Numa Roumestan

Chapitre 4UNE TANTE DU MIDI – SOUVENIRS D’ENFANCE

La maison Portal, qu’habite le grand hommed’Aps pendant ses séjours en Provence, compte parmi les curiositésde l’endroit. Elle figure au Guide Joanne avec le temple du Junon,les arènes, le vieux théâtre, la tour des Antonins, anciensvestiges de la domination romaine dont la ville est très fière etqu’elle époussette soigneusement. Mais du vieux logis provincial cen’est pas la porte charretière, lourde, cintrée, bossuée d’énormestêtes de clous, ni les autres fenêtres hérissées de grilles enbroussailles, de fers de lances emphatiques, qu’on fait admirer auxétrangers ; seulement le balcon du premier étage, un étroitbalcon aux noires ferrures en encorbellement au-dessus du porche.De là Roumestan parle et se montre à la foule quand ilarrive ; et toute la ville pourrait en témoigner, la rudepoigne de l’orateur a suffi pour donner ces courbes capricieuses,ce renflement original au balcon jadis droit comme une règle.

« Té ! vé !… Il a pétri le fer,notre Numa ! »

Ils vous disent cela, les yeux hors de latête, avec un roulement d’r – pétrrri le ferrr – qui nepermet pas l’ombre d’un doute.

La race est fière en terre d’Aps, et bonneenfant ; mais d’une vivacité d’impressions, d’une intempérancede langue dont la tante Portal, vrai type de la bourgeoisie locale,peut donner et résumer l’idée. Énorme, apoplectique, tout le sangafflué aux joues tombantes, lie de vin, en contraste avec une peaud’ancienne blonde, ce qu’on voit du cou très blanc, du front où debelles coques soignées, d’un argent mat, sortent d’un bonnet àrubans mauves, le corsage agrafé de travers, mais imposant tout demême, l’air majestueux, le sourire agréable, ainsi vous apparaîtd’abord madame Portal dans le demi-jour de son salon toujourshermétiquement clos selon la mode du Midi ; vous diriez unportrait de famille, une vieille marquise de Mirabeau bien à saplace dans cet ancien logis bâti il y a cent ans par GonzaguePortal, conseiller maître au parlement d’Aix. On trouve encore enProvence de ces physionomies de maisons et de gens d’autrefois,comme si par ces hautes portes à trumeaux le siècle dernier venaitde sortir laissant pris dans l’entre-bâillure un pan de sa robe àfalbalas.

Mais en causant avec la tante, si vous avez lemalheur de prétendre que les protestants valent les catholiques, ouqu’Henri V n’est pas près de monter sur le trône, le vieux portraits’élance violemment de son cadre, et les veines du cou gonflées,ses mains irritées dérangeant à poignée la belle ordonnance de sescoques lisses, prend une effroyable colère mêlée d’injures, demenaces, de malédictions, une de ces colères célèbres dans la villeet dont on cite des traits bizarres. À une soirée chez elle, ledomestique renverse un plateau chargé de verres ; tante Portalcrie, se monte peu à peu, arrive à coups de reproches et delamentations au délire violent où l’indignation ne trouve plus demots pour s’exprimer. Alors s’étranglant avec ce qui lui reste àdire, ne pouvant frapper le maladroit serviteur qui s’estprudemment enfui, elle relève sa jupe de soie sur sa tête, s’ycache, y étouffe ses grognements et ses grimaces de fureur, sanssouci de montrer aux invités ses dessous empesés et blancs degrosse dame.

Dans tout autre endroit du monde, on l’eûttraité de folle ; mais en Aps, pays des têtes bouillantes,explosibles, on se contente de trouver que madame Portal « ale verbe haut ». C’est vrai qu’en traversant la placeCavalerie, par ces après-midi paisibles où le chant des cigales,quelques gammes de piano animent seuls le silence claustral de laville, on entend, trahie par les auvents de l’antique demeure,d’étranges exclamations de la dame secouant et activant son monde« monstre… assassin…, bandit…, voleur d’effets de prêtres… jete coupe un bras… je t’arrache la peau du ventre. » Des portesbattent, des rampes d’escalier tremblent sous les hautes voûtessonores, blanchies à la chaux, des fenêtres s’ouvrent avec fracascomme pour laisser passer les lambeaux arrachés des malheureuxdomestiques qui n’en continuent pas moins leur service, accoutumésà ces orages et sachant bien que se sont là de simples façons deparler.

En fin de compte une excellente personne,passionnée, généreuse, avec ce besoin de plaire, de se donner, dese mettre en quatre, qui est un des côtés de la race et dont Numaavait éprouvé les bons effets. Depuis sa nomination de député, lamaison de la place Cavalerie était à lui, sa tante se réservantuniquement le droit de l’habiter jusqu’à sa mort. Et quelle fêtepour elle que l’arrivée de ses Parisiens, le train des aubades, dessérénades, des réceptions, des visites, dont la présence du grandhomme remplissait sa vie solitaire, avide d’exubérance. Puis elleadorait sa nièce Rosalie de tout le contraste de leurs deuxnatures, de tout le respect que lui imposait la fille du présidentLe Quesnoy, le premier magistrat de France.

Et vraiment il fallait à la jeune femme uneindulgence singulière, ce culte de la famille qu’elle tenait de sesparents, pour supporter pendant deux grands mois les fantaisies,les surprises fatigantes de cette imagination en désordre, toujourssurexcitée, aussi mobile que ce gros corps était paresseux. Assisedans le vestibule frais comme une cour mauresque, où se concentraitune odeur de moisi de renfermé, Rosalie, une broderie aux doigts,en Parisienne qui ne sait pas rester inactive, écoutait, des heuresdurant, les confidences surprenantes de la grosse dame plongée dansun fauteuil en face d’elle, les bras ballants, les mains vides pourmieux gesticuler, ressassant à en perdre haleine la chronique de laville entière, ses histoires avec ses bonnes, son cocher, dont ellefaisait selon l’heure et son caprice des perfections ou desmonstres, se passionnant toujours pour ou contre quelqu’un, et, àcourt de griefs, accablant son antipathie du jour des accusationsles plus effroyables, les plus romanesques, d’inventions noires ousanglantes, dont sa tête était farcie comme les Annales de lapropagation de la Foi. Heureusement Rosalie, en vivant près de sonNuma, avait pris l’habitude de ces frénésies de paroles. Celapassait bien au-dessous de sa songerie. À peine se demandait-ellecomment, si réservée, si discrète, elle avait pu entrer dans unepareille famille de comédiens, drapés de phrases, débordant degestes ; et il fallait que l’histoire fût bien forte pourqu’elle l’arrêtât d’un « oh ! ma tante… »distraitement jeté.

– Au fait, vous avez raison, ma petite.J’exagère peut-être un peu.

Mais l’imagination tumultueuse de la tante seremettait vite à courir sur une piste aussi folle, avec une mimiqueexpressive, tragique ou burlesque, qui plaquait tour à tour à salarge face les deux masques du théâtre antique. Elle ne se calmaitque pour raconter son unique voyage à Paris et les merveilles dupassage du « Somon » où elle était descendue dans unpetit hôtel adopté par tous les commerçants du pays, et ne prenantair que sous l’étouffant vitrage chauffé en melonnière. Dans toutesles histoires parisiennes de la dame, ce passage apparaissait commeson centre d’évolution, l’endroit élégant, mondain parexcellence.

Ces conversations fastidieuses et videsavaient pour les pimenter, le français le plus amusant, le plusbizarre, dans lequel des poncifs, des fleurs sèches de vieillesrhétoriques se mêlaient à d’étranges provençalismes, madame Portaldétestant la langue du cru, ce patois admirable de couleur et desonorité qui vibre comme un écho latin par-dessus la mer bleue etque parlent seuls là-bas le peuple et les paysans. Elle était decette bourgeoisie provençale qui traduit « Pécaïré » par« Péchère » et s’imagine parler plus correctement. Quandle cocher Ménicle (Dominique) venait dire, à la bonnefranquette : « Voù baia de civado au chivaou…[2] », on prenait un air majestueux pourlui répondre : « Je ne comprends pas… parlez français,mon ami. » Alors Ménicle, sur un ton d’écolier :« Je vais bayer dé civade au chivau… – C’est bien… Maintenantj’ai compris. » Et l’autre s’en allait convaincu qu’il avaitparlé français. Il est vrai que, passé Valence, le peuple du Midine connaît guère que ce français-là.

En outre, tante Portal accrochait tous lesmots, non au gré de sa fantaisie, mais selon les us d’une grammairelocale, prononçait déligence pour diligence,achéter, anédote, un régitre. Une taied’oreiller s’appelait pour elle une coussinière, uneombrelle était une ombrette, la chaufferette qu’elletenait sous ses pieds en toute saison, une banquette. Ellene pleurait pas, elle tombait des larmes ; et,quoique très enlourdie, ne mettait pas plus dedemi-heure pour faire son tour de ville. Le tout agrémenté deces menues apostrophes sans signification précise dont lesProvençaux sèment leurs discours, de ces copeaux qu’ils mettententre les phrases pour en atténuer, exalter ou soutenir l’accentmultiple : « Aie, ouie, avai, açavai, au moins, pasmoins, différemment, allons !… »

Ce mépris de la dame du Midi pour l’idiome desa province s’étend aux usages, aux traditions locales, jusqu’auxcostumes. De même que tante Portal ne voulait pas que son cocherparlât provençal, elle n’aurait pas souffert chez elle une servanteavec le ruban, le fichu arlésiens. « Ma maison n’est pas unmas, ni une filature, » se disait-elle. Elle ne leurpermettait pas davantage de « portait chapo… »Le chapeau, en Aps, c’est le signe distinctif, hiérarchique, d’uneascendance bourgeoise ; lui seul donne le titre de madamequ’on refuse aux personnes du commun. Il faut voir de quel airsupérieur la femme d’un capitaine en retraite ou d’un employé de lamairie à huit cents francs par an, qui fait son marché elle-même,parle du haut d’une gigantesque capote à quelque richissimefermière de Crau, la tête serrée sous sa cambrésine garnie devraies dentelles antiques. Dans la maison Portal, les damesportaient chapeau depuis plus d’un siècle. Cela rendait la tantetrès dédaigneuse au pauvre monde et valut une terrible scène àRoumestan quelques jours après la fête des Arènes.

C’était un vendredi matin, pendant ledéjeuner. Un déjeuner du Midi, frais et gai à l’œil, rigoureusementmaigre, – car tante Portal était à cheval sur ses commandements, –faisant alterner sur la nappe les gros poivrons verts et les figuessanglantes, les amandes et les pastèques ouvertes en gigantesquesmagnolias roses, les tourtes aux anchois, et ces petits pains depâte blanche comme on n’en trouve que là-bas, tous plats légers,entre les alcarazas d’eau fraîche et les fiasques de vin doux,tandis qu’au dehors cigales et rayons vibraient et qu’une barreblonde glissait par un entrebâillement dans l’immense salle àmanger sonore et voûtée comme un réfectoire de couvent.

Au milieu de la table, deux belles côtelettespour Numa fumaient sur un réchaud. Bien que son nom fût béni dansles congrégations, mêlé à toutes les prières, ou peut-être à causede cela même, le grand homme d’Aps avait une dispense deMonseigneur et faisait gras, seul de la famille, découpant de sesmains robustes la chair saignante avec sérénité, sans s’inquiéterde sa femme et de sa belle-sœur, qui s’abreuvaient, comme tantePortal, de figues et de melons d’eau. Rosalie s’y étaithabituée ; ce maigre orthodoxe de deux jours par semainefaisait partie de sa corvée annuelle, comme le soleil, lapoussière, le mistral, les moustiques, les histoires de la tante etles offices du dimanche à Sainte-Perpétue. Mais Hortense commençaità se révolter de toutes les forces de son jeune estomac ; etil fallait l’autorité de la grande sœur pour lui fermer la bouchesur ces saillies d’enfant gâtée qui bouleversaient toutes les idéesde madame Portal à l’endroit de l’éducation, de la bonne tenue desdemoiselles. La jeune fille se contentait de manger ces broutillesen roulant des yeux comiques, la narine éperdument ouverte vers lacôtelette de Roumestan, et murmurant tout bas, rien que pourRosalie :

– Comme ça tombe !… Justement j’ai montéà cheval ce matin… J’ai une faim de grande route.

Elle gardait encore son amazone qui allaitbien à sa taille longue, souple, comme le petit col garçon à safigure mutine, irrégulière, tout animée de la course au grand air.Et sa promenade du matin l’ayant mise en goût :

– À propos, Numa… Et Valmajour, quandirons-nous le voir ?

– Qui ça, Valmajour ? fit Roumestan, dontla cervelle fuyante avait déjà perdu le souvenir du tambourinaire…Té, c’est vrai, Valmajour… Je n’y pensais plus… Quelartiste !

Il se montait, revoyait les arceaux des arènesvirant et farandolant au rythme sourd du tambourin qui l’agitait demémoire, lui bourdonnait au creux de l’estomac. Et, subitementdécidé :

– Tante Portal, prêtez-nous donc laberline…Nous allons partir après déjeuner.

Le sourcil de la tante se fronça sur deux grosyeux flambant comme ceux d’une idole japonaise.

– La berline… Avaï !… Et pourquoifaire ?… Au moins, tu ne vas pas mener tes dames chez cejoueur de tutu-panpan.

Ce « tutu-panpan » rendait si bienle double instrument, fifre et tambour, que Roumestan se mit àrire. Mais Hortense prit la défense du vieux tambourin provençalavec beaucoup de vivacité. De ce qu’elle avait vu dans le Midi,cela surtout l’avait impressionnée. D’ailleurs ce ne serait pashonnête de manquer de parole à ce brave garçon. « Un grandartiste, Numa…, vous l’avez dit vous-même ! »

– Oui, oui, vous avez raison, sœurette… Ilfaut y aller.

Tante Portal, suffoquée, ne comprenait pasqu’un homme comme son neveu, un député, se dérangeât pour despaysans, des ménagers, des gens qui, de père en fils,jouaient du flûtet dans les fêtes de village. Toute à son idée,elle avançait une lippe dédaigneuse, mimait les gestes du musicien,les doigts écartés sur un flûtet imaginaire, l’autre main tapantsur la table. Du joli monde à montrer à des demoiselles !…Non, il n’y avait que ce Numa… Chez les Valmajour, bonne saintemère des anges !… Et s’exaltant, elle commençait à les chargerde tous les crimes, à en faire une famille de monstres, historiqueet sanglante comme la famille Trestaillon, quand elle aperçut, del’autre côté de la table, Ménicle, qui était du pays des Valmajouret l’écoutait, de face, tous les traits écarquillés d’étonnement.Aussitôt, d’une voix terrible, elle lui commanda de s’allerchanger bien vite, et de tenir la berline prête pour deuxheures manque un quart. Toutes les colères de la tantefinissaient de la même façon.

Hortense jeta sa serviette et courut embrasserla grosse femme sur les deux joues. Elle riait, sautait dejoie : « Dépêchons-nous, Rosalie… »

Tante Portal regarda sa nièce :

– Ah çà ! Rosalie, j’espère bien que vousn’allez pas courir les routes avec ces enfants ?

– Non, non, ma tante… je reste près de vous,répondit la jeune femme, tout en souriant de la physionomie devieux parent que son infatigable obligeance, sa résignation aimableavait fini par lui donner dans la maison.

À l’heure dite, Ménicle était prêt ; maison le laissait aller devant, rendez-vous pris sur la place desArènes, et Roumestan partait à pied avec sa belle-sœur, curieuse etfière de voir Aps, au bras du grand homme, la maison où il étaitné, de reprendre par les rues avec lui les traces de sa petiteenfance et de sa jeunesse.

C’était l’heure de la sieste. La villedormait, déserte et silencieuse, bercée par le mistral, soufflanten grands coups d’éventails, aérant, vivifiant l’été chaud deProvence, mais rendant la marche difficile, surtout le long ducours où rien ne l’entravait, où il pouvait courir entournant, encercler toute la petite cité avec des beuglements detaureau lâché. Serrée des deux mains au bras de son compagnon,Hortense s’en allait, la tête basse, éblouie et suffoquée, heureusepourtant de se sentir entraînée, soulevée par ces rafales arrivantcomme des vagues dont elles avaient les cris, les plaintes,l’éclaboussement poudreux. Parfois il fallait s’arrêter, secramponner aux cordes tendues de loin en loin contre les rempartspour les jours de grand vent. De ces trombes où volaient desécorces et des graines de platane, de cette solitude lecours élargi prenait un air de détresse, encore toutsouillé des débris du récent marché, cosses de melon, litières,mannes vides, comme si dans le Midi le mistral seul était chargé dubalayage. Roumestan voulait rejoindre vite la voiture ; maisHortense s’acharnait à la promenade, et haletante, déroutée parcette bourrasque qui enroulait trois fois autour de son chapeau sonvoile de gaze bleue, collait devant sa marche son costume court devoyageuse, elle disait :

– Comme c’est drôle, les natures… !Rosalie, elle, déteste le vent. Elle dit que ça lui éparpille lesidées, l’empêche de penser. Moi, le vent m’exalte, me grise…

– C’est comme moi… criait Numa, les yeuxpleins d’eau, retenant son chapeau qui fuyait. Et tout à coup, à untournant :

« Voilà ma rue… c’est ici que je suisné… »

Le vent tombait, ou plutôt se faisait moinssentir, soufflant encore au loin, comme on entend du fond du portaux eaux calmes les détonations de la mer sur les brisants. C’étaitdans une rue assez large, pavée de cailloux pointus, sans trottoir,une maisonnette obscure et grise entre un couvent d’Ursulinesombragé de grands platanes et un ancien hôtel d’apparenceseigneuriale portant des armes incrustées et cetteinscription : « Hôtel de Rochemaure. » En face, unmonument très vieux, sans caractère, bordé de colonnes frustes, detorses de statues, de pierres tumulaires criblées de chiffresromains, s’intitulait « Académie » en lettres dédoréesau-dessus d’un portail vert. C’est là que l’illustre orateur avaitvu le jour le 15 juillet 1832 ; et l’on aurait pu faire plusd’un rapprochement de son talent étriqué, classique, de satradition catholique et légitimiste à cette maison de petitbourgeois besogneux flanquée d’un couvent, d’un hôtel seigneurialet regardant une académie de province.

Roumestan se sentait ému, comme chaque foisque la vie le mettait en face de sa personnalité. Depuis bien desannées, trente ans peut-être, il n’était pas venu là. Il avaitfallu la fantaisie de cette petite fille… L’immobilité des chosesle frappait. Il reconnaissait aux murs la trace d’un arrêt de voletque de sa main d’enfant il faisait tourner chaque matin en passant.Alors les fûts de colonnes, les précieux tronçons de l’Académiejetaient aux mêmes places leurs ombres classiques ; leslauriers-roses de l’hôtel avaient cette même odeur amère, et ilmontrait à Hortense l’étroite fenêtre d’où la maman Roumestan luifaisait signe quand il revenait de l’école des frères :« Monte vite, le père est rentré. » Et le père n’aimaitpas à attendre.

– Comment, Numa, c’est sérieux ?… vousavez été chez les frères ?

– Oui, sœurette, jusqu’à douze ans… à douzeans, tante Portal m’a mis à l’Assomption, le pensionnat le pluschic de la ville… mais ce sont les ignorantins qui m’ont appris àlire, là-bas, dans cette grande baraque aux volets jaunes.

Il se rappelait en frémissant le seau plein desaumure sous la chaire, dans lequel trempaient les férules pourrendre le cuir plus cinglant, l’immense classe carrelée où l’onrécitait les leçons à genoux, où pour la moindre punition on setramait, tendant et retirant la main, jusqu’au frère droit etrigide dans sa rugueuse soutane noire relevée sous les bras parl’effort du coup, frère Boute-à-cuire, comme on l’appelait, parcequ’il s’occupait aussi de la cuisine, et le« han ! » du cher frère, et la brûlure au bout despetits doigts pleins d’encre, que la douleur poignait d’unfourmillement de piqûres. Et comme Hortense s’indignait de labrutalité de ces punitions, Roumestan en racontait d’autres plusféroces ; quand il fallait par exemple balayer à coup delangue le carreau fraîchement arrosé, sa poussière devenue boue etsouillant, mettant à vif le palais tendre des coupables.

– Mais c’est affreux… Et vous défendez cesgens-là !… Vous parlez pour eux à la Chambre !

– Ah ! mon enfant… ça, c’est lapolitique… fit Roumestan sans se troubler.

Tout en causant, ils suivaient un dédale deruelles obscures, orientales, où de vieilles femmes dormaient surla pierre de leur porte, d’autres rues moins sombres, maistraversées dans leur largeur par le claquement de grandes bandes decalicot imprimé, balançant des enseignes : Mercerie,draperie, chaussures ; ils arrivaient ainsi à ce qu’onappelle à Aps la placette, un carré d’asphalte en liquéfaction sousle soleil, entouré de magasins clos à cette heure et muets, au borddesquels, dans l’ombre courte des murs, des décrotteurs ronflaient,la tête sur leur boîte à cirer, les membres répandus comme desnoyés, épaves de la tempête qui secouait la ville. Un monumentinachevé décorait le milieu de la placette. Hortense voulant savoirce qu’attendait ce marbre blanc et veuf, Roumestan sourit un peugêné :

« Toute une histoire ! » dit-ilen hâtant le pas.

La municipalité d’Aps lui avait voté unestatue, mais les libéraux de l’Avant-garde ayant blâmétrès fort cette apothéose d’un vivant, ses amis n’avaient osépasser outre. La statue était toute prête, on attendait sa mortprobablement pour la poser. Certes il est glorieux de penser quevos funérailles auront un lendemain civique, que l’on ne sera tombéque pour se relever en marbre ou en bronze ; mais ce soclevide, éblouissant sous le soleil, faisait à Roumestan, chaque foisqu’il passait là, l’effet d’un majestueux tombeau de famille, et ilfallut la vue des Arènes pour le tirer de ses idées funèbres. Levieil amphithéâtre dépouillé de l’animation bruyante du dimanche,rendu à sa solennité de ruine inutile et grandiose, montrait àtravers les grilles serrées ses larges corridors humides et froids,où le sol s’abaissait par endroits, où les pierres se descellaientsous le pas des siècles.

« Comme c’est triste ! » disaitHortense, regrettant le tambourin de Valmajour ; mais cen’était pas triste pour Numa. Son enfance avait vécu là sesmeilleures heures tout en joies et en désirs. Oh ! lesdimanches de courses de taureaux, la flânerie autour des grillesavec d’autres enfants pauvres comme lui, n’ayant pas les dix souspour prendre un billet. Dans le soleil ardent de l’après-midi, lemirage du plaisir défendu, ils regardaient le peu que leurlaissaient voir les lourdes murailles, un coin de cirque, lesjambes chaussées de bas éclatants des toreros, les sabots furieuxde la bête, la poussière du combat s’envolant avec les cris, lesrires, les bravos, les beuglements, le grondement du monumentplein. L’envie d’entrer était trop forte. Alors les plus hardisguettaient le moment où la sentinelle s’éloignait ; et l’on seglissait avec un petit effort entre deux barreaux.

« Moi, je passais toujours, » disaitRoumestan épanoui. Toute l’histoire de la vie se résumait bien dansces deux mots : soit chance ou adresse, si étroite que fût lagrille, le Méridional avait toujours passé.

« C’est égal, ajouta-t-il en soupirant,j’étais plus mince qu’aujourd’hui. » Et son regard allait,avec une expression de regret comique, du grillage serré desarcades au large gilet blanc où ses quarante ans sonnés bedonnaientferme.

Derrière l’énorme monument, la berlineattendait abritée du vent et du soleil. Il fallut réveiller Ménicleendormi sur son siège, entre deux paniers de provisions, dans salourde lévite bleu de roi.

Mais, avant de monter, Roumestan montra deloin à sa belle-sœur une ancienne auberge, Au Petit Saint Jean,messageries et roulages, dont la maçonnerie blanche, leshangars large ouverts tenaient tout un coin de la place des Arènes,encombrée de pataches dételées et poudreuses, de charrettes ruralesbasculées, les brancards en l’air, sous leurs bâchesgrises :

– Regardez ça, sœurette, dit-il avec émotion…C’est là que je me suis embarqué pour Paris, il y a vingt et unans… Nous n’avions pas le chemin de fer alors. On prenait ladiligence jusqu’à Montélimar, puis le Rhône… Dieu ! quej’étais content et que votre grand Paris m’épouvantait… C’était lesoir, je me rappelle…

Il parlait vite, sans ordre, les souvenirs sepressant à mesure.

– … Le soir, dix heures, en novembre… Une lunesi claire… Le conducteur s’appelait Fouque, un personnage ! …Pendant qu’il attelait, nous nous promenions de long en large avecBompard… Bompard, vous savez bien… Nous étions déjà grands amis. Ilétait, du moins s’imaginait être élève en pharmacie, et comptaitvenir me rejoindre… Nous faisions des projets, des rêves de vieensemble, à s’aider pour arriver plus tôt… En attendant, ilm’encourageait, me donnait des conseils, étant plus âgé… Toute mapeur, c’était d’être ridicule… Tante Portal m’avait fait faire pourla route un grand manteau, ce qu’on appelait un raglan… J’endoutais un peu de mon raglan de tante Portal… Alors Bompard mefaisait marcher devant lui… Té ! je vois encore mon ombre àcôté de moi… Et, gravement, avec cet air qu’il a, il medisait : « Tu peux aller, mon bon, tu n’es pasridicule… » Ah ! jeunesse, jeunesse…

Hortense, qui maintenant craignait de ne plussortir de cette ville où le grand homme trouvait sous chaque pierreun retard éloquent, le poussait doucement vers laberline :

– Si nous montions, Numa… Nous causerionsaussi bien en route…

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