Numa Roumestan

Chapitre 3L’ENVERS D’UN GRAND HOMME – (Suite)

S’il y eut jamais deux êtres peu faits pourvivre ensemble, ce furent bien ces deux-là. Opposés d’instincts,d’éducation, de tempérament, de race, n’ayant la même pensée surrien, c’était le Nord et le Midi en présence, et sans espoir defusion possible. La passion vit de ces contrastes, elle en ritquand on les lui signale, se sentant la plus forte ; mais autrain journalier de l’existence, au retour monotone des journées etdes nuits sous le même toit, la fumée de cette ivresse qui faitl’amour se dissipe, et l’on se voit, et l’on se juge.

Dans le nouveau ménage, le réveil ne vint pastout de suite, du moins pour Rosalie. Clairvoyante et sensée surtout le reste, elle demeura longtemps aveugle devant Numa, sanscomprendre à quel point elle lui était supérieure. Lui, eut bientôtfait de se reprendre. Les fougues du Midi sont rapides en raisondirecte de leur violence. Puis le Méridional est tellementconvaincu de l’infériorité de la femme qu’une fois marié, sûr deson bonheur, il s’y installe en maître, en pacha, acceptant l’amourcomme un hommage, et trouvant que c’est déjà bien beau ; carenfin, d’être aimé, cela prend du temps, et Numa était très occupé,avec le nouveau train de vie que nécessitaient son mariage, sagrande fortune, la haute situation au Palais du gendre de LeQuesnoy.

Les cent mille francs de la tante Portalavaient servi à payer Malmus, le tapissier, à passer l’éponge surcette navrante et interminable vie de garçon, et la transition luisembla double, de l’humble frichti sur la banquette develours élimé, près de l’ancienne à tous, à la salle àmanger de la rue Scribe, où il présidait, en face de son élégantepetite Parisienne, les somptueux dîners qu’il offrait aux princesde la basoche et du chant. Le Provençal aimait la vie brillante, leplaisir gourmand et fastueux ; mais il l’aimait surtout chezlui, sous la main, avec cette pointe de débraillé qui permet lecigare et l’histoire salée. Rosalie accepta tout, s’accommoda de lamaison ouverte, de la table mise à demeure, dix, quinze convivestous les soirs, et rien que des hommes, des habits noirs, parmilesquels sa robe claire faisait tache, jusqu’au moment où, le caféservi, les boîtes de havanes ouvertes, elle cédait la place auxdiscussions politiques, aux rires lippus d’une fin de dîner degarçons.

Les maîtresses de maison seules savent cequ’un décor pareil, installé tous les jours, cache de dessouscompliqués, de difficultés de service. Rosalie s’y débattait sansune plainte, tâchait de régler de son mieux ce désordre, emportéedans l’élan de son terrible grand homme qui l’agitait de toutes sesturbulences, et, de temps en temps, souriait à sa petite femmeentre deux tonnerres. Elle ne regrettait qu’une chose, c’était dene pas l’avoir assez à elle. Même au déjeuner, à ce déjeunermatinal des avocats talonné par l’heure de l’audience, il y avaittoujours l’ami entre eux, ce compagnon dont l’homme du Midi nepouvait se passer, l’éternel donneur de réplique nécessaire aujaillissement de ses idées, le bras où il s’appuyaitcomplaisamment, auquel il confiait sa serviette trop lourde enallant au Palais.

Ah ! comme elle l’aurait accompagnévolontiers au delà des ponts, comme elle aurait été heureuse, lesjours de pluie, de venir l’attendre dans leur coupé et de rentrertous deux, bien serrés, derrière la buée tremblante des vitres.Mais elle n’osait plus le lui demander, sûre qu’il y auraittoujours un prétexte, un rendez-vous donné, dans la salle desPas-Perdus, à l’un des trois cents intimes dont le Méridionaldisait d’un air attendri :

« Il m’adore… Il se jetterait au feu pourmoi… »

C’était sa façon de comprendre l’amitié. Dureste, aucun choix dans ses relations. Sa facile humeur, lavivacité de son caprice le jetaient à la tête du premier venu et lereprenaient aussi lestement. Tous les huit jours, une toquadenouvelle, un nom qui revenait dans toutes les phrases, que Rosalieinscrivait soigneusement, à chaque repas, sur la petite cartehistoriée du menu, puis qui disparaissait, tout à coup, comme si lapersonnalité du monsieur s’était trouvée aussi fragile, aussifacilement flambée que les coloriages du petit carton.

Parmi ces amis de passage, un seul tenait bon,moins un ami qu’une habitude d’enfance, car Roumestan et Bompardétaient nés dans la même rue. Celui-ci faisait partie de la maison,et la jeune femme, dès son mariage, trouva installé chez elle, à laplace d’honneur, comme un meuble de famille, ce maigre personnage àtête de palikare, au grand nez d’aigle, aux yeux en billes d’agatedans une peau gaufrée, safranée, un cuir de Cordoue tailladé de cesrides spéciales aux grimes, aux pitres, à tous les visages forcéspar des contorsions continuelles. Pourtant, Bompard n’avait jamaisété comédien. Un moment, il chanta dans les chœurs aux Italiens, etc’est là que Numa l’avait retrouvé. Sauf ce détail, impossible derien préciser sur cette existence ondoyante. Il avait tout vu, faittous les métiers, était allé partout. On ne parlait pas devant luid’un homme célèbre, d’un événement fameux, sans qu’ilaffirmât : « C’est mon ami… » ou « J’y étais…,j’en viens… » Et tout de suite une histoire à preuve.

En mettant ses récits bout à bout, on arrivaità des combinaisons stupéfiantes ; Bompard, dans la même année,commandait une compagnie de déserteurs polonais et tcherkesses ausiège de Sébastopol, dirigeait la chapelle du roi de Hollande, dudernier bien avec la sœur du roi, ce qui lui avait valu six mois decasemate à la forteresse de la Haye, mais ne l’empêchait pas,toujours à la même date, de pousser une pointe de Laghouat àGadamès, en plein désert africain… Tout cela, débité avec un fortaccent du Midi tourné au solennel, très peu de gestes, mais desjeux de physionomie mécaniques, fatigants à regarder comme lesévolutions du verre cassé dans un kaléidoscope.

Le présent de Bompard n’était pas moins obscuret mystérieux que son passé. Où vivait-il ? de quoi ?Tantôt il parlait de grandes affaires d’asphalte, d’un morceau deParis à bitumer d’après un système économique ; puissubitement, tout à sa découverte d’un infaillible remède contre lephylloxera, il n’attendait qu’une lettre du ministère pour toucherla prime de cent mille francs, régler sa note à la petite crémerieoù il mangeait et dont il avait rendu les patrons à moitié fousavec son mirage enragé d’espérances extravagantes.

Ce Méridional en délire faisait la joie deRoumestan. Il l’emmenait toujours avec lui, s’en servait comme d’unplastron, le poussant, le chauffant, mettant sa folie en verve.Quand Numa s’arrêtait pour parler à quelqu’un sur le boulevard,Bompard s’écartait d’un pas digne avec le geste de rallumer soncigare. On le voyait aux enterrements, aux premières, demandanttout affairé : « Avez-vous vu Roumestan ? » Ilarrivait à être aussi connu que lui. À Paris, ce type de suiveurest assez fréquent, tous les gens connus traînent après eux unBompard, qui marche dans leur ombre et s’y découpe une sorte depersonnalité. Par hasard, le Bompard de Roumestan en avait uneabsolument à lui. Mais Rosalie ne pouvait souffrir ce comparse deson bonheur, toujours entre elle et son mari, remplissant les raresmoments où ils auraient pu être seuls. Les deux amis parlaientensemble un patois qui la mettait à part, riaient de plaisanterieslocales intraduisibles. Ce qu’elle lui reprochait surtout, c’étaitce besoin de mentir, ces inventions, auxquelles elle avait crud’abord, tellement l’imposture restait étrangère à cette naturedroite et franche, dont le plus grand charme était l’accordharmonieux de la parole et de la pensée, accord sensible dans lasonorité, l’assurance de sa voix de cristal.

« Je ne l’aime pas… c’est unmenteur… » disait-elle d’un accent profondément indigné, quiamusait beaucoup Roumestan. Et, défendant son ami :

« Mais non, ce n’est pas un menteur…,c’est un homme d’imagination, un dormeur éveillé, qui parle sesrêves… Mon pays est plein de ces gens-là… C’est le soleil, c’estl’accent… Vois ma tante Portal… Et moi-même, à chaque instant, sije ne me surveillais pas… »

Une petite main protestait, lui fermait labouche : « Tais-toi, tais-toi… Je ne t’aimerais plus situ étais de ce Midi-là. »

Il en était bien pourtant ; et malgré latenue parisienne, le vernis mondain qui le comprimait, elle allaitle voir sortir ce terrible Midi, routinier, brutal, illogique. Lapremière fois, ce fut à propos de religion : là-dessus, commesur tout le reste, Roumestan avait la tradition de sa province. Ilétait le Provençal catholique, qui ne pratique pas, ne va jamais àl’église que pour chercher sa femme à la fin de la messe, restedans le fond près du bénitier, de l’air supérieur d’un papa à unspectacle d’ombres chinoises, ne se confesse qu’en temps decholéra, mais se ferait pendre ou martyriser pour cette foi nonressentie, qui ne modère en rien ni ses passions ni ses vices.

En se mariant, il savait que sa femme était dumême culte que lui, que le curé de Saint-Paul avait eu pour eux deséloges en rapport avec les cierges, les tapis, les étalages defleurs d’un mariage de première classe. Il n’en demanda pas pluslong. Toutes les femmes qu’il connaissait, sa mère, ses cousines,la tante Portal, la duchesse de San-Donnino, étaient descatholiques ferventes. Aussi fut-il très surpris, après quelquesmois de mariage, de voir que Rosalie ne pratiquait pas. Il lui enfit l’observation :

– Vous n’allez donc jamais àconfesse ?

– Non, mon ami, dit-elle, sans s’émouvoir… nivous non plus, à ce que je vois.

– Oh ! moi, ce n’est pas la mêmechose.

– Pourquoi ?

Elle le regardait avec des yeux sisincèrement, si lumineusement étonnés ; elle avait si peul’air de se douter de son infériorité de femme ! Il ne trouvarien à répondre, et la laissa s’expliquer. Oh ! ce n’était pasune libre-penseuse, un esprit fort. Élevée dans un excellentpensionnat de Paris, un prêtre de Saint-Laurent pour aumônier,jusqu’à dix-sept ans, jusqu’à sa sortie de pension, et même à lamaison pendant quelques mois encore, elle avait continué sespratiques religieuses à côté de sa mère, une dévote du Midi ;puis un jour, quelque chose s’était brisé en elle, elle avaitdéclaré à ses parents la répulsion insurmontable que lui causait leconfessionnal. La mère eût essayé de vaincre ce qu’elle croyait uncaprice ; mais M. Le Quesnoy s’était interposé.

« Laissez, laissez… Cela m’a pris commeelle, au même âge qu’elle. »

Et dès lors elle n’avait plus eu à prendreavis et direction que de sa jeune conscience. Parisienned’ailleurs, femme du monde, ayant horreur des indépendances demauvais goût ; si Numa tenait à aller à l’église, ellel’accompagnerait comme elle avait accompagné sa mère bienlongtemps, sans toutefois consentir au mensonge, à la grimace decroyances qu’elle n’avait plus.

Il l’écoutait plein de stupeur, épouvantéd’entendre de telles choses, dites par elle et avec une énergiqueaffirmation de son être moral qui déroutait toutes les idées duMéridional sur la dépendance féminine.

« Tu ne crois donc pas en Dieu ?fit-il de son plus beau creux d’avocat, le doigt levésolennellement vers les moulures du plafond. Elle eut un cri :« Est-ce que c’est possible ? » si spontané, sisincère, qu’il valait un acte de foi. Alors il se rejeta sur lemonde, les convenances sociales, la solidarité de l’idée religieuseet monarchique. Toutes ces dames pratiquaient, la duchesse, madamed’Escarbès ; elles recevaient leur confesseur à leur table ensoirée. Cela ferait un effet déplorable si l’on savait… Ils’arrêta, comprenant qu’il pataugeait, et la discussion en restalà. Deux ou trois dimanches de suite, il mit une grande affectationà conduire sa femme à la messe, ce qui valut à Rosalie l’aubained’une promenade au bras de son mari. Mais il se lassa vite durégime, prétexta des affaires et cessa toute manifestationcatholique.

Ce premier malentendu ne troubla en rien leménage. Comme si elle avait voulu se faire pardonner, la jeunefemme redoubla de prévenances, de soumission ingénieuse et toujourssouriante. Peut-être, moins aveugle qu’aux premiers jours,pressentait-elle confusément des choses qu’elle n’osait même pass’avouer, mais elle était heureuse, malgré tout, parce qu’ellevoulait l’être, parce qu’elle vivait dans les limbes où lechangement d’existence, la révélation de leur destinée de femmejette les jeunes mariées, encore enveloppées de ces rêves, de cesincertitudes qui sont comme les lambeaux des tulles blancs de larobe de noces. Le réveil ne pouvait tarder. Il fut pour elleaffreux et brusque.

Un jour d’été, – ils passaient la belle saisonà Orsay, dans la propriété des Le Quesnoy, – Rosalie, son père etson mari partis pour Paris comme ils faisaient chaque matin,s’aperçut qu’il lui manquait un petit modèle de layette à laquelleelle travaillait. Une layette, mon Dieu, oui. On en vend desuperbes toutes faites ; mais les vraies mères, celles qui lesont d’avance, aiment à coudre, à tailler elles-mêmes, et, à mesureque le carton s’emplit où s’entassent les parures de l’enfant, àsentir qu’elles hâtent sa venue, que chaque point les rapproche dela naissance espérée. Pour rien au monde, Rosalie n’aurait voulu sepriver de cette joie, n’aurait permis qu’une autre mit la main àl’œuvre gigantesque entreprise depuis cinq mois, depuis qu’elleavait été sûre de son bonheur. Là-bas, à Orsay, sur le banc où elletravaillait dans l’ombre d’un grand catalpa, c’était un étalage depetits bonnets qu’on essayait sur le poing, de petites robes deflanelle, de brassières qui, avec leurs manches droites, figuraientla vie et les gestes gourds de la toute petite enfance… Etjustement ce modèle qui manquait.

« Envoie ta femme de chambre… »disait la mère… La femme de chambre, allons donc !… Est-cequ’elle saurait ?… « Non, non, j’y vais moi-même… Jeferai mes emplettes avant midi… Puis j’irai surprendre Numa etmanger la moitié de son déjeuner. »

L’idée de ce repas de garçon avec son maridans l’appartement de la rue Scribe à demi fermé, les rideauxenlevés, les housses sur les meubles, l’amusait comme une escapade.Elle en riait toute seule, en montant – ses courses faites –l’escalier sans tapis de la maison parisienne en été, et se disait,mettant avec précaution la clef dans la serrure pour lesurprendre : « J’arrive un peu tard…Il auradéjeuné. »

Il ne restait plus, en effet, dans la salle àmanger, que les débris d’un petit festin gourmand à deux couverts,et le valet de chambre en jaquette à carreaux installé devant latable, en train de vider les bouteilles et les plats. Elle ne vitrien d’abord que sa partie manquée, par sa faute. Ah ! si ellen’avait pas tant flâné dans ce magasin, devant les jolies babiolesà broderie et à dentelle.

« Monsieur est sorti ? »

La lenteur du domestique à répondre, la pâleursubite de cette large face impudente, s’aplatissant entre de longsfavoris, ne la frappait pas encore. Elle n’y voyait que l’émoi duserviteur pris le nez dans son vol et sa gourmandise. Il fallutbien dire pourtant que monsieur était encore là… et en affaires… etqu’il en aurait pour longtemps. Mais que tout cela fut long àbégayer, quelles mains tremblantes il avait, cet homme, pourdébarrasser la table et mettre le couvert de sa maîtresse.

« Est-ce qu’il a déjeuné seul ?

– Oui, madame… C’est-à-dire… avecM. Bompard. »

Elle regardait une dentelle noire jetée surune chaise. Le drôle la voyait aussi, et leurs yeux se rencontrantsur ce même objet, ce fut comme un éclair pour elle. Brusquement,sans un mot, elle s’élança, traversa le petit salon d’attente, futdroit à la porte du cabinet, l’ouvrit grande et tomba raide. Ils nes’étaient pas même enfermés.

Et si vous aviez vu la femme, ses quarante ansde blonde esquintée, marqués en couperose sur une tête aux lèvresminces, aux paupières fripées comme une peau de vieux gant ;sous les yeux, en balafres violettes, les cicatrices d’une vie deplaisirs, des épaules carrées, une vilaine voix. Seulement, elleétait noble… La marquise d’Escarbès !… et, pour l’homme duMidi, cela tenait lieu de tout, le blason lui cachait la femme.Séparée de son mari par un procès scandaleux, brouillée avec safamille et les grandes maisons du faubourg, madame d’Escarbèss’était ralliée à l’empire, avait ouvert un salon politique,diplomatique, vaguement policier, où venaient, sans leurs femmes,les personnages les plus huppés d’alors ; puis après deux ansd’intrigues, quand elle se fut créé un parti, des influences, ellesongea à faire appel. Roumestan, qui avait plaidé pour elle enpremière instance, ne pouvait guère refuser de la suivre. Ilhésitait cependant à cause des opinions très affichées. Mais lamarquise s’y prit de telle sorte et la vanité de l’avocat futtellement flattée de cette façon de s’y prendre, que toutes sesrésistances tombèrent. Maintenant l’appel étant proche, ils sevoyaient tous les jours, tantôt chez lui, tantôt chez elle, menantl’affaire en partie double et vivement.

Rosalie faillit mourir de cette horribledécouverte qui l’atteignait tout à coup dans sa sensibilitédouloureuse de femme à la veille d’être mère, portant deux cœurs,deux foyers de souffrance en elle. L’enfant fut tué net, la mèresurvécut. Mais lorsque, après trois jours d’anéantissement, elleretrouva toute sa mémoire pour souffrir, ce fut une crise delarmes, un flot amer que rien ne pouvait arrêter ni tarir. Sans uncri, sans une plainte, quand elle avait fini de pleurer sur latrahison de l’ami, de l’époux, ses larmes redoublaient devant leberceau vide où dormaient, seuls, les trésors de la layette sousdes rideaux à transparent bleu. Le pauvre Numa était presque aussidésespéré. Cette grande espérance d’un petit Roumestan, de« l’aîné », toujours paré d’un prestige dans les famillesprovençales, détruite, anéantie par sa faute ; ce pâle visagede femme noyé dans une expression de renoncement ; ce chagrinaux dents serrées, aux sanglots sourds lui fendait l’âme, sidifférent de ses manifestations et de la grosse sensibilité à fleurde peau qu’il montrait, assis au pied du lit de sa victime, lesyeux gros, les lèvres tremblantes. « Rosalie… allons,voyons… » Il ne trouvait que cela à dire, mais que de chosesdans cet « allons…, voyons… » prononcé avec l’accent duMidi facilement apitoyé. On entendait là-dessous « Ne techagrine donc pas, ma pauvre bête… Est-ce que ça vaut lapeine ? Est-ce que ça m’empêche de t’aimer ? »

C’est vrai qu’il l’aimait autant que salégèreté lui permettait un attachement durable. Il ne rêvaitpersonne autre qu’elle pour tenir sa maison, le soigner, ledorloter. Lui qui disait si ingénument : « J’ai besoind’un dévouement près de moi ! » il se rendait bien compteque celui-là était le plus complet, le plus aimable qu’il pûtdésirer et l’idée de le perdre l’épouvantait. Si ce n’est pas celade l’amour !

Hélas ! Rosalie s’imaginait toute autrechose. Sa vie était brisée, l’idole à bas, la confiance pourtoujours perdue. Et pourtant elle pardonna. Elle pardonna parpitié, comme une mère cède à l’enfant qui pleure, quis’humilie ; aussi pour la dignité de leur nom, pour le nom deson père que le scandale d’une séparation aurait sali, et parceque, les siens la croyant heureuse, elle ne pouvait leur ôter cetteillusion. Par exemple, ce pardon accordé si généreusement, ellel’avertit qu’il n’eût pas à y compter s’il renouvelait l’outrage.Plus jamais ! ou alors leurs deux vies séparées cruellement,radicalement, devant tous !… Ce fut signifié d’un ton, avec unregard où les fiertés de la femme prenaient leur revanche de toutesles convenances et entraves sociales.

Numa comprit, jura de ne plus recommencer, etsincèrement. Il frémissait encore d’avoir risqué son bonheur, cerepos auquel il tenait tant, pour un plaisir qui ne satisfaisaitque sa vanité. Et le soulagement d’être débarrassé de sa grandedame, de cette marquise à gros os qui – le blason à part – neparlait guère plus à ses sens que « l’ancienne à tous »du café Malmus, de n’avoir plus de lettres à écrire, de rendez-vousà fixer, l’évanouissement de toute cette friperie sentimentale ettarabiscotée qui allait si peu à son sans-gêne, l’épanouissaitpresque autant que la clémence de sa femme, la paix intérieurereconquise.

Heureux, il le fut comme auparavant. Il n’yeut rien de changé aux apparences de leur vie. Toujours la tablemise et le même train de fêtes et de réceptions où Roumestanchantait, déclamait, faisait la roue sans se douter que, près delui, deux beaux yeux veillaient, large ouverts, éclaircis sous devraies larmes. Elle le voyait maintenant son grand homme, tout engestes, en paroles, bon et généreux par élans, mais d’une bontécourte, faite de caprice, d’ostentation et d’un coquet désir deplaire. Elle sentait le peu de fond de cette nature hésitante dansses convictions comme dans ses haines ; par-dessus tout elles’effrayait, pour elle et pour lui, de cette faiblesse cachée sousde grands mots et des éclats de voix, faiblesse qui l’indignait,mais en même temps la rattachait à lui, par ce besoin de protectionmaternelle où la femme appuie son dévouement quand l’amour estparti. Et, toujours prête à se donner, à se dévouer malgré latrahison, elle n’avait qu’une peur secrète : « Pourvuqu’il ne me décourage pas ! »

Clairvoyante comme elle était, Rosalies’aperçut vite du changement qui se faisait dans les opinions deson mari. Ses relations avec le faubourg se refroidissaient. Legilet nankin du vieux Sagnier, la fleur de lys de son épingle àcravate, ne lui inspiraient plus la même vénération. Il trouvaitque cette grande intelligence baissait. C’était son ombre quisiégeait à la Chambre, une ombre somnolente rappelant assez bien laLégitimité et ses torpeurs séreuses, voisines de la mort… AinsiNuma évoluait tout doucement, entr’ouvrait sa porte à desnotabilités impérialistes, rencontrées dans le salon de madamed’Escarbès, dont l’influence avait préparé ce virement.« Prends garde à ton grand homme… je crois qu’il mue… »disait le conseiller à sa fille, un jour que la verve gouailleusede l’avocat s’était amusée, à table, du parti de Frohsdorf, qu’ilcomparaît au Pégase en bois de Don Quichotte immobile et cloué surplace, pendant que son cavalier, les yeux bandés, s’imaginait faireune longue route en plein azur.

Elle n’eut pas à le questionner longtemps.Tout dissimulé qu’il pût être, ses mensonges, – qu’il dédaignait desoutenir par des complications ou des finesses, – gardaient unabandon qui le livrait tout de suite. Entrant un matin dans soncabinet, elle le surprit très absorbé dans la composition d’unelettre, pencha sa tête au niveau de la sienne :

« À qui écris-tu ? »

Il bégaya, essaya de trouver quelque chose,et, pénétré par ce regard obsédant comme une conscience, il eut unélan de franchise forcée… C’était en style maigre et emphatique, cestyle de barreau qui gesticule avec de grandes manches, une lettreà l’Empereur, par laquelle il acceptait le poste de Conseillerd’État. Cela commençait ainsi : Vendéen du Midi, grandidans la foi monarchique et le culte respectueux du passé, je necrois pas forfaire à l’honneur ni à ma conscience…

– Tu n’enverras pas ça !… dit-ellevivement.

Il commença par s’emporter, parler de haut,brutal, en vrai bourgeois d’Aps discutant dans son ménage. De quoise mêlait-elle, à la fin des fins ? Qu’est-ce qu’elle yentendait ? Est-ce qu’il la tourmentait, lui, sur la forme deses chapeaux ou ses patrons de robes nouvelles ? Il tonnait,comme à l’audience, devant la tranquillité muette, presqueméprisante, de Rosalie, qui laissait passer toutes ces violences,débris d’une volonté détruite d’avance, à sa merci. C’est ladéfaite des exubérants, ces crises qui les fatiguent et lesdésarment.

– Tu n’enverras pas cette lettre, reprit-elle…Ce serait mentir à ta vie, à tes engagements…

– Des engagements ?… Et enversqui ?

– Envers moi… Rappelle-toi comment nous noussommes connus, comment tu m’as pris le cœur avec tes révoltes, tesbelles indignations contre la mascarade impériale. Et de tesopinions, je me souciais encore moins que d’une ligne de conduiteadoptée et droite, une volonté d’homme que j’admirais en toi…

Il se défendit. Devait-il donc se morfondretoute la vie dans un parti gelé, sans ressort, un camp abandonnésous la neige ? Ce n’était pas lui, d’ailleurs, qui allait àl’Empire, mais l’Empire qui venait vers lui. L’Empereur était unexcellent homme, plein d’idées, très supérieur à l’entourage… Ettous les bons prétextes des défections. Rosalie n’en acceptaitaucun, et, sous la félonie de son évolution, lui en montrait lamaladresse. « Tu ne vois donc pas comme ils sont inquiets tousces gens-là, comme ils sentent le terrain miné, creusé autourd’eux. Le moindre choc, une pierre détachée, et tout croule… Dansquel bas-fond !… »

Elle précisait, donnait des détails, résumaitce qu’une silencieuse recueille et médite des propos d’après dînerquand les hommes, groupés à part, laissent leurs femmes,intelligentes ou non, languir dans ces conversations banales que latoilette, les médisances mondaines ne suffisent pas toujours àanimer. Roumestan s’étonnait « Drôle de petitefemme ! » Où avait-elle pris tout ce qu’elle disaitlà ? Il n’en revenait pas qu’elle fût si forte, et, dans un deces vifs retours qui sont l’attrait de ces caractères à outrance,il prenait à deux mains cette tête raisonneuse, mais d’un sicharmant éclat de jeunesse, et l’enveloppant d’une pluie de baiserstendres :

« Tu as raison, cent fois raison…, c’estle contraire qu’il faut écrire… »

Il allait déchirer son brouillon, seulement ily avait là une phrase de début qui lui plaisait, et qui pouvaitservir encore, en la modifiant un peu comme ceci : Vendéendu Midi, grandi dans la foi monarchique et le culte respectueux dupassé, je croirais forfaire à l’honneur et à ma conscience enacceptant le poste que Votre Majesté…

Ce refus, très poli, mais très ferme, publiépar les journaux légitimistes, valut à Roumestan une situationtoute nouvelle, fit de son nom le synonyme de fidélitéincorruptible. « Indécousable ! » disait leCharivari, dans une amusante caricature montrant la togedu grand avocat violemment disputée et tirée entre tous les partis.Quelque temps après, l’Empire s’effondrait et lorsque l’Assembléede Bordeaux se réunit, Numa Roumestan eut à choisir entre troisdépartements du Midi qui l’avaient élu député, uniquement à causede sa lettre. Ses premiers discours, d’une éloquence un peusoufflée, eurent bientôt fait de lui le chef de toutes les droites.Ce n’était que la petite monnaie du vieux Sagnier qu’on avaitlà ; mais, par ce temps de races moyennes, les pur-sang sefont rares, et le nouveau leader triompha, aux bancs de la Chambre,aussi aisément que jadis sur les divans du père Malmus.

Conseiller général de son département, idoledu Midi tout entier, rehaussé encore par la magnifique situation deson beau-père passé premier président à la Cour de cassation depuisla chute de l’empire, Numa était évidemment destiné à devenirministre un jour ou l’autre. En attendant, grand homme pour tout lemonde excepté pour sa femme, il promenait sa jeune gloire entreParis, Versailles et la Provence, aimable, familier, bon enfant,emportant son auréole en voyage, mais la laissant volontiers dansson carton à chapeau comme un claque de cérémonie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer