Numa Roumestan

Chapitre 16AUX PRODUITS DU MIDI

« MADEMOISELLE est très malade… Madame neveut voir personne. »

La dixième fois depuis dix jours qu’Audiberterecevait la même réponse. Immobile devant cette lourde portecintrée à heurtoir, comme on n en trouve plus guère que sous lesarcades de la place Royale, et qui renfermée semblait lui interdireà tout jamais le vieux logis des Le Quesnoy :

« Va bien…, dit-elle. Je ne reviens plus…C’est eux qui m’appelleront maintenant. »

Et elle partit tout agitée dans l’animation dece quartier de commerce dont les camions chargés de ballots, defutailles, de barres de fer bruyantes et flexibles, se croisaientavec des brouettes roulant sous les porches, au fond des cours oùl’on clouait des caisses d’emballage. Mais la paysanne nes’apercevait pas de ce vacarme infernal, de cette trépidationlaborieuse ébranlant jusqu’au dernier étage des maisonshautes ; il se faisait dans sa méchante tête un choc autrementretentissant de pensées brutales, des heurts terribles de savolonté contrariée. Et elle allait, ne sentant pas la fatigue,franchissait à pied, pour économiser l’omnibus, le long parcours duMarais à la rue de l’Abbaye-Montmartre.

Tout récemment, après une fougueusepérégrination à travers des logis de toutes sortes, hôtels,appartements meublés, dont on les expulsait chaque fois à cause dutambourin, ils étaient venus s’échouer là, dans une maison neuvequ’occupait à des prix d’essuyeurs de plâtre une tourbe interlopede filles, de bohèmes, d’agents d’affaires, de ces famillesd’aventuriers comme on en voit dans les ports de mer, traînant leurdésœuvrement sur des balcons d’hôtel entre l’arrivée et le départ,guettant le flot dont ils attendent toujours quelque chose. Icic’est la fortune qu’on épie. Le loyer était bien cher pour eux,maintenant surtout que le skating était en faillite, il fallaitréclamer sur papier timbré les quelques représentations deValmajour. Mais, dans cette baraque fraîche peinte, la porteouverte à toute heure pour les différents métiers inavouables deslocataires, avec les querelles, les engueulades, le tambourin nedérangeait personne. C’était le tambourinaire qui se dérangeait.Les réclames, les affiches, le collant mi-parti et ses bellesmoustaches avaient fait des ravages parmi les dames du skatingmoins bégueules que cette pimbêche de là-bas. Il connaissait desacteurs des Batignolles, des chanteurs de café-concert, tout unjoli monde qui se rencontrait dans un bouge du boulevardRochechouart appelé le « Paillasson ».

Ce Paillasson, où le temps se passait, dansune flâne crapuleuse, à tripoter des cartes, boire des bocks,ressasser des potins de petits théâtres et de basse galanterie,était l’ennemi, l’épouvante d’Audiberte, l’occasion de colèressauvages sous lesquelles les deux hommes courbaient le dos commesous un orage des tropiques, quittes à maudire ensemble leurdespote en jupon vert, parlant d’elle du ton mystérieux et haineuxd’écoliers ou de domestiques : « Qu’est-ce qu’elle adit ?… Combien elle t’a donné ?… » et s’entendantpour filer derrière ses talons. Audiberte le savait, lessurveillait, s’activait dehors, impatiente de rentrer, et cejour-là surtout, étant partie dès le matin. Elle s’arrêta uneseconde en montant, et n’entendant tambourin ni flûtet :

« Ah ! le gueusard… il est encore àson Paillasson… »

Mais, dès l’entrée, le père accourut au-devantd’elle et arrêta l’explosion…

« Crie pas !… Il y a de monde pourtoi… Un monsieur du menistère. »

Le monsieur l’attendait au salon ; carainsi qu’il arrive dans ces habitations de pacotille faites à lamécanique, dont tous les étages se reproduisent exactement, ilsavaient un salon, gaufré, crémeux, pareil à une pâtisserie d’œufsbattus, un salon qui rendait la paysanne très fière. Et Méjeanconsidérait, plein de compassion, le mobilier provençal éperdu danscette salle d’attente de dentiste, sous la lumière crue de deuxcroisées sans rideau, la coque et la moque, lepétrin, la panière, fourbus par des déménagements et des voyages,secouant leur poussière rustique sur les dorures et les peintures àla colle. Le profil altier d’Audiberte, très pur, en ruban desdimanches, dépaysé lui aussi à ce cinquième parisien, acheva del’apitoyer sur ces victimes de Roumestan ; et il entamadoucement l’explication de sa visite. Le ministre, voulant éviteraux Valmajour de nouveaux mécomptes dont il se sentait jusqu’à uncertain point responsable, leur envoyait cinq mille francs pour lesdédommager du dérangement et les rapatrier… Il tira des billets deson portefeuille, les posa sur le vieux noyer du pétrin.

– Alors, il nous faudra partir ? demandala paysanne, songeuse, sans bouger.

– M. le ministre désire que ce soit leplus tôt possible… Il a hâte de vous savoir chez vous, heureuxcomme auparavant.

Valmajour l’ancien risqua un coup d’œil versles billets :

« Moi, ça me paraît raisonnable… Déqué n’en disés ? »

Elle n’en disait rien, attendait la suite, ceque Méjean préparait en tournant et retournant sonportefeuille : « À ces cinq mille francs, nous enjoindrons cinq mille que voici pour ravoir… pour ravoir… »L’émotion l’étranglait. Cruelle commission que Rosalie lui avaitdonnée là. Ah ! il en coûte souvent de passer pour un hommepaisible et fort ; on exige de vous bien plus que des autres.Il ajouta très vite « le portrait de mademoiselle LeQuesnoy.

– Enfin !… nous y voilà… Le portrait… Jesavais bien, pardi ! » Elle ponctuait chaque mot d’unsaut de chèvre. « Comme ça, vous croyez qu’on nous aura faitvenir de l’autre bout de la France, qu’on nous aura tout promis ànous qui ne demandions rien, et puis qu’on nous mettra dehors commedes chiens qui auraient fait leurs malpropretés partout… Reprenezvotre argent, monsieur… Pour sûr que nous ne partirons pas, vouspouvez-y dire, et qu’on ne le leur rendra pas, le portrait… C’estun papier, ça… Je le garde dans ma saquette… Il ne me quitte jamaiset je le montrerai dans Paris, avec ce qu’il y a d’écrit dessus,pour que le monde sache que tous ces Roumestan c’est qu’une famillede menteurs… de menteurs… »

Elle écumait.

– Mademoiselle Le Quesnoy est bien malade, ditMéjean très grave.

– Avaï !…

– Elle va quitter Paris et probablement n’yrentrera pas… vivante.

Audiberte ne répondit rien, mais le rire muetde ses yeux, l’implacable dénégation de son front antique, bas ettêtu, sous la petite coiffe en pointe, indiquaient assez la fermetéde son refus. Une tentation passait alors à Méjean de se jeter surelle, d’arracher la saquette d’indienne de sa ceinture et de sesauver avec. Il se contint pourtant, essaya quelques prièresinutiles, puis frémissant de rage lui aussi : « Vous vousen repentirez », dit-il, et il sortit, au grand regret du pèreValmajour.

« Avise-toi, pichote… tu nous ferasarriver quelque malheur.

– Pas plus !… C’est à eux que nous enferons des peines… Je vais consulter Guilloche. »

Guilloche, contentieux.

Derrière cette carte jaunie, piquée sur laporte en face de la leur, il y avait un de ces terribles agentsd’affaires dont tout le matériel d’installation consiste en uneénorme serviette en cuir, contenant des dossiers d’histoiresvéreuses, du papier blanc pour les dénonciations et les lettres dechantage, des croûtes de pâté, une fausse barbe et même quelquefoisun marteau pour assommer les laitières, comme on l’a vu dans unprocès récent. Ce type, très fréquent à Paris, ne mériterait pasune ligne de portrait si ledit Guilloche, un nom qui valait unsignalement sur cette face couturée de mille petites ridessymétriques, n’eût ajouté à sa profession un détail tout neuf etcaractéristique. Guilloche avait l’entreprise des pensums delycéens. Un pauvre diable de clerc s’en allait ramasser lespunitions à la sortie des classes et veillait bien avant dans lanuit à copier des chants de l’Énéide ou les trois voix de . Quandle contentieux manquait, Guilloche, qui était bachelier, s’attelaitlui-même à ce travail original dont il tirait des bénéfices.

Mis au courant de l’affaire, il la déclaraexcellente. On assignerait le ministre, on ferait marcher lesjournaux ; le portrait à lui seul valait une mine d’or.Seulement, c’était du temps, des courses, des avances qu’ilexigeait en espèces sonnantes, l’héritage Puyfourcat lui paraissantun pur mirage, et qui désolaient la rapacité de la paysanne déjàcruellement mise à l’épreuve, d’autant que Valmajour, très demandédans les salons, le premier hiver, ne mettait plus les pieds aufaubourg de Saint-Germeïn…

« Tant pis !… Je travaillerai… jeferai des ménages, zou ! »

L’énergique petite coiffe d’Arles s’agitaitdans la grande bâtisse neuve, montait, descendait l’escalier,colportant d’étage en étage son histoire avé le ministre,s’exaltait, piaillait, bondissait, et tout à coup mystérieuse« Pouis il y a le portrait… » Le regard furtifet louche comme ces marchandes de photographies dans les passages,à qui les vieux libertins demandent des maillots, ellemontrait la chose.

« Une jolie fille, au moins !… Etvous avez lu ce qu’il y a d’écrit en bas… »

La scène se passait dans des ménagesinterlopes, chez des rouleuses du skating ou du Paillasson qu’elleappelait pompeusement « Madame Malvina… MadameHéloïse… », très impressionnée par leurs robes de velours,leurs chemises bordées d’engrêlures à rubans, l’outillage de leurcommerce, sans s’inquiéter autrement de ce que c’était que cecommerce. Et le portrait de la chère créature, si distinguée, sidélicate, passait par ces souillures curieuses etcritiquantes ; on la détaillait, on lisait en riant le naïfaveu, jusqu’au moment où la Provençale, reprenant son bien, serraitdessus la coulisse du sac aux écus, d’un geste furieuxd’étranglement :

« Je crois qu’avec ça nous lestenons. »

Zou ! elle partait chez l’huissier ;l’huissier pour l’affaire du skating, l’huissier pour Cadaillac,l’huissier pour Roumestan. Comme si cela ne suffisait pas à sonhumeur batailleuse, elle avait encore des histoires avec lesconcierges, l’éternelle question du tambourin qui cette fois serésolvait par l’exil de Valmajour dans un de ces sous-sols demarchand de vins où des fanfares de trompes de chasse alternentavec des leçons de savate et de boxe. Désormais ce fut dans cettecave, à la clarté d’un bec de gaz payé à l’heure, en regardant lesespadrilles, les gants de daim, les cors de cuivre pendus à lamuraille, que le tambourinaire passa ses heures d’exercice, blêmeet seul comme un captif, à envoyer au ras du trottoir lesvariations du flûtet pareilles aux stridentes notes plaintives d’ungrillon de boulanger.

Un jour, Audiberte fut invitée à passer chezle commissaire de police du quartier. Elle y courut bien vite,persuadée qu’il s’agissait du cousin Puyfourcat, entra souriante,la coiffe haute, et sortit au bout d’un quart d’heure, bouleverséede cette épouvante bien paysanne du gendarme, qui dès les premiersmots lui avait fait rendre le portrait et signer un reçu de dixmille francs par lequel elle renonçait à tout procès. Par exemple,elle refusait obstinément de partir, s’entêtait à croire au géniede son frère, gardant toujours au fond de ses yeux l’éblouissementde ce long défilé de carrosses, un soir d’hiver, dans la cour duministère illuminé.

En rentrant, elle signifia à ses hommes pluscraintifs qu’elle-même, qu’ils n’eussent plus à parler del’affaire ; mais ne toucha mot de l’argent reçu. Guilloche quile soupçonnait, cet argent, employa tous les moyens pour en prendresa part, et n’ayant obtenu qu’une indemnité minime, gardaterriblement rancune aux Valmajour.

– Eh bien dit-il un matin à Audiberte pendantqu’elle brossait sur le palier les plus beaux habits du musicienencore couché. Eh bien, vous voilà contente… Il est mort enfin.

– Qui donc ?

– Mais Puyfourcat, le cousin… C’est sur lejournal…

Elle eut un cri, courut dans la maison,appelant, pleurant presque :

– Mon père !… Mon frère !… Vite…l’héritage !

Tous émus, haletant autour de l’infernalGuilloche, il déplia l’Officiel, leur lut très lentementceci : « En date du 1er octobre 1876, le tribunal deMostaganem a, sur la requête de l’administration des domaines,ordonné la publication et affichage des successions ci-après…Popelino (Louis) journalier… Ce n’est pas ça… Puyfourcat(Dosithée)… »

– C’est bien lui… dit Audiberte.

L’ancien crut devoir s’éponger lesyeux :

« Pécaïré ! PauvreDosithée… »

– Puyfourcat, décédé à Mostaganem le 14janvier 1874, né à Valmajour, commune d’Aps…

La paysanne impatientée demanda :

– Combien ?

– Trois francs trente-cinqcintimes !… cria Guilloche d’une voix decamelot ; et leur laissant le journal pour qu’ils pussentvérifier leur déception, il se sauva avec un éclat de rire quigagna d’étage en étage jusque dans la rue, égaya tout ce grandvillage de Montmartre où la légende des Valmajour circulait.

Trois francs trente-cinq, l’héritage desPuyfourcat ! Audiberte affecta d’en rire plus fort que lesautres ; mais l’effroyable désir de vengeance qui couvait enelle contre les Roumestan, responsables à ses yeux de tous leursmaux, ne fit que s’accroître, cherchant une issue, un moyen, lapremière arme à sa portée.

La physionomie du papa était singulière dansce désastre. Pendant que sa fille se rongeait de fatigue et derage, que le captif s’étiolait dans son caveau, lui, fleuri,insouciant, n’ayant plus même son ancienne jalousie de métier,paraissait s’être arrangé dehors une tranquille existence à partdes siens. Il décampait sitôt la dernière bouchée dudéjeuner ; et quelquefois, le matin, en brossant ses effets,il tombait de ses poches une figue sèche, un berlingot, descanissons, dont le vieux expliquait tant bien que mal laprovenance.

Il avait rencontré une payse dans la rue,quelqu’un de là-bas qui viendrait les voir.

Audiberte remuait la tête :

« Avai ! si je tesuivais… »

La vérité c’est qu’en flânant à travers Paris,il avait découvert dans le quartier Saint-Denis un grand magasin decomestibles où il était entré, amorcé par l’écriteau et par lestentations d’une devanture exotique, aux fruits colorés, auxpapiers argentés et gaufrés, éclatant dans le brouillard d’une ruepopuleuse. L’endroit, dont il était devenu le commensal et l’ami,bien connu des Méridionaux passés Parisiens,s’intitulait :

Aux produits du Midi.

Et jamais étiquette plus véridique. Là toutétait produit du Midi, depuis les patrons, M. et madame Mèfre,deux produits du Midi Gras, avec le nez busqué de Roumestan, lesyeux flamboyants, l’accent, les locutions, l’accueil démonstratifde la Provence, jusqu’à leurs garçons de boutique, familiers,tutoyeurs, ne se gênant pas pour crier vers le comptoir engrasseyant : « Dis donc, Mèfre… Où tu as mis lesaucisson ? » Jusqu’aux petits Mèfre, geignards etmalpropres, menacés à chaque instant d’être éventrés, scalpés, misen bouillie, trempant tout de même leurs doigts dans tous lesbarils ouverts ; jusqu’aux acheteurs gesticulant, bavardantpendant des heures, pour l’acquisition d’une barquette dedeux sous, ou s’installant en rond sur des chaises a discuter lesqualités du saucisson à l’ail et du saucisson au poivre, lespas moins, au moins, allons différemment, tout levocabulaire de la tante Portal échangé bruyamment, tandis qu’un« cher frère » en robe noire reteinte, ami de la maison,marchandait du poisson salé, et que les mouches, une quantité demouches, attirées par tout le sucre de ces fruits, de ces bonbons,de ces pâtisseries presque orientales, bourdonnaient même au milieude l’hiver conservées dans cette chaleur cuite. Et lorsqu’unParisien fourvoyé s’impatientait du lambinage du service, del’indifférence distraite de ces boutiquiers continuant à faire lacausette d’une banque à l’autre, tout en pesant et ficelant detravers, il fallait voir comme on vous le rembarrait dans l’accentdu cru :

« Té ! vé, si vous êtespressé, la porte elle est ouverte, et le tramway il passe devant,vous savez bien. »

Dans ce milieu de compatriotes, le pèreValmajour fut reçu à bras ouverts. M. et madame Mèfre serappelaient l’avoir vu dans les temps en foire de Beaucaire, à unconcours de tambourins. Entre vieilles gens du Midi, cette foire deBeaucaire, aujourd’hui tombée, n’existant que de nom, est restéecomme un lien de fraternité maçonnique. Dans nos provincesméridionales, elle était la féerie de l’année, la distraction detoutes ces existences racornies ; on s’y préparait longtemps àl’avance, et longtemps après on en causait. On la promettait enrécompense à la femme, aux enfants, leur rapportant toujours, si onne pouvait les emmener, une dentelle espagnole, un jouet qu’ontrouvait au fond de la malle. La foire de Beaucaire, c’étaitencore, sous un prétexte de commerce, quinze jours, un mois de lavie libre, exubérante, imprévue, d’un campement bohémien. Oncouchait çà et là chez l’habitant, dans les magasins, sur lescomptoirs, en pleine rue, sous la toile tendue des charrettes, à lachaude lumière des étoiles de juillet.

Oh ! les affaires sans l’ennuyeux de laboutique, les affaires traitées en dînant, sur la porte, en bras dechemises, les baraques en file le long du Pré, au bord duRhône, qui lui-même n’était qu’un mouvant champ de foire, balançantses bateaux de toutes formes, ses lahuts aux voileslatines, venus d’Arles, de Marseille, de Barcelone, des îlesBaléares, chargés de vins, d’anchois, de liège, d’oranges, parésd’oriflammes, de banderoles qui claquaient au vent frais, sereflétaient dans l’eau rapide. Et ces clameurs, cette foulebariolée d’Espagnols, de Sardes, de Grecs en longues tuniques etbabouches brodées, d’Arméniens en bonnets fourrés, de Turcs avecleurs vestes galonnées, leurs éventails, leurs larges pantalons detoile grise, se pressant aux restaurants en plein vent, auxétalages de jouets d’enfants, de cannes, ombrelles, orfèvrerie,pastilles du sérail, casquettes. Et ce qu’on appelait « lebeau dimanche », c’est-à-dire le premier dimanche del’installation, les ripailles sur les quais, sur les bateaux, dansles trattorias célèbres, à la Vignasse, au GrandJardin, au Café Thibaut ; ceux qui ont vu celaune fois en ont gardé la nostalgie jusqu’à la fin de leurexistence.

Chez les Mèfre, on se sentait à l’aise, un peucomme en foire de Beaucaire ; et de fait, la boutiqueressemblait bien dans son pittoresque désordre à un capharnaümimprovisé et forain de produits du Midi. Ici, remplis etfléchissants, les sacs de farinette en poudre d’or, les poischiches gros et durs comme des chevrotines, les châtaignesblanquettes, toutes ridées et poussiéreuses, ressemblant à depetites faces de vieilles bûcheronnes, les jarres d’olives vertes,noires, confites, à la picholine, les estagnons d’huile rousse àgoût de fruit, les barils de confitures d’Apt faites de cosses demelons, de cédrats, de figues, de coings, tout le détritus d’unmarché tombé dans la mélasse. Là-haut, sur des rayons, parmi lessalaisons, les conserves aux mille flacons, aux mille boîtes defer-blanc, les friandises spéciales à chaque ville, les coques etles barquettes de Nîmes, le nougat de Montélimar, les canissons etles biscottes d’Aix, enveloppes dorées, étiquetées, paraphées.

Puis les primeurs, un déballage de vergerméridional sans ombre, où les fruits dans des verdures grêles ontdes facticités de pierreries, les fermes jujubes d’un beau vernisd’acajou neuf à côté des pâles azeroles, des figues de toutesvariétés, des limons doux, des poivrons verts ou écarlates, desmelons ballonnés, des gros oignons à pulpes de fleurs, les raisinsmuscats aux grains allongés et transparents où tremble la chaircomme le vin dans une outre, les régimes de bananes zébrées de noiret de jaune, des écroulements d’oranges, de grenades aux tonsmordorés, boulets de cuivre rouge à la mèche d’étoupe serrée dansune petite couronne en cimier. Enfin, partout aux murs, auxplafonds, des deux côtés de la porte, dans un enchevêtrement depalmes brûlées, des chapelets d’aulx et d’oignons, les caroubessèches, les andouilles ficelées, des grappes de maïs, unruissellement de couleurs chaudes, tout l’été, tout le soleilméridional, en boîtes, en sacs, en jarres, rayonnant jusque sur letrottoir à travers la buée des vitres.

Le vieux allait là-dedans, la narine allumée,frétillant, très excité. Lui qui, chez ses enfants, rechignait aumoindre ouvrage et pour un bouton remis à son gilet s’essuyait lefront pendant des heures, se vantant d’avoir fait « un travailde César », était toujours prêt ici à donner un coup de main,à mettre l’habit bas pour clouer, déballer les caisses, picorantde-ci de-là un berlingot, une olive, égayant le travail par sessingeries et ses histoires ; et même, une fois la semaine, lejour de la brandade, il veillait très tard au magasin pour aider àfaire les envois.

Ce plat méridional entre tous, la brandade demorue, ne se trouve guère qu’aux Produits du Midi ;mais la vraie, blanche, pilée fin, crémeuse, une pointed’aïet, telle qu’on la fabrique à Nîmes, d’où les Mèfre lafont venir. Elle arrive le jeudi soir à sept heures par le« Rapide » et se distribue le vendredi matin dans Paris àtous les bons clients inscrits au grand livre de la maison. C’estsur ce journal de commerce aux pages froissées, sentant les épiceset taché d’huile, qu’est écrite l’histoire de la conquête de Parispar les méridionaux, que s’alignent en file les hautes fortunes,situations politiques, industrielles, noms célèbres d’avocats,députés, ministres, et entre tous, celui de Numa Roumestan, leVendéen du Midi, pilier de l’autel et du trône.

Pour cette ligne où Roumestan est inscrit, lesMèfre jetteraient au feu le livre entier. C’est lui qui représentele mieux leurs idées en religion, en politique, en tout. Comme ditmadame Mèfre, encore plus passionnée que son mari :

« Cet homme-là, voyez-vous, on damneraitson âme pour lui. »

L’on aime à se rappeler le temps où Numa, déjàsur la route de la gloire, ne dédaignait pas de venir fairelui-même sa provision. Et qu’il s’y entendait à choisir unepastèque à la tâte, un saucisson bien suant sous le couteau !Puis, tant de bonté, cette belle figure imposante, toujours uncompliment pour madame, une bonne parole au « cherfrère », une caresse aux petits Mèfre qui l’accompagnaientjusqu’à la voiture, portant les paquets. Depuis son élévation auministère, depuis que ces scélérats de rouges lui donnaienttellement d’occupation dans les deux Chambres, on ne le voyaitplus, pécaïré ! mais il restait le fidèle abonné desproduits ; et c’était lui toujours le premierpourvu.

Un jeudi soir, vers les dix heures, tous lespots de brandade parés, ficelés, en bel ordre sur la banque, lafamille Mèfre, les garçons, le vieux Valmajour, tous les produitsdu Midi au grand complet, suant, soufflant, se reposaient de cetair étalé des gens qui ont bien rempli une rude tâche et« faisaient trempette » avec des langues de chat, desbiscottes dans du vin cuit, du sirop d’orgeat, « quelque chosede doux, allons ! » car pour le fort, les méridionaux nel’aiment guère. Chez le peuple comme dans les campagnes, l’ivressed’alcool est presque inconnue. La race instinctivement en a la peuret l’horreur. Elle se sent ivre de naissance, ivre sans boire.

Et c’est bien vrai que le vent et le soleillui distillent un terrible alcool de nature, dont tous ceux quisont nés là-bas subissent plus ou moins les effets. Les uns ontseulement ce petit coup de trop, qui délie la langue et les gestes,fait voir la vie en bleu et des sympathies partout, allume lesyeux, élargit les rues, aplanit les obstacles, double l’audace etcale les timides ; d’autres, plus frappés, comme la petiteValmajour, la tante Portal, arrivent tout de suite au délirebégayant, trépidant et aveugle. Il faut avoir vu nos fêtes votivesde Provence, ces paysans debout sur les tables, hurlant, tapant deleurs gros souliers jaunes, appelant « Garçon, dégazeuse ! » tout un village ivre à rouler pourquelques bouteilles de limonade. Et ces subites prostrations desintoxiqués, ces effondrements de tout l’être succédant aux colères,aux enthousiasmes avec la brusquerie d’un coup de soleil ou d’ombresur un ciel de mars, quel est le méridional qui ne les aressentis ?

Sans avoir le midi délirant de sa fille, lepère Valmajour était né avec une fière pointe ; et ce soir-là,sa trempette à l’orgeat le transportait d’une gaieté folle qui luifaisait grimacer, au milieu de la boutique, le verre en main, labouche empoissée, toutes ses farces de vieux pitre payant l’écotsans monnaie. Les Mèfre, leurs garçons se tordaient sur les sacs defarinette.

« Oh ! de ce Valmajour, pasmoins ! »

Subitement la verve du vieux tomba, son gestede pantin fut coupé en deux par l’apparition devant lui d’unecoiffe provençale, toute frémissante.

– Qu’est-ce que vous faites là, monpère ?

Madame Mèfre leva les bras vers les andouillesdu plafond :

– Comment ! c’est votredemoiselle ?… vous nous l’aviez pas dit… Hé ! qu’elle estpetitette !… mais bien bravette, pas moins… Remettez-vousdonc, mademoiselle.

Par une habitude de mensonge autant que pourse garder plus libre, l’ancien n’avait pas parlé de ses enfants, sedonnait pour un vieux garçon vivant de ses rentes ; mais entregens du Midi, on n’en est pas à une invention près. Toute uneribambelle de petits Valmajour se serait poussée à la suited’Audiberte, l’accueil eût été le même démonstratif et chaleureux.On s’empressait, on lui faisait place :

– Différemment, vous allez faire trempette,vous aussi.

La Provençale restait interdite. Elle venaitdu dehors, du froid, du noir de la nuit, une nuit de décembre, oùla vie fiévreuse de Paris se continuant malgré l’heure, s’affolaitdans l’épais brouillard déchiré en tous sens par des ombresrapides, les lanternes de couleur des omnibus, la trompe rauque destramways ; elle arrivait du Nord, elle arrivait de l’hiver, ettout à coup, sans transition, elle se trouvait en pleine Provenceitalienne, dans ce magasin Mèfre resplendissant aux approches deNoël de richesses gourmandes et ensoleillées, au milieu d’accentset de parfums connus. C’était la patrie brusquement retrouvée, leretour au pays après un an d’exil, d’épreuves, de luttes lointaineschez les Barbares. Une tiédeur l’envahissait, détendait ses nerfs,à mesure qu’elle émiettait sa banquette dans un doigt deCarthagène, répondant à tout ce brave monde à l’aise et familieravec elle comme si on la connaissait depuis vingt ans. Elle sesentait rentrée dans sa vie, dans ses habitudes ; et deslarmes lui en montaient aux yeux, ces yeux durs veinés de feu quine pleuraient jamais.

Le nom de Roumestan prononcé à son côté séchatout à coup cette émotion. C’était madame Mèfre qui inspectait lesadresses de ses envois et recommandait bien de ne pas se tromper,de ne pas porter la brandade de Numa, rue de Grenelle, mais rue deLondres.

– Paraît que rue de Grenelle, la brandaden’est pas en odeur de saïnteté, remarqua l’un desproduits.

– Je crois bien, dit M. Mèfre… Une damedu Nord, tout ce qu’il y a de plus Nord… Cuisine au beurre,allons !… tandis que rue de Londres, c’est le joli Midi,gaieté, chansons, et tout à l’huile… Je comprends que Numa s’ytrouve mieux.

On en parlait légèrement de ce second ménagedu ministre dans un petit pied-à-terre très commode, tout près dela gare, où il pouvait se reposer des fatigues de la Chambre, libredes réceptions et des grands tralalas. Bien sûr que l’exaltéemadame Mèfre aurait poussé de beaux cris si pareille chose se fûtpassée dans son ménage ; seulement, pour Numa, cela n’étaitque sympathique et naturel.

Il aimait le tendron ; mais est-ce quetous nos rois ne couraient pas, et Charles X, et Henri IV, levert-galant ? Ça tenait à son nez Bourbon, té,pardi !…

Et à cette légèreté, à ce ton de gouailleriedont le Midi traite toutes les affaires amoureuses, se mêlait unehaine de race, l’antipathie contre la femme du Nord, l’étrangère etla cuisine au beurre. On s’excitait, on détaillait desanédotes, les charmes de la petite Alice et ses succès auGrand-Opéra.

– J’ai connu la maman Bachellery en temps defoire de Beaucaire, disait le vieux Valmajour… Elle chantait laromance au Café Thibaut.

Audiberte écoutait sans respirer, ne perdantpas un mot, incrustant dans sa tête nom, adresse ; et sespetits yeux brillaient d’une ivresse diabolique où le vin deCarthagène n’était pour rien.

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