Oblomov

II

Ivan Gontcharoff est né en 1812 à Simbirskde parents marchands. Il partit jeune pour Saint-Pétersbourg, où ila passé sa vie presque entière. Tout en exerçant les fonctions deprécepteur, il suivit les cours de l’université ; il entraplus tard au service de l’État et y resta longtemps.

Ajoutons, pour acheter sa courtebiographie, qu’il a fait autour du monde, sur la frégate laPallas, un voyage qu’il a raconté en un style excellent où lanature est décrite avec une rare magnificence.

Il avait trente-quatre ans lorsque vers1846 il aborda la littérature. Dans son premier roman,intitulé Une histoire ordinaire, il mit en scène un rêveurqui, en regrettant sa jeunesse perdue, vit dans les nuages et serepaît de chimères. Il y dépeignit la profonde langueur,intellectuelle et morale, où le règne de Nicolas avait plongé laRussie.

On se ferait difficilement une idée de ceque souffrait alors cette grande nation. Tandis que le peuplechantait sa tristesse dans des chants mélancoliques, la pensée desécrivains était étouffée sous le bâillon du silence, ou rampaitsous le joug du despotisme.

« Quand on regardait autour de soi,dit Tourguéneff dans ses Souvenirs de Biélinsky, on voyaitla vénalité en pleine vogue, le servage peser sur le peuple commeun rocher, les casernes se dresser partout ; il n’y avait pasde justice, on parlait de fermer les universités, les voyages àl’étranger étaient impossibles, on ne pouvait faire venir un livresérieux ; un sombre nuage pesait sur ce qu’on appelaitalors l’administration des lettres et des sciences, ladénonciation se glissait partout ; entre les jeunes gens iln’y avait ni lien commun ni intérêts généraux ; c’étaitpartout la peur et l’adulation. »

La main sur le pouls du malade,Gontcharoff raconta, calme et impassible, les souffrances de lasociété. Il ne prit pas la peine de rechercher les sources dumal : chacun les connaissait trop bien. Son livre fitévénement : ce fut à la fois une vengeance et untriomphe.

L’écrivain garda ensuite le silence durantdouze ans. On disait vaguement que, par une note secrète, lacensure impériale lui avait prescrit d’observer désormais plus decirconspection. Il reparut enfin avec Oblomoff, unenouvelle étude aussi cruellement vraie et tracée d’une main plusferme encore.

 

Dans Une histoire ordinaire ilavait montré comment s’était opérée la désorganisation sociale,dans Oblomoff il peignait la société telle que l’avaitfaite le règne précédent. Adonieff, le héros d’Une histoireordinaire, est un moribond qui lutte contre l’agonie. Oblomoffest un mort qu’on galvanise. Sans caractère, sans énergie, sansinitiative, il nous représente le produit extrême d’un despotismequi a fait son temps.

La figure d’Oblomoff est complétée parcelle de son domestique-serf Zakhare. Ce dernier appartient à deuxépoques : de la première il a retenu un dévouement sans bornespour la famille des Oblomoff, la deuxième a raffiné ses mœurs etélargi sa conscience.

Il adore son maître et le calomnie ;il lui prêche l’économie et s’enivre à ses dépens. Il est avec luifamilier, bourru, grossier, mais il l’aime comme un chien aime sonchenil. Rien de plus franchement comique ni qui ait une saveur plusétrange que les dialogues entre Oblomoff et ce Scapinsauvage.

En face de son héros, Gontcharoff a mis unpersonnage qui doit à son éducation plus encore qu’à son origine uncaractère diamétralement opposé. Autant Oblomoff est lent etapathique, autant Stoltz est vif et remuant. Il entreprend deguérir son ami de sa paresse, mais il n’en peut venir àbout.

Une jeune fille se charge alors de cettecure difficile. C’est une belle figure que celle d’Olga, si bellequ’on serait tenté de la croire au-dessus de l’humanité.

Encouragée par Stoltz, Olga réussit àvaincre pour quelque temps la nonchalance d’Oblomoff ; ellel’aima, ou plutôt elle aima en lui l’œuvre qu’elle crut avoiraccomplie. Oblomoff se laissa diriger, et les choses allèrent àmerveille tant que leur liaison se borna à des promenades et à deslectures en commun.

Mais quand il s’agit de mariage et qu’ilfallut entrer dans la vie pratique, il recula. Il se sentit,incapable de faire le bonheur d’Olga et avoua loyalement sonimpuissance. Olga épousa Stoltz et Oblomoff s’enfonça de plus enplus dans son apathie.

Le succès d’Oblomoff dépassaencore celui d’Une histoire ordinaire. On trouva quel’auteur n’avait pas décrit seulement un état transitoire.

Le livre est resté comme le document leplus exact sur le caractère de la nation, – lequel tient au climatet aux mœurs tout autant qu’aux institutions, – et le motd’Oblomovisme est entré dans la langue pour désigner laparesse rêveuse et indécise, particulière au tempéramentrusse.

Gontcharoff put préparer à loisir unetroisième œuvre, – la dernière, sauf un long article de critiquelittéraire, qu’il ait produite jusqu’à ce jour.

 

Lorsqu’en 1861 l’empereur Alexandre IIrendit la liberté à vingt-quatre millions de serfs, ce grand acted’humanité fut suivi d’une foule de mesures libérales, judiciaireset administratives qui donnèrent un nouvel essor à lalittérature.

Les questions se multiplièrent aussi bienque les sujets et les types. Le roman s’occupa d’une théorienouvelle qui venait de se faire jour : le Nihilisme.Que signifiait ce mot et d’où venait cette doctrine ?

« Les Nihilistes, ditM. Courrière, rejetaient toute autorité en morale, enreligion, en politique, dans les lettres et les sciences, commedans les arts. La poésie, l’amour, le sentiment, la natureelle-même n’étaient pour eux que de vains mots. Ils regardaient lemariage comme une institution absurde, et n’admettaient quel’attraction brutale et matérielle entre les deux sexes.

« Cette doctrine n’est pas née en1861 : elle couvait déjà depuis longtemps. L’oppression de lapensée qui avait caractérisé le règne de Nicolas, le despotisme deson administration, les écrits des comités secrets de Londres, lesrévélations étranges qui s’étaient faites après la guerre deCrimée, les rêves brisés des libéraux de 1825 et les théories dessocialistes de 1840, – tout cela avait contribué à l’élaboration dunihilisme. »

La nouvelle théorie fit surtout desprosélytes parmi la jeunesse des universités, que séduisaient depréférence les tendances négatives de la littérature. Tourguéneffétudia cet état de la société dans Pères et Enfantset Fumée, deux romans dont le premier déchaîna unevéritable tempête. On alla jusqu’à accuser l’auteur d’avoir écritun pamphlet contre son pays.

Il s’était placé, en effet, au point devue pessimiste et n’avait vu dans les jeunes progressistes que desfous, des sots et des Dons Quichottes. Peut-être s’exagéra-t-il laportée de ces théories trop monstrueuses pour être jamais prises ausérieux.

Gontcharoff voulut aussi dire sa penséesur la génération nouvelle, et, dans le Précipice, ilrecommença le parallèle entre les pères et les enfants. Il enchéritencore sur Tourguéneff et, plus partial, il fut aussi moins heureuxdans la peinture du type principal. Il réussit mieux les figuresaccessoires, et là, dégagé de tout parti pris, il dessina desportraits d’une finesse exquise et d’une rare perfection.

 

C’est dans Oblomoff que brillesurtout le talent de Gontcharoff, c’est là qu’il a mis la plusgrande partie de lui-même, car il est resté célibataire comme sonhéros, et son tempérament, comme celui d’Oblomoff, le porte à lasolitude et à la rêverie.

Voilà pourquoi nous avons choisi ce romanafin de présenter l’éminent écrivain au public français. Notreintention était d’abord de donner l’œuvre entière, mais ellecomprend deux volumes et nous avons craint que le morceau ne fût unpeu gros pour l’appétit de nos lecteurs.

Il y a dans le génie russe un côtéallemand dont Gontcharoff a sa bonne part. Peintre admirable, ilmultiplie volontiers les tableaux ; par l’accumulation despetits détails il arrive, comme Balzac, à une extraordinaireintensité d’impression ; mais aussi il s’attarde dansl’analyse et ne vise guère à l’action.

Cette tendance de son esprit se marquesurtout dans la seconde partie du roman, celle où le héross’efforce d’agir. C’est quand un homme se met à marcher qu’ons’aperçoit de sa lenteur.

Le premier volume forme un tout complet etpourrait s’intituler : Une journée deM. Oblomoff. Il offre cette particularité originale que lehéros y reste tout le temps en toilette de nuit dans sa chambre àcoucher, allant de son lit à son sofa, et réciproquement.

Il s’éveille à huit heures du matin ets’habille à quatre heures du soir, au moment où Stoltz arrive.Cependant défilent devant lui, peints de main de maître,quelques-uns des types les plus saillants de la sociétépétersbourgeoise.

Cette curieuse revue est interrompue parun morceau superbe qui, sous ce titre : le Songed’Oblomoff, est célèbre dans la littérature russe et qu’on faitétudier dans les collèges comme modèle de style.

Ce songe nous transporte dans la partieméridionale de la Grande-Russie, dans le gouvernement de Soubirsk,patrie de l’auteur. Avec l’enfance d’Oblomoff, il retrace la viedes petits seigneurs de campagne en des pages d’une grandeur etd’une simplicité antiques.

Çà et là éclatent des traits dont laprécision pittoresque fait penser à Gustave Flaubert. Ce morceauavait paru dans une revue longtemps avant l’ouvrage. Gontcharoff ace point commun avec Flaubert et les grands écrivains duXVIIe siècle, qu’il passe des années entières à parfaireses œuvres.

C’est la première partie d’Oblomoff, lameilleure, que nous publions, et nous l’offrons aux délicats, àceux qui trouvent plus d’intérêt dans l’étude des mœurs et descaractères que dans la combinaison des événements.

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