Oblomov

Chapitre 15

 

En attendant, le pauvre Ilioucha va et vaétudier chez Stoltz. Le lundi à peine s’éveille-t-il, qu’il est enproie à la mélancolie. Il entend la voix perçante de Vasseka quicrie du perron :

– Anntipka ! attelle le pie : ilfaut conduire le petit barine chez l’Allemand.

Son cœur tressaille. Il vient tout chagrinauprès de sa mère. Celle-ci sait bien pourquoi et tache de dorer lapilule, soupirant elle-même en secret de se voir séparée de luipour toute une semaine.

Ce malin-là, on ne sait de quoi lebourrer : on cuit des petits pains blancs, descraquelins ; on emballe avec lui des salaisons, despâtisseries, des confitures, des conserves, des fruits secs etconfits, et même des aliments substantiels. Tout cela parce quechez l’Allemand on faisait maigre chère.

– On n’y mange pas son soûl, disaient lesOblomoftzi. Pour dîner on vous donne de la soupe, du rôti et despommes de terre ; pour le thé, du beurre, et pour le souper,bernique !

Au reste, Élie revoit plutôt en rêve leslundis heureux, où il n’entendait point la voix de Vasseka quiordonnait d’atteler le pie, et où sa mère l’accueillait au thé avecun sourire et une agréable nouvelle.

– Tu n’iras pas aujourd’hui ; c’est jeudifête. Est-ce la peine d’aller et de venir pour troisjours ?

Ou quelquefois tout à coup elle lui déclarequ’aujourd’hui c’est la semaine des parents[67] : « On n’a pas le temps depenser à l’étude : on va faire des beignets. »

Ou bien encore la mère le regarde fixement lematin du lundi, et lui dit :

– Tu n’as pas les yeux reposés. Te sens-tubien ? et elle branle la tête.

Le malicieux gamin est on ne peut mieuxportant, mais il se tait.

– Reste donc cette semaine à la maison,disait-elle, et après nous verrons.

Et tous dans la maison étaient intimementpersuadés que l’étude et le samedi des morts ne pouvaient nullements’accorder, ou qu’une fête qui tombait le jeudi, empêchaitd’étudier pendant toute la semaine. Seulement quelquefois undomestique ou une servante qu’on vient de gronder à cause du jeunebarine murmure :

« Hou ! l’enfant gâté, va te cacherchez ton Allemand, donc ! »

Une autre fois, chez l’Allemand apparaît toutà coup Anntipka avec le pie de notre connaissance : il vientprendre Élie au milieu ou au commencement de la semaine.

– Maria Savichna ou Nathalia Thadéevna estchez nous en visite pour quelques jours, ou bien les Kouzofkoviavec tous leurs enfants ; pour lors venez à la maison, s’ilvous plaît.

Et durant trois semaines Ilioucha est envisite chez lui. Puis c’est la semaine sainte qui arrive dansquelques jours, puis la fête de Pâques ; puis quelqu’un de lafamille décide, on ne sait pourquoi, qu’on n’étudie point lasemaine de Quasimodo.

Il ne reste plus que quinze jours jusqu’àl’été, ça ne vaut pas la peine d’aller à l’école, et en étél’Allemand lui-même se repose, dès lors il vaut mieux remettre àl’automne. De cette manière, le jeune Élie perd la moitié del’année : et comme il grandit pendant ce temps ! comme ilse fortifie ! comme il dort bien !

On ne se lasse pas de l’admirer tant qu’il està la maison, et on remarque que les samedis, quand il revient dechez l’Allemand, l’enfant est maigre et pâle.

– Un malheur est si vite arrivé !disaient le père et la mère : on a toujours le tempsd’apprendre, et la santé ne s’achète pas ; la santé, c’est ceque l’on a de plus précieux au monde ! Voyez, il revient del’école comme d’un hôpital. Sa graisse est fondue. Comme il estchétif !… et puis, est-il polisson ! Il voudrait ne faireque courir.

– Oui, remarque le père, l’étude est un rudelabeur[68], elle vous tord comme une corne demouton.

Et les braves parents continuaient à chercherdes prétextes pour retenir leur fils à la maison, et, outre lesfêtes, les prétextes ne manquaient point. En hiver, à leur avis, ilfaisait trop froid, en été il n’était pas sain d’aller par lachaleur, et quelquefois la pluie tombait ; en automne on étaitempêché par les giboulées.

Quelquefois c’est Anntipka qui paraîtsuspect : pour ivre, il ne l’est point, mais il a quelquechose d’étrange dans le regard : il pourrait par malheurs’embourber ou verser quelque part.

Les Oblomoff, au reste, tâchaient autant quepossible de justifier ces prétextes à leurs propres yeux, etsurtout aux yeux de Stoltz qui, devant eux et en leur absence,n’épargnait point les donnerwetter[69]contre une pareille faiblesse.

Les temps des Irostakoff et desIkotinine[70] étaient passés depuis longtemps. Leproverbe : la science est la lumière et l’ignorance, lesténèbres, courait déjà dans les paroisses et les villages decompagnie avec les livres des colporteurs. Les vieux comprenaientles avantages de la civilisation, mais seulement ses avantagesmatériels.

Ils voyaient que désormais il n’y avait pluspour parvenir, c’est-à-dire pour conquérir des grades, desdécorations et de la fortune, d’autre voie que l’étude : queles temps devenaient durs pour les vieux chicaneurs, pour leshommes d’affaires ratatinés dans les emplois, blanchis dans lesanciennes routines, les rubriques et les ficelles du métier.

Des rumeurs de mauvais augure circulaient déjàsur la nécessité non-seulement de savoir lire et écrire, maisencore de connaître des sciences ignorées jusque-là parmi les gensde cette sorte. Entre le conseiller honoraire[71] etl’assesseur[72] de collège s’ouvrait un abîme :pour le franchir il fallait un pont sous la forme d’undiplôme[73].

Les vieux employés, enfants de la routine etélevés sous le régime du pot-de-vin, commençaient à disparaître.Plusieurs d’entre eux, qui n’étaient pas morts à temps, avaient étéchassés comme des gens indignes de confiance ; d’autresavaient été mis en accusation ; les plus heureux étaient ceux,qui, désespérant du nouvel ordre de choses, se retiraient en toutbien tout honneur dans les petites propriétés qu’ils avaient sibien acquises.

Les Oblomoff avaient compris la chose aupremier mot : ils appréciaient l’utilité de l’éducation, maisseulement son utilité matérielle. Quant à la nécessité de cultiverl’esprit, ils n’en avaient qu’une idée vague et lointaine ;c’est pourquoi ils ne cherchaient, en attendant, pour leur petitÉlie, qu’à attraper quelques brillants privilèges.

Ils rêvaient pour lui l’habit brodé degentilhomme de la chambre, la place de conseiller à la cour. Samère allait même jusqu’à le voir gouverneur, mais ils voulaient pardiverses ruses atteindre ce résultat au meilleur marchépossible.

Ils voulaient tourner adroitement les pierreset les obstacles semés sur la voie de la civilisation et deshonneurs, sans se donner la peine de sauter par-dessus,c’est-à-dire, par exemple, étudier superficiellement, et nonjusqu’à s’exténuer le corps et l’âme ou jusqu’à perdre l’embonpointbéni, acquis dès l’enfance : ils tenaient seulement à exécuterle programme et à se procurer le certificat où il serait ditqu’Ilioucha avait terminé ses études dans les sciences et lesarts.

Ce système d’éducation à la Oblomoff rencontraune forte opposition dans celui de Stoltz. La lutte des deux partsfut opiniâtre. Stoltz terrassait directement, ouvertement,bravement ses adversaires, tandis qu’ils imitaient ses coups parles feintes dont on vient de parler et par d’autres ruses. Lavictoire ne fut pas décisive.

Peut-être la persévérance allemandeaurait-elle fini par vaincre l’entêtement et l’endurcissement desOblomoftzi ; mais l’Allemand rencontra un ennemi dans sonpropre camp, et le destin voulut que la victoire ne restât à aucundes deux partis. Le fait est que le fils de Stoltz gâtait Oblomoff,tantôt en lui soufflant ses leçons, tantôt en lui faisant sesversions.

Oblomoff vit ainsi clairement son existencechez ses parents et chez Stoltz. Dès qu’il se réveille à la maison,auprès de son lit se tient Zakharka, qui devint plus lard sonfameux valet de chambre Zakhare Trofimoff.

Zakhare, comme jadis la bonne, lui tire sesbas, lui chausse ses souliers, et Moucha, âgé de quatorze ans,reste au lit et lui présente tantôt un pied, tantôt l’autre. Si lamoindre chose lui déplaît, il envoie un coup de pied au nez deZakharka ; si Zakharka mécontent s’avise de se plaindre, ilest sûr d’attraper encore une taloche des grandes personnes.

Ensuite Zakharka lui peigne la tête, lui metsa jaquette, passant avec précaution les bras de M. Élie dansles manches, pour ne pas trop l’incommoder, et il rappelle àM. Élie qu’il faut faire ceci, cela : en se levant lematin, se laver, etc.

Élie désire-t-il quelque chose, il n’a qu’àcligner de l’œil ; aussitôt trois, quatre domestiquess’empressent de le satisfaire ; laisse-t-il tomber quelqueobjet, ou veut-il en prendre un dont il a besoin et qu’il ne peutatteindre ; faut-il apporter quelque chose, aller quelquepart ; s’il lui vient la fantaisie, connue à tout enfant vif,de s’élancer et de le faire lui-même, voilà que soudain le père etla mère et trois tantes crient à cinq voix :

– Pourquoi ? Où ? Et Vasseka, etVaneka, et Zakharka, pourquoi sont-ils là ? Hé ! Vasseka,Vaneka, Zakharka ! Est-ce que vous ne voyez point, tas deparesseux ? Attendez, je vous…

Et Élie ne peut parvenir à faire la moindrechose par lui-même. Plus tard il trouva que c’était plus commode,et il apprit à crier aussi de temps à autre :

– Hé ! Vasseka ! Vaneka !apporte ceci, donne cela ! Je ne veux pas de ceci, je veuxcela ! Cours, apporte !

En d’autres moments la tendresse inquiète deses parents l’ennuyait. Court-il en descendant les escaliers oudans la cour, tout à coup derrière lui retentissent dix voixdésespérées :

– Hé ! hé ! soutenez-le,arrêtez-le ! il va tomber, se casser un membre… Halte !halte !

Lui vient-il la fantaisie de sauter en hiverdans le vestibule, ou d’ouvrir un vasistas, nouveauxcris :

– Aïe, où ? est-ce possible ? Necours point, ne va pas, n’ouvre pas ; tu vas te faire du mal,te refroidir…

Et Ilioucha restait tristement à la maison,soigné comme une fleur exotique dans une serre, et, comme une fleurmise sous cloche, il grandissait lentement et sans vigueur. Sesforces, qui cherchaient à se produire au dehors, étaient refouléesen dedans et baissaient et s’étiolaient.

Quelquefois il se réveille si alerte, sifrais, si gai ! il sent que quelque chose joue et bouillonneen lui comme si un diablotin s’y était établi, qui le taquine etl’invite tantôt à grimper sur le toit, tantôt à monter à poil lerouan vineux et à s’échapper sur lui dans les prés où l’on fait lesfoins, ou à rester à cheval sur l’enclos, ou à agacer les chiens duvillage.

Tout à coup l’envie lui vient de traverser levillage en courant, ensuite de s’échapper par les champs, la cavée,le bocage de bouleaux, et en trois bonds de se jeter au fond duravin, ou de provoquer les petits gars pour jouer aux boules deneige ; en un mot d’essayer ses forces.

Le diablotin l’excite : il se retient, seretient, enfin la patience lui échappe, et nu-tête, en plein hiver,il bondit de l’escalier dans la cour, de là hors de la porte ;il prend dans ses mains un tas de neige et vole vers la foule despolissons.

Le vent frais lui coupe la figure, la geléelui pince les oreilles, le froid le saisit à la bouche et à lagorge ; sa poitrine se dilate de joie, il vole : d’où luiviennent les jambes ? il crie et rit aux éclats. Voici lesgamins : paf !… une boule de neige ; il a manqué sonhomme : il n’a pas le coup d’œil juste.

Tandis qu’il se baisse pour ramasser de laneige, une boule vient se coller contre sa figure. Il tombe et sefait mal faute d’habitude et cela est si gai ! il rit et deslarmes lui sautent des yeux… Et dans la maison tout est enrumeur : Ilioucha a disparu. On crie, on tempête.

Dans la cour se précipite Zakharka, derrièrelui Vasseka, Motteka, Vaneka, tous volent éperdus. Après euxs’élancent, les mordant aux talons, deux chiens qui, comme on lesait, ne peuvent d’un œil indifférent voir courir un homme.

Les gens en criant, en se lamentant, leschiens en aboyant, se ruent à travers le village. Ils s’abattentsur les polissons et commencent à en faire justice. Ils empoignentl’un par les cheveux, l’autre par les oreilles, en giflent untroisième ; ils menacent les pères.

Enfin on s’empare du jeune barine, onl’enveloppe dans une touloupe dont on s’est muni en passant, on leroule dans la pelisse du papa, puis dans deux couvertures et on lerapporte triomphalement à la maison.

On y désespérait déjà de le revoir, on lecroyait perdu ; mais en le voyant vivant et intact, sesparents montrent une joie indicible. On remercie le Seigneur Dieu,ensuite on fait boire à l’enfant une infusion de menthe, puis uneautre de fleurs de sureau, vers le soir encore une de framboises,et on le retient trois jours au lit. Il n’y avait qu’une chose quieût pu lui faire du bien : jouer encore aux boules deneige.

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