Oblomov

Chapitre 12

 

Élie rêva ensuite qu’il était arrivé tout àcoup à l’âge de treize ou quatorze ans. Il étudiait déjà dans lebourg de Verkliovo, à cinq verstes d’Oblomofka, chez l’intendant del’endroit, l’Allemand Stoltz, qui venait d’ouvrir un petitpensionnat pour les enfants des gentilshommes du voisinage.

André, le fils de Stoltz, était presque dumême âge qu’Oblomoff, et il y avait de plus un enfant quin’étudiait presque pas et qui souffrait des scrofules. Ce garçonavait passé toute son enfance avec des bandeaux sur les oreilles etsur les yeux.

Il pleurait en cachette de n’être plus chez lagrand’maman, mais dans une maison étrangère, parmi des scélérats,où il n’y avait personne pour lui faire une caresse et personnepour lui cuire le gâteau préféré. C’étaient là en attendant lesseuls élèves du pensionnat.

Bien malgré eux le père et la mère mirentl’enfant gâté en pension. Ce fut une occasion de larmes, de cris,de caprices. Enfin on emmena le petit Élie.

L’Allemand était un homme positif et sévère,comme sont presque tous les Allemands. Peut-être que le petit Élieaurait pu apprendre chez lui quelque chose à fond, si Oblomofkaavait été à cinq cents verstes de Verkliovo. Mais commentapprendre ? L’influence de l’atmosphère d’Oblomofka, de samanière de vivre et de ses habitudes s’étendait jusqu’àVerkliovo.

Jadis ce bourg était aussi une Oblomofka. Là,excepté la maison de Stoltz, tout sentait encore la paresseprimordiale, la simplicité des mœurs, la quiétude et l’immobilité.L’esprit et le cœur de l’enfant s’étaient, avant qu’il eût vu lepremier livre, remplis des tableaux de ces mœurs et de cescoutumes.

Et qui sait à quel âge précoce se développentles germes dans une cervelle d’enfant ? Comment saisir dansune âme tendre les impressions et les conceptionspremières ?

Quand le petit être balbutie à peine les mots,ou même quand il ne les balbutie point encore, quand il ne marchepas encore, mais ne fait que regarder tout de ce regard fixe, muet,enfantin, que les grandes personnes nomment stupide, peut-êtrequ’il entrevoit et devine déjà le sens et le rapport des phénomènesqui l’entourent, mais dont il ne rend compte ni à lui-même ni auxautres. Peut-être que le petit Élie remarque, comprend déjà depuislongtemps ce qu’on dit et ce qu’on fait en sa présence.

Il remarque donc que son père, en pantalon develours de coton et en jaquette ouatée de drap marron, ne faittoute la sainte journée que se promener de long en large, les mainscroisées derrière le dos, priser et se moucher ; que sa mèrepasse du café au thé, du thé au dîner ; qu’il ne vient jamaisdans la tête de son père de vérifier combien on a fauché oumoissonné de meules, ni de punir une négligence grave, mais que sion ne lui apporte pas sur-le-champ son mouchoir de poche, il crieau désordre et met la maison sens dessus dessous.

Peut-être son intelligence enfantine avaitdepuis longtemps décidé que c’était ainsi et non d’une autre façonqu’il fallait vivre, comme vivaient autour de lui les grandespersonnes. Et comment auriez-vous pu exiger de lui qu’il pensâtautrement ? Comment vivait-on à Oblomofka ?

Se demandait-on à Oblomofka pourquoi la vienous est donnée ? Dieu le sait ! Et comment répondait-onà cette question ? Probablement qu’on n’y répondait pas, tantcela paraissait simple et clair.

Jamais on n’avait entendu parler de cette viequ’on dit pleine de labeurs, de ces gens qui portent dans leur seindes soucis rongeurs, qui vont dans un but quelconque d’un bout àl’autre de la terre, ou qui vouent leur existence à un travailincessant, éternel.

Les Oblomoftzi croyaient médiocrement auxtroubles de l’âme ; ils ne considéraient pas la vie comme unmouvement perpétuel de désirs et de tendances vers quelquechose ; ils craignaient à l’égal de la peste l’emportement despassions. Ailleurs le feu de l’âme consume rapidement lecorps ; à Oblomofka l’âme se noyait paisiblement, sansrésistance dans un corps amolli.

La vie ne marquait pas les Oblomoftzi commed’autres de rides précoces, ni de traces d’infirmités morales. Lesbonnes gens ne la comprenaient pas autrement que comme l’idéal dela quiétude et de l’inaction, interrompu quelquefois par diversaccidents, tels que les maladies, les pertes, les querelles et,entre autres, le travail.

Ils subissaient le travail comme une sorte dechâtiment imposé à nos pères, mais ils ne pouvaient l’aimer, et,toutes les fois qu’ils en avaient l’occasion, ils s’en exemptaient,trouvant la paresse naturelle et même obligatoire. Jamais ils ne setourmentaient d’un problème obscur, intellectuel ou moral.

C’est pourquoi ils florissaient toujours desanté et de gaieté ; c’est pourquoi ils vivaient silongtemps : les hommes à quarante ans ressemblaient à desjeunes gens ; les vieillards ne se débattaient point contreune mort pénible, douloureuse, mais après avoir vécu jusqu’à un âgeimpossible, ils mouraient comme en cachette ; ils serefroidissaient imperceptiblement et exhalaient leur derniersoupir.

Aussi dit-on qu’autrefois le peuple était plusrobuste. Oui, en effet, plus robuste : autrefois on ne sedépêchait point d’expliquer à l’enfant le sens de la vie et de l’ypréparer comme à quelque chose de difficile et de sérieux : onne le faisait point pâlir sur des livres qui soulèvent des milliersde questions ; or, les questions rongent l’intelligence et lecœur et abrègent la vie.

Le patron de la vie avait été transmis par lesparents, ceux-ci l’avaient reçu aussi tout fait du grand-père, legrand-père de l’aïeul, avec ordre de le maintenir entier etinaltérable comme le feu de Vesta. C’est ainsi que la chose sepratiqua sous les aïeux et les pères, ainsi qu’elle se fit au tempsdu père d’Élie ; ainsi peut-être se fait-elle encore de notretemps à Oblomofka.

De quoi pouvaient-ils donc se préoccuper, àquoi rêver, de quoi s’émouvoir ? qu’avaient-ils à apprendre,quel but à atteindre ? Ils n’avaient besoin de rien.

Pareille à une rivière paisible, la viecoulait à leurs pieds ; ils n’avaient qu’à rester tranquillessur le bord de cette rivière et à observer les phénomènesinévitables, qui tour à tour, sans être évoqués, apparaissaientdevant chacun d’eux.

L’imagination d’Élie endormi commença aussi àlui retracer tour à tour, comme des tableaux vivants, d’abord lestrois principaux actes de la vie, qui s’étaient joués, aussi biendans sa propre famille, que chez les parents et les amis : lanaissance, le mariage et l’enterrement.

Ensuite se déroula une série bariolée descènes gaies ou tristes : les baptêmes, les fêtes de chacundes membres, les fêtes de famille, le dernier jour gras avant et lepremier après chaque carême, les repas bruyants, les réunions deparents, les discours, les félicitations, les larmes et lessourires officiels. Tout cela s’exécutait avec précision, majesté,solennité.

Oblomoff revit même, dans les diversescérémonies religieuses, les figurants connus avec le jeu de leursphysionomies, leurs gestes, leur empressement et leur importance.Confiez-leur la demande en mariage la plus délicate, l’organisationde quelque noce pompeuse ou de quelque fête à souhaiter, ilsl’exécuteront dans les règles et sans rien omettre.

La place que chacun devait occuper, queldevait être le régal, la manière de le servir, la distribution etle rang des personnages pendant la cérémonie, les présages àobserver : dans toutes ces formalités, personne à Oblomofka nefit jamais la moindre faute d’étiquette.

Les Oblomoftzi seraient capables de nier leprintemps, ils ne voudraient pas le reconnaître, s’ils nemangeaient point d’alouettes à son arrivée[57]. Commentauraient-ils manqué à toutes ces coutumes ? C’est là qu’estleur vie et leur science, là que sont toutes leurs peines et toutesleurs joies ; c’est pour cela qu’ils chassent loin d’eux toutsouci et tout chagrin : ils ne connaissent point d’autresplaisirs.

Leur vie fourmille de ces événementsfondamentaux et inévitables qui suffisent à remplir leur esprit etleur cœur. Ils attendent avec émotion une cérémonie, unfestin ; mais après avoir baptisé, marié ou enterré un homme,ils oublient l’homme lui-même et sa destinée, et se replongent dansleur apathie habituelle, dont les fait sortir un événementsemblable, un jour de fête, un mariage, etc.

Croyez-vous qu’on ne sache pas bien soignerles enfants là-bas ? Il ne faut qu’un coup d’œil pour voirquels poupons roses et pesants les mères y portent ou promènentavec elles. Leur principale préoccupation est de voir leurs babysgros, blancs et bien venants.

Dès qu’il leur naît un enfant, le premiersouci des parents est d’accomplir sur lui de la manière la plusprécise, sans aucune omission, toutes les pratiques exigées par lesconvenances, c’est-à-dire de faire un festin à la suite du baptême,après quoi commencent pour l’enfant les soins les plusattentifs.

La mère pose à elle-même et à la bonne leproblème suivant : élever un marmot bien portant, le garder dufroid, du mauvais œil et des autres influences malignes. Toutesdeux se dévouent à ce que l’enfant soit toujours gai et mangebeaucoup.

Aussitôt qu’on parvient à mettre le petit garssur pied, c’est-à-dire quand il n’a plus besoin de sa bonne, quedans le cœur de la mère se glisse furtivement le désir de luitrouver une compagne assortie, aussi rose, aussi bien portante,alors arrive l’époque des cérémonies religieuses, des festins etenfin de la noce, et c’est là dedans que se concentrent toutes lesémotions de la vie.

Ensuite on recommence à tourner dans le mêmecercle : la naissance des enfants, les cérémonies, lesfestins, jusqu’à ce que l’enterrement change les décors, mais paspour longtemps. Les hommes cèdent la place à d’autres, les enfantsdeviennent des jeunes gens, et en même temps des fiancés ; ilsse marient et multiplient, et la vie s’étend suivant ce programme,comme un tissu sans fin qui s’effile insensiblement et se rompt aubord de la tombe.

Parfois, il est vrai, d’autres embarrasvenaient les importuner ; mais presque toujours les Oblomoftziles voyaient arriver avec un calme stoïque, et les soucis, aprèsavoir tourbillonné au-dessus de leur tête, passaient outre ets’envolaient, comme les oiseaux, qui, en venant à un mur nu et netrouvant où se nicher, battent inutilement des ailes autour de lapierre et s’envolent.

Ainsi, une fois, par exemple, une partie de lagalerie s’écroula tout à coup et enterra sous ses débris une poulecouveuse avec ses poussins. Aksinia, la femme d’Anntipe, avait étésur le point de se mettre sous la galerie avec sa quenouille ;elle en aurait eu sa part, mais à ce moment, pour son bonheur, elleétait allée chercher du lin.

Toute la maison fut en émoi : tousaccoururent, petits et grands, et furent saisis d’effroi, en sedisant qu’au lieu de la poule couveuse avec les poussins, auraientpu se promener là, madame avec M. Élie. Tous poussèrent descris d’étonnement et commencèrent à se faire des reprochesmutuels.

Depuis longtemps n’aurait-il pas dû leur veniren tête, à l’un de rappeler, à l’autre de faire réparer, et autroisième de réparer la galerie ? Tout le monde s’étonna quela galerie fut tombée, et la veille on s’étonnait qu’elle put tenirsi longtemps !

Alors ce furent des commentaires et desexplications sans fin sur la manière de réparer la chose ; onplaignit la poule couveuse et ses poussins et lentement on sedispersa chacun de son côté, après avoir sévèrement défendu deconduire M. Élie près de la galerie.

Trois semaines après, pour débarrasser lechemin, on donna ordre à Anndriouchka, à Pétrouchka et à Vasseka,de traîner vers les hangars les planches et les garde-fous tombés.Ils y restèrent jusqu’au printemps.

Chaque fois que le vieux Oblomoff les voyaitde sa croisée, il se troublait l’esprit des réparations àfaire ; il appelait le charpentier et lui demandait conseil.Que fallait-il faire ? Construire une nouvelle galerie ouenlever le reste ? Puis il le renvoyait. « Tu peux t’enaller, je verrai. »

Cela continua jusqu’au jour où Vasseka ouMotteka vint faire au barine le rapport suivant : à savoirque, le matin, quand lui Motteka avait grimpé sur les restes de lagalerie, les coins s’étaient détaillés de la muraille, et qu’ilpouvait arriver un nouvel écroulement.

Alors on convoqua le charpentier pour unconseil définitif, à la suite duquel il fut décidé qu’en attendanton étaierait avec les débris la partie encore debout de la galerie,ce qui fut exécuté vers la fin du même mois.

– Hé ! la galerie pourra encore allercomme neuve ! dit le vieux à sa femme. Regarde avec quelleélégance Thédote a rangé-les poutres : on dirait les colonnesde chez le maréchal de la noblesse. Allons, maintenant c’estbien : cela ira encore longtemps.

Quelqu’un lui rappela qu’il serait à propos deréparer aussi la porte cochère et le perron : sans cela,dit-il, non-seulement les chats, mais encore les cochonss’introduiront dans la cave à travers les degrés.

– Oui, oui, c’est nécessaire, réponditM. Élie père d’un air soucieux, et tout de suite il examina leperron.

– En effet, vois-tu comme cela s’est tout àfait disloqué ? dit-il, et des pieds il balançait le perroncomme un berceau.

– Mais il branlait déjà le jour où il a étéconstruit, fit observer quelqu’un.

– Et qu’est-ce que cela fait qu’ilbranlât ? demanda Oblomoff ; il ne s’est tout de même pasécroulé, quoique depuis seize ans on n’y ait pas touché !Louka l’avait très-bien construit dans le temps… Voilà uncharpentier, un vrai charpentier ! Il est mort… Que Dieu aitpitié de son âme ! De nos jours on s’est gâté ! On nefera plus si bien.

Et il dirigea ses yeux ailleurs, et le perronbranle, dit-on, encore maintenant, et il ne s’est tout de même pasencore écroulé. Il faut croire qu’en effet ce Louka était un fameuxcharpentier.

Rendons pourtant justice aux maîtres de lamaison. Parfois, à propos d’un accident ou d’une incommodité, ilss’inquiètent fort, et même s’échauffent et se fâchent.

– Comment, disent-ils, peut-on négliger ouabandonner telle ou telle chose ? Il faut tout de suiteprendre des mesures.

Et l’on ne parle que de réparer le petit pontdu fossé, ou d’enclore le jardin à certain endroit, afin que lebétail n’abîme point les arbres, parce qu’une partie de la haie debranchages est tout à fait couchée par terre.

M. Élie père étendit ses soins si avant,qu’un jour qu’il se promenait dans le jardin, de ses propres mainsil souleva la haie avec effort et ordonna au jardinier de placervite deux perches. La haie, grâce à cet acte de vigueur, restadebout tout l’été, et ce ne fut qu’en hiver que la neige larenversa de nouveau.

Enfin on poussa la sollicitude jusqu’à mettresur le petit pont, trois planches neuves aussitôt après qu’Anntipeeût dégringolé dans le fossé avec cheval et tonneau. Il n’était pasencore guéri de sa contusion que déjà ce petit pont étaitrétabli.

Les vaches et les chèvres non plus negagnèrent pas beaucoup à la nouvelle chute de la haie : ellesn’avaient tondu que les groseilliers, elles commençaient, tout auplus à écorcer le dixième tilleul, et n’étaient pas encore arrivéesaux pommiers, quand vint l’ordre d’enfoncer la haie en terre etmême de l’entourer d’un petit fossé. Et elles eurent leur compte,les deux vaches et la chèvre qu’on attrapa sur le fait : onleur frotta d’importance les côtes à coups de bâton !

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