Oblomov

Chapitre 8

 

Quand Taranntieff et Alexéeff furent sortis,et que Zakhare eut fermé la porte sur eux, il ne reprit pas saplace sur le poêle : il s’attendait à être rappelé tout desuite par le barine : il avait entendu dire à Oblomoff qu’ilvoulait se mettre à écrire.

Mais dans le cabinet d’Oblomoff tout étaitsilencieux comme dans une tombe. Zakhare jeta un coup d’œil par unefente et que vit-il ? Élie était étendu sur le sofa, la têteappuyée dans la paume de sa main ; devant lui était étalé unlivre. Zakhare ouvrit la porte.

– Pourquoi vous êtes-vous recouché ?demanda-t-il.

– Ne me dérange point ; tu vois que jelis, répondit brusquement Oblomoff.

– Il est temps de se laver et d’écrire, ditZakhare sans lâcher prise.

– Oui, en effet, dit Élie, en revenant à lui.Tout à l’heure ; toi, va-t-en. J’y penserai.

« Quand diable a-t-il eu le temps de serecoucher ? » grommela Zakhare en sautant sur le poêle,« est-il leste ! »

Oblomoff put cependant parcourir la pagejaunie, où sa lecture avait été interrompue à peu près un moisauparavant. Il remit le livre à sa place et bâilla, puis se plongeadans sa méditation opiniâtre sur « les deuxmalheurs. »

– Quel ennui ! chuchota-t-il en étendantet en ramenant ses pieds tour à tour.

Il se sentait tourné à la mollesse et à larêverie ; il levait les yeux vers le ciel, il cherchait sonastre favori, mais l’astre était à son zénith et ne versait salumière aveuglante que sur les murs blancs de la maison, derrièrelaquelle il disparaissait le soir sous les regards d’Oblomoff.« Non, les affaires avant tout, » dit-il sévèrement« et puis… »

La partie du jour qu’on appelle au village lamatinée était passée depuis longtemps, et ce qu’on baptise de cenom à Pétersbourg tirait à sa fin. Le bruit mélangé des voixhumaines et autres montait de la cour chez Élie.

C’était le chant des artistes ambulants,souvent accompagné par l’aboiement des chiens, On était venu aussimontrer un animal marin, on apportait et on offrait sur divers tonsles produits les plus variés.

Élie s’étendit sur le dos et mit ses deuxmains sous sa tête. Il s’occupa à retravailler son pland’administration. Il parcourut rapidement dans son esprit quelquesarticles importants, capitaux sur l’obrok[39] et surla corvée, trouva une nouvelle mesure, plus sévère, sur la paresseet le vagabondage de ses paysans et passa à l’arrangement de sapropre existence à la campagne.

La construction d’une maison l’occupaitbeaucoup : il s’arrêta donc avec plaisir pendant quelquesinstants sur la distribution des pièces : il fixa la longueuret la largeur de la salle à manger, de la salle de billard et lecôté où seraient tournées les croisées de son cabinet ; iln’oublia même point l’ameublement et les tapis.

Après cela il disposa les ailes du bâtiment,il considéra le nombre des visiteurs qu’il avait l’intention derecevoir, désigna l’endroit pour les écuries, les remises, leschambres des domestiques et les autres communs.

Enfin il donna son attention au jardin :il décida qu’on respecterait les vieux tilleuls et les chênes, maisqu’on abattrait les pommiers et les poiriers et qu’on lesremplacerait par des acacias ; il fut sur le point detravailler au parc, mais, après en avoir fait le devis dans satête, il le trouva trop cher, le remit à une autre époque et passaaux parterres et aux orangeries.

Il savoura si vivement en imagination lesfruits à venir qu’il se transporta à la campagne, à quelques annéesde là, quand sa propriété serait réformée suivant son plan et quedéjà il y serait à demeure.

Il se vit assis par une soirée d’été sur laterrasse, devant une table à thé, sous un dôme de verdureimpénétrable au soleil, ayant à la bouche la longue chibouque, dontil aspirait paresseusement la fumée, jouissant tout rêveur d’uneéchappée de vue, de la fraîcheur et du calme.

Au loin jaunissent les moissons, le soleildescend derrière le bois de bouleaux si connu et rougit l’étangpoli comme une glace ; la vapeur s’élève des champs ; leserein tombe, survient le crépuscule ; les paysans s’enretournent chez eux par bandes.

Les domestiques oisifs se tiennent sur laporte ; on entend des voix joyeuses, des rires, le son de labalalayka[40] ; les filles courent augorelki[41] ; autour de lui s’ébattent sesmarmots : ils grimpent sur ses genoux et se pendent à soncou ; devant la bouilloire est assise… la reine de tout ce quil’entoure, sa divinité… la femme ! son épouse !

Et pendant ce temps, dans la salle à manger,ornée avec une simplicité artistique, commencent à briller leslumières engageantes ; on couvre une grande table ronde ;Zakhare, promu à la dignité de majordome, et orné de favoris tout àfait blancs, met la table, place avec un agréable tintement lescristaux et étale l’argenterie ; il laisse choir à chaqueinstant, tantôt un verre, tantôt une fourchette ; on s’assiedautour d’un souper abondant : là est aussi le compagnon de sonenfance, son ami toujours fidèle, Stoltz, et d’autres personnes,toutes bien connues ; ensuite on va se coucher.

Soudain le visage d’Oblomoff s’illumina debonheur : l’illusion était si éclatante, si vive, si poétique,qu’en un clin d’œil il tourna sa face sur le coussin. Il ressentittout à coup un vague désir d’amour, de bonheur paisible, il eutsoif des champs et des coteaux de son village, de sa maison, del’épouse et des enfants…

Après être resté cinq minutes la face contrele coussin, il se retourna lentement sur le dos. Sa figureresplendissait d’un sentiment doux, attendrissant : il étaitheureux. Il allongea ses jambes lentement et avec volupté, ce quifit remonter un peu son pantalon, mais il ne s’aperçut même pas dece léger désordre. L’illusion docile le transportait facilement etlibrement bien loin dans l’avenir.

Il se plongea ensuite dans sa rêveriefavorite : il pensa à la petite colonie d’amis quis’établirait dans les hameaux et les fermes, à quinze ou vingtverstes autour de son village : chaque jour ils se réuniraientles uns chez les autres pour dîner, souper, danser ; il nevoyait que des jours sereins, des figures sereines, sans soucis etsans rides, riantes, rondes, rosées, à double menton et avec unappétit toujours florissant ; il y aurait un été éternel, unejoie éternelle, un ordinaire succulent et une douce paresse…

« Mon Dieu, mon Dieu ! »s’écria-t-il débordant de bonheur et il revint à lui-même. Et dansla cour retentissait un chœur à cinq voix : « Des pommesde terre ! – Du sable, demandez du sable ! – Charbon,charbon ! – Donnez, messieurs les bienfaiteurs, pourl’érection d’un temple au Seigneur ! » Et dans la maisonvoisine, que l’on bâtissait, résonnaient les coups de hache, et lescris des ouvriers.

« Ah ! » soupira tout haut etamèrement Oblomoff, « quelle existence ! quelleabomination que ce bruit de la capitale ! Quand donc viendracet Éden tant désiré ? À quand les champs et les bocages tantaimés !

« Qu’il serait bon maintenant d’êtreétendu sur le gazon, sous l’arbre, et de regarder à travers sesbranches le doux soleil et de compter les oiseaux qui sautillentdans ses feuilles.

« Et là, sur l’herbette, tantôt le dîner,tantôt le déjeuner est servi par une servante joufflue aux brasmis, aux coudes arrondis, au cou hâlé ; elle baisse les yeux,la friponne, et sourit… Quand donc viendra cetemps ?… »

– Et le plan, et le staroste, et ledéménagement ? lui cria soudain sa mémoire.

– Oui, oui, dit vivement Élie : tout àl’heure, à l’instant !

Oblomoff se souleva rapidement et se mit surson séant, ensuite il allongea ses jambes, entra d’un coup dans sespantoufles et resta assis, puis se leva tout à fait et se tintdebout deux minutes à réfléchir.

– Zakhare, Zakhare ! cria-t-il en jetantun coup d’œil sur la table et sur l’encrier.

– Qu’y a-t-il encore ? Ces mots seconfondirent dans le bruit du saut. Comment mes jambes meportent-elles encore ? murmura Zakhare de sa voix enrouée.

– Zakhare ! répéta Oblomoff pensif, sansdétourner le regard de dessus la table. Voilà ce qu’il y a, monami… dit-il en montrant l’encrier, mais il n’acheva point la phraseet retomba dans sa rêverie. Ici il leva les bras, fléchit lesgenoux, et commença à se détirer et à bâiller…

– Il restait là, dit-il en continuant à sedétendre et en s’interrompant, du fromage… Donne-moi dumadère : il y a encore loin d’ici au dîner, je déjeunerai unpeu…

– Où en restait-il ? demandaZakhare : il ne restait rien.

– Comment ! il ne restait rien !répondit Oblomoff, je me rappelle très-bien ! Il en restait unmorceau gros comme ça.

– Non pas, non, il n’y en avait pas unbrin ! répétait Zakhare avec entêtement.

– Si ! dit Élie.

– Non ! répliqua Zakhare.

– Eh bien ! alors achètes-en.

– Donnez-moi de l’argent.

– Prends de la monnaie, là.

– Mais il n’y a qu’un rouble quarante[42] et il faut un rouble soixante.

– Il y avait encore là des kopeks.

– Pas vu ! dit Zakhare, en se dandinantd’un pied sur l’autre. Il y avait des pièces d’argent, lesvoici ; mais des kopeks, il n’y en avait pas.

– Si ! hier le colporteur m’en a rendu àmoi-même.

– J’étais présent, dit Zakhare, j’ai vu qu’ildonnait de l’argent, mais je n’ai pas vu de kopeks.

« Serait-ce donc Taranntieff qui lesaurait pris, » se demanda Oblomoff incertain, « mais non,il aurait pris l’argent aussi. »

– Alors que reste-t-il à manger ?

– Mais il n’est rien resté. Est-ce qu’il n’yaurait pas du jambon d’hier ? On peut le demander à Anissia,dit Zakhare. Faut-il en apporter ? dites.

– Apporte ce qu’il y a. Mais comment sefait-il qu’il ne soit rien resté ?

– Mais comme cela qu’il n’est rien resté, ditZakhare et il sortit, tandis qu’Élie d’un air soucieux arpentait lachambre à pas lents.

« Oui, voilà bien des embarras, »disait-il doucement. « Quand ce ne serait que le plan, que debesogne encore !… Mais du fromage, il en restait, »ajouta-t-il tout pensif. « Ce Zakhare l’aura mangé, et il oseprétendre qu’il n’en est pas resté ! Et où donc se sontfourrés les kopeks ? » disait-il en furetant sur latable.

Un quart d’heure après, Zakhare ouvrit laporte, tenant, le plateau à, deux mains ; en entrant dans lachambre, il voulut fermer la porte avec le pied, mais il manqua soncoup et n’atteignit que le vide. Le verre dégringola, et avec luile bouchon de la carafe et le petit pain blanc.

– Tu n’en fais pas d’autres ! dit Élie.Au moins ramasse ce que tu as laissé tomber ; mais non, ilreste là en contemplation !

Zakhare, le plateau en main, voulut se baisserpour ramasser le petit pain, mais durant cette opération ils’aperçut que ses deux mains étaient occupées et qu’il ne pouvaits’en servir.

– Voyons, ramasse ! dit Oblomoff avecironie, eh bien ! qu’est-ce qui t’en empêche ?

– Oh ! puissiez-vous être au diable,maudits ! fit Zakhare, en s’adressant avec colère aux objetstombés. A-t-on jamais vu déjeuner juste avant le dîner ?

Et, posant le plateau, il ramassa ce qu’ilavait laissé choir ; il prit le petit pain, souffla dessus etle plaça sur la table.

Élie se mit à déjeuner, et Zakhare se tint àquelque distance : il regardait son maître de côté et sedisposait évidemment à dire quelque chose, mais Oblomoff déjeunaitsans s’occuper de lui le moins du monde. Zakhare toussa deuxfois ; Élie garda le même silence.

– L’intendant vient encore d’envoyer tout àl’heure, commença enfin Zakhare d’une voix timide :l’entrepreneur est allé le voir. Il fait demander si on ne pourraitpas jeter un coup d’œil sur le logement, toujours à propos deschangements à…

Oblomoff mangeait sans souffler mot.

– Monsieur, dit plus doucement Zakhare aprèsun court silence.

Élie n’eut pas l’air d’entendre.

– Ils veulent qu’on déménage la semaineprochaine, dit Zakhare encore plus bas.

Oblomoff avala un verre de vin sansrépondre.

– Que faut-il faire, monsieur ? demandaZakhare presque en chuchotant.

– Eh ! mais, ne t’ai-je pas défendu de meparler de cela ? dit sévèrement Élie et, se levant, ils’approcha de Zakhare.

Celui-ci recula.

– Quel être venimeux tu fais, Zakhare !ajouta Oblomoff d’un ton expressif.

Zakhare se formalisa.

– Tiens ! dit-il, venimeux ! moi,venimeux ! je n’ai tué personne.

– Ah ! tu n’es point venimeux !répéta Élie ; tu empoisonnes ma vie !

– Je ne suis point venimeux ! répétaZakhare à son tour.

– Alors pourquoi m’ennuies-tu avec celogement ?

– Que voulez-vous que j’y fasse ?

– Et moi ?

– Mais vous deviez écrire un mot aupropriétaire.

– Eh bien ! j’écrirai ;patiente : on ne peut pas tout faire à la fois.

– Alors vous devriez bien écriresur-le-champ.

– Sur-le-champ, sur-le-champ ! j’aid’autres chats à fouetter. Tu crois donc que c’est aussi simple quede fendre du bois, que pan, pan, et c’est fait. Vois plutôt, ditÉlie, en tournant une plume dans l’encrier à sec, il n’y a même pasd’encre ! Comment veux-tu que j’écrive ?

– Je vais délayer l’encre avec du kwas, ditZakhare et, s’emparant de l’encrier, il se dirigea lestement versl’antichambre, pendant qu’Oblomoff se mit à chercher du papier.

« On dirait qu’il n’y a pas même depapier, » dit-il à part lui, en furetant dans le tiroir et entâtant sur la table : « mais non, il n’y en a pas !Oh ! ce Zakhare ! il me rend la vie biendure ! »

– Soutiendras-tu encore que tu n’es pas unêtre venimeux ? dit Élie à Zakhare qui rentrait. Tu n’as l’œilà rien. Peut-on ne pas avoir de papier chez soi ?

– Mais qu’est-ce donc, monsieur, que cemartyre ? moi, un chrétien, pourquoi me traitez-vous devenimeux ? Où a-t-il encore poché ce mot-là :venimeux ? Nous sommes nés et nous avons grandi sous les yeuxdu vieux barine ; il daignait même nous appeler toutous etnous tirer les oreilles, mais jamais nous n’avons entendu un motpareil. Il n’y avait pas de ces inventions-là dans le temps. Dieusait où vous vous arrêterez ! Tenez, monsieur, voici dupapier.

Il prit sur l’étagère et lui présenta unedemi-feuille de papier gris.

– Peut-on écrire là-dessus ! dit Oblomoffen jetant le papier ; c’est avec ça que je couvre mon verre lanuit pour qu’il n’y entre pas quelque chose de… venimeux.

Zakhare se détourna et regarda lamuraille.

– Eh bien ! n’importe ;donne-le-moi, je ferai le brouillon et tantôt Alexéeff le mettra aunet.

Élie s’assit à la table et écrivitrapidement : « Monsieur…

– Quelle encre abominable ! ditÉlie ; à l’avenir, dresse l’oreille, Zakhare, et fais bien ceque tu as à faire.

Il réfléchit quelques instants etécrivit :

« L’appartement qui est occupé par moi audeuxième étage, et qui dans vos projets doit être arrangé, convientparfaitement à ma façon de vivre et aux habitudes que par suite dema longue résidence dans cette maison j’ai contractées. Ayantappris par mon serf, Zakhare Trofimoff, que vous avez ordonné de mecommuniquer que l’appartement que j’occupe… »

Oblomoff s’arrêta tout à coup et relut cequ’il venait d’écrire.

« C’est mauvais, dit-il ; il y a icitrois fois que de suite, et là deux foisqui. »

Il lut en marmottant et changea les mots deplace : il en résulta que le qui se rapporta àétage ; la tournure ne valait pas mieux. Il corrigea comme ilput et commença à chercher un moyen d’éviter les troisque. Tantôt il effaçait un mot, tantôt il en mettait unautre. Trois fois il changea un que de place, mais ils’ensuivait ou un non-sens, ou un trop grand rapprochement des deuxque.

« Impossible de se débarrasser des deuxautres que ! » dit-il avec impatience. « Audiable soit la lettre ! À quoi bon se casser la tête pour depareilles niaiseries ? J’ai perdu l’habitude d’écrire deslettres d’affaires. Et voilà qu’il est bientôt troisheures ! »

– Zakhare, tiens, voilà pour toi.

Il déchira la lettre en quatre morceaux et lesjeta à terre.

– As-tu vu ? dit-il.

– J’ai vu, répondit Zakhare, en ramassant lesmorceaux.

– Donc laisse-moi tranquille avec ledéménagement. Qu’est-ce que tu as encore là ?

– Eh ! les notes donc ?

– Ah ! Seigneur ! tu veuxm’achever ! Eh bien ! combien cela fait-il ?dépêche-toi.

– Celle du boucher est de quatre-vingt-sixroubles cinquante-quatre kopeks.

Élie frappa ses mains l’une contrel’autre.

– Tu es fou ! Tant d’argent rien que pourle boucher ?

– On ne l’a pas payé depuis trois mois. Voilàpourquoi on lui doit tant d’argent. Tenez, c’est inscritlà-dedans ; on ne vous vole pas.

– Ah ! et tu soutiens que tu n’es pointvenimeux ? dit Oblomoff ; il m’achète pour un million deviande ! Où fourres-tu tout cela ? Si encore cela teprofitait.

– Ce n’est pas moi qui l’ai mangée !répondit grossièrement Zakhare.

– Non ! ce n’est pas toi !

– Pourquoi me reprochez-vous le pain que jemange ? Tenez, regardez !

Et il lui avançait les notes.

– Ah ! à qui encore ? dit Élie,repoussant avec dépit les papiers graisseux.

– Encore cent vingt et un roubles dix-huitkopeks au boulanger et au fruitier.

– Mais c’est la ruine ! cela ne ressembleà rien ! dit Élie hors de lui-même. Tu es donc une vache, pourruminer tant de légumes…

– Non, je suis un être venimeux !répliqua Zakhare avec amertume, en se détournant de son maître. SiMichée Taranntieff ne venait pas ici, il y aurait moins de dépense,ajouta-t-il.

– Eh bien ! combien cela fait-il entout ? compte, dit Élie, et il se mit à compter lui-même.

Zakhare fit le calcul sur ses doigts.

– Que c’est donc bête ! Je trouve chaquefois un total différent, dit Oblomoff. Et toi ! combientrouves-tu ? Deux cents ?

– Attendez un peu, donnez-moi le temps, ditZakhare en fermant les yeux et en marmottant : Huit dizaines,et dix dizaines, dix-huit ; et deux dizaines…

– Ali ! tu n’en finiras jamais commecela ! dit Élie ; va-t-en chez toi, présente-moi lesnotes demain, et aie soin qu’il y ait du papier et de l’encre…Quelle somme ! Je te le disais bien qu’il faut payer petit àpetit ; mais non, il vous fourre tout à la fois. Quelleengeance !

– Deux cent cinq roubles septante et deuxkopeks, dit Zakhare, après avoir compté. Donnez l’argent, s’il vousplaît.

– Vraiment, tout de suite ! Attendsencore : je vérifierai demain…

– Comme il vous plaira, monsieur ; ilsdemandent…

– Allons, allons, laisse-moi tranquille !J’ai dit demain, et demain je paierai. Va chez toi, j’ai àtravailler : j’ai des soucis bien plus graves…

Élie s’assit commodément sur une chaise etramena ses pieds sous lui : mais il commençait à peine deméditer que la sonnette retentit.

Parut un petit homme au ventre modeste, à laface blanche, aux joues roses, au crâne chauve qu’entourait, àpartir de la nuque, une frange de cheveux noirs et épais.

La place chauve était circulaire, propre etluisante comme si elle avait été tournée dans l’ivoire. Laphysionomie du visiteur se distinguait par une attention inquiètepour tout ce qu’il voyait, par la retenue dans le regard, lamodération dans le sourire : il était modestement etofficiellement convenable.

Il était vêtu d’un habit commode qui aumoindre geste s’ouvrait large et ample comme une porte-cochère. Sonlinge reluisant de blancheur était en parfaite harmonie avec soncrâne chauve. À l’index de la main droite brillait une grosse baguemassive, ornée d’une pierre brune.

– Docteur ! par quel hasard ?s’écria Oblomoff, présentant une main au docteur et de l’autreapprochant une chaise.

– Je me suis ennuyé de vous savoir toujoursbien portant ; Vous ne me faites pas appeler, j’ai passémoi-même, répondit le docteur en plaisantant ; non,ajouta-t-il ensuite d’un ton sérieux, je viens de chez votre voisind’en haut et-je suis entré pour vous dire bonjour.

– Merci. Et le voisin, commentva-t-il ?

– Comment il va ? Que vousdirai-je ? Encore trois, quatre semaines… peut-êtretraînera-t-il jusqu’à l’automne, et puis… il a déjà l’hydropisiedans la poitrine : son affaire est claire. Et vous, commentcela va-t-il ?

Oblomoff secoua tristement la tête.

– Pas bien, docteur. J’ai eu plusieurs foiscomme une velléité de vous consulter. Je ne sais que faire.L’estomac ne digère presque plus, j’ai un poids sous la cavitépectorale, j’ai le fer chaud[43], j’ai larespiration pénible… dit Oblomoff en prenant une mine dolente.

– Donnez-moi la main, dit le docteur, et illui tâta le pouls et ferma les yeux quelques minutes. Ettoussez-vous ? demanda-t-il.

– La nuit, surtout quand j’ai soupé.

– Hum ! avez-vous des palpitations decœur ? des maux de tête ?

Et le docteur fit encore quelques autresquestions de ce genre, puis il inclina son crâne chauve et méditaprofondément. Deux minutes après il releva subitement la tête, etdit d’une voix décidée :

– Si vous vivez encore deux où trois annéessous ce climat, que vous restiez toujours couché, et si vouscontinuez à vous nourrir d’aliments gras et indigestes, vousmourrez d’apoplexie.

Oblomoff tressaillit.

– Que dois-je donc faire ? parlez, au nomdu ciel ! dit Oblomoff effrayé.

– Mais ce que font les autres : aller àl’étranger.

– À l’étranger ! répéta Oblomoffabasourdi.

– Oui ; eh bien ! quoi ?

– De grâce, docteur, à l’étranger, est-cepossible ?

– Et pourquoi serait-ce impossible ?

Élie promena silencieusement son regard surlui-même, ensuite le long de la chambre et répétamachinalement :

– À l’étranger !

– Qui vous en empêche ?

– Comment qui ? Mais tout.

– Quoi donc tout ? Est-ce que l’argentvous manquerait ?

– Oui, oui, en effet, je manque d’argent, ditvivement Oblomoff, enchanté de ce prétexte si naturel, sous lequelil pouvait se cacher tout entier avec la tête. Voyez donc ce quem’écrit le staroste… Où est la lettre ? où l’ai-jefourrée ? Zakhare !

– Bien, bien, dit le docteur, cela ne meregarde pas ; mon devoir était de vous prévenir qu’il vousfaut changer de manière de vivre, de lieu, d’air, d’occupations –de tout, de tout !

– Bien, j’y réfléchirai, dit Oblomoff. Oùfaut-il aller et que dois-je faire ? demanda-t-il.

– Allez à Kissingen ou à Hombourg, répondit ledocteur ; vous y resterez les mois de juin et dejuillet ; vous prendrez les eaux, ensuite vous irez en Suisseou dans le Tyrol ; vous ferez une cure de raisin. Là, vouspasserez septembre et octobre…

– Le diable sait… dans le Tyrol ! fitÉlie d’une voix à peine intelligible.

– Puis il faut vous rendre sous un climat sec,en Égypte, par exemple…

« Il ne manquait plus quecela ! » pensa le patient.

– Éviter tout souci et tout chagrin….

– Cela vous est facile à dire, répliquaOblomoff, vous ne recevez pas du staroste des lettres commecelle-ci…

– Il faut aussi éviter de penser, continuaitle docteur.

– De penser ?

– Oui, toute tension d’esprit…

– Et le plan des réformes à introduire dans mapropriété ? De grâce, est-ce que vous me prenez pour unebûche ?

– Ah bien ! cela vous regarde. Mon devoirest de vous prévenir. Il faut aussi se préserver despassions : elles retardent la guérison ; il faut chercherdes distractions : par exemple, des promenades à cheval, ladanse, un exercice modéré au grand air, les conversationsagréables, surtout avec le beau sexe, afin que le cœur battelégèrement et seulement par l’effet de douces sensations.

Oblomoff l’écoutait, l’oreille basse.

– Ensuite ? demanda-t-il.

– Ensuite Dieu vous préserve de lire oud’écrire ! Louez une villa dont les fenêtres soient au sud,avec beaucoup de fleurs tout autour, de la musique et desfemmes…

– Et le régime ?

– Point de viande, et en général gardez-vousde toute chair et de tout aliment farineux ou gélatineux. Vouspouvez prendre du bouillon coupé, des légumes ; seulementsoyez sur vos gardes : le choléra rude maintenant presquepartout, il faut donc être très-prudent… Vous pouvez faire despromenades de huit heures à pied dans la journée. Armez-vous d’unfusil…

– Seigneur !… gémit Oblomoff.

– Enfin, fit le docteur en concluant, allezpasser l’hiver à Paris et là, dans le tourbillon du monde, cherchezà vous distraire ; ne vous abandonnez pas à vosréflexions ; courez du théâtre au bal, au bal masqué ;faites des parties de campagne, des visites ; qu’il y aittoujours autour de vous des amis, du bruit, des rires…

– N’y a-t-il pas encore quelque chose ?demanda Élie avec un dépit mal contenu.

Le docteur réfléchit.

– Mais on pourrait user aussi de l’air de lamer : allez vous embarquer eu Angleterre sur un pyroscaphe etfaites une promenade en Amérique…

Il se leva pour prendre congé.

– Si vous suivez mes prescriptions à lalettre, dit-il…

– C’est bon, c’est bon, je les suivraiexactement, répondit Oblomoff d’une voix mordante enl’accompagnant.

Le docteur partit, laissant Élie dans l’étatle plus pitoyable. Il ferma les yeux, mit ses deux mains sur satête, se pelotonna sur sa chaise et resta ainsi sans regarder nullepart, sans rien sentir…

On put entendre derrière lui un appeltimide.

– Monsieur.

– Eh bien ? dit-il.

– Que faut-il répondre àl’intendant ?

– À quel sujet ?

– Mais au sujet du déménagement.

– Tu reviens encore là-dessus ? demandaOblomoff stupéfait.

– Mais que dois-je faire, monseigneur ?décidez vous-même. Ma vie est bien assez amère sans cela,j’approche de la tombe…

– Non, assurément c’est toi qui veux me menerà la tombe avec ton déménagement, dit Oblomoff. Écoute donc ce quedit le docteur.

Zakhare ne trouva rien à répondre, seulementil soupira avec une telle force que les bouts de sa cravatetremblèrent sur sa poitrine.

– Tu as résolu de me faire mourir ?demanda encore une fois Oblomoff : je t’ennuie, hein ? ehbien, réponds donc !

– Que Christ soit avec vous ! vivez enbonne santé ! qui vous veut du mal ? grommelait Zakharetout à fait interdit de la tournure tragique que commençait àprendre la conversation.

– Toi ! dit Élie, je t’ai défendu desouffler mot du déménagement, et il ne se passe pas de jour que tune me le rappelles cinq fois : mais cela me dérange,comprends-le. Ma santé n’est déjà pas trop bonne…

– Je pensais, monsieur, que… pourquoi, parexemple, pensais-je, ne pas déménager ? fit Zakhare d’une voixaltérée par l’émotion.

– Pourquoi ne pas déménager ! Tu enparles bien à ton aise ! dit Oblomoff en se retournant avecson fauteuil vers Zakhare. Mais as-tu bien saisi le sens du motdéménager, hein ? je suis sûr que tu ne l’as passaisi !

– Je ne l’ai pas saisi, en vérité, réponditZakhare humblement, prêt à convenir de tout avec le barine, pourvuque l’affaire ne tournât pas au pathétique, qui pour lui était« plus amer que le radis noir. »

– Tu n’as pas saisi ; alors écoute, etensuite examine si l’on peut déménager. Que veut diredéménager ? Cela veut dire : il faut que le barine sortepour toute la sainte journée, et soit habillé dès le matin…

– Eh bien ! pourquoi ne pas sortir ?fit observer Zakhare : pourquoi ne pas s’absenter toute unejournée ? Ce n’est pas sain de rester ainsi enfermé. Voyezcomme vous avez mauvaise mine ! Jadis vous étiez frais commeun jeune concombre, et maintenant que vous êtes toujours assis,Dieu sait à quoi vous ressemblez. Vous devriez vous promener un peudans les rues, voir le monde ou autre chose…

– As-tu fini, moulin à sottises ? ditOblomoff ; écoute plutôt : se promener dans lesrues !

– Oui, certainement, continua Zakhare avecchaleur. On dit qu’il vient d’arriver un monstre dont on n’avaitjamais ouï parler : vous devriez aller voir ça. Vous devriezaller au spectaque, au bal masqué, et on déménagerait icisans vous.

– Ne dis pas de bêtises ! Comme tut’inquiètes du repos de ton barine ! S’il t’en croyait, ilirait flâner toute la journée. Qu’est-ce que cela te fait que jedîne Dieu sait où et comment, et que je ne puisse m’étendre un peuaprès le dîner ? Ils déménageront ici sans moi ! On n’aqu’à ne pas les surveiller, et ils auront bientôt déménagé desdébris. Je le sais bien, continua Oblomoff avec une conviction deplus en plus profonde, ce que veut dire un déménagement ! Celaveut dire bruit, meubles en pièces ; tous les objets sontentassés par terre : ici est le porte-manteau, et le dossierdu sofa, et les tableaux, et les chibouques et les livres, et desfioles qu’on ne voit jamais, et qui sortent le diable saitd’où ! Allez tout surveiller, pour qu’on ne perde rien etqu’on ne casse pas tout… une moitié est là, l’autre sur lacharrette, ou au nouveau logement : a-t-on envie defumer ? on prend la chibouque et le tabac n’est plus là…a-t-on envie de s’asseoir ? pas un siège ; qu’on touche àn’importe quoi, on se salit ; tout est couvert depoussière ; et pas moyen de se laver, et on est obligé d’alleravec des mains, tiens, comme les tiennes…

– J’ai les mains propres, dit Zakhare enmontrant, au lieu de mains, deux vraies semelles de bottes.

– Ne les montre pas ! dit Élie, en sedétournant. Et veut-on boire ? continua-t-il, on prend lacarafe, mais le verre n’est plus là.

– On peut boire à même ! fit observernaïvement Zakhare, supposant que, si ce moyen était peu en usage,c’est que peut-être il n’était pas connu de tout le monde.

– Chez vous autres c’est ainsi que toutva : on peut se passer de balayer, d’épousseter et de battreles tapis. Et dans le nouvel appartement, continua Élie, selaissant entraîner par la vive peinture que lui fournissait sonimagination, pendant trois jours on ne sait se débrouiller, rienn’est à sa place : les tableaux sont par terre contre lamuraille, les galoches sur le lit, les bottes dans un paquet avecle thé et la pommade. Ici on s’aperçoit qu’un pied du fauteuil estcassé, là, le verre d’un cadre est brisé, ou le sofa est touttaché. Demande-t-on quelque chose ? Personne ne peut dire oùça est ; c’est perdu, c’est oublié dans l’ancienappartement : il faut y courir…

– Oui dà, quelquefois il arrive bien d’ycourir une dizaine de fois, interrompit Zakhare.

– Tu vois, continua Oblomoff. Et si on se lèvele matin dans le nouveau logement, quel ennui ! on n’a ni eauni charbon, et en hiver on gèle ; les chambres sont froides eton n’a pas apporté le bois ! Va, cours, emprunte…

– Et encore Dieu sait quels voisins onaura ! dit de nouveau observer Zakhare : il y en a quinon-seulement ne vous prêteraient pas une brassée de bois, mais onaurait beau les prier, qu’on n’en obtiendrait pas une jatted’eau.

– Tu vois, dit Élie. A-t-on fini le soird’emménager ; il semble qu’on doive être quitte de touttracas ; non pas, il y en a encore pour quinze jours. On croitque tout est à sa place, et on s’aperçoit qu’il reste toujoursquelque chose à faire : accrocher les stores, pendre lestableaux. C’est à vous faire rendre l’âme, la vie vous devientodieuse… Et les dépenses, les dépenses !…

– La fois passée, il y a huit ans, cela nous acoûté deux cents roubles. Je me le rappelle comme si c’étaitaujourd’hui, dit Zakhare.

– Eh bien ! est-ce une bagatelle ?dit Élie. Et comme on est mal à l’aise dans un nouvelappartement ! Que de temps il faut pour s’y habituer !Mais il me serait impossible de dormir cinq nuits de suite à unenouvelle place. Je serais accablé de tristesse, si en me levantj’apercevais là quelque autre enseigne que celle de l’ébéniste. Jemourrais d’ennui si, avant dîner, à la croisée d’en face, je nevoyais s’avancer la tête de cette vieille aux cheveux courts…Comprends-tu maintenant à quelle extrémité tu poussais ton maître,hein ? demanda Élie d’un ton de reproche.

– Je comprends, murmura humblementZakhare.

– Pourquoi donc me proposais-tu dedéménager ? Quelle force humaine pourrait yrésister ?

– J’avais pensé que puisque d’autres,voyez-vous, qui nous valent bien, déménagent, que dès lors nouspouvions aussi… dit Zakhare.

– Quoi ? quoi ? demanda Oblomoffavec stupeur en se soulevant du fauteuil, qu’as-tu dit ?

Zakhare resta interdit du coup, ne sachant enquoi il avait pu provoquer l’exclamation et le geste pathétique dubarine. Il se taisait.

– D’autres qui nous valent bien ! répétaÉlie avec épouvante : voilà où tu en es venu ! Maintenantje saurai que pour toi je ne suis pas plus qu’un autre !

Oblomoff fit une révérence ironique à Zakhareet montra une figure extrêmement offensée.

– De grâce, monsieur, est-ce que je vouscompare à qui que ce soit ?

– Loin de mes yeux ! dit Oblomoff d’unair impérieux, en montrant la porte de la main : je ne puisplus te voir. Ah ! « d’autres ! » c’estbien !

Zakhare se retira chez lui avec un profondsoupir.

« Quelle vie, quand on ypense ! » grommela-t-il, en s’asseyant sur le poêle.

« Mon Dieu ! » gémissait Éliede son côté, « j’avais voulu consacrer la matinée à un travailutile, et voilà qu’on m’a bouleversé pour toute la journée. Et quidonc ? mon propre domestique ! Un homme dévoué, éprouvé,et que vient-il de dire ? comment a-t-il pu ?… »

Oblomoff pendant longtemps ne parvint pas à secalmer ; il se couchait, se levait, marchait et se recouchait.En l’abaissant au niveau des autres, Zakhare, à ses yeux, manquaità la déférence exceptionnelle qu’il devait à la personne du barine,à l’exclusion de tous et de chacun.

Il pénétra au fond de cette comparaison etexamina ce qu’étaient les autres, et ce qu’il était lui-même, àquel degré était possible et vrai ce parallèle, et combien étaitgrave l’affront que lui avait fait Zakhare ; enfin si Zakharel’avait offensé en connaissance de cause, c’est-à-dire s’il étaitintimement convaincu qu’« un autre » était l’égal deM. Élie Oblomoff, ou si ce mot avait échappé à sa langue, sansque sa tête y fût pour rien.

Ces réflexions piquèrent l’amour-propred’Élie : il se décida à montrer à Zakhare quelle différence ily avait entre lui et ceux que comprenait Zakhare sous cettedénomination « d’autres, » et de lui faire sentir, toutel’horreur de son procédé.

– Zakhare ! cria-t-il d’une voixtraînante et solennelle.

Zakhare, à cet appel, ne sauta point enfrappant des pieds, comme d’habitude ; il ne grommelapoint ; il se glissa lentement à bas du poêle, et se mit enmarche, accrochant tout des bras et des hanches, doucement, àcontre-cœur, comme un chien qui, à la voix du maître, sent que sonescapade est découverte et qu’on l’appelle pour que justice soitfaite. Zakhare entr’ouvrit la porte, mais il ne put se décider àentrer.

– Entre ! dit Élie.

Quoique la porte ne fût pas malaisée, Zakharel’ouvrit de manière à ne pouvoir y passer. C’est pourquoi ils’arrêta dans l’entre-baîllement.

Oblomoff était assis sur le bord du lit.

– Viens ici ! dit-il en insistant.

Zakhare se dégagea avec peine de la porte,mais il la ferma tout de suite sur lui et s’y adossasolidement.

– Ici ! dit Élie, en montrant du doigtune place auprès de lui. Zakhare fit un demi-pas et s’arrêta àquelques mètres de l’endroit indiqué.

– Encore ! dit Oblomoff.

Zakhare eut l’air de faire un pas, mais enréalité il se balança seulement, fit du bruit avec son talon etresta en place. Élie voyant que cette fois il ne réussiraitd’aucune façon à amener Zakhare plus près, le laissa là et leregarda pendant un certain temps en silence avec un air dereproche.

Zakhare, que gênait beaucoup cettecontemplation muette de sa personne, fit mine de ne pas remarquerle barine : plus que jamais il se détourna et ne dirigea mêmepoint son regard sur lui.

Il se mit à regarder opiniâtrement à gauche,du côté opposé : là il vit un objet qui lui était connu depuislongtemps, la frange de la toile d’une araignée autour du tableau,et dans l’araignée un reproche vivant de sa négligence.

– Zakhare ! prononça Élie doucement etd’un ton plein de dignité.

Le serf ne répondit point. On eût dit qu’ilpensait : « Eh bien, qu’est-ce que tu veux ? Est-ceun autre Zakhare, quoi ? Est-ce que je ne suis pasici ? »

Et il transporta son regard de gauche àdroite, en passant par-dessus le barine ; là aussi setrouvait, pour le rappeler à lui-même, le miroir qu’une couche depoussière couvrait comme une gaze. Dans le miroir, d’un air sauvageet en dessous, le regardait, comme dans un brouillard, sa propreface morose et laide.

Il détourna son regard avec mauvaise humeur dece triste objet qui ne lui était que trop connu, et se décida uninstant à l’arrêter sur Élie. Leurs yeux se rencontrèrent. Zakharene put soutenir le reproche peint dans l’œil du barine, et baissale sien à ses pieds : là encore, sur le tapis, imprégné depoussière et de taches, il put lire le pitoyable certificat de sonzèle pour le service du maître.

– Zakhare ! répéta Oblomoff avecsentiment.

– Monsieur ? dit Zakhare à voix basse età peine intelligible, et il frissonna légèrement, pressentant undiscours pathétique.

– Donne-moi du kwas, dit Élie.

Zakhare sentit son cœur soulagé : dejoie, il se jeta lestement, comme un gamin, vers le buffet etapporta le kwas.

– Eh bien ! comment te sens-tu ?demanda Oblomoff avec douceur après une gorgée, et tenant le verredans sa main ; n’est-ce pas que tu n’es pas bien ?

La figure sauvage de Zakhare s’attendritsur-le-champ, un rayon de repentir illumina ses traits. Le serfsentit les premiers symptômes de sa vénération pour le barine quise réveillait dans sa poitrine et qui gagnait son cœur, et tout àcoup il le regarda droit dans les yeux.

– Comprends-tu ton méfait ? demandaÉlie.

« Qu’est-ce que cela veut dire :méfait ? » pensa Zakhare avec douleur. « Ça doitêtre quelque chose de très-lamentable. Peut-on s’empêcher depleurer, quand il commence à vous savonner ainsi ! »

– Quoi donc, monsieur ? commença Zakharede la note la plus basse de son diapason : mais je n’ai riendit, excepté que, voyez-vous…

– Non, attends ! interrompitOblomoff : as-tu compris ce que tu as fait ? Allons, posece verre sur la table et réponds !

Zakhare ne répondit rien : il necomprenait décidément pas ce qu’il avait fait ; mais cela nel’empêchait point de regarder le barine avec vénération : ilbaissa même un peu la tête, en reconnaissance de sa faute.

– Dis encore que tu n’es pas un êtrevenimeux ? fit Oblomoff.

Zakhare se taisait toujours, seulement ilcligna de l’œil très-fort par trois fois.

– Tu as chagriné le maître ! dit Élieavec des pauses entre chaque mot, et il regarda fixement Zakhare enjouissant de son trouble.

Zakhare ne savait où se fourrer demalaise.

– N’est-ce pas que tu m’as chagriné ?demanda Élie.

– Chagriné ! dit Zakhare à voix basse,perdant tout à fait contenance à ce nouveau mot lamentable. Iltournait l’œil à droite, à gauche et droit devant lui, cherchantpartout son salut, et de nouveau passèrent sous ses yeux et lestoiles d’araignée, et la poussière, et sa propre image, et lafigure du barine.

« Si je pouvais être à cent pieds sousterre ! Ah ! si la mort pouvait venir ! »pensait-il, en voyant qu’il avait beau faire, il n’éviterait pasune scène pathétique.

Il sentit qu’il clignotait toujours de plus enplus et que, s’il n’y prenait garde, ses larmes allaient jaillir.Enfin il répondit au barine avec les mots bien connus de lachanson ; seulement il parla en prose.

– En quoi ai-je pu vous chagriner[44], monsieur ? demanda-t-il presqueen pleurant.

– En quoi ? répéta Oblomoff. Mais as-turéfléchi à ce que c’est que « d’autres ? »

Il s’interrompit, continuant à regarderZakhare.

– Faut-il te dire ce que c’est ?

Zakhare se retourna comme un ours dans satanière, et soupira à ébranler la chambre.

– Ce que tu entends par « un autre »est un pauvre et misérable hère, un homme grossier, sans éducation,qui vit salement, maigrement, sous les combles, ou qui se couchequelque part, dans la cour, sur un méchant tapis de feutre.

Qu’est-ce qui peut lui arriver à cet« autre ? » rien. Il bâfre des pommes de terre etdes harengs. La pauvreté le relance de-ci de-là et le fait courirtoute la journée. Cet « autre » peut déménager.

Tiens, Liagaeff, par exemple : il prendsa règle sous son bras, et deux chemises dans son mouchoir depoche, et le voilà parti… « Où vas-tu, s’il teplait ? » « Je déménage, » dit-il. Voilà ce quej’appelle « un autre ! » Et moi, à ton avis, suis-je« un autre ? » Hein ?

Zakhare jeta un coup d’œil sur le barine, sebalança d’un pied sur l’autre et garda le silence.

– Qu’est-ce qu’« un autre » ?continua Oblomoff. « Un autre » est un homme qui nettoielui-même ses bottes et s’habille lui-même ; quoique parfois ilait l’air d’un barine, il ment, il ne sait point ce que c’est queles domestiques ; il n’a personne pour faire ses commissions,il court lui-même chercher ce dont il a besoin ; il attiselui-même le feu dans le poêle, quelquefois même il époussète…

– Ça doit être un Allemand : il y en abeaucoup comme ça, dit Zakhare d’un air sombre.

– Justement ! Et moi ? qu’en dis-tu,moi, suis-je « un autre ? »

– Vous êtes tout à fait un autre ! fitZakhare d’un ton lamentable, ne comprenant pas encore ce quevoulait dire le barine. Dieu sait qui vous souffle toutcela[45]…

– Je suis tout à fait un autre, hein ?Attends, vois ce que tu viens de dire. Examine un peu comment« un autre » vit. « Un autre » travaille sansrelâche et se met en quatre, continua Oblomoff : s’il n’a pastravaillé, il ne mange pas. « Un autre » salue, « unautre » supplie, s’humilie… Et moi ? Voyons,prononce-toi : qu’en penses-tu ? « un autre, »est-ce moi, hein ?

– Cessez donc, monseigneur, de me fairelanguir avec ces mots lamentables ! dit Zakhare en suppliant,ah, Seigneur Dieu !

– Moi, « un autre ! » Maisest-ce que je me trémousse, est-ce que je travaille ? Ou bienest-ce que je me plains le manger ? Suis-je maigre ou ai-jel’air misérable ? Est-ce qu’il me manque quelque chose ?Il me semble que j’ai des gens pour me servir, pour me présenter cedont j’ai besoin. Grâce à Dieu ! Je n’ai pas mis mes bas uneseule fois depuis que je suis au monde ! Est-ce que je medonnerais cette peine ? Et pourquoi faire ? Et à quiest-ce que je le dis ? N’est-ce pas toi qui m’as soigné depuismon enfance ? Tu sais tout cela ; tu as vu que j’ai étéélevé délicatement, que je n’ai jamais souffert ni du froid ni dela faim, que jamais je n’ai senti le besoin, que je n’ai jamais euà gagner mon pain et qu’en général jamais je ne me suis occupéd’ouvrages de vilain. Comment dès lors as-tu pu avoir le courage deme comparer aux autres ? Est-ce que j’ai une santé de fercomme « ces autres ? » Est-ce que je puis faire etsupporter tout cela ?

Zakhare perdit décidément toute faculté decomprendre le raisonnement d’Oblomoff ; mais ses lèvres segonflèrent de l’émotion intérieure ; la scène pathétiquegrondait comme un orage sur sa tête. Il se taisait.

– Zakhare, reprit Élie.

– Monsieur ? miaula-t-il dune voix àpeine intelligible.

– Donne encore du kwas.

Zakhare apporta du kwas, et quand son maître,après avoir étanché sa soif, lui remit le verre, il voulut gagnerlestement son cabinet.

– Non, non, reste ! continua Élie. Je tedemande comment tu as pu offenser si cruellement le barine, que tuas porté enfant sur tes bras, que tu sers toute ta vie et qui tecomble de bienfaits.

Zakhare n’y put tenir ; les mots :qui te comble de bienfaits, l’achevèrent ! Il se mità clignoter de plus en plus. Moins il comprenait le discourspathétique d’Élie, plus il se sentait écrasé.

– Pardon, monsieur, commença-t-il à sifflerd’un air repentant : c’est par bêtise, en vérité, que je… parbêtise…

Et Zakhare, n’ayant pas conscience de ce qu’ilavait fait, ne savait par quel verbe terminer sa phrase.

– Et moi, continua Oblomoff, du ton d’un hommeoffensé et surtout méconnu dans sa dignité, je travaille jour etnuit, je me fatigue ! Quelquefois la tête me brûle, mon cœurse pâme… on ne dort pas ses nuits pleines, on se retourne, on pensetoujours aux moyens de faire le mieux possible… et tout cela pourqui ? Tout cela pour vous autres, pour les paysans ; pourtoi donc aussi. Quand parfois tu me vois la tête plongée sous lacouverture, tu crois peut-être que je suis étendu là comme unesouche, que je dors ? Non, je ne dors point ; je suistoujours absorbé dans un souci profond : c’est que mes paysansne manquent jamais de nécessaire, qu’ils n’aient rien à envier auxautres, qu’ils n’aient point à pleurer contre moi devant leSeigneur Dieu au jugement dernier, mais qu’ils prient pour moi etcélèbrent ma bonté après ma mort. Ingrats ! conclut Oblomoffd’un ton d’amer reproche.

Zakhare fut définitivement attendri par lesderniers mots lamentables. Il commença à sangloter tout bas ;le râle et le sifflement enroué se confondirent cette fois en unenote que n’aurait pu donner aucun instrument, sauf peut-être legong chinois ou le tam-tam indien.

– Mon bon seigneur ! suppliait-il,finissez donc ! Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce que vouschantez là ? Ah ! notre mère, la très-sainte mère deDieu ! Quel malheur a fondu sur nous, sans qu’on ait pu leprévoir !…

– Et toi, continua Élie sans l’écouter, tuaurais dû avoir honte de parler ainsi ! Voyez quel serpentj’ai réchauffé dans mon sein !

– Serpent ! s’écria Zakhare en frappantses mains l’une contre l’autre, et il se mit à pleurer enbourdonnant comme si vingt hannetons étaient entrés dans lachambre. Quand donc ai-je parlé de serpent ? disait-il àtravers ses sanglots, mais je ne le vois seulement pas en rêve,l’impur !

Ils ne se comprenaient plus l’un l’autre etchacun finit par ne plus se comprendre lui-même.

– Mais comment as-tu eu le front de me parlerainsi ? continua Oblomoff : et moi qui lui avais assignédans mon plan une maison à lui, un potager, une ration de blé, moiqui lui avais fixé des gages ! Tu étais chez moi intendant,majordome et chargé d’affaires ! Les paysans te saluaientjusqu’à la ceinturé ; ils t’appelaient : monsieurZakhare, et toujours monsieur Zakhare ! Et monsieur n’est pasencore content, et il m’a promu à la dignité des« autres ! » Voilà ma récompense et comme il honorele barine !

Zakhare poussait des sanglots convulsifs, etÉlie lui-même était ému. En sermonnant Zakhare, il s’étaitprofondément pénétré de la conviction qu’il comblait ses paysans debienfaits, et les derniers reproches, il les fit d’une voixtremblante et les larmes aux yeux.

– Maintenant tu peux aller en paix !dit-il à Zakhare d’un air réconcilié. Mais, attends, donne-moiencore du kwas. Mon gosier est à sec : tu aurais du ledeviner ; n’entendais-tu pas que la voix du barine étaitvoilée ? Vois où tu l’as poussé. J’imagine que tu as senti tonméfait, dit Élie, quand Zakhare lui servit du kwas, et qu’àl’avenir tu ne te permettras plus de comparer le barine à« d’autres. »

Si tu veux effacer ton offense, arrange-toicomme tu l’entendras avec le propriétaire, pour que je n’aie pas àdéménager. C’est donc ainsi que tu soignes le repos dubarine : tu l’as tout désorienté et peut-être l’as-tu privéd’une idée neuve, utile. Et qui en as-tu privé ? Toi-même.C’est à vous autres que je me suis voué entièrement, c’est pourvous que j’ai donné ma démission, que je m’enferme…

Mais que Dieu te pardonne !Entends-tu ? Trois heures qui sonnent ! Il n’en resteplus que deux jusqu’au dîner ; que peut-on faire en deuxheures ? Rien. Et j’ai un tas d’affaires. Ma foi ! tantpis, la lettre attendra le prochain courrier ; quant au plan,je l’esquisserai demain.

Maintenant je vais me coucher un peu : jesuis tout à fait accablé ; baisse les stores et enferme-moibien, pour qu’on ne me dérange point ; peut-être dormirai-jeune petite heure, et à quatre heures et demie tu meréveilleras.

Zakhare se mit en devoir de calfeutrer lebarine dans sa chambre ; avant tout il le couvrit lui-même etborda sous lui la couverture, ensuite il descendit les stores,ferma hermétiquement toutes les portes et se retira chez lui.

« Puisses-tu crever, sacrésatyre ! » grommela-t-il en essuyant les traces de seslarmes et en grimpant sur le poêle, « oui, satyre ! unemaison à soi, un potager, des gages ! » disait Zakharequi n’avait compris que les derniers mots. « Tu n’es bon qu’àdire des paroles lamentables : c’est comme s’il vous sciait lecœur avec un couteau ! Voilà ma maison et mon potager, etc’est ici que j’allongerai mes pattes[46] ! » disait-il avec fureur, enfrappant sur le poêle. « Des gages ! si l’on n’avait soinde ramasser les kopeks et les grivniks[47], onn’aurait pas de quoi acheter du tabac et régaler sa commère !…crrré mille… quand on y pense, et la mort qui ne vientpas ! »

Élie se coucha sur le dos, mais ne s’endormitpas tout de suite. Il songeait, songeait, il s’agitait,s’agitait…

« Deux malheurs d’un coup ! dit-ilen s’enveloppant tout à fait la tête dans la couverture. Comment ytenir ! »

Mais dans le fait, ces deux« malheurs, » c’est-à-dire la lettre sinistre du starosteet le déménagement, commençaient à ne plus troubler Oblomoff et àse ranger seulement parmi les souvenirs désagréables. « Il y aencore loin jusqu’aux désastres dont le staroste me menace, »se disait-il ; « d’ici là beaucoup d’eau coulera à larivière : espérons que les pluies vont améliorer larécolte ; peut-être le staroste recouvrera les arriérés ;les paysans fugitifs « seront réintégrés à domicile, »comme il dit.

« Et où ont-ils pu se réfugier, cespaysans ? » se demanda-t-il, et son imagination sereprésenta le côté pittoresque de la situation. « Allez doncvoir : ils se sont sans doute enfuis la nuit, par un tempshumide, sans pain. Où dormiront-ils ? Se pourrait-il que cefût dans les bois ! Pourquoi ne restent-ils pas chezeux ? Il est vrai que l’air de l’isba est infect, mais aumoins il y fait chaud… De quoi s’inquiètent-ils ? Bientôt leplan sera mûr ; pourquoi s’effraient-ils avant le temps ?Car enfin je… »

Le déménagement le tracassait davantage.C’était un malheur plus récent, postérieur ; mais son espritconciliant le rangeait déjà dans le domaine de l’histoire.Quoiqu’il prévit confusément que le déménagement serait d’autantplus inévitable que Taranntieff s’en mêlait, il renvoyait en idée àune semaine cet événement inquiétant : il y gagnait huit joursde repos !

« Et peut-être Zakhare aura-t-il assezd’adresse pour s’arranger de manière qu’on ne sera même pas forcéde déménager ; espérons que nous l’éviterons, qu’on remettrala reconstruction à l’été prochain, ou qu’on abandonnera tout àfait cette idée : en un mot, on prendra d’autres mesures. Onne peut cependant pas… déménager !… »

C’est ainsi que tour à tour il s’agitait et secalmait, et enfin dans ces mots conciliateurs et tranquillisantspeut-être, espérons, de manière ou d’autre, Oblomofftrouva cette fois, comme toujours, une arche d’espérance et deconsolation, semblable à l’arche d’alliance de nos pères ; et,pour le moment, il réussit à se garantir des deux malheurs.

Déjà un léger et agréable engourdissementparcourait ses membres et commençait à couvrir ses yeux d’unbrouillard imperceptible, comme les premières et timides geléescouvrent de vapeurs la surface des eaux ; encore un instant etla conscience de lui-même allait s’envoler Dieu sait où, quand toutà coup Élie reprit ses esprits et rouvrit les yeux.

« Mais je ne me suis pas lavé !Comment cela se fait-il ? Je n’ai même rien fait, »murmura-t-il : « Je voulais mettre mon plan sur le papieret je ne l’ai pas fait ; je n’ai pas écrit à l’ispravnik, pasplus qu’au gouverneur ; j’ai commencé une lettre aupropriétaire de la maison et je ne l’ai pas terminée ; je n’aipas vérifié les notes et je n’ai pas donné l’argent, voilà commej’ai perdu ma matinée ! »

Il se prit à réfléchir.

« D’où cela vient-il ? Et « unautre » aurait fait tout cela ! » Cette réflexionpassa rapidement dans sa tête : « Un autre, un autre…Qu’est-ce donc qu’un autre ? »

Il approfondit la comparaison de lui-même avec« un autre. »

Il commença à songer, à songer et parvint à seformer d’« un autre » une idée tout à fait opposée àcelle qu’il avait donnée à Zakhare. Il dut convenir qu’un autreaurait eu le temps d’écrire toutes les lettres, en évitant larépétition malencontreuse des qui et desque ; un autre aurait déménagé, aurait achevé leplan, et serait allé a la campagne…

« Mais moi aussi, j’aurais pu faire toutcela… » pensa-t-il. « Est-ce que je ne sais pas écrireaussi ? il m’arrivait dans le temps d’écrire, non passeulement des lettres, mais des choses plus difficiles !Comment ai-je perdu ce pouvoir ? et qu’y a-t-il de si pénibleà déménager ? Il suffit de vouloir !

« Un autre ne met jamais dekhalate » – ce trait vint s’ajouter au caractère d’un autre, –un autre… ici il bâilla… « ne dort presque pas… un autre jouitde la vie, va partout, voit tout et se mêle a tout… Et moi !moi… je ne suis pas un autre ! » dit-il avec uncommencement de mélancolie et en se plongeant dans une profondeméditation. Il dégagea même sa tête de dessous la couverture.

Ce fut un de ces moments lucides dans sa vieoù Oblomoff fut sincère avec lui-même. Quel effroi le saisit quandsoudain dans son âme s’éleva l’image vive et nette du sort, et dela destination de l’homme, et quand s’éclaira d’une rapide lumièrele parallèle entre cette destination et sa propre existence ;quand se réveillèrent dans sa tête une à une diverses questionsvitales qui partaient de côté et d’autre en désordre, effarouchéescomme des oiseaux réveillés dans des ruines par un subit rayon desoleil !

Il se sentit triste et chagrin de son peu dedéveloppement intellectuel, de cet arrêt dans sa croissance morale,de sa malencontreuse apathie, et il se prit à envier les autres quivivaient si pleinement et si largement, tandis que lui, un lourdrocher semblait avoir roulé sur l’étroit et misérable sentier, deson existence.

Dans son âme inquiète s’est manifestée ladouloureuse conviction que beaucoup de ses facultés sont restéesendormies, que d’autres se sont à peine éveillées et qu’aucune n’aété définitivement mise en activité.

Et cependant il s’aperçoit avec déchirementqu’en lui gît comme dans une tombe un principe bon et pur, mortpeut-être, ou semblable à l’or enfoui au sein de la montagne et quidevrait depuis longtemps être converti en monnaie courante.

Mais le trésor était recouvert d’une couchelourde et profonde d’alluvions et de mauvais détritus. On eût ditque quelqu’un lui avait dérobé, pour les enterrer au fond de sonâme, tous les biens dont l’avaient gratifié le monde et la vie.

Quelque chose l’avait empêché de se lancerrésolument sur la mer et d’y courir sous les voiles déployées del’intelligence et de la volonté.

Un ennemi mystérieux avait appesanti sa mainsur lui dès le début de son voyage et l’avait rejeté loin de lavraie destination de l’homme…

Et il semble qu’il n’ait plus la force desortir du bois sauvage pour regagner le vrai sentier… La forêtl’entoure de toutes parts et tout dans son âme devient plus épaiset plus obscur. Les broussailles lui dérobent de plus en plus lesentier ; la conscience nette de lui-même s’éveille de plus enplus rare et ne ranime que pour un moment ses forcesengourdies.

L’intelligence et la volonté sont depuislongtemps paralysées et, tout le fait croire, paralysées sansretour. Les événements de sa vie se sont amoindris jusqu’à prendredes proportions microscopiques, et ces événements mêmes, il ne peutles dominer ; il ne passe pas de celui-ci à celui-là, mais ilest par eux ballotté comme d’une vague à l’autre ; il n’a plusla force d’opposer à l’un d’eux le ressort de sa volonté, ou de selaisser aller avec prudence à l’impulsion d’un autre.

Il ressentit une vive amertume de cettesecrète confession qu’il se faisait à lui-même. Les regretsstériles du passé, les remords brûlants de sa conscience lepoignaient comme des épines, et il réunit toutes ses forces pourjeter à bas le fardeau de ces reproches, trouver un autre coupableet retourner leurs aiguillons contre celui-là. Mais qui ?

« C’est Zakhare ! » dit-il àvoix basse… Il se retraça les détails de la scène avec Zakhare etsa figure rougit de la flamme de la honte. « Si quelqu’un parhasard m’avait entendu !… » pensait-il terrifié par cetteidée. « Dieu merci ! Zakhare ne saurait redire àpersonne, et on ne le croirait pas. Dieu soitloué ! »

Il soupirait, il se maudissait, se retournaitdans son lit, cherchait le coupable et ne pouvait le trouver. Sesoh ! ses ah ! et ses soupirs parvinrent même à l’oreillede Zakhare.

– Hé ! comme le kwas le gonfle làbas ! grognait Zakhare en colère.

« Pourquoi donc suis-jeainsi ? » se demanda Oblomoff presque en pleurant, et denouveau il cacha sa tête sous la couverture.« Pourquoi ? »

Après avoir cherché inutilement la source dumal qui l’empêchait de vivre comme on doit le faire, comme vivent« les autres, » il soupira, ferma les yeux, et, au boutde quelques minutes, il sentit ses membres enchaînés peu à peu parl’assoupissement.

« Et moi aussi… j’aurais voulu… »disait-il, rouvrant les yeux avec peine, « faire quelque chosecomme cela… La nature m’aurait-elle maltraité à ce point ?…Mais non, Dieu merci… je n’ai pas à me plaindre… »

Après quoi on put entendre un soupir desoulagement. Oblomoff venait de passer de l’agitation à son étatordinaire de quiétude et d’apathie.

« Probablement tel est mon sort… Qu’ypuis-je ?… » balbutia-t-il à peine, vaincu par lesommeil.

« Quelque chose comme deux mille derevenu en moins… » dit-il tout à coup à haute voix en rêvant.« Tout de suite, tout de suite, attends… » et il seréveilla à demi. « Cependant… il serait curieux de savoir…pourquoi je suis… comme cela… » reprit-il en baissant lavoix.

Les yeux d’Oblomoff se fermèrent tout à fait.« Oui, pourquoi ?… dit-il. Probablement… c’est… parceque… »

Il voulut, mais ne put prononcer les derniersmots.

C’est ainsi qu’il ne parvint pas à approfondirles causes ; sa langue et ses lèvres s’engourdirent soudainsur la moitié du mot et restèrent, comme elles étaient, à demiouvertes.

Au lieu du mot, on put entendre encore unsoupir, et aussitôt après retentit le ronflement cadencé d’un hommedormant sans souci.

Le sommeil arrêta le cours lent et paresseuxde ses pensées, et tout à coup le reporta à une autre époque,auprès d’autres personnes, dans un autre pays, ou nous le suivronsavec notre lecteur dans le chapitre suivant.

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