Numa Roumestan

Chapitre 11UNE VILLE D’EAUX

Arvillard-les-Bains, 2 août 76.

C’est bien curieux, va, l’endroit d’où jet’écris. Imagine une salle carrée, très haute, dallée, stuquée,sonore, où le jour de deux grandes fenêtres est voilé de rideauxbleus jusqu’aux derniers carreaux, obscurci encore par une sorte debuée flottante, à goût de soufre, qui colle aux habits, ternit lesbijoux d’or ; là-dedans, des gens assis contre les murs surdes bancs, des chaises, des tabourets, autour de petites tables,des gens qui regardent leur montre à toute minute, se lèvent,sortent pour céder la place à d’autres, laissant voir chaque foispar la porte entr’ouverte la foule des baigneurs, circulant dans leclair vestibule, et le tablier blanc flottant des femmes de servicequi se hâlent. Pas de bruit, malgré tout ce mouvement, un continuelmurmure de conversations à voix basse, de journaux déployés, demauvaises plumes oxydées grinçant sur le papier, un recueillementd’église, baigné, rafraîchi par le grand jet d’eau minéraleinstallé au milieu de la salle et dont l’élan se brise contre undisque métallique, s’émiette, s’éparpille en jaillissements, sepulvérise au-dessus de larges vasques superposées et ruisselantes.C’est la salle d’inhalation.

Je te dirai, ma chérie, que tout le monden’inhale pas de la même façon. Ainsi le vieux monsieur que j’ai enface de moi en ce moment suit à la lettre les prescriptions dumédecin, je les reconnais toutes. Les pieds sur un tabouret, lapoitrine en avant, effaçons les coudes, et la bouche toujoursouverte pour faciliter l’aspiration. Pauvre cher homme ! commeil aspire, avec quelle confiance, quels petits yeux ronds, dévotset crédules qui semblent dire à la source :

« Ô source d’Arvillard, guéris-moi bien,vois comme je t’aspire, comme j’ai foi en toi… »

Puis nous avons le sceptique qui inhale sansinhaler, le dos tourné, en haussant les épaules et considérant leplafond. Puis les découragés, les vrais malades qui sententl’inutilité et le néant de tout ça ; une pauvre dame, mavoisine, que je vois après chaque quinte porter vivement son doigtà la bouche, regarder si le gant ne s’est pas piqué au bout d’unpoint rouge. Et l’on trouve quand même le moyen d’être gai.

Des dames du même hôtel rapprochent leurschaises, se groupent, brodent, potinent tout bas, commentent leJournal des Baigneurs et la liste des étrangers. Lesjeunes personnes arborent des romans anglais à couverture rouge,des prêtres lisent leur bréviaire, – il y a beaucoup de prêtres àArvillard, surtout des missionnaires, avec de grandes barbes, desfigures jaunes, des voix éteintes d’avoir longtemps prêché laparole de Dieu ; – quant à moi, tu sais que les romans ne sontpas mon affaire, surtout ces romans de maintenant où tout se passecomme dans la vie. Alors je fais ma correspondance à deux ou troisvictimes désignées, Marie Tournier, Aurélie Dansaert, et toi, magrande sœur que j’adore. Attendez-vous à de vrais journaux. Pensedonc ! deux heures d’inhalation en quatre fois, tous lesjours ! Personne ici n’inhale autant que moi, c’est-à-dire queje suis un vrai phénomène. On me regarde beaucoup à cause de celaet j’en ai quelque fierté.

Pas d’autre traitement, du reste, à part leverre d’eau minérale que je vais boire à la source matin et soir etqui doit triompher du voile obstiné que ce vilain rhume m’a laissésur la voix. C’est la spécialité des eaux d’Arvillard ; aussiles chanteuses et les chanteurs se donnent-ils rendez-vous ici. Lebeau Mayol vient de nous quitter avec des cordes vocales toutesneuves. Mademoiselle Bachellery, tu sais, la petite diva de votrefête, se trouve si bien du traitement qu’après avoir fini les troissemaines réglementaires, elle en recommence trois autres, ce dontle Journal des Baigneurs la loue beaucoup. Nous avonsl’honneur d’habiter le même hôtel que cette jeune et illustrepersonne, affublée d’une tendre mère de Bordeaux qui à table d’hôteréclame des « appétits » dans la salade et parle duchapeau de cent qrrante francs que portait sa demoiselleau dernier Longchamp. Un couple délicieux et très admiré parminous. On se pâme aux gentillesses de Bébé, – comme dit sa mère, – àses rires, à ses roulades, à ses envolements de jupe courte. On sepresse devant la cour sablée de l’hôtel pour lui voir faire sapartie de crocket avec les petites filles et les petits garçons, –elle ne joue qu’avec les tout petits, – courir, sauter, envoyer saboule en vrai gamin : « Je vas vous roquer, monsieurPaul. »

Tout le monde dit : « Elle est sienfant ! » Moi, je crois que ces faux enfantillages fontpartie d’un rôle, comme ses jupes à larges nœuds et son catogan depostillon. Puis elle a une façon si extraordinaire d’embrassercette grosse Bordelaise, de se pendre à son cou, de se fairebercer, gironner devant tout le monde ! Tu sais si je suiscaressante, eh bien ! vrai, ça me gêne pour embrassermaman.

Une famille bien curieuse aussi, mais moinsgaie, c’est le prince et la princesse d’Anhalt, mademoiselle leurfille, gouvernante, femmes de chambre et suite, qui occupent toutle premier de l’hôtel dont ils sont les personnages. Je rencontresouvent la princesse dans l’escalier, montant marche à marche aubras de son mari, un beau gaillard, éblouissant de santé sous souchapeau gansé de bleu. Elle ne va à l’établissement qu’en chaise àporteurs ; et, c’est navrant, cette tête creusée et palederrière la petite vitre, le père et l’enfant qui marchent à côté,l’enfant bien chétive, avec tous les traits de sa mère et peut-êtreaussi tout son mal. Elle s’ennuie, cette petite de huit ans, à quiil est défendu de jouer avec les autres enfants, et qui regardetristement, du balcon, les parties de crocket et les cavalcades del’hôtel. On la trouve de sang trop bleu pour ces ébats roturiers,ils aiment mieux la garder dans l’atmosphère lugubre de cette mèreexpirante, près de ce père qui promène sa malade avec une têterogue et excédée, ou l’abandonner aux domestiques. Mais, mon Dieu,c’est donc une peste, un mal qui se gagne, la noblesse ! Cesgens-là mangent à part dans un petit salon, inhalent à part, – caril y a des salles pour famille, – et te figures-tu la tristesse dece tête-à-tête, cette femme et cette enfant dans un grand caveausilencieux.

L’autre soir, nous étions très nombreux augrand salon du rez-de-chaussée où l’on se réunit pour jouer à despetits jeux, chanter, danser même quelquefois. La maman Bachelleryvenait d’accompagner à Bébé une cavatine d’opéra, – nous voulonsentrer à l’Opéra, nous sommes même venues à Arvillard nous« récurer la voix pour ça », selon l’élégante expressionde la mère. Tout à coup la porte s’ouvre, et la princesse paraît,avec ce grand air qu’elle a, expirante, élégante, serrée dans unmanteau de dentelle qui dissimule le rétrécissement terrible etsignificatif des épaules. L’enfant et le mari suivaient.

– Continuez, je vous en prie… toussote lapauvre femme.

Et voilà cette bête de petite chanteuse qui vachoisir dans tout son répertoire la romance la plus navrée, la plussentimentale, Vorrei morir, quelque chose comme nosFeuilles mortes en italien, une malade qui fixe sa datemortuaire en automne, pour se faire l’illusion que toute la natureva expirer avec elle, enveloppée du premier brouillard comme d’unsuaire.

Vorrei morir ne la stagion dell’ anno.

L’air est gracieux, d’une tristesse quiprolonge la caresse des mots italiens et au milieu de ce grandsalon, où pénétraient par les fenêtres ouvertes les odeurs, lesvols légers, le rafraîchissement d’une belle nuit d’été, ce désirde vivre encore jusqu’à l’automne, cette trêve, ce sursis demandéau mal prenaient quelque chose de poignant. Sans rien dire, laprincesse s’est levée, est sortie brusquement. Dans le noir dujardin, j’ai entendu un sanglot, un long sanglot, puis une voixd’homme qui grondait, et de ces plaintes pleurées d’un enfant quivoit du chagrin à sa mère.

C’est la tristesse des villes d’eaux, cesmisères de santé qu’on y rencontre, ces toux entêtées, malassourdies par les cloisons d’hôtel, ces précautions de mouchoirssur les bouches pour éviter l’air, ces causeries, ces confidencesdont on devine le sens aux gestes douloureux montrant toujours lapoitrine ou l’épaule vers la clavicule, et les démarchessomnolentes, les pas traînants, l’idée fixe du mal. Maman, quiconnaît toutes les stations pour les maladies de poitrine, pauvremère, dit qu’aux Eaux-Bonnes ou au Mont-Dore c’est bien autre chosequ’ici. On n’envoie à Arvillard que les convalescents comme moi oules cas désespérés pour lesquels rien ne fait plus rien. Nousn’avons heureusement à notre hôtel des Alpes Dauphinoisesque trois malades de ce genre, la princesse, puis deux jeunesLyonnais, le frère et la sœur, orphelins, très riches, dit-on, etqui semblent au pire ; la sœur surtout, avec ce teint blafard,resté sous l’eau, des Lyonnaises, entortillée de peignoirs et dechâles tricotés, sans un bijou, un ruban, nul souci de coquetterie.Elle sent le pauvre, cette riche ; elle est perdue, le sait,se désespère et s’abandonne. Il y a au contraire dans la taillevoûtée du jeune homme, étroitement pincée d’une jaquette à la mode,une terrible volonté de vivre, une incroyable résistance aumal.

« Ma sœur n’a pas de ressort… moi, j’enai ! » disait-il à table d’hôte, l’autre jour, d’une voixtoute rongée qu’on n’entend pas plus que l’ut de laVauters, quand elle chante. Et le fait est qu’il a furieusement duressort. C’est le boute-en-train de l’hôtel, l’organisateur desjeux, des parties, des excursions ; il monte à cheval, entraîneau, des espèces de petits traîneaux chargés de branches surlesquels les montagnards du pays vous font dégringoler les pentesles plus raides, valse, fait des armes, secoué de quintes affreusesqui ne l’interrompent pas un instant. Nous possédons encore uneillustration médicale, le docteur Bouchereau, tu te rappelles,celui que maman était allée consulter pour notre pauvre André. Jene sais s’il nous a reconnues, mais il ne nous salue jamais. Unvieux loup…

… Je viens d’aller boire mon demi-verre à lasource. Cette source précieuse est à dix minutes du pays, enmontant du côté des hauts-fourneaux, dans une gorge où roule etgronde un torrent, tout mousseux d’écume, descendu du glacier quiferme la perspective, luisant et clair entre les Alpes bleues, etqui semble, dans cette blancheur des eaux battues, fondre etdélayer sans cesse sa base invisible et neigeuse. De grandes rochesnoires, suintant goutte à goutte parmi les fougères et les lichens,des plantations de sapins, de verdure sombre, un sol où desfragments de mica étincellent dans la poussière de charbon, voilàl’endroit. Mais ce que je ne puis te rendre, c’est le formidablebruit, le torrent jaillissant dans les pierres, le marteau à vapeurd’une scierie qu’il active, et, dans l’étroite gorge, sur une routeunique, toujours encombrée, des tombereaux de houille, des bestiauxen file, des cavalcades d’excursionnistes, des buveurs qui vont oureviennent ; j’oubliais l’apparition, au seuil des maisonsmisérables, de quelque horrible crétin mâle ou femelle étalant ungoitre hideux, une grosse figure hébétée, la bouche ouverte etgrognante. Le crétinisme est une des productions du pays Il sembleque la nature soit trop forte ici pour l’homme, que le minerai defer, de cuivre, de soufre l’étreigne, le torde, l’étouffe, quecette eau des cimes le glace, comme ces pauvres arbres qu’on voitpousser tout rabougris entre deux roches. Encore une de cesimpressions d’arrivée dont la tristesse et l’horreur s’effacent aubout de quelques jours.

Maintenant, au lieu de les fuir, j’ai mesgoitreux d’élection, un surtout, un affreux petit monstre, assis aubord de la route dans un fauteuil d’enfant de trois ans, et il en aseize, juste l’âge de mademoiselle Bachellery. Quand j’approche, ildodeline sa lourde tête de pierre d’où sort un cri rauque, écrasé,sans conscience et sans air, et sitôt sa pièce blanche reçue, lalève triomphalement vers une charbonnière qui le guette d’un coinde fenêtre. C’est une fortune enviée de bien des mères, cedisgracié qui rapporte plus à lui tout seul que ses trois frèrestravaillant aux fourneaux de La Debout. Le père ne fait rien ;malade de la poitrine, il passe l’hiver à son foyer de pauvre, et,l’été, s’installe avec d’autres malheureux sur un banc, dans labuée tiède que fait en arrivant la source bouillonnante. La nymphede l’endroit, tablier blanc, les mains ruisselantes, remplit à lamesure voulue les verres qu’on lui tend, pendant que dans la cour àcôté, séparée de la route par un mur bas, des têtes dont on ne voitpas les corps se renversent en arrière, contorsionnées d’efforts,grimaçant au soleil, la bouche toute grande. Une illustration del’Enfer du Dante : les damnés du gargarisme.

Quelquefois, en sortant de là, nous faisons legrand tour pour revenir à l’établissement, et nous descendons parle pays. Maman, que le bruit de l’hôtel fatigue, qui a peur surtoutque je ne danse trop au salon, avait rêvé de louer une petitemaison bourgeoise dans Arvillard, où les occasions ne manquent pas.Il y a des écriteaux à chaque porte, à chaque étage, se balançantdans les glycines entre des rideaux clairs et tentateurs. À sedemander vraiment ce que les habitants deviennent pendant lasaison. Campent-ils en troupeaux sur les montagnes environnantes,ou bien vont-ils vivre à l’hôtel à cinquante francs par jour ?Cela m’étonnerait, car il me semble terriblement rapace cet aimantqu’ils ont dans l’œil quand ils regardent le baigneur, – quelquechose qui luit et qui accroche. Et ce luisant-là, l’éclair brusquesur le front de mon petit goitreux, le reflet de sa pièce blanche,je le retrouve partout. Dans les lunettes du petit médecinfrétillant qui m’ausculte tous les matins, dans l’œil des bonnesdames doucereuses vous invitant à visiter leurs maisons, leurspetits jardins bien commodes, remplis de trous pleins d’eau et decuisines au rez-de-chaussée pour des appartements au troisièmeétage, dans l’œil des voituriers en blouses courtes, chapeaux cirésà grands rubans, qui vous font signe du haut de leurs corricolos delouage, dans le regard du petit ânier debout devant l’écurie largeouverte où remuent de longues oreilles, même dans celui des ânes,oui, dans ce grand regard d’entêtement et de douceur, cette duretéde métal que donne l’amour de l’argent, je l’ai vue, elleexiste.

Du reste, elles sont affreuses, leurs maisons,encaissées, tristes, sans horizon, riches en inconvénients de toutesorte qu’il n’est pas permis d’ignorer, puisqu’on vous les signaledans la maison voisine. Nous nous en tiendrons décidément à notrecaravansérail des Alpes Dauphinoises, qui chauffe ausoleil sur la hauteur ses innombrables persiennes vertes dans labrique rouge, au milieu d’un parc anglais encore en bas âge,taillis, labyrinthe, allées sablées dont il partage la jouissanceavec les cinq ou six autres hôtels cossus du pays, LaChevrette, La Laita, Le Bréda, La Planta. Tous ces hôtels ànoms savoyards se font une concurrence féroce, s’épient, sesurveillent par-dessus les massifs, et c’est à qui mènera le plusde train avec ses cloches, ses pianos, le fouet de ses postillons,les fusées de ses feux d’artifice, à qui ouvrira le plus largementses fenêtres pour que l’animation, les rires, les chants, lesdanses fassent dire aux voyageurs de vis-à-vis :

– Comme ils s’amusent là-bas ! Comme ildoit y avoir du monde !

Mais c’est dans le Journal desBaigneurs que se livre entre les auberges rivales la bataillela plus chaude, autour de ces listes d’arrivants que la petitefeuille donne très exactement deux fois par semaine.

Quelle rage envieuse à la Laita, de la Planta,quand on voit par exemple : Prince et princesse d’Anhaltet leur suite… Alpes Dauphinoises. Tout pâlit devant cetteligne écrasante. Comment répondre ? Et l’on cherche, ons’ingénie ; si vous avez un de, un titre quelconque,on le prodigue, on l’étale. Voici trois fois que la Chevrette noussert le même inspecteur des forêts sous des espèces différentes,inspecteur, marquis, chevalier des Saints-Maurice et Lazare. Maisles Alpes Dauphinoises ont encore le pompon, sans que nousy soyons pour rien, dame ! Tu sais comme est maman, toujoursmodeste, effarouchée ; elle a bien défendu à Fanny de dire quinous étions, parce que la position de notre père, celle de ton mariauraient attiré autour de nous trop de curiosité et de poussièremondaine. Le journal a dit simplement : Mesdames LeQuesnoy (de Paris) … Alpes Dauphinoises, et comme lesParisiens sont rares, notre incognito n’a pas été révélé.

Nous avons une installation très simple, assezcommode, deux chambres au second, toute la vallée devant nous, uncirque de montagnes noires de sapins au pied, et qui se nuancent,s’éclaircissent en montant avec des traînées de neige éternelle,des pentes arides en regard de petites cultures qui font comme descarrés de vert, de jaune, de rose, au milieu desquels les meules defoin ne paraissent pas plus grosses que des ruches d’abeilles. Maisce bel horizon ne nous tient guère chez nous.

Le soir, on a le salon, le jour, on erre dansle parc pour le traitement qui, joint à cette existence si remplieet si vide, vous prend et vous absorbe. L’heure amusante, c’estaprès déjeuner, quand on se groupe par petites tables pour le café,sous les grands tilleuls, à l’entrée du jardin. C’est l’heure desarrivées et des départs ; autour de la voiture qui emporte lesbaigneurs, on échange des adieux, des poignées de main, les gens del’hôtel se pressent, éclairés du luisant, du fameux luisantsavoyard. On embrasse des personnes qu’on connaît à peine, lesmouchoirs s’agitent, les grelots tintent, puis la lourde voiturechargée et vacillante disparaît par les routes étroites, à mi-côte,emportant ces noms, ces visages qui ont fait un moment partie de lavie commune, ces inconnus d’hier, demain oubliés.

D’autres arrivent, s’installent dans leurshabitudes. J’imagine que ce doit être la monotonie des paquebots,avec un renouvellement de figures à chaque escale. Tout cemouvement m’amuse, mais notre chère maman reste bien triste, bienabsorbée, malgré le sourire qu’elle essaie quand je la regarde. Jedevine que chaque détail de notre vie lui apporte un souvenirnavrant, une évocation d’images lugubres. Elle en a tant vu de cescaravansérails de malades, pendant l’année où elle a suivi sonagonisant de station en station, dans la plaine ou sur la montagne,sous les pins au bord de la mer, avec un espoir toujours trompé etl’éternelle résignation qu’elle était obligée de mettre à sonmartyre.

Vraiment, Jarras pouvait bien lui éviter cerappel de douleurs ; car je ne suis pas malade, je ne toussepresque plus, et, en dehors de mon vilain enrouement qui me donneune voix à crier des pois verts, je ne me suis jamais si bienportée. Un appétit d’enfer, figure-toi, de ces faims terribles quine peuvent attendre. Hier, après un déjeuner à trente plats, aumenu plus compliqué que l’alphabet chinois, je vois une femmeéplucher des framboises devant sa porte. Tout de suite une fringaleme prend. Deux bols, ma chère, deux bols de ces grosses framboisessi fraîches, « le fruit du pays », comme dit notre garçonde table. Et voilà mon estomac !

C’est égal, ma chérie, comme c’est heureux queni toi ni moi n’ayons pris le mal de ce pauvre frère que je n’aiguère connu et dont je retrouve ici sur d’autres visages les traitstirés, l’expression découragée qu’il a sur son portrait dans lachambre de nos parents ! Et quel original que ce médecin quil’a soigné jadis, ce fameux Bouchereau ! L’autre jour, maman avoulu me présenter à lui, et, pour obtenir une consultation, nousavons rôdé dans le parc autour de ce grand vieux, à la physionomiebrutale et dure ; mais il était très entouré par les médecinsd’Arvillard, l’écoutant avec des humilités d’écolier. Alors nousl’avons attendu à la sortie de l’inhalation. Peine perdue. Notrehomme s’est mis à marcher d’un pas, comme s’il voulait nouséchapper. Avec maman, tu sais, on ne va guère vite, et nous l’avonsencore manqué cette fois. Enfin hier matin Fanny est allée demanderde notre part à sa gouvernante, s’il pouvait nous recevoir. Il afait répondre qu’il était aux eaux pour se soigner et non pourdonner des consultations. En voilà un rustre ! C’est vrai queje n’ai jamais vu une pâleur pareille, de la cire. Père est unmonsieur très coloré à côté de lui. Il ne vit que de lait, nedescend jamais à la salle à manger, encore moins au salon. Notrepetit docteur frétillant, celui que j’appelle M. C’est cequi faut, prétend qu’il a une maladie de cœur très dangereuse,et que ce sont les eaux d’Arvillard qui depuis trois ans le fontdurer.

« C’est ce qui faut ! C’est ce quifaut ! »

On n’entend que cela dans le bredouillement dece drôle de petit homme, vaniteux, bavard, qui tourbillonne lematin dans notre chambre. « Docteur, je ne dors pas… Je croisque le traitement m’agite. – C’est ce qui faut ! – Docteur,j’ai toujours sommeil… je crois que ce sont les eaux. – C’est cequi faut » Ce qu’il faut surtout, c’est que sa tournée soitvite faite, pour qu’il puisse être avant dix heures à son cabinetde consultation, dans cette petite boîte à mouches où le mondes’entasse jusque dans l’escalier, jusque sur le trottoir, en basdes marches. Aussi il ne flâne guère, vous bâcle une ordonnancesans s’arrêter de sauter, de cabrioler, comme un baigneur qui« fait sa réaction ».

Oh ! la réaction. C’est ça encore uneaffaire. Moi qui ne prends ni bains ni douches, je ne fais pas deréaction mais je reste quelquefois un quart d’heure sous lestilleuls du parc à regarder le va-et-vient de tous ces gensmarchant à grands pas réguliers, l’air absorbé, se croisant sans sedire un mot. Mon vieux monsieur de la salle d’inhalation, celui quifait de l’œil à la source, apporte à cet exercice la mêmeconscience ponctuelle. À l’entrée de l’allée il s’arrête, ferme sonombrelle blanche, rabaisse son collet d’habit, regarde sa montre,et en route, la jambe raide, les coudes au corps, une deux !une deux ! jusqu’à une grande barre de lumière blonde que lemanque d’un arbre jette en clairière dans l’allée. Il ne va pasplus loin, lève les bras trois fois comme s’il tendait deshaltères, puis revient de la même allure, brandit de nouveauxhaltères, et comme cela quinze tours de suite. J’imagine que lasection des agités à Charenton doit avoir un peu de la physionomiede mon allée vers onze heures.

6 août.

C’est donc vrai, Numa vient nous voir.Oh ! que je suis contente, que je suis contente Ta lettre estarrivée par le courrier d’une heure, dont la distribution se faitdans le bureau de l’hôtel. Minute solennelle, décisive pour lacouleur de la journée. Le bureau plein, on se range en demi-cercleautour de la grosse madame Laugeron, très imposante dans sonpeignoir de flanelle bleue, pendant que de sa voix autoritaire, unpeu maniérée, d’ancienne dame de compagnie, elle annonce lesadresses multicolores du courrier. Chacun s’avance à l’appel, et jedois te dire qu’on met un certain amour-propre à avoir un fortcourrier. À quoi n’en met-on pas du reste de l’amour-propre dans ceperpétuel frottement de vanités et de sottises ? Quand jepense que j’en arrive à être fière de mes deux heuresd’inhalation ! « M. le prince d’Anhalt…M. Vasseur… Mademoiselle Le Quesnoy… » Déception. Cen’est que mon journal de modes. « Mademoiselle LeQuesnoy… » Je regarde s’il n’y a plus rien pour moi et je mesauve avec ta chère lettre, jusqu’au fond du jardin, sur un bancenfermé de grands noisetiers.

Ça, c’est mon banc, le coin où je m’isole pourrêver, faire mes romans car, chose étonnante, pour bien inventer,développer selon les règles de M. Baudouy, il ne me faut pasde larges horizons. Quand c’est trop grand, je me perds, jem’éparpille, va te promener. Le seul ennui de mon banc, c’est levoisinage d’une balançoire, où cette petite Bachellery passe lamoitié de ses journées à se faire lancer dans l’espace par le jeunehomme au ressort. Je pense qu’il en a du ressort pour la pousserainsi pendant des heures. Et ce sont des cris de bébé, des rouladesenvolées « Plus haut ! encore !… » Dieu !que cette fille m’agace, je voudrais que la balançoire l’envoyâtdans la nue et qu’elle n’en redescendît jamais.

On est si bien, si loin, sur mon banc, quandelle n’est pas là. J’y ai savouré ta lettre, dont le post-scriptumm’a fait pousser un cri de joie.

Oh ! que béni soit Chambéry et son lycéeneuf, et cette première pierre à poser, qui amène dans nos régionsle ministre de l’Instruction publique. Il sera très bien ici pourpréparer son discours, soit en se promenant dans l’allée de laréaction, – allons, bon, un calembour maintenant, – ou sous mesnoisetiers quand mademoiselle Bachellery ne les effarouche pas. Moncher Numa ! Je m’entends si bien avec lui, si vivant, si gai.Comme nous allons causer ensemble de notre Rosalie et du sérieuxmotif qui l’empêche de voyager en ce moment… Ah ! mon Dieu,c’est un secret… Et maman qui m’a tant fait jurer… c’est elle quiest contente aussi de recevoir le cher Numa. Du coup, elle en perdtoute timidité, toute modestie, et vous avait une majesté enentrant dans le bureau de l’hôtel pour retenir l’appartement de songendre le ministre ! Non, la tête de notre hôtesse oyant cettenouvelle.

– Comment ! mesdames, vous êtes… vousétiez ?…

– Nous le fûmes…, nous le sommes…

Sa large face est devenue lilas, ponceau, unepalette de peintre impressionniste. Et M. Laugeron, et tout leservice. Depuis notre arrivée, nous réclamions en vain un bougeoirsupplémentaire ; tout à l’heure, il y en avait cinq sur lacheminée. Numa sera bien servi, je t’en réponds, et installé. Onlui donne le premier étage du prince d’Anhalt, qui va se trouverlibre dans trois jours. Il paraît que les eaux d’Arvillard sontfunestes à la princesse ; et le petit docteur lui-même estd’avis qu’elle parte au plus vite. C’est ce qui faut, car s’ilarrivait un malheur, les Alpes Dauphinoises ne s’enrelèveraient pas.

C’est pitié, la hâte qui se fait autour dudépart de ces malheureux, comme on les presse, comme on les pousse,à l’aide de cette hostilité magnétique que dégagent les endroits oùl’on est importun. Pauvre princesse d’Anhalt dont l’arrivée fut sifêtée ici. Pour un peu, on la reconduirait à l’extrémité dudépartement entre deux gendarmes… L’hospitalité des villesd’eaux !…

À propos, et Bompard ? tu ne me dis pass’il sera du voyage. Dangereux Bompard ! s’il vient, je suiscapable de m’envoler avec lui sur quelque glacier. Quelsdéveloppements nous trouverions à nous deux, vers les cimes !Je ris, je suis si heureuse… Et j’inhale, et j’inhale, un peu gênéepar le voisinage du terrible Bouchereau qui vient d’entrer et des’asseoir à deux places de moi.

Qu’il a donc l’air dur, cet homme-là. Lesmains sur la pomme de sa canne, son menton posé dessus, il parietout haut, le regard droit, sans s’adresser à personne. Est-ce queje dois prendre pour moi ce qu’il dit de l’imprudence desbaigneuses, de leurs robes de batiste claire, de la sottise dessorties après le dîner dans un pays où les soirées sont d’unefraîcheur mortelle ?

Méchant homme ! On croirait qu’il saitque je quête ce soir à l’église d’Arvillard pour l’œuvre de laPropagation. Le père Olivieri doit raconter en chair ses missionsdans le Thibet, sa captivité, son martyre ; mademoiselleBachellery, chanter l’Ave Maria de Gounod. Et je me faisune fête du retour par toutes les petites rues noires avec deslanternes, comme une vraie retraite aux flambeaux.

Si c’est une consultation queM. Bouchereau me donne là, je n’en veux pas, il est trop tard.D’abord, monsieur, j’ai carte blanche de mon petit docteur, qui estbien plus aimable que vous et m’a même permis un petit tour devalse au salon pour finir.

Oh ! rien qu’un, par exemple. Du reste,quand je danse un peu trop, tout le monde est après moi. On ne saitpas comme je suis robuste avec ma taille de grand fuseau, et qu’uneParisienne n’est jamais malade de trop danser. « Prenez garde…Ne vous fatiguez pas… » L’une m’apporte mon châle ;celui-là ferme les croisées dans mon dos, de peur que je m’enrhume.Mais le plus empressé encore, c’est le jeune homme au ressort,parce qu’il trouve que j’en ai diantrement plus que sa sœur. Cen’est pas difficile, pauvre fille. Entre nous, je crois que cejeune monsieur, désespéré des froideurs d’Alice Bachellery, s’estrabattu sur moi et me fait la cour… Mais, hélas ! il perd sespeines, mon cœur est pris, tout à Bompard… Eh bien ! non, cen’est pas Bompard, et tu t’en doutes, ce n’est pas Bompard lepersonnage de mon roman. C’est…, c’est… Ah ! tant pis, monheure est passée. Je te le dirai un autre jour, mademoisellerefréjon.

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