Numa Roumestan

Chapitre 5VALMAJOUR

De la ville d’Aps au mont de Cordoue il nefaut guère plus de deux heures, surtout quand on a le vent arrière.Attelée de ses deux vieux camarguais, la berline allait touteseule, poussée par le mistral qui la secouait, l’enlevait, creusaitle cuir de sa capote ou le gonflait à la manière d’une voile. Iciil ne rugissait plus comme autour des remparts, sous les voûtes despoternes ; mais libre, sans obstacle, chassant devant luil’immense plaine ondulée où quelques mas perdus, une fermeisolée, toute grise dans un bouquet vert, semblaientl’éparpillement d’un village par la tempête, il passait en fuméesur le ciel, en embruns rapides sur les blés hauts, sur les champsd’oliviers dont il faisait papilloter les feuilles d’argent, etavec de grands retours qui soulevaient en flots blonds la poussièrecraquant sous les roues, il abaissait les files de cyprès serrés,les roseaux d’Espagne aux longues feuilles bruissantes donnantl’illusion d’un ruisseau frais au bord de la route. Quand il setaisait une minute, comme à court de souffle, on sentait le poidsde l’été, une chaleur africaine montant du sol, que dissipait bienvite la saine et vivifiante bourrasque étendant son allégresse auplus loin de l’horizon, vers ces petites collines grisâtres,ternes, au fond de tout paysage provençal, mais que le couchantirise de teintes féeriques.

On ne rencontrait pas grand monde. De loin enloin un fardier venant des carrières avec un chargement d’énormespierres taillées aveuglantes sous le soleil, une vieille paysannede la Ville-des-Baux courbée sous un grand couffind’herbes aromatiques, la cagoule d’un moine mendiant, besace audos, rosaire aux cuisses, le crâne dur, suant et luisant comme ungalet de Durance, ou bien un retour de pèlerinage, une charretée defemmes et de filles en toilette, beaux yeux noirs, chignons hardis,rubans flottants et clairs, arrivant de la Sainte-Baume ou deNotre-Dame-de-Lumière. Eh bien, le mistral donnait à tout cela, audur labeur, aux misères, aux superstitions de pays le même entrainde santé, de belle humeur, ramassant et secouant dans ses passesles « dia ! hue ! » des charretiers, lesgrelots, les anneaux de verre bleu de ses bêtes, la psalmodie dumoine, les cantiques aigus des pèlerines, et le refrain populaireque Roumestan, mis en verve par l’air natal, entonnait à toutegorge avec de grands gestes lyriques débordant par les deuxportières :

Beau soleil de la Provence,

Gai compère du mistral…

Puis, s’interrompant : « Hé !Ménicle… Ménicle !…

– Monsieur Numa ?

– Qu’est-ce que c’est que cette masure,là-bas, de l’autre main du Rhône ?

– Ça, monsieur Numa, c’est le Jonjonde la reine Jeanne…

– Ah ! oui, c’est vrai… Je me rappelle…Pauvre Jonjon ! Son nom est aussi démantelé quelui. »

Il faisait alors à Hortense l’historique dudonjon royal ; car il savait à fond sa légende provençale…Cette tour ruinée et roussie, là-haut, datait de l’invasionsarrasine, moins vieille encore que l’abbaye dont on apercevait,tout auprès, un pan de mur à moitié croulé, percé sur le bleud’étroites fenêtres alignées et d’un large portail en ogive. Il luimontrait le sentier, visible au flanc de la côte rocailleuse, paroù les moines vers l’étang luisant comme une coupe de métal s’envenaient pêcher des carpes, des anguilles pour la table de l’abbé.Il remarquait, en passant, que dans les plus beaux sites la viefriande et recueillie des couvents s’était installée, planant,rêvant aux sommets, mais descendant lever la dîme sur tous lesbiens de nature et les villages environnants… Ah ! le moyenâge de Provence, le beau temps des trouvères et des cours d’amour…Maintenant les ronces disjoignaient les dalles où les Stéphanette,les Azalaïs, avaient laissé traîner leurs robes plates ; lesorfraies et les hiboux miaulaient, la nuit, où chantaient lestroubadours. Mais n’est-ce pas qu’il restait encore sur tout ceclair paysage des Alpilles un bouquet d’élégance coquette, demièvrerie italienne, comme un frisson de luth ou de viole flottantdans la pureté de l’air ?

Et Numa s’exaltant, oubliant qu’il n’avait quesa belle-sœur et la lévite bleue de Ménicle pour auditoire,s’échappait, après quelques redites de banquets régionaux ou deséances académiques, dans une de ces improvisations ingénieuses etbrillantes, qui faisaient bien de lui le descendant des légerstrouvères provençaux.

« Voilà Valmajour ! » dit toutà coup le cocher de tante Portal, se penchant pour leur montrer lahauteur du bout de son fouet.

Ils avaient quitté le grand chemin etsuivaient une montée en lacets aux flancs du mont de Cordoue,chemin étroit, glissant, à cause des touffes de lavande dont chaquetour de roue dégageait au passage le parfum brûlé. Sur un plateau,à mi-côte, au pied d’une tour ébréchée et noire, s’étageaient lestoits de la ferme. C’est là que les Valmajour habitaient, de pèreen fils, depuis des années et des années, sur l’emplacement duvieux château dont le nom leur était resté. Et qui sait ?Peut-être ces paysans descendaient-ils des princes de Valmajour,alliés aux comtes de Provence et à la maison des Baux ? Cettesupposition imprudemment émise par Roumestan fut tout à fait dugoût d’Hortense, qui s’expliquait ainsi les façons vraiment noblesdu tambourinaire.

Comme ils en causaient dans la voiture,Ménicle sur son siège les écoutait plein de stupéfaction. Ce nom deValmajour était très répandu dans la contrée ; il y avait lesValmajour du haut et les Valmajour du bas, selon qu’ils habitaientle vallon ou la montagne. « Ça serait donc tous des grandsseigneurs !… » Mais le futé Provençal garda sa remarquepour lui. Et tandis qu’ils avançaient avec lenteur dans ce paysagedénudé et grandiose, la jeune fille, que la conversation animée deRoumestan avait jetée en plein roman historique, dans le rêvecoloré du passé, apercevant là-haut une paysanne assise sur uncontrefort au pied des ruines, à demi tournée, la main au-dessusdes yeux pour regarder les arrivants, s’imaginait voir quelqueprincesse coiffée du hennin, au sommet de sa tour, dans une pose devignette.

L’illusion cessa à peine, lorsque lesvoyageurs descendant de voiture se trouvèrent en face de la sœur dutambourinaire occupée à tresser des claies en osier pour les vers àsoie. Elle ne se leva pas, quoique Ménicle lui eût crié de loin« Vé ! Audiberte, voilà des personnes pour tonfrère. » Sa figure fine, régulière, allongée et verte commeune olive à l’arbre ne marqua ni joie ni surprise, gardal’expression concentrée qui rapprochait ses épais sourcils noirs,les nouait tout droit, au-dessous du front entêté, comme d’un lientrès dur. Roumestan, un peu saisi de cette réserve, se nomma :« Numa Roumestan… le député…

– Oh ! je vous connais bien… dit-ellegravement, et, laissant son ouvrage en tas à côté d’elle :Entrez un moment… mon frère va venir. »

Debout, la châtelaine perdait de son prestige.Très petite, toute en buste, elle marchait avec un dandinement malgracieux qui faisait tort à sa jolie tête finement relevée du petitbonnet d’Arles et du large fichu de mousseline à plis bleuâtres. Onentra. Ce logis de paysans avait grand air, appuyé à une tour enruines, gardant des armes dans la pierre au-dessus de sa portequ’abritaient un auvent de roseaux craquant au soleil et une grandetoile à carreaux tendue en portière à cause des moustiques. Lasalle des gardes, aux murs blancs, au plafond creusé de voussures,à la haute cheminée antique, ne recevait de lumière que de sescarreaux verdis et du treillis de toile de l’entrée.

Dans cette pénombre on distinguait le pétrinde bois noir, en forme de sarcophage, sculpté d’épis et de fleurs,et surmonté de sa panière à claire-voie, à clochetonsmauresques, où le pain se tient au frais dans toutes les fermesprovençales. Deux ou trois images de piété, les saintes Marie,Marthe, et la Tarasque, le cuivre rouge d’une petite lampe de formeancienne accrochée à une belle moque de bois blancsculptée par un berger, de chaque côté de la cheminée la salière etla farinière complétaient l’ornement de la vaste pièce avec uneconque marine, pour rappeler les bêtes, et dont la nacre étincelaitsur le manteau du foyer. La table longue s’étalait dans le sens dela salle, flanquée de bancs et d’escabeaux. Au plafond, deschapelets d’oignons pendaient, tout noirs de mouches quibourdonnaient chaque fois qu’on soulevait la portière del’entrée.

– Remettez-vous, monsieur, madame… vous allezfaire le grand-boire avec nous.

Le Grand-boire, c’est le goûter despaysans provençaux. Il se sert en pleins champs, au lieu même dutravail, sous un arbre quand on en trouve, dans l’ombre d’unemeule, au creux d’un fossé. Mais Valmajour et son père travaillanttout près, sur leur bien, venaient le faire à la maison. Et déjà latable les attendait, deux ou trois petites assiettes creuses enterre jaune, des olives confites et une salade de romaine touteluisante d’huile. Dans la coque en osier où se placent la bouteilleet les verres, Roumestan crut voir du vin.

« Vous avez donc encore de la vigne parici ? » demanda-t-il d’un air aimable, essayantd’apprivoiser l’étrange petite sauvagesse. Mais, à ce mot de vigne,elle bondit, un vrai saut de chèvre piquée par un aspic, et sa voixfut tout de suite à un diapason de fureur. De la vigne !Ah ! oui, joliment !… Il leur en restait, de lavigne !… Sur cinq, ils n’avaient pu en sauver qu’une, la pluspetite, et encore il fallait la tenir sous l’eau six mois de l’an.De l’eau de la roubine, qui leur coûtait les yeux de latête. Et tout ça, la faute de qui ? La faute des rouges, deces porcs, de ces monstres de rouges et de leur république sansreligion qui avait déchaîné sur le pays toutes les abominations del’enfer.

À mesure qu’elle parlait avec cette passion,ses yeux devenaient plus noirs, d’un noir assassin, tout son jolivisage convulsé et grimaçant, la bouche tordue, le nœud dessourcils serré jusqu’à faire un gros pli au milieu du front. Leplus drôle, c’est qu’elle continuait à s’activer dans sa colère,préparait le feu, le café de ses hommes, se levait, se baissait,ayant en main le soufflet, la cafetière, ou des sarments toutenflammés qu’elle brandissait comme une torche de Furie. Puis,brusquement, elle se radoucit : « Voilà monfrère… »

Le store rustique s’écartant laissa passerdans un flot de lumière blanche la haute taille de Valmajour suivid’un petit vieux à face rase, calciné, contourné et noir comme unpied de vigne malade. Le père ni le fils ne s’émurent plusqu’Audiberte des visiteurs qu’ils recevaient, et sitôt la premièrereconnaissance, prirent place autour du grand-boire renforcé detoutes les victuailles tirées de la berline, devant lesquelles lesyeux de Valmajour l’ancien s’allumaient de petites flammeségrillardes. Roumestan, qui n’en revenait pas du peu d’impressionqu’il produisait sur ces paysans, parla tout de suite du grandsuccès de dimanche aux Arènes. C’est cela qui avait dû faireplaisir au vieux père !…

« Sûrement, sûrement, bougonna le vieux,en piquant ses olives avec son couteau… Mais moi aussi, de montemps, j’en ai eu des prix de tambourin. » Et dans son mauvaissourire se reconnaissait le même tournement de bouche qu’avait lacolère de sa fille tout à l’heure. Très calme en ce moment, lapaysanne était assise presque a terre sur la pierre du foyer, sonassiette aux genoux, car, bien que maîtresse au logis et maîtresseabsolue, elle suivait l’usage provençal qui ne permet pas auxfemmes de prendre place à table avec les hommes. Mais de cetteposition humiliée elle suivait attentivement tout ce qu’on disait,remuait la tête en attendant parler de la fête aux Arènes. Ellen’aimait pas le tambourin, elle. Ah ! nani… Sa mèreen était morte, du mauvais sang qu’elle s’était fait avec lamusique du papa… Tout ça, voyez-vous, des métiers de riboteurs quidérangeaient du travail, coûtaient plus d’argent qu’ils n’enrapportaient.

– Eh bien ! qu’il vienne à Paris, ditRoumestan… Je vous réponds que son tambourin lui en fera gagner, del’argent…

Devant l’incrédulité de cette innocente, iltâcha de lui expliquer ce que c’était que les caprices de Paris etcombien il les payait cher. Il raconta les anciens succès du pèreMathurin, le joueur de biniou, dans la Closerie desgenêts. Et quelle différence entre le biniou breton, grossier,criard, fait pour mener des rondes d’Esquimaux au bord de la merSauvage, et le tambourin de Provence, si svelte, si élégant !C’est-à-dire que toutes les Parisiennes en perdraient la tête,voudraient danser la farandole… Hortense se montait aussi, disaitson mot, pendant que le tambourinaire souriait vaguement et lissaitsa moustache brune d’un geste vainqueur de beau Nicolas.

– Mais enfin, qu’est-ce que vous pensez qu’ilpourrait gagner tout au juste avec sa musique ? demanda lapaysanne.

Roumestan chercha un peu… Il ne pouvait pasdire bien exactement… Dans les cent cinquante à deux centsfrancs…

– Par mois ? fit le père,enthousiasmé.

– Hé ! non, par jour…

Les trois paysans tressaillirent, puis seregardèrent. D’un autre que de « Moussu Numa », député,membre du Conseil général, ils auraient cru à une farce, à unegaléjade, allons ! Mais avec celui-là, l’affairedevenait sérieuse… Deux cents francs par jour !…foutré !… Le musicien était tout prêt, lui. La sœur,plus prudente, aurait voulu que Roumestan leur signât unpapier ; et, posément, les yeux baissés, de peur que leuréclat de lucre la trahît, elle discutait d’une voix hypocrite.C’est que Valmajour était bien nécessaire à la maison,Pécaïré. Il menait le bien, labourait, taillait la vigne,le père n’ayant plus la force. Comment faire s’il partait ?…Lui-même, tout seul à Paris, il se languirait pour sûr. Et sonargent, ses deux cents francs par jour, qu’est-ce qu’il en feraitdans cette grande villasse ?… Sa voix devenait dure en parlantde cet argent dont elle n’aurait pas la garde, qu’elle ne pourraitpas enfermer au plus profond de ses tiroirs.

– Eh bien ! alors, dit Roumestan, venez àParis avec lui.

– Et la maison ?

– Louez-la, vendez-la… Vous en rachèterez uneplus belle en revenant.

Il s’arrêta sur un regard inquiet d’Hortense,et, comme pris d’un remords de troubler le repos de ces bravesgens : « Après tout, il n’y a pas que l’argent dans lavie… Vous êtes heureux comme vous êtes… »

Audiberte l’interrompit vivement :« Oh ! heureux… L’existence est bien pénible,allez ! ce n’est plus comme dans les temps. » Ellerecommençait à geindre sur les vignes, la garance, le vermillon,les vers à soie, toutes les richesses du pays disparues. Il fallaittrimer au soleil, travailler comme des satyres… Ils avaient biendans l’avenir l’héritage du cousin Puyfourcat, colon en Algériedepuis trente ans, mais c’est si loin cette Algérie d’Afrique… Ettout à coup l’astucieuse petite personne, pour rallumer Moussu Numaqu’elle se reprochait d’avoir un peu trop refroidi, dit à son frèrefélinement avec son intonation câline et chantante :

– Qué, Valmajour, si tu nous touchaisun petit air pour faire plaisir à cette belle demoiselle ?

Ah ! fine mouche, elle ne s’était pastrompée. Au premier coup de baguette, au premier trille emperlé,Roumestan fut repris et délira. Le garçon jouait devant le mas,appuyé à la margelle d’un vieux puits dont la ferrure en arc,enroulée d’un figuier sauvage, encadrait merveilleusement sa tailleélégante et son teint de bistre. Les bras nus, la poitrine ouverte,dans ses poudreuses hardes de travail, il avait quelque chose deplus fier et de plus noble encore qu’aux Arènes, où sa grâces’endimanchait malgré tout d’un vernis théâtral. Et les vieux airsde l’instrument rustique, poétisés du silence et de la solituded’un beau paysage, éveillant les ruines dorées de leur songe depierre, volaient comme des alouettes sur ces pentes majestueuses,toutes, grises de lavandes ou coupées de blé, de vigne morte, demûriers aux larges feuilles dont l’ombre commençait à s’allonger endevenant plus claire. Le vent était tombé. Le soleil au déclinflambait sur la ligne violette des Alpilles, jetait au creux desroches un vrai mirage d’étangs de porphyre liquide, d’or en fusion,et sur tout l’horizon une vibration lumineuse, les cordes tenduesd’une lyre ardente, dont le chant continu des cigales et lesbattements du tambourin semblaient la sonorité.

Muette et ravie, Hortense, assise sur leparapet de l’ancien donjon, accoudée à un tronçon de colonnetteabritant un grenadier rabougri, écoutait et admirait, laissaitvoyager sa petite tête romanesque toute pleine des légendesrecueillies pendant le chemin. Elle voyait le vieux castel monterde ses décombres, dresser ses tours, arrondir ses poternes, sesarceaux de cloître peuplés de belles au long corsage, au teint matque la grande chaleur ne colorait pas. Elle-même était princessedes Baux, avec un joli nom de missel ; et le musicien qui luidonnait l’aubade, un prince aussi, le dernier des Valmajour, sousdes habits de paysan. « Adonc, la chanson finie, » commeil est dit dans les chroniques des cours d’amour, elle cassaitau-dessus de sa tête un brin de grenadier où pendait la fleur troplourde de pourpre vive et le tendait pour prix de son aubade aubeau musicien qui, galamment, l’accrochait aux cordelettes de sontambour.

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