Numa Roumestan

Chapitre 7PASSAGE DU SAUMON

En attendant une installation plus complètequi ne pourrait se faire qu’après l’arrivée de leurs meubles enroute par la petite vitesse, les Valmajour s’étaient logés dans cefameux passage du Saumon, où descendaient de tout temps lesvoyageurs d’Aps et de la banlieue, et dont la tante Portal avaitgardé un si étonnant souvenir. Ils occupaient là sous les toits unechambre et un cabinet, le cabinet sans jour ni air, une sorte deserre-bois dans lequel couchaient les deux hommes, la chambre guèreplus grande, mais qui leur semblait superbe avec son acajou attaquépar les tarets, sa carpette miteuse, frippée, sur le carreaudérougi, et la fenêtre mansardée découpant un morceau du ciel,aussi jaune, aussi brouillé que la longue vitrine en dos d’âne dupassage. Dans cette niche ils entretenaient le souvenir du pays parune forte odeur d’ail et d’oignon roussi, cuisant eux-mêmes sur unpetit poêle leur nourriture exotique. Le père Valmajour, trèsgourmand, aimant la compagnie, aurait bien préféré descendre à latable d’hôte, dont le linge blanc, les huiliers et les salières deplaqué l’enthousiasmaient, se mêler à la conversation bruyante deMM. les représentants de commerce qu’ils entendaient rire, auxheures des repas, jusqu’à leur cinquième étage. Mais la petiteProvençale s’y opposait formellement.

Très étonnée de ne pas trouver en arrivant laréalisation des belles promesses de Numa, les deux cents francs parsoirée qui, depuis la visite des Parisiens, faisaient dans sapetite tête imaginative un écroulement de piles d’écus, épouvantéedu prix exorbitant de toutes choses, elle avait été prise, dès lepremier jour, de cet affolement que le peuple de Paris appelle« la peur de manquer ». Toute seule, avec des anchois etdes olives, elle s’en serait tirée, – comme en carême, té !pardi, – mais ses hommes avaient des dents de loup, bien pluslongues ici qu’au pays parce qu’il faisait moins chaud, et il luifallait à tout instant entr’ouvrir la saquette, grandepoche d’indienne cousue par elle-même, dans laquelle sonnaient lestrois mille francs, produit de la vente de leur bien. À chaquelouis qu’elle changeait, c’était un effort, un arrachement, commesi elle donnait des pierres de son mas, les ceps de ladernière vigne, – sa rapacité paysanne et méfiante, cette crainted’être volée qui l’avait décidée à vendre la ferme au lieu de lamettre en location, se doublant de l’inconnu, du noir de Paris, cegrand Paris que de sa chambre là-haut elle entendait gronder sansle voir et dont la rumeur, à ce coin tumultueux des halles, nes’arrêtait ni jour ni nuit, faisait s’entre choquer continuellementsur un vieux plateau de laque les pièces de son verre d’eau d’hôtelgarni.

Jamais voyageur perdu dans un bois mal hanténe se cramponna à sa valise plus énergiquement que la Provençale neserrait contre elle la saquette, quand elle traversait larue avec sa jupe verte, sa coiffe arlésienne, sur lesquelles seretournaient les passants quand elle entrait chez les marchands oùsa démarche de cane, sa façon de donner aux objets des tas de nomsbaroques, d’appeler les céleris des àpi, les auberginesdes mérinjanes, la faisaient elle, Française du Midi,aussi égarée, aussi étrangère, dans la capitale de la France, quesi elle fût arrivée de Stockholm ou de Nijnii-Nowgorod.

Très humble d’abord, mielleuse, elle avaittout à coup, devant le sourire d’un fournisseur ou la brutalitéd’un autre à son marchandage effréné, des accès de fureur quisortaient en convulsions sur sa jolie figure de vierge brune, engestes de possédée, en vanité bavarde et tapageuse. Et alors,l’histoire du cousin Puyfourcat et de son héritage, les deux centsfrancs par soirée, leur protecteur Roumestan dont elle parlait,disposait comme d’une chose absolument à elle, l’appelant tantôtNuma, tantôt le menistre avec une emphase plus grotesqueencore que sa familiarité, tout roulait, se mêlait dans des flotsde charabia, de langue d’oïl francisée, jusqu’au moment où, laméfiance reprenant le dessus, la paysanne s’arrêtait, saisie d’unecrainte superstitieuse de son bavardage, muette brusquement, leslèvres serrées comme les cordons de la saquette.

Au bout de huit jours, elle était légendaire àcette entrée de la rue Montmartre, tout en boutiques, répandant parles portes des fournisseurs toujours ouvertes, avec des odeursd’herbage, de viande fraîche ou de denrées coloniales, la vie etles secrets des maisons du quartier. Et c’est cela, les questionsqu’on lui adressait gouailleusement le matin en lui rendant lamonnaie de ses maigres achats, les allusions au début constammentretardé de son frère, à l’héritage du Bédouin, ces blessuresd’amour-propre plus encore que la crainte de la misère, quiexcitait Audiberte contre Numa, contre ses promesses dont elles’était d’abord justement méfiée, en vraie fille de ce Midi où lesparoles volent plus vite qu’ailleurs, à cause de la légèreté del’air.

– Ah ! si on lui avait fait faire unpapier.

C’était devenu son idée fixe, et, tous lesmatins, quand Valmajour partait pour le ministère, elle avait biensoin de tâter la feuille timbrée dans la poche de son paletot.

Mais Roumestan avait d’autres papiers à signerque celui-là, d’autres préoccupations en tête que le tambourin. Ils’installait au ministère avec les tracas, la fièvre debouleversement, les ardeurs généreuses des prises de possession.Tout lui était nouveau, les vastes pièces de l’hôtel administratifautant que les vues élargies de sa haute situation. Arriver aupremier rang, « conquérir la Gaule », comme il disait, cen’était pas là le difficile : mais se maintenir, justifier sachance par d’intelligentes réformes, des tentatives deprogrès !… Plein de zèle, il s’informait, consultait,conférait, s’entourait littéralement de lumières. Avec Béchut,l’éminent professeur, il étudiait les vices de l’éducationuniversitaire, les moyens d’extirper l’esprit voltairien deslycées ; s’aidait de l’expérience de son chargé desBeaux-Arts, M. de la Calmette, vingt-neuf ans debureau ; de Cadaillac, le directeur de l’Opéra, debout sur sestrois faillites, pour refondre le Conservatoire, le Salon,l’Académie de musique, d’après de nouveaux plans.

Le malheur, c’est qu’il n’écoutait pas cesmessieurs, parlait pendant des heures, et, tout à coup, regardantsa montre, se levait, les congédiait en hâte :

– Coquin de sort ! Et le Conseil quej’oubliais… Quelle existence, pas une minute à soi… Entendu, cherami… Envoyez-moi vite votre rapport.

Les rapports s’empilaient sur le bureau deMéjean, qui, malgré son intelligence et sa bonne volonté, n’avaitpas trop de tout son temps pour la besogne courante, et laissaitdormir les grandes réformes.

Comme tous les ministres arrivants, Roumestanavait amené son monde, le brillant personnel de la rueScribe : le baron de Lappara, le vicomte de Rochemaure, quidonnaient un bouquet aristocratique au nouveau cabinet, absolumentahuris, du reste, et ignorants de toutes les questions. La premièrefois que Valmajour se présenta rue de Grenelle, il fut reçu parLappara, qui s’occupait plus spécialement des Beaux-Arts, envoyantà toute heure des estafettes, dragons, cuirassiers, porter auxdemoiselles des petits théâtres des invitations à souper sous degrandes enveloppes ministérielles ; quelquefois mêmel’enveloppe ne contenait rien, n’était qu’un prétexte à montrer, aulendemain d’un terme impayé, le rassurant cuirassier du ministère.M. le baron fit au joueur de tambourin l’accueil bon enfant,un peu hautain, d’un grand seigneur recevant un de ses tenanciers.Les jambes allongées de peur des cassures à son pantalon bleu deFrance, il lui parla du bout des lèvres, sans cesser de polir, delimer ses ongles.

– Bien difficile en ce moment… le ministre sioccupé… Bientôt, dans quelques jours… On vous préviendra, mon bravehomme.

Et comme le musicien avouait naïvement que çapressait un peu, que leurs ressources ne dureraient pas toujours,M. le baron, de son air le plus sérieux, en posant sa lime aubord du bureau, l’engagea à mettre un tourniquet à sontambourin…

– Un tourniquet au tambourin ? Pourquoifaire ?

– Parbleu, mon bon, pour l’utiliser commeboîte à plaisirs pendant la morte-saison !…

À la visite suivante, Valmajour eut affaire auvicomte de Rochemaure. Celui-ci leva d’un dossier poudreux où elledisparaissait tout entière, sa tête frisée au petit fer, se fitexpliquer consciencieusement le mécanisme du flûtet, prit desnotes, essaya de comprendre, et déclara, pour finir, qu’il étaitplus spécialement pour les cultes. Puis le malheureux paysan netrouva plus jamais personne, tout le cabinet étant allé rejoindrele ministre dans les régions inaccessibles où Son Excellences’abritait. Pourtant il ne perdit son calme ni son courage, ouvrittoujours devant les réponses évasives des huissiers et leurshaussements d’épaules les mêmes yeux étonnés et clairs où luisaittout au fond cette pointe demi-railleuse qui est l’esprit desregards provençaux :

– Va bien… va bien… je reviendrai.

Et il revenait. Sans ses guêtres montantes etson instrument en sautoir, on eût pu le prendre pour un employé dela maison, tellement son arrivée y était régulière, quoique plusdifficile chaque matin.

Rien que la vue de la haute porte cintrée luifaisait maintenant battre le cœur. Au fond de la voûte, c’étaitl’ancien hôtel Augereau, avec sa vaste cour où l’on entassait déjàdu bois pour l’hiver, ses deux perrons si laborieux à monter sousles regards railleurs de la valetaille. Tout augmentait son émoi,les chaînes d’argent des huissiers, les casquettes galonnées, lesaccessoires infinis de ce majestueux appareil qui le séparait deson protecteur. Mais il redoutait plus encore les scènes au logis,le terrible froncement de sourcils d’Audiberte, et voilà pourquoiil revenait désespérément. Enfin le concierge eut pitié de lui, luidonna le conseil, s’il voulait voir le ministre, de l’attendre à lagare Saint-Lazare, au moment du départ pour Versailles.

Il y alla, se mit en faction dans la grandesalle du premier étage animée, à l’heure des trains parlementaires,d’une physionomie bien à part. Députés, sénateurs, ministres,journalistes, la gauche, la droite, tous les partis se coudoyaientlà, aussi bariolés, aussi nombreux que les placards, bleus, verts,rouges, couvrant les murs, et criaient, chuchotaient, sesurveillaient de groupe à groupe, l’un s’écartant pour ruminer sonprochain discours, un autre, orateur de couloirs, ébranlant lesvitres des éclats d’une voix que la Chambre ne devait jamaisentendre. Accents du Nord et du Midi, opinions et tempéramentsdivers, fourmillement d’ambitions et d’intrigues, piétinante rumeurde foule fiévreuse, la politique était bien à sa place dans cetteincertitude de l’attente, ce tumulte du voyage à heure fixe, qu’uncoup de sifflet précipitait sur des perspectives de rails, dedisques, de locomotives, sur un sol mouvant, plein d’accidents etde surprises.

Au bout de cinq minutes, Valmajour voyaitarriver, appuyé au bras d’un secrétaire chargé de son portefeuille,Numa Roumestan, le pardessus large ouvert, la face épanouie, telqu’il lui était apparu le premier jour sur l’estrade des Arènes,et, de loin, il reconnaissait sa voix, ses bonnes paroles, sesprotestations d’amitié… « Comptez-y… fiez-vous à moi… C’estcomme si vous l’aviez… »

Le ministre était alors dans la lune de mieldu pouvoir. En dehors des hostilités politiques, souvent moinsviolentes dans le parlement qu’on pourrait le croire, rivalité debeaux parleurs, querelles d’avocats défendant des causesadverses ; il ne se connaissait pas d’ennemis, n’ayant pas eule temps, en trois semaines de portefeuille, de lasser lessolliciteurs. On lui faisait crédit encore. Deux ou trois à peinecommençaient à s’impatienter, à le guetter au passage. À ceux-là,il jetait très haut, en hâtant le pas, un « bonjour,ami » qui allait au-devant des reproches et les réfutait enmême temps, tenait familièrement les réclamations à distance,laissait les quémandeurs déçus et flattés. Une trouvaille, ce« bonjour, ami », et d’une duplicité toutinstinctive.

À la vue du musicien qui venait à lui en sedandinant, son sourire écarté sur ses dents blanches, Numa eut bienenvie de lancer son bonjour de défaite ; mais comment traiterd’ami ce rustre en petit chapeau de feutre, en jaquette grise d’oùses mains ressortaient brunes comme sur des photographies devillage ? Il aima mieux prendre « son air ministre »et passer raide en laissant le pauvre diable stupéfait, anéanti,bousculé par la foule qui se pressait derrière le grand homme.Valmajour reparut pourtant le lendemain et les jours suivants, maissans oser s’approcher, assis au bord d’un banc, une de cessilhouettes résignées et tristes, comme on en voit dans les gares,à têtes de soldats ou d’émigrants prêts pour tous les hasards d’undestin mauvais. Roumestan ne pouvait éviter cette muette apparitiontoujours en travers de son chemin. Il avait beau feindre del’ignorer, détourner son regard, causer plus fort en passant ;le sourire de sa victime était là et y restait jusqu’au départ dutrain. Certes, il eût préféré une réclamation brutale, une scène decris où fussent intervenus les sergents de ville et qui l’eûtdébarrassé. Il en vint, lui, le ministre, à changer de gare, àprendre quelquefois la rive gauche pour dérouter ce remords vivant.Il y a comme cela, dans les plus hautes existences, de ces riensqui comptent, la gêne d’un gravier dans une botte de septlieus.

L’autre ne se décourageait pas.

« C’est qu’il est malade… » sedisait-il, ces jours-là ; et il revenait à son posteobstinément. Au logis, la sœur l’attendit fiévreuse, guettait sarentrée.

« Eh ! bé, tu l’as vu, leministre ?… Il l’a signé, le papier ? »

Et ce qui l’exaspérait plus quel’éternel : « Non… p’encore !… »c’était le flegme de son frère laissant tomber dans un coin lacaisse dont la courroie lui marquait l’épaule, un flegmed’indolence et d’insouciance aussi fréquent chez les naturesméridionales que la vivacité. Alors l’étrange petite créatureentrait dans ses fureurs. Qu’est-ce qu’il avait donc dans lesveines ?… Est-ce que ça n’allait pas finir, allons ?…« Gare, si un coup je m’en mêle !… » Lui, trèscalme, laissait passer le grain, tirait de leur étui le flûtet, labaguette à bout d’ivoire, les frottait d’un morceau de laine, parcrainte de l’humide, et, tout en astiquant, promettait de s’yprendre mieux le lendemain, d’essayer encore au ministère, et siRoumestan n’était pas là, de demander à voir sa dame.

– Ah ! vaï, sa dame… tu saisbien qu’elle n’aime pas ta musique… Si c’était la demoiselle…celle-là, oui, par ézemple !…

Et elle remuait la tête.

– La dame ou la demoiselle, tout ça se moquebien de vous… disait le père Valmajour blotti devant un feu demottes que sa fille couvrait de cendres économiquement et quimettait entre eux un éternel sujet de querelle.

Au fond, par jalousie de métier, le vieuxn’était pas fâché de l’insuccès de son fils. Comme toutes cescomplications, ce grand désarroi de leur vie allait à ses goûtsbohêmes de ménétrier, il s’était d’abord réjoui du voyage, del’idée de voir Paris, « le paradis des femmes et l’enfer deschivaux », ainsi que disent les charretiers delà-bas, avec des imaginations de houris en légers voiles, et dechevaux tordus, cabrés au milieu des flammes. En arrivant, il avaittrouvé le froid, les privations, la pluie. Par crainte d’Audiberte,par respect pour le ministre, il s’était contenté de grogner engrelottant dans son coin, de glisser des mots en dessous, desclignements d’yeux ; mais la défection de Roumestan, lescolères de sa fille ouvraient pour lui aussi la voie auxrécriminations. Il se vengeait de toutes les blessuresd’amour-propre dont les succès du garçon le torturaient depuis dixans, haussait les épaules en écoutant le flûtet.

« Musique, musique bien, va… Ça ne teservira pas à grand’chose. »

Et, tout haut, il demandait si ça ne faisaitpas pitié, un homme de son âge, l’avoir emmené si loin, dans cetteSibérille, pour le laisser crever de froid et demisère ; il invoquait le souvenir de sa pauvre sainte femme,qu’il avait d’ailleurs tuée de chagrin, « fait devenir chèvre,allons ! » selon l’expression d’Audiberte, restait desheures à geindre, la tête au foyer, rouge et grinçant, jusqu’à ceque sa fille, fatiguée de ces lamentations, se débarrassât de luiavec deux ou trois sous pour aller boire un verre de doux chez lemarchand de vin. Là, son désespoir s’apaisait tout de suite. Ilfaisait bon, le poêle ronflait. Le vieux pitre, réchauffé,retrouvait sa verve falote de personnage de la comédie italienne,au grand nez, à la bouche mince, sur un petit corps sec, tout deguingois. Il amusait la galerie de ses gasconnades, blaguait letambourin de son fils qui leur valait toutes sortes d’ennuis dansl’hôtel ; car Valmajour, tenu en haleine par l’attente de sondébut, piochait son instrument jusqu’au milieu de la nuit, et lesvoisins se plaignaient des trilles suraigus de la petite flûte, dubourdonnement continuel dont le tambourin faisait frémirl’escalier, comme s’il y avait eu un tour en mouvement au cinquièmeétage.

« Va toujours… » disait Audiberte àson frère, quand la propriétaire de l’hôtel réclamait. Il n’auraitplus manqué que dans ce Paris qui menait un tintamarre à ne pasfermer l’œil de la nuit, on n’eût pas le droit de travailler samusique ! Et il la travaillait. Mais on leur donnacongé ; et de quitter ce passage Saumon, célèbre en Aps etleur rappelant la patrie, il leur sembla que l’exil s’aggravait,qu’ils remontaient un peu plus dans le Nord.

La veille de partir, Audiberte, après lacourse quotidienne et infructueuse du tambourinaire, fit manger seshommes à la hâte, sans parler de tout le déjeuner, mais avec lesyeux brillants, l’air déterminé d’une résolution prise. Le repasfini, elle leur laissa le soin de débarrasser la table, jeta surses épaules sa longue mante couleur de rouille.

« Deux mois, deux mois bientôt que noussommes à Paris !… dit-elle les dents serrées. Il y en a assez…Je m’en vais lui parler, moi, à ce menistre !… »

Elle ajusta le ruban de sa terrible petitecoiffe qui, sur le haut de ses cheveux en larges ondes, prenait desmouvements de casque de guerre, et violemment quitta la chambre,ses talons bien cirés retroussant à chaque pas la bure épaisse desa robe. Le père et le fils se regardèrent avec épouvante, sansessayer de la retenir, sachant bien qu’ils ne feraient qu’exaspérersa colère ; et ils passèrent l’après-midi en tête à tête,échangeant à peine trois paroles, pendant que la pluie ruisselaiten bas sur le vitrage, l’un astiquant baguette et flûtet, l’autrecuisinant le fricot du dîner sur un feu qu’il faisait aussi ardentque possible, pour se chauffer tout son soûl une bonne fois,pendant la longue absence d’Audiberte. Enfin, son pas pressé denabote sonna dans le corridor. Elle entra, elle rayonnait.

– Dommage que la fenêtre ne donne pas sur larue, dit-elle en se débarrassant de son manteau qui n’avait pas unegoutte de pluie… Vous auriez pu voir en bas le bel équipage quim’amène.

– Un équipage ! … tu badines ?

– Et des domestiques, et des galons… C’est çaqui en fait un ramage dans l’hôtel.

Alors, au milieu de leur silence admirant,elle raconta, mima son expédition. D’abord et d’une, au lieu dedemander après le ministre, qui ne l’aurait jamais reçue, elles’était fait donner l’adresse, – on a tout ce qu’on veut en parlantpoliment, – l’adresse de la sœur, cette grande demoiselle qui étaitvenue avec lui à Valmajour. Elle ne demeurait pas au ministère,mais chez ses parents, dans un quartier de petites rues mal pavées,avec des odeurs de droguerie, rappelant à Audiberte sa province. Etc’était loin, et il fallait marcher. Enfin elle trouvait la maison,sur une place où il y avait des arcades, comme autour de laplacette, en Aps. Ah ! la brave demoiselle, qu’elle l’avaitbien reçue, sans fierté, quoique ça eût l’air très riche chez elle,des belles dorures plein l’appartement et des rideaux de soierattachés comme ci comme ça de tous les côtés :

« Eh ! adieu… vous êtes donc àParis ?… D’où vient ?… Depuis quand ? »

Puis, lorsqu’elle avait su comme Numa lasfaisait aller, tout de suite elle sonnait sa dame gouvernante, –une dame à chapeau, elle aussi, – et toutes trois partaient pour leministre. Il fallait voir l’empressement et les révérences jusqu’àterre de tous ces vieux bedeaux qui couraient devant elles pourleur ouvrir les portes.

– Alors, tu l’as vu, le menistre ?demanda timidement Valmajour, pendant qu’elle reprenait sonsouffle.

– Si je l’ai vu !… Et poli, je t’enréponds !… Ah ! pauvre bédigas, quand je tedisais qu’il fallait mettre la demoiselle dans ton jeu… C’est ellequi a eu vitre rangé les affaires, et sans réplique… Dans huitjours, il y aura grande fête en musique au menistère pour temontrer aux directeurs… Et tout de suite après, cra-cra,le papier et la signature.

Le plus beau, c’est que la demoiselle venaitde la reconduire jusqu’en bas, dans la voiture du ministre.

– Et qu’elle avait bien envie de monter ici…ajouta la Provençale en clignant de l’œil vers son père et tordantson joli visage d’une grimace significative. Toute la face duvieux, sa peau craquée de figue sèche, se resserra pour dire :« Compris… motus !… » Il ne blaguait plus letambourin. Valmajour, lui, très calme, ne saisissait pas l’allusionperfide de sa sœur. Il ne songeait qu’à ses prochains débuts, etdécrochant la caisse, il se mit à repasser tous ses airs, à envoyeren adieu d’un bout à l’autre du passage des trilles en bouquets surdes mesures redondantes.

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