Numa Roumestan

Chapitre 13LE DISCOURS DE CHAMBERY

Non, non, je me fais hironde… e… elle

Et je m’envo…o…le à tire d’ai…ai…le…

De sa voix aigrelette qui, ce matin, s’étaitlevée toute limpide et de belle humeur, la petite Bachellery,serrée dans un caban de fantaisie à capuchon de soie bleue pouraller avec une petite toque entortillée d’un grand voile de gaze,chantait devant sa glace en achevant de boutonner ses gants.Sanglée pour l’excursion, sa joyeuse petite personne avait unebonne odeur de toilette fraîche et de costume neuf, strictementordonné, en contraste avec les gâchis de la chambre d’hôtel, où lesrestes d’un souper traînaient sur la table au milieu des jetons,des cartes, des bougies, tout près du lit découvert et d’une grandebaignoire pleine de cet éblouissant petit-lait d’Arvillardsouverain pour calmer les nerfs et satiner la peau desbaigneuses.

En bas, l’attendaient le panier attelé,secouant ses grelots, et toute une jeune escorte caracolant devantle perron.

Comme la toilette finissait, on frappa à laporte.

– Entrez !…

Roumestan s’avança, très ému, lui tendit unelarge enveloppe :

– Voici, mademoiselle… Oh ! lisez…lisez…

C’était son engagement à l’Opéra pour cinqans, avec les appointements voulus, la vedette, tout. Quand ellel’eut déchiffré article par article, froidement, posément, jusqu’àla signature à gros doigts de Cadaillac, alors, mais seulementalors, elle fit un pas vers le ministre, et, relevant son voiledéjà serré pour la poussière du voyage, tout contre lui, son becrose en l’air :

– Vous êtes bon… je vous aime…

Il n’en fallait pas plus pour faire oublier àl’homme public tous les ennuis que cet engagement allait luicauser. Il se contint pourtant, demeura droit, froid, sourcilleuxcomme un roc.

– Maintenant, j’ai tenu ma parole, je meretire… je ne veux pas déranger votre partie…

– Ma partie ?… Ah ! oui, c’est vrai…Nous allons à Château-Bayard.

Et lui passant ses deux bras au cou,câlinement :

– Vous allez venir avec nous… Oh ! si…oh ! Si…

Elle lui frôlait la figure avec ses grandscils en pinceaux, et même lui mordillait son menton de statue, pasbien fort, du bout des quenottes.

– Avec ces jeunes gens ?… mais c’estimpossible… Vous n’y songez pas ?…

– Ces jeunes gens ?… Je m’en moque pasmal de ces jeunes gens… Je les lâche… Maman va les prévenir…Oh ! ils y sont habitués… tu entends, maman ?

– J’y vas, dit madame Bachellery qu’onapercevait dans la chambre à côté, le pied sur une chaise,s’efforçant de chausser ses bas rouges de bottines de coutil tropétroites. Elle fit au ministre sa belle révérence desFolies-Bordelaises et descendit bien vite expédier cesmessieurs.

– Garde un cheval pour Bompard… Il viendraavec nous, lui cria la petite ; et Numa, touché de cetteattention, savoura la joie délicieuse d’écouter, avec cette joliefille entre ses bras, s’éloigner au pas, l’oreille basse, toute lafringante jeunesse dont les caracolades lui avaient tant de foispiétiné le cœur. Un baiser longuement appuyé sur un sourire quipromettait tout, puis elle se dégagea :

– Allez vite vous habiller… Il me tarde d’êtreen route…

Quelle rumeur curieuse dans l’hôtel, quelmouvement derrière les persiennes quand on sut que le ministreétait de la partie de Château-Bayard, qu’on vit son large giletblanc, le panama ombrant sa face romaine, s’étaler dans le panieren face de la chanteuse. Après tout, comme disait le père Olivieritrès aguerri par ses voyages, quel mal y avait-il à cela, est-ceque la mère ne les accompagnait pas, et le Château-Bayard, monumenthistorique, rentrait-il oui ou non dans les attributionsministérielles ? Ne soyons donc pas si intolérants, mon Dieu,surtout avec des hommes qui donnent leur vie à la défense desbonnes doctrines et de notre sainte religion.

– Bompard ne vient pas, qu’est-ce qu’il faitdonc ? murmurait Roumestan, impatienté d’attendre là, devantl’hôtel, sous tous ces regards plongeants qui le fusillaient malgréle baldaquin de la voiture. À une croisée du premier étage, quelquechose d’extraordinaire apparut, de blanc, de rond, d’exotique, quicria avec l’accent de l’ancien chef des Tcherkesses :

– Partez devant… Je rejoueïndrai.

Comme s’ils n’attendaient que ce signal, lesdeux mulets, le garrot bas, mais le pied solide, détalèrent ensecouant leurs sonnettes voyageuses, franchirent le parc en troissauts, traversèrent l’établissement de bains.

– Gare ! gare !

Les baigneurs effarés, les chaises à porteursse rangent vivement, les filles de service, leurs grandes poches detablier pleines de monnaie et de tickets de couleur, apparaissent àl’entrée des galeries les masseurs, tout nus comme des Bédouinssous leurs couvertures de laine, se montrent à mi-corps surl’escalier des étuves, les salles d’inhalation soulèvent leursrideaux bleus, on veut voir passer le ministre et lachanteuse ; mais ils sont déjà loin, lancés à fond de traindans le lacis descendant des petites rues noires d’Arvillard, surles cailloux pointus, serrés, veinés de soufre et de feu, où lavoiture rebondit avec des étincelles, secouant les maisons bassestoutes lépreuses, faisant apparaître aux fenêtres garniesd’écriteaux, au seuil des boutiques de bâtons ferrés, de parasols,de passe-montagnes, de pierres calcaires, minerais, cristaux etautres attrape-baigneurs, des têtes qui s’inclinent, des fronts quise découvrent à la vue du ministre. Les goitreux eux-mêmes lereconnaissent, saluent de leurs rires inconscients et rauques legrand maître de l’Université de France, tandis que ces dames, trèsfières, se tiennent droites et dignes en face de lui, sentant bienl’honneur qui leur est fait. Elles ne se mettent à l’aise qu’unefois hors du pays sur la belle route de Pontcharra, où les muletssoufflent au bas de la tour de Treuil que Bompard a fixée commerendez-vous.

Les minutes se passent, pas de Bompard. On lesait bon cavalier, il s’en est vanté si souvent. On s’étonne, ons’irrite, Numa surtout, impatient d’être loin sur cette routeblanche, unie, qui paraît sans fin, d’avancer dans cette journéequi s’ouvre comme une veine, pleine d’espérances et d’aventures.Enfin, d’un tourbillon de poussière où halète une voixeffrayée : « ho !… la… ho !… la… » jaillitla tête de Bompard, coiffée d’un de ces casques en liège couvertsde toile blanche, à vague tournure de scaphandres, en usage dansl’armée indo-anglaise, et que le Méridional a emporté dans le butd’agrandir, de dramatiser son voyage, laissant croire au chapelierqu’il partait pour Bombay ou pour Calcutta.

« Arrive donc, lambin. »

Bompard hocha la tête d’un air tragique.Évidemment il s’était passé des choses au départ, et le Tcherkesseavait dû donner aux gens de l’hôtel une triste idée de sonéquilibre car de larges plaques de poussière souillaient sesmanches et son dos.

« Mauvais cheval, dit-il en saluant cesdames, pendant que le panier s’ébranlait, mauvais cheval, mais jel’ai mis au pas. »

Si bien au pas que maintenant l’étrange bêtene voulait plus avancer, piétinant et tournant sur place comme unchat malade, malgré les efforts de son cavalier. La voiture étaitdéjà loin.

« Viens-tu, Bompard ?…

– Partez devant… Je rejoindrai… »cria-t-il encore de son plus beau creux marseillais ; puis ileut un geste désespéré et on le vit détaler du côté d’Arvillarddans une volée de sabots furieux. Tout le monde pensa :« Il aura oublié quelque chose », et on ne s’occupa plusde lui.

La route contournait les hauteurs, large routede France, espacée de noyers, ayant à gauche des forêts dechâtaigniers et de pins, en terrasses ; à droite des pentesimmenses, déroulant à perte de vue, jusqu’au fond où les villagesapparaissaient resserrés dans les creux, des champs de vigne, deblé, de maïs, des mûriers, des amandiers, et d’éblouissants tapisde genêts dont la graine éclatant à la chaleur faisait unpétillement continu, comme si le sol même grésillait tout en feu.On aurait pu le croire à la lourdeur du temps, à cet embrasement del’atmosphère qui ne paraissait pas venir du soleil, presqueinvisible, reculé derrière une gaze, mais de vapeurs terrestres etbrûlantes faisant trouver délicieusement fraîche la vue du Glayzinet sa cime coiffée de neiges qu’on aurait pu, semblait-il, toucherdu bout des ombrelles.

Roumestan ne se souvenait pas de paysagecomparable à celui-là, non, pas même dans sa chère Provence :il n’imaginait pas de bonheur plus complet que le sien. Ni soucis,ni remords. Sa femme fidèle et croyante, l’espoir de l’enfant, laprédiction de Bouchereau sur Hortense, l’effet désastreux qu’allaitproduire l’apparition du décret Cadaillac à l’Officiel, rienn’existait plus pour lui.

Tout son destin tenait dans cette belle filledont les yeux reflétaient ses yeux, ses genoux emboîtés dans lessiens, et qui sous le voile azur, rosé par sa chair blonde,chantait en lui pressant les mains :

Maintenant je me sens aimée,

Fuyons tous deux sous la ramée…

Pendant qu’ils s’emportaient dans le vent dela course, la route dévidée rapidement élargissait son paysage àmesure, laissant voir une plaine immense en demi-cercle, des lacs,des villages, puis des montagnes nuancées à leur degréd’éloignement, la Savoie qui commençait.

« Que c’est beau ! que c’estgrand ! » disait la chanteuse ; lui, répondait toutbas : « Que je vous aime ! »

À la dernière halte, Bompard rejoignit encoreune fois, à pied, très piteux, menant son cheval par la bride.« Cette bête est étonnante… » fit-il sans plus, et cesdames s’informant s’il était tombé « Non… C’est mon ancienneblessure qui s’est rouverte. » Blessé où, quand ? Il n’enavait jamais parlé ; mais, avec Bompard, il fallait s’attendreà des surprises. On le fit monter dans la voiture, son trèspacifique cheval docilement attelé derrière, et l’on se dirigeavers le Château-Bayard, dont les deux tours poivrières, piètrementrestaurées, se distinguaient sur un plateau.

Une servante vint au-devant d’eux, montagnardefinaude, aux ordres d’un vieux prêtre, ancien desservant desparoisses voisines, qui habite Château-Bayard, à la charge d’enlaisser l’entrée libre aux touristes. Quand une visite estsignalée, le prêtre, très digne, monte dans sa chambre, à moinsqu’il ne s’agisse de personnages ; mais le ministre en partiefine se gardait bien de donner ses titres, et ce fut comme à desimples visiteurs que la domestique montra, avec les phrasesapprises et le ton psalmodique de ces gens-là, ce qui reste del’ancien manoir du chevalier sans peur et sans reproche, pendantque le cocher installait le déjeuner sous une tonnelle du petitjardin.

« Ici l’ancienne chapelle où le bonchevalier matin et soir… Je prie mesdames et messieurs deconsidérer l’épaisseur des murailles. »

On ne considérait rien du tout. Il faisaitnoir, on butait contre des gravats qu’éclairait à demi le jourd’une meurtrière glissant sur un grenier à foin établi dans lespoutres du plafond. Numa, le bras de sa petite sous le sien, semoquait un peu du chevalier Bayard et de « sa respectablemère, la dame Hélène des Allemans ». Cette odeur de vieilleschoses les ennuyait et même un moment, pour tâter l’écho des voûtesde la cuisine, madame Bachellery ayant entonné la dernière chansonde son époux, mais là, tout à fait gaillarde : J’tiens çad’papa…, j’tiens ça d’maman…, personne ne se scandalisa, aucontraire.

Mais dehors, le déjeuner servi sur une massivetable de pierre, et quand la première faim fut apaisée, la calmesplendeur de l’horizon autour d’eux, la vallée du Graisivaudan, lesBauges, les sévères contreforts de la Grande-Chartreuse, et lecontraste, dans cette nature aux grandes lignes, du petit verger enterrasse où vivait ce vieux solitaire, tout à Dieu, à sestulipiers, à ses abeilles, les pénétra peu à peu de quelque chosede grave, de doux qui ressemblait à du recueillement. Au dessert,le ministre entr’ouvrant le guide pour retremper sa mémoire, parlade Bayard, « de sa pauvre dame de mère qui tendrementplorait », le jour où l’enfant partant pour Chambéry, pagechez le duc de Savoie, faisait caracoler son petit roussin devantla porte du Nord, à cette place même où l’ombre de la grosse tours’allongeait majestueuse et frêle, comme le fantôme du vieux castelévanoui.

Et Numa, se montant, leur lisait les bellesparoles de madame Hélène à son fils, au moment du départ :« Pierre, mon amy, je vous recommande que devant toutes chosesaimiez, craigniez et serviez Dieu, sans aucunement l’offenser, s’ilvous est possible. » Debout sur la terrasse, avec un gestelarge qui allait jusqu’à Chambéry : « Voilà ce qu’il fautdire aux enfants, voilà ce que tous les parents, ce que tous lesmaîtres… »

Il s’arrêta, se frappa le front :

« Mon discours !… C’est mondiscours… Je le tiens… Superbe ! Le Château-Bayard, unelégende locale… Quinze jours que je le cherche… Et levoilà !

– C’est providentiel, cria madame Bachellerypleine d’admiration, trouvant tout de même la fin du déjeuner unpeu grave… Quel homme ! Quel homme ! »

La petite paraissait aussi très montée ;mais l’impressionnable Roumestan n’y prenait pas garde. L’orateurbouillonnait sous son front, dans sa poitrine, et tout à sonidée :

« Le beau, disait-il en cherchant autourde lui, le beau serait de dater la chose de Château-Bayard…

– Si c’est que monsieur l’avocat voudrait unpetit coin pour écrire…

– Oh ! seulement quelques notes à jeter…Vous permettez, mesdames… Le temps qu’on vous serve le café… Jereviens… C’est pour pouvoir mettre ma date sans mentir. »

La servante l’installa dans une petite piècedu rez-de-chaussée très ancienne, dont la voûte arrondie en dômegarde des fragments de dorure et qu’on prétend avoir été l’oratoirede Bayard, de même que la vaste salle voisine avec un grand lit depaysan à baldaquin et rideaux de perse est présentée comme sachambre à coucher.

Il faisait bon écrire entre ces épaissesmurailles que la lourdeur du temps ne pénétrait pas, derrière cetteporte-fenêtre entrebâillée jetant en travers de la page la lumière,les parfums du petit verger. Au début, la plume de l’orateurn’était pas assez prompte pour l’enthousiasme de l’idée ; ilenvoyait ses phrases, à la grosse, la tête en bas, des phrasesd’avocat du Midi connues mais éloquentes, grises avec une chaleurcachée et des pétillements d’étincelles çà et là comme dans lacoulée. Subitement il s’arrêta, le crâne vide de mots ou chargé dela fatigue de la route et des vapeurs du déjeuner. Alors il sepromena de l’oratoire à la chambre, parlant haut, s’excitant,écoutant son pas dans la sonorité, comme celui d’un revenantillustre, et se rassit encore sans pouvoir tracer une ligne… Touttournait autour de lui, les murs blanchis à la chaux, ce rayon delumière hypnotisante. Il entendit un bruit d’assiettes et de riresdans le jardin, loin, très loin, et finit par s’endormirprofondément, le nez sur son ébauche.

… Un violent coup de tonnerre le mit debout.Depuis combien de temps était-il là ? Un peu confus, il sortitdans le jardin désert, immobile. L’odeur des tulipiers s’écrasaitdans l’air. Sous la tonnelle vide, des guêpes volaient lourdementautour de la poissure des verres de champagne et du sucre restédans les tasses que la montagnarde desservait sans bruit, prised’une peur nerveuse de bête à l’approche de l’orage, et se signantà chaque éclair. Elle apprit à Numa que la demoiselle se trouvantavec un grand mal de tête après déjeuner, elle l’avait menée dormirun peu dans la chambre de Bayard, en fermant « bendoucement » la porte pour ne pas déranger le monsieur quitravaillait. Les deux autres, la grosse dame et le chapeau blanc,étaient descendus dans la vallée, et pour sûr ils auraient del’eau, car il allait en faire un… « Voyez !… »

Dans la direction qu’elle indiquait, sur lacrête déchiquetée des Bauges, les cimes calcaires de laGrande-Chartreuse enveloppée d’éclairs comme un mystérieux Sinaï,le ciel s’obscurcissait d’une énorme tache d’encre qui grandissaità vue d’œil et sous laquelle toute la vallée, le remous des arbresverts, l’or des blés, les routes indiquées par de légères traînesde poussière blanche soulevée, la nappe argentée de l’Isère,prenaient une extraordinaire valeur lumineuse, un jour deréflecteur oblique et blanc, à mesure que se projetait la sombre etgrondante menace. Au lointain, Roumestan aperçut le casque en toilede Bompard, étincelant comme une lentille de phare.

Il rentra, mais ne put se remettre au travail.Pour le coup, le sommeil ne paralysait pas sa plume ; il sesentait, au contraire, étrangement excité par la présence d’AliceBachellery dans la chambre voisine. Au fait, y était-elleencore ? Il entr’ouvrit la porte et n’osa plus la refermer, depeur de déranger le joli sommeil de la chanteuse jetée, toutedéfaite, sur le lit, dans un fouillis troublant de cheveuxfroissés, d’étoffes ouvertes, de blanches formes entrevues.

– Allons, voyons, Numa… La chambre de Bayard,qué diable !

Il se prit positivement par le collet, commeun malfaiteur, se ramena, s’assit de force à sa table, la têteentre ses mains, bouchant ses yeux et ses oreilles, pour mieuxs’absorber dans la dernière phrase qu’il répétait toutbas :

– « Et, messieurs, ces recommandationssuprêmes de la mère de Bayard, venues jusqu’à nous dans la tantdouce langue du moyen âge, nous voudrions que l’Université deFrance… »

L’orage l’énervait, si lourd, engourdissantcomme l’ombre de certains arbres des tropiques. Sa tête flottait,grisée d’une odeur exquise exhalée par les fleurs amères destulipiers ou cette brassée de cheveux blonds éparse sur le lit àcôté. Malheureux ministre ! Il avait beau s’accrocher à sondiscours, invoquer le chevalier sans peur et sans reproche,l’instruction publique, les cultes, le recteur de Chambéry, rienn’y fit. Il dut rentrer dans la chambre de Bayard, et, cette fois,si près de la dormeuse, qu’il entendait son souffle léger, frôlaitde sa main l’étoffe à ramages des rideaux tombés encadrant cesommeil provocateur, cette chair nacrée aux ombres et aux dessousroses d’une sanguine polissonne de Fragonard.

Même là, au bord de sa tentation, le ministreluttait encore, et le murmure machinal de ses lèvres marmottait lesrecommandations suprêmes que l’Université de France… quand unroulement brusque qui rapprochait ses saccades réveilla lachanteuse en sursaut.

– Oh ! que j’ai en peur… tiens !c’est vous ?

Elle le reconnaissait en souriant, de ses yeuxclairs d’enfant qui s’éveille, sans aucune gêne de sondésordre ; et ils restaient saisis, immobiles, croisant laflamme silencieuse de leur désir. Mais la chambre se trouvasubitement plongée dans une nuit noire par le retour des hautespersiennes que le vent fermait l’une après l’autre. On entenditbattre des portes, une clef tomber, des tourbillons de feuilles etde fleurs rouler sur le sable jusqu’au seuil où soufflait labourrasque plaintivement.

– Quel orage ! lui dit-elle tout bas enprenant sa main brûlante et l’attirant presque sous lesrideaux…

« Et, messieurs, ces recommandationssuprêmes de la mère de Bayard, venues à nous dans la tant doucelangue du moyen âge… »

C’était à Chambéry, en vue du vieux châteaudes ducs de Savoie et de ce merveilleux amphithéâtre de vertescollines et de montagnes neigeuses auquel Chateaubriand songeaitdevant le Taygète, que le grand maître de l’Université parlaitcette fois, entouré d’habits brodés, de palmes, d’hermines,d’épaulettes à gros grains, dominant une foule immense soulevée parla puissance de sa verve, le geste de sa main robuste tenant encorela petite truelle à manche d’ivoire qui venait de cimenter lapremière pierre du lycée…

« Nous voudrions que l’Université deFrance les adressât à chacun de ses enfants : Pierre, mon amy,je vous recommande devant toutes choses… »

Et tandis qu’il citait ces touchantes paroles,une émotion faisait trembler sa main, sa voix, ses larges joues, ausouvenir de la grande chambre odorante où, dans l’agitation d’unorage mémorable, avait été composé le discours de Chambéry.

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