Numa Roumestan

Chapitre 18LE PREMIER DE L’AN

« Messieurs de l’administrationcentrale !…

« Messieurs de la direction desBeaux-Arts !…

« Messieurs de l’Académie demédecine !…

À mesure que l’huissier, en grande tenue,culotte courte, épée à côté, annonçait de sa voix morne dans lasolennité des pièces de réception, des files d’habits noirstraversaient l’immense salon rouge et or et venaient se ranger endemi-cercle devant le ministre adossé à la cheminée, ayant près delui son sous-secrétaire d’État, M. de la Calmette, sonchef de cabinet, ses attachés fringants, et quelques directeurs duministère, Dansaert, Béchut. À chaque corps constitué présenté parson président ou son doyen, l’Excellence adressait des complimentspour les décorations, les palmes académiques accordées àquelques-uns de ses membres ; ensuite le corps constituéfaisait demi-tour, cédait la place, ceux-là se retirant, d’autresaux portes du salon ; car il était tard, une heure passée, etchacun songeait au déjeuner de famille qui l’attendait.

Dans la salle des concerts, transformée envestiaire, des groupes s’impatientaient à regarder leurs montres,boutonner leurs gants, rajuster leurs cravates blanches sous desfaces tirées, des bâillements d’ennui, de mauvaise humeur et defaim. Roumestan, lui aussi, sentait la fatigue de ce grand jour. Ilavait perdu sa belle chaleur de l’année dernière à pareille époque,sa foi dans l’avenir et les réformes, laissait aller ses speechmollement, pénétré de froid jusqu’aux moelles malgré lescalorifères, l’énorme bûcher flambant ; et cette petite neigefloconnante, qui tourbillonnait aux vitres, lui tombait sur le cœurlégère et glacée comme sur la pelouse du jardin.

« Messieurs de laComédie-Française !… »

Rasés de près, solennels, saluant ainsi qu’augrand siècle, ils se campaient en nobles attitudes autour de leurdoyen qui, d’une voix caverneuse, présentait la Compagnie, parlaitdes efforts, des vœux de la Compagnie, la Compagnie sans épithète,sans qualificatif, comme on dit Dieu, comme on dit laBible, comme s’il n’existait d’autre Compagnie au mondeque celle-là ; et il fallait que le pauvre Roumestan fût bienaffaissé, pour que même cette Compagnie, dont il semblait fairepartie avec son menton bleu, ses bajoues, ses poses d’unedistinction convenue, ne réveillât son éloquence à grandes phrasesthéâtrales.

C’est que depuis huit jours, depuis le départde Rosalie, il était comme un joueur qui a perdu son fétiche. Ilavait peur, se sentait subitement inférieur à sa fortune et toutprès d’en être écrasé. Les médiocres que la chance a favorisés ontde ces transes et de ces vertiges, accrus pour lui de l’effroyablescandale qui allait éclater, de ce procès en séparation que lajeune femme voulait absolument, malgré les lettres, les démarches,ses plates prières et ses serments. Pour la forme, on disait auministère que madame Roumestan était allée vivre près de son père àcause du prochain départ de madame Le Quesnoy et d’Hortense ;mais personne ne s’y trompait, et sur tous ces visages défilantdevant lui, à de certains sourires appuyés, à des poignées de mainstrop vibrantes, le malheureux voyait son aventure reflétée enpitié, en curiosité, en ironie. Il n’y avait pas jusqu’aux infimesemployés, venus à la réception en jaquette et redingote, qui nefussent au courant ; il circulait dans les bureaux descouplets où Chambéry rimait avec Bachellery et que plus d’unexpéditionnaire, mécontent de sa gratification, fredonnaitintérieurement en faisant une humble révérence au chef suprême.

Deux heures. Et les corps constitués seprésentaient toujours, et la neige s’amoncelait, pendant quel’homme à la chaîne introduisait pêle-mêle, sans ordrehiérarchique :

« Messieurs de l’École deDroit !…

« Messieurs du Conservatoire deMusique !…

« Messieurs les directeurs des théâtressubventionnés !… »

Cadaillac venait en tête, à l’ancienneté deses trois faillites ; et Roumestan avait bien plus envie detomber à coups de poing sur ce montreur cynique dont la nominationlui causait de si graves embarras, que d’écouter sa belleallocution démentie par la blague féroce du regard et de luirépondre un compliment forcé dont la moitié restait dans l’empoisde sa cravate :

« Très touché, messieurs… mn mnmn…progrès de l’art… mn mn mn ferons mieuxencore… »

Et le monteur, en s’en allant :

« Il a du plomb dans l’aile, notre pauvreNuma… »

Ceux-là partis, le ministre et ses assesseursfaisaient honneur à la collation habituelle ; mais cedéjeuner, si gai l’année précédente et plein d’effusion, seressentait de la tristesse du patron et de la mauvaise humeur desfamiliers qui lui en voulaient tous un peu de leur situationcompromise. Ce scandaleux procès, tombant juste au milieu du débatCadaillac, allait rendre Roumestan impossible au cabinet ; lematin même, à la réception de l’Élysée, le maréchal en avait ditdeux mots dans sa brutale et laconique éloquence de vieuxtroupier :

« Une sale affaire, mon cher ministre,une sale affaire… » Sans connaître précisément cette augusteparole, chuchotée à l’oreille dans une embrasure, ces messieursvoyaient venir leur disgrâce derrière celle de leur chef.

« Ô femmes ! femmes ! »grognait le savant Béchut dans son assiette. M. de laCalmette et ses trente ans de bureau se mélancolisaient en songeantà la retraite comme Tircis ; et tout bas le grand Lappars’amusait à consterner Rochemaure : « Vicomte, il fautnous pourvoir… Nous serons ratiboisés avant huit jours. »

Sur un toast du ministre à l’année nouvelle età ses chers collaborateurs, porté d’une voix émue où roulaient deslarmes, on se sépara. Méjean, resté le dernier, fit deux ou troistours de long en large avec son ami, sans qu’ils eussent le couragede se dire un mot ; puis il partit. Malgré tout son désir degarder près de lui ce jour-là cette nature droite qui l’intimidaitcomme un reproche de conscience, mais le soutenait, le rassurait,Numa ne pouvait empêcher Méjean de courir à ses visites,distributions de vœux et de cadeaux, pas plus qu’il ne pouvaitinterdire à son huissier d’aller se déharnacher dans sa famille deson épée et de sa culotte courte.

Quelle solitude, ce ministère ! Undimanche d’usine, la vapeur éteinte et muette. Et, dans toutes lespièces, en bas, en haut, dans son cabinet où il essayait vainementd’écrire, dans sa chambre qu’il se prenait à remplir de sanglots,partout cette petite neige de janvier tourbillonnait aux largesfenêtres, voilait l’horizon, accentuait un silence de steppe.

Ô détresse des grandeurs !…

Une pendule sonna quatre heures, une autre luirépondit, d’autres encore dans le désert du vaste palais où ilsemblait qu’il n’y eût plus que l’heure de vivante. L’idée derester là jusqu’au soir, en tête à tête avec son chagrin,l’épouvantait. Il aurait voulu se dégeler à un peu d’amitié, detendresse. Tant de calorifères, de bouches de chaleur, de moitiésd’arbres en combustion ne faisaient pas un foyer. Un moment ilsongea à la rue de Londres… Mais il avait juré à son avoué, car lesavoués marchaient déjà, de se tenir tranquille jusqu’au procès.Tout à coup un nom lui traversa l’esprit : « EtBompard ? Pourquoi n’était-il pas venu ? »D’ordinaire, aux matins de fête, on le voyait arriver le premier,les bras chargés de bouquets, de sacs de bonbons pour Rosalie,Hortense, madame Le Quesnoy, aux lèvres un sourire expressif degrand-papa, de bonhomme Étrennes. Roumestan faisait, bien entendu,les frais de ces surprises ; mais l’ami Bompard avait assezd’imagination pour l’oublier, et Rosalie, malgré son antipathie, nepouvait s’empêcher de s’attendrir, en songeant aux privations quedevait s’imposer le pauvre diable pour être si généreux.

« Si j’allais le chercher, nous dînerionsensemble. »

Il en était réduit là. Il sonna, se défit del’habit noir, de ses plaques, de ses ordres, et sortit à pied parla rue Bellechasse.

Les quais, les ponts étaient toutblancs ; mais le Carrousel franchi, ni le sol ni l’air negardaient trace de la neige. Elle disparaissait sous l’encombrementroulant de la chaussée, dans le fourmillement de la foule presséesur les trottoirs, aux devantures, autour des bureaux d’omnibus. Cetumulte d’un soir de fête, les cris des cochers, les appels descamelots, dans la confusion lumineuse des vitrines, les feux lilasdes Jablochkoff noyant le jaune clignotement du gaz et les derniersreflets du jour pâle, berçaient le chagrin de Roumestan, lefondaient à l’agitation de la rue, pendant qu’il se dirigeait versle boulevard Poissonnière où l’ancien Tcherkesse, très sédentairecomme tous les gens d’imagination, demeurait depuis vingt ans,depuis son arrivée à Paris.

Personne ne connaissait l’intérieur deBompard, dont il parlait pourtant beaucoup ainsi que de son jardin,de son mobilier artistique pour lequel il courait toutes les ventesde l’hôtel Drouot. « Venez donc un de ces matins manger unecôtelette !… » C’était sa formule d’invitation, il laprodiguait, mais quiconque la prenait au sérieux ne trouvait jamaispersonne, se heurtait à des consignes de portier, des sonnettesbourrées de papier ou privées de leur cordon. Pendant toute uneannée, Lappara et Rochemaure s’acharnèrent inutilement à pénétrerchez Bompard, à dérouter les prodigieuses inventions du Provençaldéfendant le mystère de son logis, jusqu’à desceller un jour lesbriques de l’entrée, pour pouvoir dire aux invités, en travers dela barricade :

« Désolé, mes bons… Une fuite de gaz…Tout a sauté cette nuit. »

Après avoir monté des étages innombrables,erré dans de vastes couloirs, buté sur des marches invisibles,dérangé des sabbats de chambres de bonnes, Roumestan, essoufflé decette ascension à laquelle ses illustres jambes d’homme arrivén’étaient plus faites, se cogna dans un grand bassin d’ablutionspendu à la muraille.

– Qui vive ? grasseya un accentconnu.

La porte tourna lentement, alourdie par lepoids d’un porte-manteau où pendait toute la garde-robe d’hiver etd’été du locataire ; car la chambre était petite et Bompardn’en perdait pas un millimètre, réduit à installer son cabinet detoilette dans le corridor. Son ami le trouva couché sur un petitlit de fer, le front orné d’une coiffure écarlate, une sorte decapulet dantesque qui se hérissa d’étonnement à la vue del’illustre visiteur.

« Pas possible !

– Est-ce que tu es malade ? demandeRoumestan.

– Malade ! … Jamais.

– Alors qu’est-ce que tu fais là ?

– Tu vois, je me résume… » Il ajouta pourexpliquer sa pensée : « J’ai tant de projets en tête,tant d’inventions. Par moment, je me disperse, je m’égare… Ce n’estpas qu’au lit que je me retrouve un peu. »

Roumestan cherchait une chaise ; mais iln’y en avait qu’une, servant de table de nuit, chargée de livres,de journaux, avec un bougeoir branlant dessus. Il s’assit au pieddu lit.

– Pourquoi ne t’a-t-on plus vu ?

– Mais tu badines… Après ce qui est arrivé, jene pouvais plus me retrouver avec ta femme. Juge un peu !J’étais là devant elle, ma brandade à la main… Il m’a fallu un fiersang-froid pour ne pas tout lâcher.

– Rosalie n’est plus au ministère… fit Numaconsterné.

– Ça ne s’est donc pas arrangé ?… tum’étonnes.

Il ne lui semblait pas possible que madameNuma, une personne de tant de bons sens… Car enfin qu’est-ce quec’était que tout ça ? « Une foutaise,allons ! »

L’autre l’interrompit :

– Tu ne la connais pas… C’est une femmeimplacable… tout le portrait de son père… Race du Nord, mon cher…Ce n’est pas comme nous autres dont les plus grandes colèress’évaporent en gestes, en menaces, et plus rien, la main tournée…Eux gardent tout, c’est terrible.

Il ne disait pas qu’elle avait déjà pardonnéune fois. Puis, pour échapper à ces tristespréoccupations :

– Habille-toi… je t’emmène dîner…

Pendant que Bompard procédait à sa toilettesur le palier, le ministre inspectait la mansarde éclairée d’unepetite fenêtre en tabatière où glissait la neige fondante. Il étaitpris de pitié en face de ce dénuement, ces lambris humides, aupapier blanchi, ce petit poêle piqué de rouille, sans feu malgré lasaison, et se demandait, habitué au somptueux confort de sonpalais, comment on pouvait vivre là.

– As-tu vu le jardeïn ? criajoyeusement Bompard de sa cuvette.

Le jardin, c’était le sommet défeuillé detrois platanes qu’on ne pouvait apercevoir qu’en grimpant surl’unique chaise du logis.

– Et mon petit musée ?

Il appelait ainsi quelques débris étiquetéssur une planche : une brique, un brûle-gueule en bois dur, unelame rouillée, un œuf d’autruche. Mais la brique venait del’Alhambra, le couteau avait servi les vendettas d’un fameux banditcorse, le brûle-gueule portait en inscription : pipe deforçat marocain ; enfin, l’œuf durci représentaitl’avortement d’un beau rêve, tout ce qui restait – avec quelqueslattes et morceaux de fonte entassés dans un coin – de laCouveuse-Bompard et de l’élevage artificiel. Oh ! maintenantil avait mieux que cela, mon bon. Une idée merveilleuse, àmillions, qu’il ne pouvait pas dire encore.

« Qu’est-ce que tu regardes ?…Ça ? … c’est mon brevet de majoral… Bé, oui, majoral del’Aïoli. »

Cette société de l’Aïoli avait pourbut de faire manger à l’ail une fois par mois tous les Méridionauxrésidant à Paris, histoire de ne pas perdre le fumet ni l’accent dela patrie. L’organisation en était formidable : présidentd’honneur, présidents, vice-présidents, majoraux, questeurs,censeurs, trésoriers, tous brevetés sur papier rose à bandesd’argent avec la fleur d’ail en pompon. Ce précieux documents’étalait sur la muraille, à côté d’annonces de toutes couleurs,ventes de maisons, affiches de chemins de fer, que Bompard tenait àavoir sous les yeux « pour se monter le coco », disait-ilingénument. On y lisait : Château à vendre, cent cinquantehectares, prés, chasse, rivière, étang poissonneux… jolie petitepropriété en Touraine, vignes, luzernes, moulin sur la Cize…Voyagecirculaire en Suisse, en Italie, au lac Majeur, aux îlesBorromées… Cela l’exaltait comme s’il eût eu de beaux paysagesaccrochés au mur. Il croyait y être, il y était.

– Mâtin !… dit Roumestan avec une nuanced’envie pour ce misérable chimérique, si heureux parmi ses loques,tu as une fière imagination… Es-tu prêt, allons ?… Descendons…Il fait un froid noir chez toi…

Quelques tours aux lumières au milieu de lajoyeuse cohue du boulevard, et les deux amis s’installèrent dans lachaleur capiteuse et rayonnante d’un cabinet de grand restaurant,les huîtres ouvertes, le Château-Yquem soigneusement débouché.

–À ta santé, mon camarade… Je te la souhaitebonne et heureuse.

– Té ! c’est vrai, dit Bompard, nous nenous sommes pas encore embrassés.

Ils s’étreignirent par-dessus la table, lesyeux humides ; et, si tanné que fût le cuir du Tcherkesse,Roumestan se sentit tout ragaillardi. Depuis le matin, il avaitenvie d’embrasser quelqu’un. Puis, tant d’années qu’ils seconnaissaient, trente ans de leur vie devant eux, sur cettenappe ; et dans la vapeur des plats fins, dans les paillettesdes vins de luxe, ils évoquaient les jours de jeunesse, dessouvenirs fraternels, des courses, des parties, revoyaient leursfigures de gamins, coupaient leurs effusions de mots patois qui lesrapprochaient encore.

– T’en souvènés, digo ?… tu t’ensouviens, dis ?

Dans un salon à côté, on entendait unégrènement de rires clairs, de petits cris.

– Au diable les femelles, dit Roumestan, iln’y a que l’amitié.

Et ils trinquèrent encore une fois. Mais laconversation prenait tout de même un nouveau tour.

– Et la petite ?… demanda Bompardclignant de l’œil … Comment va-t-elle ?

– Oh ! je ne l’ai pas revue, tucomprends.

– Sans doute… sans doute… fit l’autresubitement très grave, avec une tête de circonstance.

Maintenant, derrière les tentures, un pianojouait des fragments de valses, des quadrilles à la mode, desmesures d’opérettes, alternativement folles ou langoureuses. Ils setaisaient pour écouter, grappillant des raisins flétris ; etNuma, dont toutes les sensations semblaient sur pivot et à deuxfaces, se mettait à penser à sa femme, à son enfant, au bonheurperdu, s’épanchait tout haut, les coudes sur la table.

– Onze ans d’intimité, de confiance, detendresse… Tout cela flambé, disparu en une minute… Est-ce quec’est possible ?… Ah ! Rosalie, Rosalie…

Personne ne saurait jamais ce qu’elle avaitété pour lui ; et lui-même ne le comprenait bien que depuisson départ. L’esprit si droit, le cœur si honnête. Et des épaules,et des bras. Pas une poupée de son comme la petite. Quelque chosede plein, d’ambré, de délicat.

« Puis, vois-tu, mon camarade, il n’y apas à dire, quand on est jeune, il faut des surprises, desaventures… Les rendez-vous à la hâte, aiguisés de la peur d’êtrepincé, les escaliers descendus quatre à quatre, ses frusques sur lebras, tout cela fait partie de l’amour. Mais, à notre âge, ce qu’ondésire par-dessus tout, c’est la paix, ce que les philosophesappellent la sécurité dans le plaisir. Il n’y a que le mariage quidonne ça. »

Il se leva d’un sursaut, jeta saserviette : « Filons, té !

– Nous allons ? demanda Bompard,impassible.

– Passer sous sa fenêtre, comme il y a douzeans… Voilà où il en est, mon cher, le grand maître del’Université… »

Sous les arcades de la place Royale, dont lejardin couvert de neige formait un blanc carré entre les grilles,les deux amis se promenèrent longtemps, cherchant dans ladéchiqueture des toits Louis XIII, des cheminées, des balcons, leshautes fenêtres de l’hôtel Le Quesnoy.

– Dire qu’elle est là, soupirait Roumestan, siprès, et que je ne puis la voir !…

Bompard grelottait, les pieds dans la boue, necomprenait pas bien cette excursion sentimentale. Pour en finir, ilusa d’artifice, et, le sachant douillet, craintif du moindremalaise :

– Tu vas t’enrhumer, Numa, insinua-t-iltraîtreusement.

Le Méridional eut peur et ils remontèrent envoiture.

***

Elle était là, dans le salon où il l’avait vuepour la première fois et dont les meubles restaient les mêmes auxmêmes places, arrivés à cet âge où les mobiliers, comme lestempéraments, ne se renouvellent plus. À peine quelques plis fanésdans les tentures fauves, une buée sur le reflet des glaces alourdicomme celui des étangs déserts que rien ne trouble. Les visages desvieux parents penchés sous les flambeaux de jeu à deux branches, encompagnie de ne trouble. Les visages des vieux parents penchés sousles flambeaux de jeu à deux branches, en compagnie de leurspartenaires habituels, avaient aussi quelque chose de plusaffaissé. Madame Le Quesnoy, les traits gonflés et tombants, commedéfibrés, le président accentuant encore sa pâleur et la révoltefière qu’il gardait dans le bleu amer de ses yeux. Assise près d’ungrand fauteuil dont les coussins se creusaient d’une empreintelégère, Rosalie, sa sœur couchée, continuait tout bas la lecturequ’elle lui faisait tout à l’heure à voix haute, dans le silence duwhist coupé de demi-mots, d’interjections de joueurs.

C’était un livre de sa jeunesse, un de cespoètes de nature que son père lui avait appris à aimer ; et dublanc des strophes elle voyait monter tout son passé de jeunefille, la fraîche et pénétrante impression des premièreslectures.

La belle aurait pu sans souci

Manger ses fraises loin d’ici,

Au bord d’une claire fontaine,

Avec un joyeux moissonneur

Qui l’aurait prise sur son cœur.

Elle aurait eu bien moins de peine.

Le livre lui glissa des mains sur les genoux,les derniers vers retentissant en chanson triste au plus profond deson être, lui rappelant son malheur un instant oublié. C’est lacruauté des poètes ; ils vous bercent, vous apaisent, puisd’un mot avivent la plaie qu’ils étaient en train de guérir.

Elle se revoyait à cette place, douze ansauparavant, quand Numa lui faisait sa cour à gros bouquets, et que,parée de ses vingt ans, du désir d’être belle pour lui, elle leregardait venir par cette fenêtre, comme on guette sa destinée. Ilrestait dans tous les coins des échos de sa voix chaude et tendre,si prompte à mentir. En cherchant bien parmi cette musique étaléeau piano, on aurait retrouvé les duos qu’ils chantaientensemble ; et tout ce qui l’entourait lui semblait complice dudésastre de sa vie manquée. Elle songeait à ce qu’elle aurait puêtre, cette vie, à côté d’un honnête homme, d’un loyal compagnon,non pas brillante, ambitieuse, mais l’existence simple et cachée oùl’on eût porté à deux vaillamment les chagrins, les deuils jusqu’àla mort…

Elle aurait eu bien moins de peine…

Elle s’absorbait si fort dans son rêve que, lewhist terminé, les habitués étaient partis sans qu’elle l’eûtpresque remarqué, répondant machinalement au salut amical etapitoyé de chacun, ne s’apercevant pas que le président, au lieu dereconduire ses amis comme il en avait l’habitude chaque soir quelque fût le temps et la saison, se promenait à grands pas dans lesalon, s’arrêtait enfin devant elle à la questionner d’une voix quila faisait tout à coup tressaillir.

– Eh bien, mon enfant, où en es-tu ?Qu’as-tu décidé ?

– Mais toujours la même chose, mon père.

Il s’assit auprès d’elle, lui prit la main,essaya d’être persuasif :

« J’ai vu ton mari… Il consent à tout… tuvivras ici près de moi, tout le temps que ta mère et ta sœurresteront absentes ; après même, si ton ressentiment dureencore… Mais, je te le répète, ce procès est impossible. Je veuxespérer que tu ne le feras pas. »

Rosalie secoua la tête.

« Vous ne connaissez pas cet homme, monpère… Il emploiera son astuce à m’envelopper, à me reprendre, àfaire de moi sa dupe, une dupe volontaire, acceptant une existenceavilie, sans dignité… Votre fille n’est pas de ces femmes-là… Jeveux une rupture complète, irréparable, hautement annoncée aumonde… »

De la table où elle rangeait les cartes et lesjetons, sans se retourner, madame Le Quesnoy intervintdoucement :

« Pardonne, mon enfant, pardonne.

– Oui, c’est facile à dire quand on a un mariloyal et droit comme le tien, quand on ne connaît pas cetétouffement du mensonge et de la trahison en trame autour de soi…C’est un hypocrite, je vous dis. Il a sa morale de Chambéry etcelle de la rue de Londres… Les mots et les actes toujours endésaccord… Deux paroles, deux visages… Toute la félinerie et laséduction de sa race… L’homme du Midi enfin ! »

Et s’oubliant dans l’éclat de sacolère :

« D’ailleurs, j’avais déjà pardonné unefois… Oui, deux ans après mon mariage… Je ne vous en ai pas parlé,je n’en ai parlé à personne… J’ai été très malheureuse… Alors nousne sommes restés ensemble qu’aux prix d’un serment… Mais il ne vitque de parjures… Maintenant, c’est fini, bien fini. »

Le président n’insista plus, se leva lentementet vint à sa femme. Il y eut un chuchotement comme un débat,surprenant, entre cet homme autoritaire et l’humble créatureannihilée : « Il faut lui dire… Si… si… Je veux que vouslui disiez… » Sans ajouter une parole, M. Le Quesnoysortit, et son pas de tous les soirs, sonore, régulier, monta desarcades désertes dans la solennité du grand salon.

« Viens là… » fit la mère à sa filled’un geste tendre… Plus près, encore plus près… Elle n’oseraitjamais tout haut… Et même, si rapprochées, cœur contre cœur, ellehésitait encore : « Écoute, c’est lui qui le veut… Ilveut que je te dise que ta destinée est celle de toutes les femmes,et que ta mère n’y a pas échappé. »

Rosalie s’épouvantait de cette confidencequ’elle devinait aux premiers mots, tandis qu’une chère vieillevoix brisée de larmes articulait à peine une triste, bien tristehistoire de tous points semblable à la sienne, l’adultère du maridès les premiers temps du ménage, comme si la devise de ces pauvresêtres accouplés étant « trompe-moi ou je te trompe »,l’homme s’empressait de commencer pour garder son rangsupérieur.

– Oh ! assez, assez, maman, tu me faismal…

Son père qu’elle admirait tant, qu’elleplaçait au-dessus de tout autre, le magistrat intègre etferme !… Mais qu’était-ce donc que les hommes ? Au nord,au midi, tous pareils, traîtres et parjures… Elle qui n’avait paspleuré pour la trahison du mari, sentit un flot de larmes chaudes àcette humiliation du père… Et l’on comptait là-dessus pour lafléchir !… Non, cent fois non, elle ne pardonnerait pas.Ah ! c’était cela, le mariage. Eh bien, honte et mépris sur lemariage ! Qu’importaient la peur du scandale et lesconvenances du monde, puisque c’était à qui les braverait lemieux.

Sa mère l’avait prise, la serrait contre soncœur, essayant d’apaiser la révolte de cette jeune conscienceblessée dans ses croyances, dans ses plus chères superstitions, etdoucement elle la caressait, comme on berce :

« Si, tu pardonneras… Tu feras comme j’aifait… C’est notre lot, vois-tu… Ah ! dans le premier moment,moi aussi, j’ai eu un grand chagrin, une belle envie de sauter parla fenêtre… Mais j’ai pensé à mon enfant, à mon pauvre petit Andréqui naissait à la vie, qui depuis a grandi, qui est mort en aimant,en respectant tous les siens… Toi de même tu pardonneras pour queton enfant ait l’heureuse tranquillité que vous a faite moncourage, pour qu’il ne soit pas un de ces demi-orphelins que lesparents se partagent, qu’ils élèvent dans la haine et le méprisl’un de l’autre… Tu songeras aussi que ton père et ta mère ont déjàbien souffert et que d’autres désespoirs les menacent…

Elle s’arrêta, oppressée. Puis avec un accentsolennel :

– Ma fille, tous les chagrins s’apaisent,toutes les blessures peuvent guérir… Il n’y a qu’un malheurirréparable, c’est la mort de ce qu’on aime…

Dans l’épuisement ému qui suivit ces derniersmots, Rosalie voyait grandir la figure de sa mère, de tout ce queperdait le père à ses yeux. Elle s’en voulait de l’avoir méconnuesi longtemps sous cette apparente faiblesse faite de coupsdouloureux, d’abdication sublime et résignée. Aussi ce fut pourelle, rien que pour elle qu’en termes doux, presque de pardon, ellerenonça à son procès de vengeance. « Seulement n’exige pas queje retourne avec lui… J’aurais trop honte… J’accompagnerai ma sœurdans le Midi… Après, plus tard, nous verrons. »

Le président rentrait. Il vit l’élan de lavieille mère jetant ses bras au cou de son enfant et comprit queleur cause était gagnée.

« Merci, ma fille… » murmura-t-il,très touché. Puis, après avoir hésité un peu, il s’approcha deRosalie pour le bonsoir habituel. Mais le front si tendrementoffert d’ordinaire se déroba, le baiser glissa dans lescheveux.

– Bonne nuit, mon père.

Il ne dit rien, s’en alla courbant la tête,avec un frisson convulsif de ses hautes épaules. Lui qui dans savie avait tant accusé, tant condamné il trouvait un juge à sontour, le premier magistrat de France !

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