Oblomov

Chapitre 1

 

M. Élie Oblomoff demeurait, rueGorokhovaya[1], dans une de ces grandes maisons dont leslocataires suffiraient à peupler une ville de district. C’était lematin, et M. Élie Oblomoff était au lit, dans sonappartement.

M. Oblomoff pouvait avoir de trente-deuxà trente-trois ans : il était de taille moyenne et d’unextérieur agréable ; il avait les yeux gris foncé, mais sestraits accusaient l’absence de toute idée profonde et arrêtée.

La pensée, comme un oiseau, se promenaitlibrement sur son visage, voltigeait dans ses yeux, se posait surses lèvres à demi ouvertes et se cachait dans les plis de sonfront, pour disparaître ensuite tout à fait ; alors, sur toutela physionomie s’étendait une teinte uniforme d’insouciance.L’insouciance se répandait de là dans les poses du corps et jusquedans les plis de la robe de chambre.

Quelquefois le regard devenait terne etexprimait la fatigue ou l’ennui ; mais ni la fatigue nil’ennui ne pouvaient, même pour un instant, altérer la douceur dela physionomie, tant cette douceur, qui était l’expressionhabituelle, non-seulement du visage, mais de l’âme, se peignaitclairement dans les regards, le sourire et dans chaque mouvement dela tête et de la main.

Un observateur froid et superficiel qui eûtjeté un coup d’œil en passant sur Oblomoff, aurait dit :« Ce doit être un bon enfant, un homme qui a le cœur sur lamain. » Mais un philosophe doué d’un cœur plus chaud et d’uneintelligence plus vive, après avoir longtemps regardé Élie, auraitemporté de cet examen une très-agréable impression.

Le teint d’Oblomoff n’était ni rose, ni brun,ni positivement pâle, mais d’une couleur vague ; il peut sefaire qu’il parût ainsi parce qu’Élie s’était affaissé avantl’âge : était-ce par suite du manque d’air ou du manqued’exercice ? peut-être de l’un et de l’autre.

À en juger par le ton trop mat et trop blêmedu cou, des mains menues et potelées, et par la mollesse desépaules, Oblomoff semblait, en général, beaucoup trop délicat pourun homme. Dans l’émotion même, ses mouvements étaient alanguis parune paresse qui ne manquait pas de grâce.

Si du fond de l’âme s’élevait un nuage desoucis qui l’assombrissait, son front se plissait et on yapercevait la lutte du doute, de la tristesse et de lacrainte ; mais rarement cette lutte aboutissait à une idéearrêtée, et plus rarement encore se résumait dans une résolution.Elle s’évaporait en un soupir et s’évanouissait dans l’apathie etla somnolence.

Comme le costume habituel d’Élie allait bien àla placidité de sa figure et à la mollesse de son corps ! Ilportait un khalate à la persane, mais un khalate véritablementoriental qui ne rappelait en rien l’Europe, sans houppe, nivelours, ni taille, – si ample qu’Oblomoff aurait pu s’enenvelopper deux fois. Il serait encore resté assez d’étoffe pourl’habit de chasse d’un Parisien.

Les manches, suivant l’usage invariable del’Asie, allaient toujours en s’élargissant des doigts à l’épaule.Quoique ce khalate eût perdu de sa première fraîcheur, et parendroits eût remplacé son éclat primitif et naturel par un lustreacquis, il gardait néanmoins les brillantes couleurs de l’Orient,et le tissu en était encore solide. Aux yeux d’Élie, son khalatepossédait mille qualités inappréciables : il était souple etmoelleux, ne pesait nullement au corps et se pliait comme unesclave obéissant à ses moindres mouvements.

Élie ne portait jamais à la maison ni cravateni gilet, parce qu’il aimait à être à l’aise. Ses pantouflesétaient longues, larges et molles ; lorsque sans regarder ildescendait du lit sur le plancher, ses pieds y entraientinfailliblement du premier coup.

Si Oblomoff demeurait au lit, ce n’était pointpar nécessité, comme quand on est malade, ou qu’on tombe de fatigueet de sommeil, ni par volupté, comme ferait un paresseux :garder le lit était son état normal. Quand il restait chez lui, –et il ne sortait presque jamais – il était toujours au lit, ettoujours nécessairement dans la même pièce où nous l’avons trouvé,et qui lui servait de chambre à coucher, de cabinet et de salon deréception.

Il en avait encore trois autres, mais il n’yjetait qu’un regard en passant, quelquefois le matin, quand ledomestique balayait son cabinet, ce qui n’arrivait pas tous lesjours. Les meubles y étaient couverts de housses, les storesbaissés.

La chambre où Élie était couché semblait àpremière vue parfaitement ornée. On y voyait un bureau en acajou,deux sofas en damas, et un joli paravent brodé d’oiseaux et defruits fantastiques, il y avait aussi des tentures de soie, destapis, plusieurs tableaux, des bronzes, des porcelaines et quantitéde charmants bibelots. Mais l’ensemble de ces objets avait un sensqu’un œil exercé aurait démêlé sur-le-champ.

On y lisait le désir de garder tant bien quemal le décorum sans se donner pour cela aucune peine. C’estcertainement dans ce seul but qu’Élie avait arrangé son cabinet. Ungoût délicat n’aurait pu s’accommoder de ces chaises d’acajoulourdes et disgracieuses, ni de ces étagères vacillantes. Ledossier d’un des sofas s’était affaissé, et l’acajou plaqué s’étaitdécollé par places. Les tableaux, les vases et les bibelots étaientdans le même état.

Le maître lui-même promenait sur l’arrangementde son cabinet un regard morne et distrait qui semblait dire :« Qui diable m’a fourré tant de choses,là-dedans ? » Il suffisait d’un peu plus d’attention pourremarquer cet abandon et cette négligence, résultat de la froideindifférence du propriétaire, et peut-être encore plus de sondomestique Zakhare. Le long des murs, autour des tableauxs’accrochaient en festons des toiles d’araignées, imprégnées depoussière.

Les miroirs, au lieu de refléter les objets,ressemblaient aux tables de Moïse : sur la poussière on auraitpu écrire des notes. Les tapis étaient pleins de taches. Unessuie-mains traînait sur un sofa et il se passait rarement unmatin sans qu’on vît sur la table une assiette, une salière, un osà demi rongé et des miettes de pain, débris du souper de laveille.

Sans cette assiette et sans une pipe encorechaude, appuyée contre le lit, ou bien encore sans le maître qui yétait couché, on aurait pu croire la chambre inhabitée, tant elleapparaissait couverte de poussière, pleine d’objets fanés, et videde tout ce qui indique la présence d’un homme.

On apercevait bien sur les étagères deux outrois livres ouverts, un journal abandonné, et même sur le bureauun encrier avec des plumes ; mais ces livres étaient souillésde poussière et jaunis par le temps ; on voyait qu’ils avaientété jetés là de longue date. Le journal était de l’année précédenteet, si l’on avait trempé une plume dans l’encrier, peut-être qu’unemouche effrayée s’en serait échappée en bourdonnant.

Oblomoff, contrairement à son habitude,s’était réveillé de très-bon matin, vers les huit heures. Il étaiten proie à une forte préoccupation. Sa figure exprimait tour à tourde vagues sentiments de crainte, d’ennui et de colère. On devinaitqu’il souffrait d’une lutte intérieure et que le raisonnementn’était pas encore venu à son secours.

Le fait est qu’Élie avait reçu la veille desnouvelles fâcheuses de son staroste[2]. On sefigure bien de quelle nature sont les nouvelles fâcheuses que doitannoncer la lettre d’un staroste : il ne peut y être questionque d’une mauvaise année, d’arriérés, de diminution de revenus,etc. Cependant le staroste avait déjà donné des avis pareils à sonseigneur la dernière et l’avant-dernière année, mais cette fois lamalencontreuse lettre avait ému Élie comme l’eût fait toute autresurprise désagréable.

Et il y avait de quoi ! Ne fallait-il paspenser à prendre des mesures ? Rendons pourtant justice à lasollicitude d’Oblomoff pour ses affaires personnelles. Au reçu dela première lettre, bien des années auparavant, il avait ébauchédans sa tête un plan de divers changements et améliorations àintroduire dans la gestion de ses biens. Il se proposait d’y amenerdifférentes innovations économiques, administratives et autres.

L’auteur était loin d’avoir médité toutes lesparties de son plan, et pourtant les lettres affligeantes dustaroste se répétaient chaque année, et l’obligeaient à uneactivité d’esprit qui troublait sa quiétude. Oblomoff reconnutqu’il était urgent, avant la fin de son œuvre, d’entreprendrequelque chose de décisif.

Aussi, dès qu’il fut réveillé, conçut-il leprojet de se lever immédiatement, de se laver la figure et, aprèsavoir pris le thé, de réfléchir profondément, d’étudier plusieurscombinaisons, de les noter et en général de s’occuper sérieusementd’affaires. Pendant une demi-heure il resta encore couché, setourmentant de cette grande résolution. Ensuite il pensajudicieusement que tout cela pouvait se faire après le thé, que lethé, il pouvait bien, selon son habitude, le prendre au lit, etrester couché pour méditer. Ainsi fit-il.

Quand il eut pris le thé, il se souleva un peuet faillit se lever ; il jeta un coup d’œil sur sespantoufles, et commença même à descendre un de ses pieds, mais ille retira brusquement.

La pendule sonna neuf heures et demie.Oblomoff tressaillit.

« Qu’est-ce que je fais donc ?murmura-t-il tout haut, il faut être raisonnable… il est temps des’occuper d’affaires. Si on se laisse aller, alors… »

Il cria : Zakhare !

Dans une pièce séparée de la chambred’Oblomoff par un petit couloir, on entendit d’abord comme legrognement d’un chien de garde, ensuite le bruit de deux piedstombant sur le parquet. C’était Zakhare qui sautait à bas dupoêle[3], où il passait toute sa journée dans unedemi-somnolence.

En la chambre entra un homme déjà sur l’âge,habillé d’une veste grise, qui laissait voir la chemise sousl’aisselle, et d’un gilet gris à boutons de métal. Il avait lecrâne nu comme un genou, et la face ornée de deux immenses favoristouffus, blonds, grisonnants dont chacun aurait suffi pour troisbonnes barbes.

Non-seulement Zakhare se contentait de l’imageque Dieu lui avait donnée, mais il ne prenait même pas la peine derien changer au costume qu’il avait porté à la campagne. Son habitétait taillé sur un modèle apporté du village. La veste et le giletgris lui plaisaient de plus, parce que cet habillement, presqueuniforme, lui rappelait vaguement la livrée qu’il endossait jadispour accompagner les vieux seigneurs à la messe ou dans leursvisites.

La livrée était la seule chose qui lui remîten mémoire les splendeurs de la maison des Oblomoff. Seul, cethabit retraçait aux yeux du vieux serviteur la vie seigneuriale,large et tranquille, au fond de la province. Les vieux seigneurssont morts, les portraits de famille sont restés dans lechâteau ; peut-être qu’ils y traînent quelque part augrenier ; les traditions de la noble famille s’effacent et nevivent plus que dans la mémoire de quelques vieillards, qui euxaussi sont restés à la campagne. Voilà pourquoi Zakhare aimait tantson vieil habit gris.

Cet habit et certaines traces qui, dans lafigure et les manières du barine[4], faisaientsonger à ses ancêtres, les caprices mêmes du maître, dont Zakharegrognait tout bas et tout haut, mais qu’au fond il respectait commela manifestation de la volonté, du droit du seigneur, étaient toutce qui restait pour Zakhare de la grandeur passée. Sans cescaprices, il ne sentait pas le maître au-dessus de lui ; sanseux rien ne ressuscitait sa jeunesse, le village qu’ils avaientdepuis longtemps quitté ensemble, et les traditions, seulechronique que gardaient sur cette antique maison les vieuxserviteurs, les bonnes, les nourrices, et qu’ils se transmettaientde génération en génération.

La famille des Oblomoff avait jadis été richeet renommée dans le pays, mais ensuite, Dieu sait comment, elles’était appauvrie, abaissée et insensiblement perdue parmi lesmaisons d’une noblesse moins ancienne. Seuls, les domestiques quiavaient blanchi à son service se passaient les uns aux autres lamémoire fidèle du temps qui n’était plus, et la chérissaient commeune relique.

Voilà pourquoi Zakhare aimait tant son vieilhabit gris. Il se peut qu’il chérît aussi tendrement ses favoris,parce qu’il avait vu dans son enfance beaucoup d’anciens serviteursavec ce vieil aristocratique ornement.

Oblomoff, enfoncé dans sa méditation, neremarqua point Zakhare. Zakhare se tenait devant lui ensilence ; enfin il toussa.

– Que veux-tu ? demanda Élie.

– Mais c’est vous qui m’avez appelé.

– Je l’ai appelé ? Pourquoi t’ai-jeappelé ? Je l’ai oublié, dit Élie en se détirant. Va un momentchez toi, je tâcherai de me souvenir.

Zakhare sortit, et M. Oblomoff continuade rester couché et de penser à cette diable de lettre.

Un quart d’heure s’écoula.

– Allons, dit-il, assez du lit ; il fautenfin que je me lève… Cependant, si je relisais encore une fois,mais avec attention, la lettre du staroste, je pourrais ensuite melever. Zakhare !

On entendit le même bruit de pieds, avec ungrognement plus fort. Zakhare entra et Oblomoff se replongea danssa rêverie. Zakhare attendit à peu près deux minutes, mais d’un airpeu bienveillant, regardant son maître de travers ; puis il sedirigea vers la porte.

– Où vas-tu donc ? demanda brusquementÉlie.

– Vous ne dites rien ; voulez-vous que jereste là pour rien ? répondit Zakhare d’une voix enrouée, caril n’en avait pas d’autre. Il prétendait avoir perdu sa voixnaturelle par un coup de vent. Un jour qu’il chassait à courre encompagnie de son vieux maître, le vent s’était engouffré dans sagorge. Il se tenait, donc au milieu de la chambre sur un demi-tourcommencé, regardant toujours Oblomoff de travers.

– Est-ce que tes jambes sont paralysées, quetu ne peux rester là un moment debout ? Tu vois, j’ai dessoucis ; attends donc… tu n’es pas encore las d’être couché làdedans ? Cherche-moi la lettre que j’ai reçue hier dustaroste. Qu’en as-tu fait ?

– Quelle lettre ? Je n’ai pas vu delettre, dit Zakhare.

– Mais c’est à toi que le facteur la remise.Tu sais, cette lettre si sale.

– Où l’avez-vous fourrée ? Qu’en sais-je,moi ! dit Zakhare, en tâtant les papiers et les autres objetsétalés sur la table.

– Tu ne sais jamais rien. Regarde là, dans lacorbeille. Ou est-ce qu’elle ne serait pas tombée derrière lesofa ?… Et voilà ce dossier qui n’est pas encore réparé !Que ne vas-tu chercher le menuisier ? C’est toi-même qui l’ascassé. Tu ne penses à rien !

– Je ne l’ai point cassé, répondit Zakhare, ils’est cassé tout seul. Il ne pouvait durer toujours. Il fallaitbien qu’il se cassât une fois.

Élie ne crut pas utile de lui prouver lecontraire.

– L’as-tu trouvée enfin ?demanda-t-il.

– En voici des lettres…

– Ce n’est pas cela.

– Ma foi ! il n’y en a pas d’autres,grogna Zakhare.

– C’est bien ! va-t’en, dit Élie avecimpatience ; je vais me lever et je la trouverai bienmoi-même.

Zakhare rentra dans son cabinet ; mais àpeine avait-il appuyé ses mains pour sauter sur le poêle, qu’ilentendit crier vivement :

– Zakhare ! Zakhare !

– Seigneur Dieu ! aboya Zakhare, en sedirigeant encore une fois vers la chambre ; quelleexistence ! J’aimerais mieux mourir !

– Qu’est-ce qu’il vous faut ? dit-il, entenant la porte de la chambre, et en dirigeant sur Oblomoff, ensigne de mécontentement, un regard si oblique qu’il ne l’apercevaitplus que de la moitié de son œil, et que le maître ne saisissait desa personne que l’incommensurable favori d’où l’on s’attendait àvoir, comme d’un buisson, s’envoler tout à coup deux ou troisoiseaux.

– Mon mouchoir de poche, vite ! Tu auraisdû deviner toi-même… Tu ne vois rien, remarqua sévèrement Élie.

Zakhare ne manifesta ni déplaisir, niétonnement particulier à cet ordre et à ce reproche. Il trouvaitprobablement l’un et l’autre très-naturels.

– Qui sait où est le mouchoir de poche ?croassa-t-il en faisant le tour de la chambre et en tâtant chaquechaise, bien qu’il fût visible qu’il n’y avait rien dessus.

– Vous perdez tout, continua-t-il, en ouvrantla porte du salon pour regarder si le mouchoir n’y était pas.

– Où vas-tu ? Cherche ici : je n’aipas mis les pieds là-dedans depuis avant-hier. Dépêche-toidonc.

– Où est le mouchoir ? Il n’y a pas demouchoir ! disait Zakhare en gesticulant des bras et enpromenant son œil dans tous les recoins. Mais le voici !grogna-t-il d’un air fâché, il est sous vous, en voici un bout.Vous êtes couché dessus et vous me le demandez !

Et sans attendre de réponse, il se dirigeavers la porte. Oblomoff était un peu confus de sa maladresse. Iltrouva aussitôt un autre moyen de prendre Zakhare en faute.

– Comme il fait propre ici ! Dieu deDieu ! que de poussière, que d’ordure ! Là… là, regardedans les coins, fainéant !

– Fainéant ! moi !… reprit Zakhared’un air offensé… mais je m’échine, je m’échine sans ménager mavie ! J’époussète partout et je balaye presque tous lesjours.

Il montra le milieu du parquet et la table oùdînait Élie.

– Tenez, tenez, tout est balayé, rangé, commepour une noce… Que voulez-vous de plus ?

– Et ceci, qu’est-ce ? et Oblomoffindiquait les murs et le plafond, et ceci, et cela ? Et ildésignait du doigt l’essuie-mains jeté la veille et l’assietteoubliée sur la table avec le morceau de pain.

– Ah ! ceci, ah bien ! je veux bienl’enlever, dit Zakhare d’un ton de condescendance, en prenantl’assiette.

– Rien que cela ! et la poussière desmurs et les toiles d’araignée ? fit Élie en montrant lesmurs.

– Ça ? Je le fais à Pâques : alorsje nettoie les images[5] et j’enlèveles toiles d’araignée…

– Et les livres, et les tableaux… pourquoi neles fais-tu pas !

– Les livres et les tableaux… à Noël :alors Anissia et moi nous mettons en ordre toutes les armoires.Quand voulez-vous que je puisse ranger ? Vous êtes cloué toutela journée à la maison !

– Mais je vais quelquefois au théâtre ou ensoirée. Est-ce que…

– Est-ce qu’on peut faire quelque chose lanuit ?

Oblomoff lui jeta un coup d’œil où se lisaitun reproche, branla la tête et soupira ; Zakhare, de son côté,regarda par la croisée d’un air indifférent et soupira aussi. Lebarine semblait se dire : « Ah, mon ami, tu es encoreplus Oblomoff[6] que moi. » Et Zakhareprobablement se disait : « Allons donc ! tu n’es bonqu’à faire des phrases, des phrases assommantes, et quant à lapoussière et aux toiles d’araignée, tu t’en moques pasmal. »

– Comprends-tu, dit Élie, que la poussièreengendre des mites ? Il m’arrive même de voir quelquefois surles murs une punaise.

– Mieux que ça, j’ai des puces, moi, répliquafroidement Zakhare.

– Et tu crois que c’est bien ? mais c’estde la malpropreté.

Zakhare sourit de toute la largeur de sa face.Ce sourire atteignit ses sourcils et ses favoris ; ilss’écartèrent et firent place à une grande tache rouge qui s’étenditjusqu’au front.

– Est-ce ma faute s’il existe despunaises ? dit-il avec un étonnement naïf ; est-ce moiqui les ai inventées ?

– C’est le résultat de la malpropreté,interrompit Oblomoff. Pourquoi dis-tu toujours dessottises ?

– Je n’ai pas non plus inventé lamalpropreté.

– Est-ce que là-bas, chez toi, les souris netrottent pas toute la nuit ? Je les entends.

– Et les souris non plus, je ne les ai pasinventées. Elles abondent partout, ces petites bêtes : lessouris, les chats, les punaises.

– Comment se fait-il que chez les autres on nevoie ni mites ni punaises ?

La figure de Zakhare exprima l’incrédulité, ouplutôt la profonde conviction que la chose était impossible.

– J’ai de tout cela, insista-t-il avecopiniâtreté. On ne peut pas surveiller chaque punaise, ni sefourrer chez elle, dans sa fente.

Et il avait l’air de penser :« Peut-on faire un bon somme sans unepunaise ? »

– Balaye, ôte les ordures des coins, et il n’yaura rien de tout cela, dit sentencieusement Élie.

– Que je balaye ! mais demain il s’enaccumulera encore, dit Zakhare.

– Il ne s’en accumulera pas, interrompit lebarine ; c’est impossible.

– Il s’en accumulera. Je le sais, insista ledomestique.

– Eh bien ! s’il s’en accumule, tubalayeras encore.

– Quoi ! refaire chaque coin tous lesjours ? Quelle existence ! Mieux vaut mourir !

– Mais alors pourquoi est-ce si propre chezles autres ? demanda Oblomoff. Regarde donc chez l’accordeurd’en face : cela fait plaisir à voir… et ils n’ont qu’uneservante !

– Chez eux, chez ces Allemands ! Maisd’où diable voulez-vous qu’il leur vienne des ordures ?répondit vivement Zakhare, Voyez donc la vie qu’ils mènent !Toute la famille, pendant huit jours, est après le même os. L’habitpasse et repasse du père au fils, et du fils au père. La mère etles filles ont de mauvaises petites robes ; elles sonttoujours à ramasser leurs pieds sous elles comme des oies… D’oùdiable voulez-vous qu’elles prennent des ordures ? Ces gens-làn’ont pas, comme nous, des armoires pleines de vieilles hardes, quiy restent des années. Comment voulez-vous que, durant un hiver, ils’accumule chez eux tout un coin de croûtes de pain. Chezeux ! Il ne s’y perd pas un croûton ! Ils en font desbiscotes, et puis ils les avalent avec de la bière.

Et Zakhare cracha entre ses dents rien qu’àl’idée d’une existence aussi sordide.

– Allons, pas tant de conversations, ditÉlie ; tu ne fais que raisonner… range plutôt.

– Je rangerais bien quelquefois, mais c’estvous qui m’en empêchez.

– Bon, te voilà encore. C’est toujours moi quit’empêche.

– Mais sans doute, vous restez tout le tempschez vous ; comment voulez-vous qu’on fasse la chambre quandvous y êtes ? Sortez pour toute la journée et on rangera.

– Voilà encore de tes idées ! Que jesorte ! Va-t’en chez toi, cela vaudra beaucoup mieux.

– Mais je vous assure que c’est ainsi,insistait Zakhare. Tenez, sortez aujourd’hui, et je rangerai toutici avec Anissia. Et encore, à nous deux, nous n’en viendrons pas àbout : il faut prendre des journalières et laver partout.

– En voilà des inventions ! desjournalières ! Fais-moi le plaisir de t’en aller.

Oblomoff était déjà fâché d’avoir provoquécette conversation avec Zakhare. Il oubliait toujours qu’entouchant à cette question délicate, il était sûr de s’attirer destracasseries interminables. Il désirait bien que tout fut en ordrechez lui, mais il souhaitait en même temps que cela se fit d’unemanière quelconque, insensiblement, de soi-même. Zakhare entamaittoujours un procès aussitôt qu’on exigeait de lui l’époussetage, lelavage des planchers, etc. Il prouvait alors la nécessité d’unremue-ménage épouvantable ; il savait parfaitement que cetteidée suffisait à jeter la terreur dans l’âme de son maître.

Zakhare sortit, et Élie s’enfonça dans sesréflexions. Quelques minutes après, la pendule sonna la demie.

– Ah ! mon Dieu, s’écria-t-il aveceffroi, bientôt onze heures, et je ne suis pas encore levé, pasencore lavé. Zakhare, Zakhare !

– Seigneur Dieu, encore ! et l’onentendit le grognement et le bruit des deux pieds.

– L’eau est-elle prête ?

– Il y a longtemps. Pourquoi ne vouslevez-vous point ?

– Que ne me dis-tu que c’est prêt ? Je meserais levé depuis longtemps. J’ai à travailler, je vaisécrire.

Zakhare s’éloigna quelques instants et revintavec un cahier graisseux et quelques chiffons de papier.

– Tenez, puisque vous allez écrire, vous ferezbien de régler aussi nos comptes : il est temps de donner del’argent.

– Quels comptes ? Quel argent ?demanda Oblomoff d’un air consterné.

– Mais le boucher, le fruitier, lablanchisseuse, le boulanger… ils veulent de l’argent.

– Ça ne pense qu’à l’argent, murmuraÉlie ; et toi, pourquoi ne me présentes-tu pas les notes une àune ? Pourquoi toutes à la fois ?…

– Mais vous me mettez toujours à la porte…demain… demain…

– Eh bien ! pourquoi ne pas remettre celaà demain ?

– Impossible, ils insistent trop et ne veulentplus faire crédit. C’est aujourd’hui le premier.

– Ah ! dit Oblomoff d’un airchagrin : encore des soucis ! Eh bien ! que fais-tulà ? place-les sur la table. Je vais me lever tout à l’heure,me laver et je verrai. L’eau est-elle prête ?

– Elle est prête, dit Zakhare.

– Alors…

Et tout en geignant il fit un mouvement pourse lever.

– J’ai oublié de vous dire, reprit Zakhare,que tantôt, lorsque vous dormiez encore, l’intendant a envoyé icile portier, qui a dit qu’il fallait absolument déménager… qu’onavait besoin de l’appartement.

– Eh bien ! qu’est-ce que celafait ? Si on en a besoin, certainement nous déménagerons.Pourquoi m’ennuies-tu ? Voilà la troisième fois que tu me ledis.

– Mais c’est qu’on m’ennuie aussi, moi.

– Alors, réponds qu’on déménagera.

– Mais ils disent : voilà un mois quevous nous promettez, qu’ils disent, et vous restez encore là. Nousnous adresserons, qu’ils disent, à la police.

– Eh bien ! ils n’ont qu’à le faire,répondit Élie d’un air décidé. Nous déménagerons bien nous-mêmesdès qu’il fera un peu plus chaud, quelque chose comme dans troissemaines.

– Comment ! dans trois semaines !L’intendant prévient que les ouvriers vont venir ici dans quinzejours, qu’ils doivent tout démolir… Déménagez, qu’il dit, demain ouaprès-demain.

– Hé, hé, hé ! comme ils y vont !demain ! Qu’est-ce qu’ils chantent donc ! Vraiment oui,ne faudra-t-il pas par hasard que nous déménagions tout àl’heure ? Je te défends de me parler de logement. Je te l’aidéjà défendu une fois, et tu recommences… Prends garde !

– Et qu’y puis-je, moi ? repritZakhare.

– Qu’y puis-je ? Belle raison, mafoi ! répondit Oblomoff. Et il ose encore me ledemander ! Est-ce que cela me regarde ? Laisse-moitranquille, ne m’importune plus, et arrange-toi comme tul’entendras, pourvu que nous ne bougions pas d’ici. Tu ne peux doncrien faire pour ton barine ?

– Mais comment, monseigneur ? Commentvoulez-vous que je m’arrange ? miaula Zakhare en adoucissantsa voix enrouée. La maison ne m’appartient pas. Comment faire pourrester dans une propriété qui n’est pas à nous, quand on nous enchasse ? Si la maison était à moi, alors, c’est avec le plusgrand plaisir.

– Mais ne pourrais-tu pas les persuader demanière ou d’autre, leur dire : nous logeons ici depuislongtemps, nous payons exactement ?

– Mais je l’ai dit.

– Eh bien ! et eux…

– Ils chantent toujours le même air :« Déménagez, qu’ils disent, nous avons besoin de transformerl’appartement. » Ils veulent en faire un seul de celui dudocteur et du nôtre, pour le mariage du fils de la maison.

– Ah ! bon Dieu ! fit avec humeurOblomoff, dire qu’il se trouve encore des ânes qui semarient !

Il s’étendit sur le dos.

– Vous devriez, monsieur, écrire aupropriétaire, fit observer Zakhare ; peut-être vouslaisserait-il tranquille et commencerait-il par démolir l’autreappartement.

Et il désigna de la main quelque part, àdroite.

– Ah ! c’est bon, dès que je serai levé,j’écrirai… Va chez toi ; j’y réfléchirai. Toi, tu ne sais rienfaire, et je suis forcé de m’occuper moi-même d’une pareillevétille.

Zakhare sortit et Élie commença àréfléchir.

Mais il se trouva dans une étrangeperplexité : à quoi fallait-il réfléchir ? Fallait-ilpenser à la lettre du staroste ou au déménagement, ou enfinfallait-il régler les comptes ? Il se perdait dans ce flux desoucis terrestres et restait toujours couché : il se tournaittantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Seulement de temps en temps onpouvait entendre des exclamations entrecoupées : « Ah bonDieu ! qu’il est difficile de vivre en ce monde !etc. »

On ne saurait préciser combien de temps ilaurait passé dans cet état d’indécision, si la sonnette del’antichambre n’avait retenti.

– Ah ! voilà déjà quelqu’un, dit Oblomoffen s’enveloppant dans son khalate, et je ne suis pas encore levé…Quelle honte ! Mais qui peut venir à une heure aussimatinale ?

Et, étendu dans son lit, il regardait la porteavec curiosité.

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