Oblomov

Chapitre 13

 

Élie vit encore dans son rêve le grand salonsombre de la maison paternelle avec ses antiques fauteuils defrêne, éternellement couverts ; de housses, son immense sofadur et disgracieux, tapissé de bouracan bleu de ciel, passé ettaché, et son large fauteuil de cuir.

La longue soirée d’hiver commence. Les jambescroisées sous elle, la mère est assise sur le sofa ; elletricote paresseusement un bas d’enfant, en bâillant et en segrattant la tête de temps à autre avec son aiguille.

Auprès d’elle sont Nastassia Ivanovna etPelaguéia Ignatievna ; le nez enfoncé dans l’ouvrage, ellescousent avec beaucoup d’application pour la fête quelque effetdestiné à Ilioucha, à son père ou à elles-mêmes. Le père, les mainsderrière le dos, se promène de long en large, dans un parfaitcontentement, ou bien il se met dans le fauteuil, et, après y êtreresté un instant, il recommence sa promenade, écoutant avecattention le bruit de ses pas.

Ensuite, il prend une prise, se mouche etprend encore une prise. Dans la chambre sombre brûle une seulechandelle, et encore ne se permet-on ce luxe que durant les longuessoirées d’hiver et d’automne.

Pendant l’été, on s’arrangeait de manière à secoucher et à se lever sans chandelle, à la clarté du jour. Cela sefaisait en partie par habitude, en partie par économie.

Pour chaque objet qui n’était point fabriqué àla maison, mais qu’on achetait, les Oblomoftzi montraient uneavarice extrême. Ils plumaient bravement une excellente dinde ouune douzaine de poulets pour l’arrivée d’un hôte, mais ne mettaientpoint dans un plat un raisin de Corinthe en trop, et pâlissaient sile convive prenait la liberté de se verser lui-même un verre devin.

Au reste une pareille débauche n’arrivaitpresque jamais : quelque cerveau brûlé, un homme perdu dansl’opinion publique en eut seul été capable : mais on n’auraitpas laissé un semblable monsieur approcher de la cour. Non, tellesn’étaient pas les mœurs du pays.

À moins qu’on ne lui réitère l’invitationjusqu’à trois fois, le convive ne touche à rien. Il sait très-bienqu’une offre qui n’est pas répétée contient en soi la prière derefuser.

Et on n’allumait pas deux chandelles pour toutle monde : la chandelle était achetée en ville, au comptant,et la maîtresse, de la maison la gardait elle-même sous clef, commetoutes les choses achetées. Les bouts de chandelle étaient comptéset serrés avec soin.

Généralement on n’aimait point à débourser del’argent. Quelque indispensable que fût un objet, on ne se mettaiten frais pour l’avoir qu’à grand’peine et seulement quand ladépense était minime. Une dépense importante était toujoursaccompagnée de lamentations, de cris et d’injures.

Plutôt que de délier les cordons de leurbourse, les Oblomoftzi se condamnaient à souffrir toute espèced’incommodités et même s’accoutumaient à ne pas les considérercomme telles.

C’est pourquoi de temps immémorial le sofa dusalon est tout couvert de taches et pourquoi le fauteuil en cuir deM. Élie père n’a de cuir que le nom. En fait, il n’est que…non, je ne dirai pas de tille, ni de ficelle : du cuir, ledossier n’a gardé qu’un seul lambeau, et le reste est tombé enmorceaux et s’en est allé il y a cinq ans.

C’est pour cela aussi peut-être que la portecochère est de travers et que le perron branle. Mais payer quelquechose, voire l’objet le plus indispensable, donner d’un coup deuxcents, trois cents, cinq cents roubles, cela passait chez eux pourun suicide.

Ayant appris qu’un des jeunes propriétairesdes environs était allé à Moscou et y avait acheté une douzaine dechemises trois cents roubles, vingt-cinq roubles une paire debottes et quarante roubles un gilet de noce, le vieux Oblomoff fitun signe de croix, puis il dit avec une sorte de terreur et enmanière de quolibet : « qu’un pareil gars méritait d’êtremis dans une maison de force ! »

En général ils étaient sourds à toute véritépolitico-économique sur la nécessité de la circulation rapide descapitaux, de l’accroissement de la production, de l’échange desproduits, etc. Dans la simplicité de leur âme, ils ne comprenaientet ne pratiquaient qu’un usage des capitaux, c’était de les garderdans le bahut.

Assis avec des poses diverses dans lesfauteuils du salon, les habitants ou les convives habituels de lamaison jouent du chalumeau par le nez. Dans la société règne laplupart du temps un silence profond. Ces gens-là se voient tous lesjours ; ils connaissent et ont épuisé mutuellement leurstrésors intellectuels ; il leur arrive peu de nouvelles dudehors.

Tout est calme ; on entend seulementrésonner les lourdes bottes, faites à la maison, de M. Éliepère. Le balancier de la pendule frappe sourdement dans l’étui, etle fil que Pélaguéia Ignatievna ou Nastassia Ivanovna casse detemps en temps avec la main ou les dents, interrompt seul leprofond silence.

Ainsi se passe parfois une demi-heure, à moinsque quelqu’un ne bâille tout haut en faisant le signe de la croixsur sa bouche et en disant : « Grâce,Seigneur ! » Après lui bâille le voisin, puis lesuivant : ils ouvrent la bouche lentement, comme à uncommandement.

Le jeu de l’air dans les poumons fait le tourde la chambre, et parfois chez quelqu’un ce bâillement contagieuxamène une larme. Ou bien M. Élie père s’approche de lacroisée, regarde et dit avec un certain étonnement :

– Il n’est encore que cinq heures, etcependant comme il fait sombre dehors !

– Oui, répond quelqu’un, à ce moment de lasaison il fait toujours sombre ; les longues soirées nousarrivent.

Et au printemps ils s’étonnent et seréjouissent de l’approche des longues journées. Demandez-leur cequ’ils ont à faire de ces longs jours : ils ne le savent paseux-mêmes.

Et ils se taisent de nouveau. Quelqu’un veutmoucher la chandelle et l’éteint tout à coup ; toustressaillent, et l’un des assistants ne manque jamais dedire : « Une visite inattendue ! » Quelquefoisla conversation s’engage là-dessus.

– Quel pourrait être ce convive ? demandela maîtresse de la maison, ne serait-ce point NastassiaThadéevna ? Ah ! Dieu le veuille ! Mais non ;elle ne viendra point avant la fête. Que je serais doncheureuse ! comme nous nous embrasserions et comme nouspleurerions ensemble ! Et comme ensemble nous irions à matineset à la messe… Mais je ne puis me comparer à elle ! Quoique jesois plus jeune, je ne puis cependant rester debout aussilongtemps[58].

– Mais quand est-elle partie ? demandeM. Élie père ; il me semble que c’est après laSaint-Élie.

– Qu’est-ce que tu dis, Élie ! Tuconfonds toujours. Elle n’a même pas attendu le sémik[59], dit sa femme.

– Il me semble pourtant qu’elle était icipendant le carême de la Saint-Pierre, repart M. Élie père.

– Tu es toujours comme cela ! dit safemme avec reproche, tu discutes et cela ne sert qu’a te fairetort…

– Allons ! comment n’aurait-elle pas étéici au carême de la Saint-Pierre ? Puisque à cette époque onfaisait des pâtés aux champignons : elle aime…

– Mais c’est Maria Onissimovna, c’est elle quiaime les pâtés aux champignons ! Comment peux-tul’oublier ! Et Maria Onissimovna n’est pas restée chez nousjusqu’à la Saint-Élie, mais jusqu’au jour des saints Procopius etNikanor.

On comptait le temps par les fêtes, lessaisons, les divers événements de famille et de la vie domestique,sans jamais s’en rapporter aux dates ni aux mois. Peut-être celavenait-il en partie de ce que, tous, excepté Oblomoff, brouillaientles noms des mois et l’ordre des dates.

M. Élie père, vaincu, finit par se taire,et toute la société retomba dans l’assoupissement. Ilioucha,accroupi derrière le dos de sa mère, est assoupi comme les autres.Quelquefois il dort tout à fait.

– Oui, dit ensuite un des convives avec unprofond soupir, tenez, le mari de Maria Onissimovna, le défuntM. Bazile, comme il était, grâce à Dieu, bien portant, etcependant il est mort ! et il n’a pas dépassé lasoixantaine ! un homme comme lui aurait dû vivre centans !

– Nous mourrons tous quand il plaira àDieu ! reprend avec un soupir Pélaguéia Ignatievna. Il y en aquelques-uns qui meurent, mais tenez, chez les Khlopoff, parexemple, c’est à peine si on a le temps de baptiser ; ilparaît qu’Anna Andréevna vient encore d’accoucher. C’est sonsixième !

– Est-ce donc seulement Anna Andréevna !dit la maîtresse de la maison : tenez, qu’on marie son frère,et vous verrez les enfants, ce sera une bien autre musique !Les plus petits grandissent et deviennent bons à marier ;ensuite il faut marier les filles : où trouver despromis ? De nos jours, voyez-vous, chacun veut une dot, ettoujours en argent…

– De quoi s’agit-il ? demandaM. Élie père en s’approchant des causeurs.

– Mais il s’agit de…

Et on lui répéta la conversation.

– Ce que c’est que la vie de l’homme !s’écria sentencieusement M. Élie père : l’un meurt,l’autre naît ; le troisième se marie, et nous autresvieillissons toujours : loin que les années se ressemblent, unjour ne ressemble même pas à l’autre. Et pourquoi cela ? neserait-ce pas plus beau si chaque jour était comme hier, et hiercomme demain !… Cela vous attriste, rien que d’y penser…

– Le vieux vieillit, le jeune grandit !murmure dans un coin une voix endormie.

– Il faut en prier davantage le bon Dieu etn’avoir pas d’autre pensée, dit gravement la maîtresse de lamaison.

– C’est vrai, c’est vrai, répondit enbredouillant et d’un ton craintif M. Élie père, qui avaitvoulu philosopher un peu ; et il recommença sa promenade delong en large.

On se taisait de nouveau, et on n’entendaitque le bruit du fil et des aiguilles qui allaient et venaient.Quelquefois la maîtresse de la maison rompait le silence.

– Oui, il fait sombre dehors, disait-elle.Mais s’il plaît à Dieu, lorsque nous serons entre la Noël et lejour des Rois, nos parents viendront nous voir ; alors ce seraplus gai et les soirées passeront sans qu’on s’en aperçoive. SiMelania Petrovna était ici, elle nous aurait déjà fait centniches ! Que n’imagine-t-elle pas ! elle fait fondrel’étain ou la cire[60], ellecourt à la porte cochère[61] ;elle met toutes mes servantes en déroute. Elle invente mille jeux…c’est vraiment un boute-en-train.

– Oui, une dame du monde ! fit un desinterlocuteurs ; ne s’avisa-t-elle point, il y a trois ans, dedescendre les montagnes[62] !C’était quand M. Lucas se fendit le sourcil…

Tous les donneurs se réveillèrent soudain,regardèrent M. Lucas, et partirent d’un éclat de rireretentissant.

– Comment as-tu fait, monsieur Lucas ?Voyons, voyons, raconte-nous ça ! dit M. Élie père en sepâmant de rire.

Et tous de rire encore, et Ilioucha qui seréveille de rire aussi.

– Que voulez-vous que je vous raconte ?dit M. Lucas embarrassé, tout cela, c’est M. Alexis quil’a inventé : il n’y a rien eu…

– Hé ! éclatèrent tous en chœur. Allonsdonc, il n’y a rien eu ! est-ce que nous sommes morts, nousautres ? Et le front, et le front, on y voit encore lamarque…

Et tous de rire aux éclats.

– Mais qu’avez-vous donc à rire ? essayade répondre M. Lucas entre les explosions ; quant à moi…certainement… mais c’est Vasseka, le brigand, qui m’a fourré unpetit traîneau tout démantibulé qui… s’est ouvert sous moi… et je…comme cela…

Un rire général couvrit sa voix, et il fit devains efforts pour achever l’histoire de sa chute. Le rire gagnatoute la société, perça jusqu’à l’antichambre, à la chambre desservantes et envahit la maison. On se rappela l’histoire amusante,et on eu rit aux éclats d’un rire prolongé, universel,indescriptible, comme riaient les dieux de l’Olympe. On allaits’arrêter quand quelqu’un se remit à rire, et la danse derecommencer. Enfin, peu à peu et non sans peine, le calme serétablit.

– Ah çà, et maintenant à la Noël tu descendrasla montagne, monsieur Lucas ? demanda, après un court silence,M. Élie père.

Nouvelle explosion de rires qui dure dixminutes.

– Ne faudrait-il pas commander pendant lecarême une montagne à Anntipka ? dit encore tout à coupM. Élie père. M. Lucas, savez-vous, est un grand amateur,il ne peut se passer…

Les éclats de rire de la société ne luilaissèrent pas le temps d’achever.

– Eh mais, et-ce qu’il n’existe pas encore… cepetit traîneau ? put à peine dire en riant quelqu’un descauseurs.

Encore des éclats de rire.

Ils rirent tous ainsi longtemps. Enfin peu àpeu ils se calmèrent ; l’un essuyait ses larmes, un autre semouchait, un troisième toussait et crachait bruyamment enprononçant ces mots avec difficulté :

– Ah, Seigneur ! peu s’en faut que latoux ne m’ait étranglé… il m’a fait mourir de rire, je vous assure.Quelle catastrophe ! quand il était le dos en l’air, et lespans de l’habit écartés…

Ici partit enfin la dernière explosion, laplus longue : ensuite on se tut. L’un soupira, l’autre bâillatout haut, avec la formule habituelle, et l’assemblée se replongeadans le silence.

Ou n’entendit plus comme auparavant que letic-tac du balancier, le bruit des bottes et le craquement léger dufil coupé avec les dents. Soudain M. Élie père s’arrêta aumilieu de la chambre en se tenant le bout du nez d’un airtrès-effrayé.

– Voyez donc ! Que va-t-il arriver ?dit-il. Il y aura un mort : le bout du nez me démange…

– Seigneur Dieu ! dit sa femme enjoignant les mains. Quel mort peut-il y avoir quand c’est le boutdu nez qui démange ! Un mort, c’est quand le haut du nez vousdémange. Ah ! monsieur Élie, que Dieu le pardonne ! tun’as pas de mémoire ! Tu serais capable de parler ainsi devantdu monde ou des convives et comme ce serait honteux !

– Quel présage est-ce donc, quand c’est lebout du nez qui démange ? demanda M. Élie père toutconfus.

– C’est qu’on verra le fond de son verre devin ; mais un mort ? Si on peut dire…

– J’embrouille tout, dit M. Éliepère ; comment se souvenir de tout ? Tantôt c’est ducôté, tantôt c’est du bout que le nez vous démange, tantôt ce sontles sourcils…

– Du côté, s’empressa de dire PélaguéiaIvanovna, cela annonce des nouvelles ; les sourcils qui vousdémangent, des larmes ; le front, cela veut dire saluer :du côté droit, un homme ; du gauche, une femme ; quandles oreilles vous démangent, cela signifie que le temps est à lapluie ; les lèvres, s’embrasser ; les moustaches, mangerdes douceurs : le coude, dormir dans un nouvel endroit ;la plante des pieds, un voyage.

– Ah ! voyez donc Pélaguéia Ivanovna, envoilà une tête ! interrompit M. Élie père ; et, pourque le prix du beurre diminue, n’est-ce pas la nuque qui doit vousdémanger[63] ?

Les femmes se prirent à rire et à chuchoterentre elles : quelques-uns des hommes sourirent. Une nouvelleexplosion d’éclats de rire se préparait, mais en ce moment retentitcomme le grognement d’un chien et le jurement d’un chat en colère,quand ils s’apprêtent à se jeter l’un sur l’autre. C’était le jeude la pendule qui allait sonner.

– Hé ! mais il est déjà neufheures ! s’écria avec un étonnement joyeux M. Élie père.Voyez donc, s’il vous plaît, le temps a passé sans qu’on s’enaperçût. Hé ! Vaneka, Vasseka, Motteka !

Apparurent trois figures endormies.

– Pourquoi ne mettez-vous pas la table ?demanda M. Élie père, à la fois surpris et contrarié. Non,non, on ne pense pas aux maîtres ! Allons ! pourquoirestez-vous là ? vite, de l’eau-de-vie !

– Voilà pourquoi le bout du nez vousdémangeait, dit vivement Pélaguéia Ivanovna : vous prendrez del’eau-de-vie et vous regarderez le fond du verre à vin.

Après que l’on a soupé, que les baisers ontretenti et qu’on a échangé les bénédictions, tous se rendent àleurs lits, et le sommeil règne sur les têtes insoucieuses.

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