte de l’arsenal : sans me déconcerter, jeredouble de vitesse, et, parvenu devant le poste, je dis à lagarde, en montrant un individu qui venait d’entrer dans laville : « Courrez donc avec moi, c’est un échappé del’hôpital. » Cette présence d’esprit allait peut-être mesauver ; mais, sur le point de franchir la grille, je me senstirer par ma perruque ; je me retourne, c’estM. Lhomme : si je résiste, je suis mort ; je merésigne à marcher devant lui, et l’on me reconduit au bagne, où jesuis mis à la double chaîne. Il était clair qu’il allait me revenirune correction ; pour l’éviter, je me jette aux genoux ducommissaire : « Ah ! Monsieur, lui dis-je, que l’onne me frappe pas, c’est la seule grâce que je vous demande ;je ferai plutôt trois ans de plus si vous l’exigez. » Lecommissaire, quelque touchante que fût ma prière, avait beaucoup depeine à garder sa gravité ; enfin il répondit qu’il mepardonnait, en faveur de la hardiesse et de la nouveauté dutour ; mais il voulut que je lui désignasse la personne quim’avait procuré les objets d’habillement dont le chirurgien n’avaitpas fait les frais. « Vous n’ignorez pas, lui répartis-je, queles gens qui nous gardent sont des misérables qui font tout pour del’argent ; mais rien au monde ne me fera trahir celui qui m’aservi. » Satisfait de ma franchise, il donna aussitôt l’ordrede me retirer la double chaîne, et comme l’argouzin murmuraitcontre tant d’indulgence, il lui prescrivit de se taire, enajoutant : « Vous devriez l’aimer au lieu de lui envouloir, car il vient de vous donner une leçon dont vous pourrezfaire votre profit. » Je remerciai le commissaire, etl’instant d’après je fus ramené sur le banc fatal auquel je devaisencore être attaché pendant six ans. Je me flattai alors del’espoir de relever ma fabrique de jouets d’enfants ; mais lepère Mathieu s’y opposa, et je fus, malgré moi, obligé de resterdans l’inaction. Deux mois se passèrent sans qu’il survînt aucunchangement dans ma position. Une nuit, je ne pouvais pasdormir ; tout à coup il me vint une de ces idées lumineusesque l’on ne trouve que pendant les ténèbres ; Jossas étaitéveillé, je la lui communique. On devine qu’il s’agissait toujoursde tentatives d’évasion ; il juge excellent, merveilleux, lemoyen que j’ai imaginé, et il m’engage fortement à ne pas lenégliger. On va voir que je n’oubliai pas son conseil. Un matin, lecommissaire du bagne, faisant sa ronde, passa près de moi ; jelui demandai la permission de l’entretenir en particulier.« Eh ! que me veux-tu ? me dit-il ; as-tuquelque plainte à porter ? parle, garçon, parle hautement, jete ferai justice. » Encouragé par la douceur de celangage : « Ah ! mon bon commissaire, m’écriai-je,vous voyez devant vous un second exemple de l’honnêtecriminel. Peut-être vous souviendrez-vous qu’en arrivant icije vous ai fait connaître que je tenais la place de monfrère : je ne l’accuse point, je me plais même à croire qu’ilétait innocent du faux qu’on lui a imputé ; mais c’est luique, sous mes prénoms, la Cour de Douai a condamné, c’est lui quis’est évadé du bagne de Brest ; aujourd’hui, réfugié enAngleterre, il est libre, et moi, victime d’une funeste méprise, ilme faut subir sa peine ; ai-je été malheureux de luiressembler ! Sans cette circonstance, je n’aurais pas étéconduit à Bicêtre, les gardiens de cette maison n’auraient pasdéclaré qu’ils me reconnaissaient. En vain ai-je sollicité uneenquête, c’est parce qu’on s’en est rapporté à leur témoignage quel’on a admis une identité qui n’existe pas. Enfin l’erreur estconsommée, je suis bien à plaindre ! Je sais qu’il ne dépendpas de vous de faire réformer une décision sans appel, mais il estune grâce que vous pouvez m’accorder : par mesure de sûreté,l’on m’a mis à la salle des suspects, où je me trouve jeté aumilieu d’un ramas de voleurs, d’assassins, de scélérats endurcis. Àchaque instant, je frémis au récit des crimes qu’ils ont commis,comme à l’espoir de ceux qu’ils commettraient encore si jamais ilsparvenaient à se délivrer de leurs fers. Ah ! je vous ensupplie, au nom de tous les sentiments d’humanité, ne me laissezpas plus long-temps avec des êtres aussi pervertis. Mettez-moi aucachot, accablez-moi de chaînes, faites de moi tout ce que vousvoudrez, mais que je ne sois plus avec eux. Si j’ai cherché àm’évader, ce n’a été que pour me délivrer de la présence de cesinfâmes. (Dans ce moment, je me tournais du côté des forçats.)Voyez, mon commissaire, de quel œil de férocité ils meregardent ; déjà ils se préparent à me faire repentir de ceque je vous dis : ils brûlent de tremper leurs mains dans monsang ; encore une fois, je vous en conjure, ne m’abandonnezpas à la vengeance de pareils monstres. » Pendant ce discours,les forçats étaient comme pétrifiés d’étonnement ; ils neconcevaient pas qu’un de leurs camarades eût ainsi la témérité deles injurier en face ; le commissaire lui-même ne savait quepenser d’une démarche aussi étrange ; il gardait lesilence ; je vis qu’il était profondément ému. Alors, mejetant à ses pieds, et les larmes aux yeux, je repris :« Ayez pitié de moi. Si vous me refusez, si vous vous éloignezsans m’avoir fait sortir de cette salle, vous ne me reverrezplus ». Ces dernières paroles produisirent l’effet que je m’enétais promis. Le commissaire qui était un brave homme, me fitdéferrer en sa présence, et donna l’ordre de me mettre de suiteà la fatigue. On m’accoupla avec un nomméSalesse, gascon aussi malin que peut l’être un forçat. Lapremière fois que nous fûmes seuls, il me demanda si j’avaisl’intention de m’évader. Je n’ai garde d’y penser, luirépondis-je ; ne suis-je pas déjà assez heureux que l’on melaisse travailler. Cependant Jossas possédait mon secret ; cefut lui qui disposa tout pour mon évasion. J’eus des vêtementsbourgeois, que je cachai sous mes habits de galériens, sans mêmeque mon camarade de couple s’en aperçût. Un boulon à vis avaitremplacé le boulon rivé de la manicle, et j’étais prêt à partir. Letroisième jour après avoir quitté mes compagnons, je sors pour merendre à la fatigue, et me présente à la visite del’argouzin : Passe mariase (vaurien), me dit le pèreMathieu, il n’est pas temps. Me voilà dans la corderie ;l’endroit me paraît propice ; je dis à mon camarade que j’ai àsatisfaire un besoin ; il m’indique des pièces de boisderrière lesquelles je puis me placer, et à peine m’a-t-il perdu devue, qu’ayant jeté ma casaque rouge et dévissé le boulon, je memets à fuir dans la direction du bassin. On y réparait alors lafrégate la Muiron, l’une de celles qui avaient ramenéd’Égypte Bonaparte et sa suite. Je monte à bord et demande lemaître charpentier que je savais être à l’hôpital. Le coq(cuisinier), à qui je m’adresse, me prend pour un homme du nouveléquipage. Je m’applaudis de son erreur, et pour l’y confirmer deplus en plus, comme à l’accent j’ai reconnu qu’il est Auvergnat,j’engage avec lui, dans le patois de son pays, une conversation queje soutiens du ton le plus assuré ; cependant j’étais sur lesépines : quarante couples de forçats travaillaient à deux pasde nous. D’un instant à l’autre on pouvait me reconnaître. Enfinune embarcation part pour la ville, je m’y précipite, et,saisissant un aviron, je fends la lame comme un vieuxmatelot ; bientôt nous sommes dans Toulon. Pressé de gagner lacampagne, je cours à la porte d’Italie, mais personne ne sort sansêtre muni d’une carte verte, délivrée par la municipalité ; onme refuse le passage, et tandis que je cherche dans mon espritcomment je viendrai à bout de prouver que la consigne n’est paspour moi, j’entends les trois coups de canon qui donnent au loin lesignal de mon évasion. Dans ce moment, un frisson me parcourt de latête aux pieds ; déjà je me vois au pouvoir des argousins etde toute la milice du bagne ; il me semble comparaître devantce brave commissaire que j’ai si indignement trompé ; si jesuis repris, je suis perdu. Livré à ces tristes réflexions, jem’éloigne en toute hâte, et afin de rencontrer moins de monde, jeme dirige vers les remparts.

Parvenu dans un endroit isolé, je marchai,assez lentement, comme un homme qui ne sachant où porter ses pas,tient conseil avec lui-même, quand une femme m’accoste et medemande en provençal l’heure qu’il est ; je lui réponds que jel’ignore ; elle se met alors à jaser de la pluie et du beautemps, et finit par me proposer de l’accompagner ; c’est àquatre pas d’ici, ajouta-t-elle, personne ne nous verra. L’occasionde trouver un refuge était trop belle pour la laisseréchapper : je suis ma conductrice dans une espèce de galetasoù je fais venir quelques rafraîchissements. Pendant que noussommes à causer, trois autres coups de canon se font entendre.« Ah ! s’écria cette fille d’un air de satisfaction,voilà le deuxième qui s’échappe aujourd’hui. – Eh quoi ! luidis-je, la belle enfant, ça te fait donc plaisir ? aurais-tul’espoir de toucher la récompense ? – Moi ! tu ne meconnais guère. – Bah ! bah ! repris-je, cinquante francssont toujours bons à gagner, et je te jure bien que si l’un de cesgaillards-là tombait sous ma coupe… – Vous êtes unmalheureux ! s’écria-t-elle, en faisant un geste comme pour merepousser : je ne suis qu’une pauvre fille, mais ce n’est pasCélestine qui mangera jamais de ce pain-là. » À ces mots,qu’elle prononça avec un accent de vérité qui ne me permettait pasde douter que l’épreuve me fût suffisante, je n’hésitai plus, jelui confiai mon secret. Dès qu’elle eut appris que j’étais unforçat, je ne saurais exprimer combien elle parut s’intéresser àmon sort. « Mon Dieu, disait-elle, ils sont si à plaindre, queje voudrais les sauver tous, aussi j’en ai déjà sauvéplusieurs » ; puis après s’être interrompue un instantcomme pour réfléchir : « Laisse-moi faire, me dit-elle,j’ai mon amant qui a une carte verte, j’irai demain la luiemprunter, tu t’en serviras, et une fois hors la ville, tu ladéposeras sous une pierre que je t’indiquerai ; en attendant,comme nous ne sommes pas en lieu sûr, je vais t’emmener dans machambre. » Lorsque nous y fûmes arrivés, elle m’annonçaqu’elle allait me laisser un moment seul. « Il faut quej’avertisse mon amant, me dit-elle, je serai bientôt deretour. » Les femmes sont quelquefois si bonnes comédiennes,que, malgré tant de démonstrations bienveillantes, je redoutaisquelque perfidie ; peut-être Célestine ne sortait-elle quepour me dénoncer ; elle n’était pas encore dans la rue, que jedescends rapidement l’escalier : « Eh bien ! ehbien ! s’écrie cette fille, n’as-tu pas peur ? Si tu teméfies, viens avec moi plutôt. » Je crus qu’il était prudentde la veiller de près ; nous nous acheminons ensemble pournous rendre je ne sais où. À peine avons-nous fait quelques pas,que vient à passer un convoi funèbre. « Suis l’enterrement, medit ma protectrice, tu es sauvé », et sans que j’aie le tempsde la remercier, elle disparaît. Le cortège était nombreux, je memêlai à la foule des assistants, et pour que l’on ne me crût pasétranger à la cérémonie, je liai conversation avec un vieux marin,dont quelques mots me mirent à même de célébrer les vertus dudéfunt. Je me convainquis bientôt que Célestine ne m’avait pastrompé. Quand j’eus laissé derrière moi ces remparts, dont ilm’importait tant de m’éloigner, j’en pleurais presque dejoie ; toutefois, afin de ne pas me trahir, je jouail’affliction jusqu’au bout. Parvenu au cimetière, je m’avançai àmon tour au bord de la fosse, et après avoir jeté une pellée deterre sur le cercueil, je me séparai de la compagnie en suivant dessentiers détournés. Je marchai très long-temps, sans perdre de vueToulon. Sur les cinq heures du soir, près d’entrer dans un bois desapins, j’aperçois tout à coup un homme armé d’un fusil :comme il était assez bien vêtu, et qu’il avait une carnassière, mapremière pensée fut que c’était un chasseur ; mais enremarquant hors de sa veste la crosse d’un pistolet, je craignisque ce ne fut un de ces Provençaux qui, au bruit du canon, nemanquent jamais de se mettre en campagne pour traquer les forçatsévadés. Si mes appréhensions étaient justes, toute fuite étaitinutile ; peut-être alors valait-il mieux avancer querétrograder ; ce fut le parti que je pris, et m’étant assezapproché de lui pour être à portée de saisir son premier mouvement,dans le cas où il serait hostile, je demandai la route d’Aix.

« – Est-ce la traverse ou la granderoute ? me dit-il avec une intention marquée.

» – Ça m’est égal, répondis-je, espérantpar cette indifférence écarter les soupçons.

» – En ce cas, suivez ce sentier, il vousmènera droit au poste de la gendarmerie ; si vous n’aimez pasà voyager seul, vous pourrez profiter de lacorrespondance. »

À ce mot de gendarmerie, je me sentispâlir. L’inconnu s’aperçut de l’effet qu’il produisait surmoi : « Allons ! allons ! dit-il, je vois bienque vous ne tenez pas à labourer la grande route. Eh bien ! sivous n’êtes pas trop pressé, je vous conduirai jusqu’au village dePourrières, qui n’est qu’à deux lieues d’Aix. » Il se montraittrop bien au fait des localités pour que je ne m’accommodasse pasde son obligeance ; je consentis à l’attendre. Alors, sansquitter sa place, il me désigna à quelque distance de lui un fourréoù il ne tarderait pas à me joindre. Deux heures se passèrent avantqu’il eût terminé sa faction ; enfin il vint à moi :« Debout ! » me dit-il. Je me levai, je le suivis,et lorsque je me croyais encore dans l’épaisseur du bois, je metrouvai sur la lisière, à cinquante pas d’une maison devantlaquelle étaient assis des gendarmes. À la vue de leur uniforme, jetressaillis. « Eh ! qu’avez-vous donc ? me dit monguide ; craignez-vous que je vous livre ? Si vousredoutez quelque chose, voilà de quoi vous défendre. » En mêmetemps il me présente ses pistolets ; je les refuse. « Àla bonne heure ! » reprit-il, et il me serra la main pourmarquer qu’il était satisfait de cette preuve de confiance. Masquéspar les broussailles qui bordaient la route, nous nous étionsarrêtés ; je ne comprenais pas trop le but d’une halte si prèsde l’ennemi. La station fut longue, enfin, à la tombée de la nuit,nous vîmes venir du côté de Toulon une malle-poste escortée parquatre gendarmes, que relevèrent autant d’hommes de la brigade dontle voisinage m’avait épouvanté. La malle poursuivit sonchemin ; bientôt elle eut disparu. Alors mon compagnon, mesaisissant par le bras, me dit d’un ton bref : « Partons,il n’y a rien à faire aujourd’hui. »

Nous nous éloignâmes aussitôt en changeant dedirection ; après avoir marché environ une heure, mon guides’approcha d’un arbre et promena ses mains sur le tronc ; jereconnus qu’il comptait des raies que l’on y avait faites avec uncouteau. « C’est bon ! » s’écria-t-il avec une sortede contentement dont je ne pouvais pas m’expliquer le sujet ;et après avoir tiré de sa carnassière un morceau de pain qu’ilpartagea avec moi, il me donna à boire dans sa gourde. La collationne pouvait arriver plus à propos, car j’avais besoin de reprendredes forces. Malgré l’obscurité, nous marchions si vite, que jefinis par me fatiguer : mes pieds, depuis long-temps privésd’exercice, étaient devenus douloureux, et j’allais déclarer qu’ilm’était impossible de pousser plus loin, quand trois heuressonnèrent à une horloge de village. « Doucement, me dit monguide, en se baissant pour appliquer son oreille sur le sol ;mettez-vous comme moi et écoutez : Avec cette maudite légionpolonaise, il faut toujours être sur ses gardes. N’avez-vous rienentendu ? » Je répondis que je croyais avoir entendu lespas de plusieurs hommes. – « Oui, dit-il, ce sont eux, nebougez pas, ou nous sommes pris. » À peine achevait-il, qu’unepatrouille arriva sur les broussailles où nous étions cachés.« Voyez-vous quelque chose, vous autres ? dit-on trèsbas. – Rien, sergent. – Parbleu ! je crois bien, il fait noircomme dans un four. Cet enragé de Roman, que le tonnerre de Dieul’écrase ! Nous faire voyager toute la nuit dans les boiscomme des loups. Ah ! si jamais je le trouve, ou quelqu’un dessiens !… » – « Qui vive ? » cria tout àcoup un soldat.

» – Qu’est-ce que tu vois ? dit lesergent.

» – Rien, mais j’ai entendu respirer dece côté. (et vraisemblablement il indiquait l’endroit où nousétions.)

» – Allons ! tu rêves… on t’a faittant de peur de Roman, que tu crois toujours l’avoir dans tagiberne.

Deux autres soldats prétendirent aussi qu’ilsavaient entendu.

« Taisez-vous donc, répliqua le sergent,je vous proteste qu’il n’y a personne ; ce sera encore cettefois comme de coutume, il nous faudra retourner à Pourières sansavoir rencontré le gibier ; tenez, mes amis, il est temps denous retirer. » La patrouille parut se disposer à partir.« C’est une ruse de guerre, me dit mon compagnon, je suis sûrqu’ils vont battre le bois, et revenir sur nous en formant ledemi-cercle. »

Il s’en fallait que je fusse à mon aise.« Auriez-vous peur ? me dit encore mon guide.

» – Ce ne serait pas le moment,répondis-je.

» – En ce cas, suivez-moi ; voilàmes pistolets ; quand je tirerai, tirez, de manière que lesquatre coups n’en fassent qu’un… Il est temps ;feu ! »

Les quatre coups partent, et nous nous sauvonsà toutes jambes, sans être poursuivis. La crainte de tomber dansquelque embuscade avait arrêté les soldats ; nous n’encontinuâmes pas moins notre course. Arrivés auprès d’une bastideisolée, l’inconnu me dit : « Voici le jour ; maisnous sommes en sûreté. » Il passa alors entre les palissadesd’un jardin, et fourrant son bras dans le tronc d’un arbre il yprit une clef ; c’était celle de la bastide, dans laquellenous ne tardâmes pas à être installés.

Une lampe de fer, accrochée au manteau de lacheminée, éclairait un intérieur simple et rustique. Seulement jevis dans un coin un baril qui semblait contenir de la poudre ;plus haut, épars sur une planche, étaient des paquets decartouches. Des vêtements de femme, placés sur une chaise, avec unde ces vastes chapeaux noirs à la provençale, indiquaient laprésence d’une dormeuse, dont la respiration bruyante venaitjusqu’à nous. Pendant que je jetais autour de moi un coup d’œilrapide, mon guide tirait d’un vieux bahut un quartier de chevreau,des oignons, de l’huile, une outre de vin, et m’invitait à prendreun repas dont j’avais le plus grand besoin. Il paraissait bienavoir quelque envie de me questionner ; mais je mangeais avecune telle avidité, qu’il se fit, je crois, un scrupule dem’interrompre. Quand j’eus terminé, c’est-à-dire quand il ne restaplus rien sur la table, il me conduisit dans une espèce de grenier,en me répétant que j’étais là bien en sûreté ; puis il seretira sans que je pusse savoir s’il restait dans la bastide,attendu qu’à peine fus-je étendu sur la paille, qu’un sommeilinvincible s’empara de moi.

Lorsque je m’éveillai, je jugeai à la hauteurdu soleil qu’il était deux heures après midi. Une paysanne, sansdoute la même dont j’avais vu les atours, avertie par mesmouvements, montra sa tête à l’ouverture de la trappe de mongaletas : « Ne bougez pas, me dit-elle en patois, lesenvirons sont remplis de sapins (gendarmes) qui furètentde tous côtés. » Je ne savais ce qu’elle entendait par ce motde sapins, mais je me doutais qu’il ne s’appliquait à riende bon.

À la brune, je revis l’homme de la veille,qui, après quelques paroles insignifiantes, me demanda directementqui j’étais, d’où je venais, où j’allais. Préparé à cet inévitableinterrogatoire, je répondis que, déserteur du vaisseaul’Océan, alors en rade de Toulon, je cherchais à gagnerAix, d’où je me proposais de passer dans mon pays.

« C’est bon, me dit mon hôte, je vois quivous êtes ; mais vous, qui pensez-vous que je sois ?

» – Ma foi, à dire vrai, je vous avaispris d’abord pour un garde-champêtre, ensuite j’ai cru que vouspourriez bien être un chef de contrebandiers, et maintenant je nesais plus que penser.

» – Vous le saurez bientôt… Dans notrepays on est brave, voyez-vous, mais on n’aime pas à être soldat parforce… aussi n’a-t-on obéi à la réquisition que quand on n’a pas pufaire autrement… Le contingent de Pourières a même refusé toutentier de partir ; des gendarmes sont venus pour saisir lesréfractaires, on a fait résistance ; des deux côtés on s’esttué du monde, et tous ceux d’entre les habitants qui avaient prispart au combat se sont jetés dans les bois pour éviter la courmartiale. Nous nous sommes ainsi réunis au nombre de soixante, sousles ordres de M. Roman et des frères Bisson de Tretz :s’il vous convenait de rester avec nous, j’en serais bien aise, carj’ai vu cette nuit que vous êtes bon compagnon, et il m’est avisque vous ne vous souciez guère de frayer avec les gendarmes. Ausurplus, nous ne manquons de rien, et nous ne courons pas granddanger… Les paysans nous avertissent de tout ce qui se passe, etils nous fournissent plus de vivres qu’il ne nous en faut… Allons,êtes-vous des nôtres ? »

Je ne crus pas devoir rejeter la proposition,et, sans trop songer aux conséquences, je répondis comme il ledésirait. Je passai encore deux jours à la bastide ; letroisième, je partis avec mon compagnon, qui me remit une carabineet deux pistolets. Après plusieurs heures de marche à travers desmontagnes couvertes de bois, nous arrivâmes à une bastide beaucoupplus grande que celle que je venais de quitter : c’était là lequartier général de Roman. J’attendis un moment à la porte, parcequ’il était nécessaire que mon guide m’eût annoncé. Il revintbientôt, et m’introduisit dans une vaste grange, où je tombai aumilieu d’une quarantaine d’individus dont le plus grand nombre segroupait autour d’un homme qu’à sa tenue moitié rustique moitiébourgeoise, on eût pris pour un riche propriétaire decampagne : ce fut à ce personnage qu’on me présenta :« Je suis charmé de vous voir, me dit-il : on m’a parléde votre sang-froid, et je suis averti de ce que vous valez. Sivous souhaitez partager nos périls, vous trouverez ici amitié etfranchise ; nous ne vous connaissons pas, mais avec unphysique tel que le vôtre, on a partout des amis. D’abord, tous leshonnêtes gens sont les nôtres, de même que tous les genscourageux : car nous ne prisons pas moins la probité que labravoure. Après ce discours, qui ne pouvait m’être adressé que parRoman, les deux Bisson, et ensuite tous les assistants, medonnèrent l’accolade fraternelle. Telle fut ma réception dans cettesociété, à laquelle son chef attribuait un but politique : cequ’il y a de certain, c’est qu’après avoir commencé comme lesChouans par arrêter les diligences qui portaient l’argent del’état, Roman en était venu à détrousser les voyageurs. Lesréfractaires dont sa troupe se composait en grande partie avaientd’abord eu quelque peine à se faire à ce genre d’expédition, maisles habitudes de vagabondage, l’oisiveté, et surtout la difficultéde retourner dans leurs familles, les avaient promptementdéterminés.

Dès le lendemain de mon arrivée, Roman medésigna avec six hommes pour me porter aux environs deSaint-Maximin ; j’ignorais de quoi il s’agissait. Vers minuit,parvenu sur la lisière d’un petit bois que partageait la route,nous nous embusquons dans un ravin. Le lieutenant de Roman, Bissonde Tretz, recommande le plus profond silence. Bientôt le bruitd’une voiture se fait entendre : elle passe devant nous ;Bisson lève la tête avec précaution : « C’est ladiligence de Nice, dit-il,… mais il n’y à rien à faire,… elle porteplus de dragons que de ballots. » Il donna alors l’ordre de laretraite, et nous regagnâmes la bastide, où Roman, irrité de nousvoir revenir les mains vides, s’écria en jurant : « Ehbien ! elle paiera demain ! »

Il n’y avait plus moyen de me faire illusionsur l’association dont je faisais partie : décidément j’étaisparmi ces voleurs de grand chemin qui répandaient l’effroi danstoute la Provence. Si je venais à être pris, ma qualité de forçatévadé ne me laissait pas même l’espoir d’un pardon qu’on pouvaitencore accorder à quelques-uns des jeunes gens qui se trouvaientavec nous. En réfléchissant à ma situation, je fus tenté defuir ; mais, récemment enrôlé dans la bande, n’était-il pasprobable que l’on avait sans cesse l’œil sur moi ? D’un autrecôté, exprimer le désir de me retirer, n’était-ce pas provoquer desdéfiances dont je serais devenu la victime ? Roman nepouvait-il pas me prendre pour un espion, et me fairefusiller ?… La mort et l’infamie me menaçaient de partout…

Au milieu des perplexités auxquelles j’étaisen proie, je m’avisai de sonder celui d’entre nous qui m’avaitservi d’introducteur, et lui demandai s’il ne serait pas possibled’obtenir de notre chef un congé de quelques jours ; il merépondit fort sèchement que cela se faisait pour les gens bienconnus, puis il me tourna le dos.

J’étais depuis onze jours avec les bandits,bien résolu à tout faire pour me dérober à l’honneur de leursexploits, lorsqu’une nuit, que l’excès de la fatigue m’avait jetédans un profond sommeil, je fus réveillé par un bruitextraordinaire. On venait de voler à l’un de nos camarades unebourse assez bien garnie, et c’était lui qui faisait tout cetapage. Comme j’étais le dernier venu, il était naturel que lessoupçons tombassent sur moi. Il m’accusait formellement et toute latroupe faisait chorus ; en vain je protestai de mon innocence,il fut décidé que l’on me fouillerait. Je m’étais couché avec mesvêtements ; on commença à me déshabiller. Quel ne fut pasl’étonnement des bandits, en découvrant sur ma chemise… la marquedes galères ?

« Un forçat !… s’écria Roman, unforçat parmi nous… ce ne peut être qu’un espion… Qu’on le sable[5] ; ou qu’on le fusille… ce sera plustôt fait. »

J’entendis armer les fusils…

« Un instant ! commanda lechef ; il faut auparavant qu’il rende l’argent…

» Oui, lui dis-je, l’argent serarendu ; mais il est indispensable que vous m’accordiez unentretien particulier. » Roman consentit à m’entendre. Oncroyait que j’allais faire des aveux ; mais quand je fus seulavec lui, j’affirmai de nouveau que je n’étais pas le coupable, etje lui indiquai pour le découvrir un expédient dont il me sembleavoir lu autrefois la recette dans Berquin. Roman reparut tenantdans sa main autant de brins de paille qu’il y avait d’individusprésents : – Faites bien attention, leur dit-il, que le brinle plus long désignera le voleur. On procède au tirage ; etquand il est terminé, chacun s’empresse de rapporter sa paille… Uneseule est plus courte que les autres. C’est un nommé Josephd’Oriolles qui la présente. « C’est donc toi ? lui ditRoman : toutes les pailles étaient de même longueur ; tuas raccourci la tienne, tu t’es vendu toi-même… »

Aussitôt l’on fouilla Joseph, et l’argent voléfut trouvé dans sa ceinture. Ma justification était complète. Romanlui-même me fit des excuses ; en même temps il me déclara quej’avais cessé de faire partie de sa troupe ; « c’est unmalheur, ajouta-t-il, mais vous sentez qu’ayant été auxgalères… » Il n’acheva pas, me mit quinze louis dans la main,et me fit promettre de ne pas parler de ce que j’avais vu, avantvingt-cinq jours. – Je fus discret.

FIN DU TOME PREMIER.

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