Numa Roumestan

Chapitre 10NORD ET MIDI

Entre le président Le Quesnoy et son gendre,il n’y avait jamais eu grande sympathie. Le temps, les rapportsfréquents, les liens de parenté n’étaient pas parvenus à diminuerl’écart de ces deux natures, à vaincre le froid intimidantqu’éprouvait le Méridional devant ce grand silencieux à têtehautaine et pâle dont le regard bleu-gris, le regard de Rosaliemoins la tendresse et l’indulgence, s’abaissait sur sa verve pourla geler. Numa, flottant et mobile, toujours débordé par sa parole,à la fois ardent et compliqué, se révoltait contre la logique, ladroiture, la rigidité de son beau-père ; et tout en luienviant ses qualités, les mettait sur le compte de la froideur del’homme du Nord, de l’extrême Nord que lui représentait leprésident.

– Après, il y a l’ours blanc… Puis, plus rien,le pôle et la mort.

Il le flattait cependant, cherchait à leséduire avec des chatteries adroites, ses amorces à prendre leGaulois ; mais le Gaulois, plus subtil que lui-même, ne selaissait pas envelopper. Et lorsqu’on causait politique, ledimanche, dans la salle à manger de la place Royale ; lorsqueNuma, attendri par la bonne chère, essayait de faire croire auvieux Le Quesnoy qu’en réalité ils étaient bien près de s’entendrevoulant tous deux la même chose – la liberté ; il fallait voirle coup de tête révolté dont le président lui secouait toutes sesmailles.

– Ah ! mais non, pas la même !

En quatre arguments précis et durs, ilrétablissait les distances, démasquait les mots, montrait qu’il nese laissait pas prendre à leur tartuferie. L’avocat s’en tirait enplaisantant, très vexé au fond, surtout à cause de sa femme qui,sans se mêler jamais de politique, écoutait et regardait. Alors enrevenant, le soir, dans leur voiture, il s’efforçait de lui prouverque son père manquait de bon sens. Ah ! si ça n’avait pas étépour elle, il l’aurait joliment rembarré. Rosalie, pour ne pasl’irriter, évitait de prendre parti :

– Oui, c’est malheureux… vous ne vous entendezpas… Mais tout bas elle donnait raison au président.

Avec l’arrivée de Roumestan au ministère, lefroid entre les deux hommes s’était accentué. M. Le Quesnoyrefusait de se montrer aux réceptions de la rue de Grenelle, ets’en expliqua très nettement avec sa fille :

– Dis-le bien à ton mari… qu’il continue àvenir chez moi et le plus souvent possible, j’en serai trèsheureux ; mais on ne me verra jamais au ministère. Je sais ceque ces gens-là nous préparent je ne veux pas avoir l’apparenced’un complice.

Du reste, la situation était sauvegardée auxyeux du monde par ce deuil de cœur qui murait les Le Quesnoy chezeux depuis si longtemps. Le ministre de l’Instruction publique eûtété probablement très gêné de sentir dans ses salons ce vigoureuxcontradicteur devant lequel il restait un petit garçon ; ilaffecta cependant de paraître blessé de cette décision, s’en fitune attitude, chose toujours très précieuse à un comédien, et unprétexte pour ne plus venir que fort inexactement aux dîners dudimanche, invoquant une de ces mille excuses, commissions,réunions, banquets obligatoires, qui donnent aux maris de lapolitique une si vaste liberté.

Rosalie, au contraire, ne manquait pas undimanche, arrivait de bonne heure l’après-midi, heureuse deretremper dans l’intérieur de ses parents ce goût de la famille quel’existence officielle ne lui laissait guère le loisir desatisfaire. Madame Le Quesnoy encore à vêpres, Hortense à l’église,avec sa mère, ou menée par des amis à quelque matinée musicale,elle était sûre de trouver son père dans sa bibliothèque, unelongue pièce tapissée de livres du haut au bas, enfermé avec cesamis muets, ces confidents intellectuels, les seuls dont sa douleurn’eût jamais pris ombrage. Le président ne s’installait pas à lire,inspectait les rayons, s’arrêtait à une belle reliure, et, debout,sans s’en douter, lisait pendant une heure, ne s’apercevant ni dutemps ni de la fatigue. Il avait un pâle sourire en voyant entrersa fille aînée. Quelques mots échangés, car ils n’étaient bavardsni l’un ni l’autre, elle passait, elle aussi, la revue de sesauteurs aimés, choisissait, feuilletait près de lui sous le jour unpeu assombri d’une grande cour du Marais où tombaient en lourdesnotes, dans la tranquillité du dimanche aux quartiers commerçants,les sonneries des vêpres voisines. Parfois il lui donnait un livreentr’ouvert :

– Lis ça… en soulignant avec l’ongle ;et, quand elle avait lu :

– C’est beau, n’est-ce pas ?…

Pas de plus grand plaisir pour cette jeunefemme, à qui la vie offrait ce qu’elle peut donner de brillant etde luxueux, que cette heure auprès de ce père âgé et triste, enverslequel son adoration filiale se doublait d’attaches intimes toutintellectuelles.

Elle lui devait sa rectitude de pensée, cesentiment de justice qui la faisait si vaillante, aussi son goûtartistique, l’amour de la peinture et des beaux vers ; carchez Le Quesnoy le tripotage continu du code n’avait pas ossifiél’homme. Sa mère, Rosalie l’aimait, la vénérait, non sans un peu derévolte contre une nature trop simple, trop molle, annihilée danssa propre maison et que la douleur, qui élève certaines âmes, avaitcourbée à terre aux plus vulgaires préoccupations féminines, lapiété pratiquante, le ménage en petits détails. Plus jeune que sonmari, elle paraissait l’aînée, avec sa conversation bonne femme,qui, vieillie et attristée comme elle, cherchait des coins chaudsde souvenir, des rappels de son enfance dans un domaine ensoleillédu Midi. Mais l’église la possédait surtout, et, depuis la mort deson fils, elle allait endormir son chagrin dans la fraîcheursilencieuse, le demi-jour, le demi-bruit des hautes nefs, commedans une paix de cloître défendue du grouillement de la vie par leslourdes portes rembourrées, avec cet égoïsme dévot et lâche desdésespoirs accoudés aux prie-Dieu, déliés des soucis et desdevoirs.

Rosalie, déjà jeune fille au moment de leurmalheur, avait été frappée de la façon différente dont ses parentsle subissaient : elle, renonçant à tout, abîmée dans unereligion larmoyante, lui, demandant des forces à la tâcheaccomplie ; et sa tendre préférence pour son père lui étaitvenue d’un choix de sa raison. Le mariage, la vie commune avec lesexagérations, les mensonges, les démences de son Méridional, luifaisaient trouver encore plus doux l’abri de la bibliothèquesilencieuse qui la changeait du garni grandiose, officiel et froid,des ministères.

Au milieu de la calme causerie, on entendaitun bruit de porte, un frou-frou de soie, Hortense qui rentrait.

– Ah ! je savais te trouver là…

Elle n’aimait pas à lire, celle-là. Même lesromans l’ennuyaient, jamais assez romanesques pour son exaltation.Au bout de cinq minutes qu’elle était à piétiner, son chapeau surla tête :

– Ça sent le renfermé, toutes ces paperasses…tu ne trouves pas, Rosalie ?… Allons, viens un peu avec moi…Père t’a assez eue. Maintenant, c’est mon tour.

Et elle l’entraînait dans sa chambre, leurchambre, car Rosalie y avait aussi vécu jusqu’à l’âge de vingtans.

Elle voyait là, dans une heure charmante decauseries, tous les objets qui avaient fait partie d’elle-même, sonlit aux rideaux de cretonne, son pupitre, l’étagère, labibliothèque où il restait un peu de son enfance aux titres desvolumes, à la puérilité de mille riens conservés avec amour. Elleretrouvait ses pensées dans tous les coins de cette chambre dejeune fille, plus coquette et ornée que de son temps un tapis parterre, une veilleuse en corolle au plafond, et de petites tablesfragiles, à coudre, à écrire, que l’on rencontrait à chaque pas.Plus d’élégance et moins d’ordre, deux ou trois ouvrages commencés,au dos des chaises, le pupitre resté ouvert avec un envolement depapier à devise. Quand on entrait, il y avait toujours une petiteminute de déroute.

– C’est le vent, disait Hortense en éclatantde rire, il sait que je l’adore, il sera venu voir si j’yétais.

– On aura laissé la fenêtre ouverte, répondaitRosalie tranquillement… Comment peux-tu vivre là-dedans ?… Jesuis incapable de penser, moi, quand rien n’est en place.

Elle se levait pour remettre droit un cadreaccroché au mur, qui gênait son œil aussi juste que son esprit.

– Eh bien ! moi, tout le contraire, ça memonte… Il me semble que je suis en voyage.

Cette différence de natures se retrouvait surle visage des deux sœurs. Rosalie, régulière, une grande pureté delignes, des yeux calmes et de couleur changeante comme un flot dontla source est profonde ; l’autre, des traits en désordre,d’expression spirituelle sur un teint mat de créole. Le nord et lemidi du père et de la mère, deux tempéraments très divers quis’étaient unis sans se fondre, perpétuant chacun sa race. Et celamalgré la vie commune, l’éducation pareille dans un grandpensionnat où Hortense reprenait, sous les mêmes maîtres, àquelques années de distance, la tradition scolaire qui avait faitde sa sœur une femme sérieuse, attentive, tout à la minuteprésente, s’absorbant dans ses moindres actes, et la laissait,elle, tourmentée, chimérique, l’esprit inquiet, toujours en rumeur.Quelquefois, la voyant si agitée, Rosalie s’écriait :

– Je suis bien heureuse, moi… Je n’ai pasd’imagination.

– Moi, je n’ai que ça ! disaitHortense ; et elle lui rappelait que, au cours deM. Baudouy chargé de leur apprendre le style et ledéveloppement de la pensée, ce qu’il appelait pompeusement« sa classe d’imagination », Rosalie n’avait aucunsuccès, exprimant toutes choses en quelques mots concis, tandisque, avec gros comme ça d’idée, elle noircissait des volumes.

« C’est le seul prix que j’aie jamais eu,le prix d’imagination. »

Elles étaient, malgré tout, tendrement unies,d’une de ces affections de grande à petite sœur, où il entre dufilial et du maternel. Rosalie l’emmenait partout avec elle, aubal, chez ses amies, dans ces courses de magasins qui affinent legoût des Parisiennes. Même après leur sortie du pensionnat, ellerestait sa petite mère. Et maintenant elle s’occupait de la marier,de lui trouver le compagnon tranquille et sûr, indispensable àcette tête folle, le bras solide dont il fallait équilibrer sesélans. Méjean était tout indiqué ; mais Hortense, qui d’abordn’avait pas dit non, montrait subitement une antipathie évidente.Elles s’en expliquèrent au lendemain de cette soirée ministérielleoù Rosalie avait surpris l’émotion, le trouble de sa sœur.

– Oh ! il est bon, je l’aime bien, disaitHortense… C’est un ami loyal comme on voudrait en sentir auprès desoi toute sa vie… Mais ce n’est pas le mari qu’il me faut.

– Pourquoi ?

– Tu vas rire… Il ne parle pas assez à monimagination, voilà !… Le mariage avec lui, ça me fait l’effetd’une maison bourgeoise et rectangulaire au bout d’une allée droitecomme un i. Et tu sais que j’aime autre chose, l’imprévue,les surprises…

– Qui alors ?M. de Lappara ?…

– Merci ! pour qu’il me préfère sontailleur.

– M. de Rochemaure ?

– Le paperassier modèle… moi qui ai le papieren horreur.

Et l’inquiétude de Rosalie la pressant,voulant savoir, l’interrogeant de tout près : « Ce que jevoudrais, dit la jeune fille, pendant que montait une flammelégère, comme d’un feu de paille, à la pâleur de son teint, ce queje voudrais… » puis, la voix changée, avec une expressioncomique :

– Je voudrais épouser Bompard ; oui,Bompard, voilà le mari de mes rêves… Au moins, il a del’imagination, celui-là, des ressources contre la monotonie.

Elle se leva, arpenta la chambre, de cettedémarche un peu penchée qui la faisait paraître encore plus grandeque sa taille. On ne connaissait pas Bompard. Quelle fierté, quelledignité d’existence, et logique avec sa folie. « Numa voulaitlui donner une place près de lui, il n’a pas voulu. Il a préférévivre de sa chimère. Et l’on accuse le Midi d’être pratique,industrieux… En voilà un qui fait mentir la légende… tiens !en ce moment, – il me racontait cela, au bal, l’autre soir, – ilfait éclore des œufs d’autruche… Une couveuse artificielle… Il estsûr de gagner des millions… Il est bien plus heureux que s’il lesavait… Mais c’est une féerie perpétuelle que cet homme-là !Qu’on me donne Bompard, je ne veux que Bompard.

– Allons, je ne saurai rien encoreaujourd’hui… » pensait la grande sœur qui devinait quelquechose de profond sous ces badinages.

Un dimanche, Rosalie trouva en arrivant madameLe Quesnoy qui l’attendait dans l’antichambre et lui dit d’un tonmystère :

– Il y a quelqu’un au salon… une dame duMidi.

– Tante Portal ?

– Tu vas voir…

Ce n’était pas Mme Portal, mais unepimpante Provençale dont la révérence rustique s’acheva dans unéclat de rire.

– Hortense !

La jupe au ras des souliers plats, le corsageélargi par les plis de tulle du grand fichu, le visage encadré desondes tombantes de la chevelure que retenait la petite coiffe ornéed’un velours ciselé, brodé de papillons de jais, Hortenseressemblait bien aux « chato » qu’on voit le dimanchecoqueter sur la Lice d’Arles ou cheminer deux par deux, les cilsbaissés, entre les colonnettes du cloître de Saint-Trophyme dont ladentelure va bien à ces carnations sarrasines, de l’ivoire d’égliseoù tremble la clarté d’un cierge en plein jour.

– Crois-tu qu’elle est jolie ! disait lamère, ravie devant cette personnification vivante du pays de sajeunesse. Rosalie, au contraire, tressaillit d’une tristesseinconsciente comme si ce costume lui emportait sa sœur au loin,bien loin.

– En voilà une fantaisie !… Ça te vabien, mais je t’aime encore mieux en Parisienne… Et qui t’a si bienhabillée ?

– Audiberte Valmajour. Elle sort d’ici.

– Comme elle vient souvent, dit Rosalie enpassant dans leur chambre pour ôter son chapeau, quelleamitié !… Je vais être jalouse.

Hortense se défendait, un peu gênée. Çafaisait plaisir à leur mère, cette coiffe du Midi dans lamaison.

– N’est-ce pas vrai, mère ? cria-t-elled’une pièce à l’autre. Puis cette pauvre fille était si dépayséedans Paris et si intéressante avec ce dévouement aveugle au géniede son frère.

– Oh ! du génie… dit la grande sœur ensecouant la tête.

– Dame ! tu as vu, l’autre soir chezvous, quel effet… partout c’est la même chose.

Et comme Rosalie répondait qu’il fallaitcomprendre à leur vraie valeur ces succès mondains faitsd’obligeance, de chic, du caprice d’une soirée :

– Enfin, il est à l’Opéra.

La bande de velours s’agitait sur la petitecoiffe en révolte, comme si elle eût recouvert vraiment une de cestêtes exaltées dont elle accompagne là-bas le fier profil.D’ailleurs, ces Valmajour n’étaient pas des paysans comme d’autres,mais les derniers représentants d’une famille déchue !…

Rosalie, debout devant la haute psyché, seretourna en riant :

– Comment tu crois à cette légende ?

– Mais certes ! Ils viennent directementdes princes des Baux… les parchemins sont là comme les armes à leurporte rustique. Le jour où ils voudront…

Rosalie frémit. Derrière le paysan joueur deflûtet, il y avait le prince. Avec un prix d’imagination, celapouvait devenir dangereux.

– Rien de tout cela n’est vrai, et elle neriait plus cette fois, – il existe dans la banlieue d’Aps dixfamilles de ce nom soi-disant princier. Ceux qui t’ont dit autrechose ont menti par vanité, par…

– Mais c’est Numa, c’est ton mari… L’autresoir, au ministère, il donnait toutes sortes de détails.

– Oh ! avec lui, tu sais… Il faut mettreau point, comme il dit.

Hortense n’écoutait plus. Elle était rentréedans le salon, et assise au piano elle entonnait d’une voixéclatante :

Mount’ as passa la matinado

Mourbieù, Marioun…

C’était, sur un air grave comme duplain-chant, une ancienne chanson populaire de Provence que Numaavait apprise à sa belle-sœur et qu’il s’amusait à lui entendrechanter avec son accent parisien qui, glissant sur lesarticulations méridionales, faisait penser à de l’italien prononcépar une Anglaise.

– Où as-tu passé ta matinée, morbleu,Marion ?

– À la fontaine chercher de l’eau, mon Dieu, monami.

– Quel est celui qui te parlait, morbleu,Marion ?

– C’est une de mes camarades, mon Dieu, monami.

– Les femmes ne portent pas les brayes, morbleu,Marion.

– C’était sa robe entortillée, mon Dieu, monami.

– Les femmes ne portent pas l’épée, morbleu,Marion.

– C’est sa quenouille qui pendait, mon Dieu, monami.

– Les femmes ne portent pas moustache, morbleu,Marion.

– C’étaient des mûres qu’elle mangeait, mon Dieu, monami.

– Le mois de mai ne porte pas de mûres, morbleu,Marion.

– C’était une branche de l’automne, mon Dieu, monami.

– Va m’en chercher une assiettée, morbleu,Marion.

– Les petits oiseaux les ont toutes mangées, mon Dieu,mon ami.

– Marion !… je te couperai la tête, morbleu,Marion…

– Et puis que ferez-vous du reste, mon Dieu, monami ?

– Je le jetterai par la fenêtre, morbleu,Marion,

Les chiens, les chats en feront fête…

Elle s’interrompit pour lancer avec le gesteet l’intonation de Numa, quand il se montait : « Ça,voyez-vous, mes infants… C’est bo comme duShakspeare !…

– Oui, un tableau de mœurs, fit Rosalie ens’approchant… Le mari grossier, brutal, la femme féline etmenteuse… un vrai ménage du Midi.

– Oh ! ma fille… dit Mme Le Quesnoysur un ton de doux reproche, le ton des anciennes querelles passéesen habitude. Le tabouret de piano tourna brusquement sur sa vis etmit en face de Rosalie le bonnet de la Provençale indignée.

– C’est trop fort… qu’est-ce qu’il t’a fait,le Midi ?… Moi, je l’adore. Je ne le connaissais pas, mais cevoyage que vous m’avez fait faire m’a révélé ma vraie patrie… J’aibeau avoir été baptisée à Saint-Paul ; je suis de là-bas, moi…Une enfant de la placette… Tu sais, maman, un de ces jours nousplanterons là ces froids Septentrionaux et nous irons demeurertoutes deux dans notre beau Midi où l’on chante, où l’on danse, leMidi du vent, du soleil, du mirage, de tout ce qui poétise etélargit la vie… C’est là que je voudrais vi-i-vre… Sesdeux mains agiles retombèrent sur le piano, dispersant la fin deson rêve dans un brouhaha de notes retentissantes.

« Et pas un mot du tambourin, pensaitRosalie, c’est grave ! »

Plus grave encore qu’elle ne l’imaginait.

Du jour où Audiberte avait vu la demoiselleaccrocher une fleur au tambourin de son frère, à cette minute mêmes’était levée dans son esprit ambitieux une vision splendided’avenir, qui n’avait pas été étrangère à leur transplantement.L’accueil que lui fit Hortense lorsqu’elle vint se plaindre à elle,son empressement à courir vers Numa, l’affermissaient dans sonespoir encore vague. Et depuis, lentement, sans s’en ouvrir à seshommes autrement que par des demi-mots, avec sa duplicité depaysanne presque italienne, en se glissant, en rampant, ellepréparait les voies. De la cuisine de la place Royale où ellecommençait par attendre timidement dans un coin, au bord d’unechaise, elle se faufilait au salon, s’installait, toujours nette etbien coiffée, à une place de parente pauvre. Hortense en raffolait,la montrait à ses amies comme un joli bibelot rapporté de cetteProvence dont elle parlait avec passion. Et l’autre, se faisantplus simple que nature, exagérait ses effarements de sauvage, sescolères à poings fermés contre le ciel boueux de Paris, s’exclamaitd’un « Boudiou » très gentil dont elle soignaitl’effet comme une ingénue de théâtre. Le président lui-même ensouriait, de ce boudiou. Et faire sourire leprésident !…

Mais c’est chez la jeune fille, seule avecelle, qu’elle mettait en jeu toutes ses câlineries. Tout à coupelle s’agenouillait à ses pieds, lui prenait les mains, s’extasiaitsur les moindres grâces de sa toilette, la façon de nouer un ruban,de se coiffer, laissant échapper de ces lourds compliments en pleinvisage qui font plaisir quand même, tellement ils paraissent naïfset spontanés. Oh ! quand la demoiselle était descendue devoiture devant le mas, elle avait cru voir la reine desanges en personne, qu’elle n’en pouvait plus parler desaisissement. Et son frère, pécaïré, en entendant le carrosse quiramenait la Parisienne crier sur les pierres de la descente, ildisait que c’était comme si ces pierres lui tombaient une à une surle cœur.

Elle en jouait de ce frère, et de ses fiertés,de ses inquiétudes… Des inquiétudes, pourquoi ? je vousdemande un peu… Depuis la soirée du menistre, on parlaitde lui sur tous les journaux, on mettait son portrait partout. Etdes invitations dans le faubourg de Saint-Germeïn, qu’iln’y pouvait pas suffire. Des duchesses, des comtesses qui luiécrivaient sur des billets à odeur, avec des couronnes à leurpapier comme sur les voitures qu’elles envoyaient pour le prendre…Eh bien non, il n’était pas content, le povre !

Tout cela, chuchoté près d’Hortense, luicommuniquait un peu de la fièvre et du magnétique vouloir de lapaysanne. Alors, sans regarder, elle demandait si Valmajourn’aurait pas, peut-être, une promise qui l’attendait là-bas, aupays.

– Lui, une promise !… Avaï, vousle connaissez pas… Il s’en croit trop pour vouloir d’une paysanne.Les plus riches se sont mises après lui, celle des Combette, uneautre encore, et des galantes, vous savez bien !… Il les a passeulement regardées… Qui sait ce qu’il roule dans sa tête !…Oh ! ces artistes…

Et ce mot, nouveau pour elle, prenait sur seslèvres ignorantes une indéfinissable expression, comme du latin dela messe ou quelque formule cabalistique ramassée dans leGrand-Albert. L’héritage du cousin Puyfourcat revenait très souventaussi dans cet adroit bavardage.

Il est peu de familles du Midi, artisanes oubourgeoises, qui n’aient leur cousin Puyfourcat, le chercheurd’aventures parti dès sa jeunesse et qui n’a plus écrit, qu’ou aimeà se figurer richissime. C’est le billet de loterie à longueéchéance, l’échappée chimérique sur un lointain de fortune etd’espoir, auquel on finit par croire fermement. Audiberte y croyaità l’héritage du cousin, et elle en parlait à la jeune fille, moinspour l’éblouir que pour diminuer les distances sociales qui lesséparaient. À la mort du Puyfourcat, le frère rachèteraitValmajour, ferait reconstruire le château et valoir ses titres denoblesse, puisqu’ils disaient tous que les papiers existaient.

À la fin de ces causeries, prolongéesquelquefois jusqu’au crépuscule, Hortense restait longtempssilencieuse, le front appuyé à la vitre, à regarder monter dans unrose couchant d’hiver les hautes tours du château reconstruit, laplate-forme toute ruisselante de lumières et d’aubades en l’honneurde la châtelaine.

– Boudiou, qu’il est tard !…s’écriait la paysanne la voyant au point où elle voulait… Et ledîner de mes hommes qui n’est pas prêt ! Je me sauve.

Souvent Valmajour venait l’attendre enbas ; mais elle ne le laissait jamais monter. Elle le sentaitsi gauche et si grossier, indifférent d’ailleurs à toute idée deséduction. Elle n’avait pas encore besoin de lui.

Quelqu’un qui la gênait bien aussi, maisdifficile à éviter, c’était Rosalie, auprès de qui les chatteries,les fausses naïvetés ne prenaient pas. En sa présence, Audiberte,ses terribles sourcils noirs plissés au front, ne disait plus unmot ; et dans ce mutisme montait, avec une haine de race, unecolère de faible, sournoise et vindicative, contre l’obstacle leplus sérieux à ses projets. Son vrai grief était celui-là ;mais elle en avouait d’autres à la petite sœur. Rosalie n’aimaitpas le tambourin, puis « elle ne faisait pas sa religion… Etune femme qui ne fait pas sa religion, voyez-vous… » Audibertela faisait, elle, et furieusement ; elle ne manquait pas unoffice et communiait aux jours convenus. Cela ne l’entravait enrien, rouée, menteuse, hypocrite, violente jusqu’au crime, nepuisant dans les textes que des préceptes de vengeance et de haine.Seulement elle restait honnête, au sens féminin du mot. Avec sesvingt-huit ans, sa jolie figure, elle gardait, dans les milieux basoù ils roulaient maintenant, la chasteté sévère de son épais fichude paysanne, serré sur un cœur qui n’avait jamais battu qued’ambition fraternelle.

– Hortense m’inquiète… Regarde-la.

Rosalie, à qui sa mère faisait cetteconfidence dans un coin de salon au ministère, crut que madame LeQuesnoy partageait ses défiances. Mais l’observation de la mères’adressait à l’état d’Hortense, qui ne parvenait pas à guérir ungros vilain rhume. Rosalie regarda sa sœur. Toujours son teintéblouissant, sa vivacité, sa gaieté. Elle toussait un peu, maisquoi ! comme toutes les Parisiennes après la saison des bals.Le beau temps allait la remettre bien vite.

« En as-tu parlé àJarras ? »

Jarras était un ami de Roumestan, un ancien ducafé Malmus. Il assurait que ce n’était rien, conseillait les eauxd’Arvillard.

– Eh bien il faut y aller… dit vivementRosalie, enchantée de ce prétexte d’éloigner Hortense.

– Oui, mais ton père qui va rester seul…

– J’irai le voir tous les jours…

Alors la pauvre mère avouait, en sanglotant,l’épouvante que lui causait ce voyage avec sa fille. Pendant touteune année, il lui avait fallu courir ainsi les villes d’eaux pourl’enfant qu’ils avaient déjà perdu. Est-ce qu’elle allaitrecommencer le même pèlerinage, avec le même but affreux enperspective ? L’autre aussi, ça l’avait pris à vingt ans, enpleine santé, en pleine force…

– Oh ! maman, maman… veux-tu tetaire…

Et Rosalie la grondait doucement, Hortensen’était pas malade, voyons ; le médecin le disait bien. Cevoyage serait une simple distraction. Arvillard, les Alpesdauphinoises, un pays merveilleux. Elle aurait bien vouluaccompagner Hortense à sa place. Malheureusement, elle ne pouvaitpas. Des raisons sérieuses…

– Oui, je comprends… ton mari, leministère…

– Oh ! non, ce n’est pas cela.

Et contre sa mère, dans cette intimité de cœuroù elles se trouvaient rarement ensemble : « Écoute, maispour toi seule, car personne ne le sait, pas même Numa », elleavoua l’espoir encore bien fragile d’un grand bonheur dont elleavait désespéré, qui la rendait folle de joie et de crainte,l’espoir tout nouveau d’un enfant qui allait peut-être venir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer