Oblomov

Chapitre 11

 

Dans la maison, le silence se rompt peu àpeu : une porte a crié dans un coin, des pas ont retenti dansla cour, dans le fenil quelqu’un a éternué. Bientôt de la cuisineun domestique, pliant sous le poids, apporte précipitamment uneimmense bouilloire.

On commence à se réunir pour le thé :l’un a la face gonflée et les yeux gros de larmes ; l’autre, àdormir sur la joue et les tempes, a gagné une tâche rouge ; untroisième n’a pas encore recouvré sa voix naturelle.

Tout ce monde renifle, soupire, bâille, segratte la tête et se détire en reprenant ses esprits non sanspeine. Le dîner et le sommeil ont amené une soif inextinguible.

Le gosier est brûlant ; on boit unedouzaine de tasse de thé, mais le remède est sans force : onentend des soupirs, des gémissements ; on a recours, à l’eaud’airelle rouge, au poiré, au kwas, et quelques-uns aux droguesd’apothicaire : tout cela pour humecter la gorgedesséchée.

Tous cherchent à se délivrer de la soif commed’un fléau de Dieu ; tous s’agitent, tous languissent,absolument comme une caravane de voyageurs qui ne peuvent trouverune source d’eau dans les déserts de l’Arabie.

L’enfant est là, auprès de sa maman ; ilregarde les physionomies étranges qui l’entourent ; il écouteattentivement les conversations lourdes et endormies. Ce spectaclel’amuse et les niaiseries qu’il entend lui semblent curieuses.

Après le thé, chacun s’occupe à quelquechose : l’un s’en va vers le ruisseau et flâne lentement surle bord, poussant du pied les petits cailloux dans l’eau ; unautre s’assied à la croisée et suit des yeux les scènes fugitivesqui se produisent devant lui : un chat traverse-t-il la cour,une corneille passe-t-elle en volant, l’observateur conduit l’un etl’autre de son œil et de son nez, tournant la tête tantôt à droite,tantôt à gauche.

Ainsi quelquefois les chiens aiment à se tenirdes journées entières à la fenêtre, le museau au soleil, et suivantchaque passant d’un regard attentif. La mère s’empare de la tête dupetit Élie, la pose sur ses genoux et lui peigne lentement lescheveux, admirant leur souplesse et forçant Nastassia Ivanovna etStépanida Tikhovna à les admirer.

Elle devise avec elles de l’avenir de sonÉlie, et en fait le héros de quelque épopée brillante de soninvention. Celles-ci lui présagent monts et merveille.

Mais voici venir le crépuscule. À la cuisinede nouveau pétille le feu, de nouveau retentit le bruit cadencé descouteaux : le souper se prépare. La livrée s’est rassembléedevant la porte cochère : là, on entend la balalayka et leséclats de rire : les gens jouent au gorelki.

Cependant, le soleil descendait derrière laforêt ; il jetait encore quelques rayons à peine chauds, quipénétraient en bandes de feu à travers les arbres, et versaient desflots d’or sur les cimes des pins. Ces rayons s’éteignirent les unsaprès les autres ; le dernier resta longtemps, puis ils’enfonça comme une mince aiguille dans le fourré des branches ets’éteignit aussi.

Les objets perdirent leur forme ; tout seconfondit dans une masse d’abord grise, puis foncée. Le chant desoiseaux faiblit par degrés ; bientôt ils se turent tout àfait, excepté un seul qui s’obstina, et, comme en dépit des autres,au milieu du silence général, fit entendre par intervalles songazouillement monotone, mais toujours de plus en plus rare.

Lui aussi émit enfin un faible et sourdsifflement, agita une dernière fois ses plumes, remua légèrementles feuilles autour de lui… et s’endormit. Tout se tut. Les seulsgrillons faisaient du fracas à qui mieux mieux.

De la terre s’élevèrent de blanches vapeursqui s’étalèrent sur la prairie et la rivière. La rivière aussis’apaisa ; un peu plus tard, chez elle, tout à coup, on battitaussi l’eau pour la dernière fois, et elle se tut immobile. Onsentait que l’air devenait humide ; il faisait de plus en plussombre.

Les arbres se groupèrent en formes demonstres. La forêt se remplit d’épouvante ; soudain onentendit un craquement, comme si un monstre avait passé d’unendroit à l’autre : on eût dit que c’était une branche mortequi craquait sous son pied. Au ciel scintilla, brillante comme unœil vivant, la première petite étoile et, dans les croisées de lamaison, s’allumèrent de petites flammes.

Arriva l’heure du silence général, solennel dela nature, l’heure où l’intelligence créatrice travaille plusfortement, où les méditations poétiques bouillonnent plus chaudes,quand la passion flamboie plus vive au cœur, quand l’angoisse estplus douloureuse, quand une âme féroce mûrit plus tranquillement etplus énergiquement le germe d’une pensée criminelle, et quand… àOblomofka, tous reposent si bien et si paisiblement.

– Allons nous promener, maman, dit le petitÉlie.

– Qu’est-ce qui le prend ? Dieu tebénisse ! nous promener maintenant, répond-elle ; il faithumide, tu refroidiras tes petits pieds, et il y a du danger :à cette heure-ci, le satyre erre dans la forêt, il emporte lespetits enfants.

– Où les emporte-t-il ? Commentest-il ? Où demeure-t-il ? demande l’enfant.

Et la mère donnait l’essor à sa fantaisie sansfrein.

L’enfant l’écoutait, ouvrant et fermant lesyeux, jusqu’à ce qu’enfin le sommeil vint le terrasser tout à fait.Arrivait alors la bonne, qui le prenait des genoux de la mère etl’emportait au lit, dormant déjà et la tête penchée par-dessus sonépaule.

– Voilà donc la journée finie, et grâce àDieu ! nous l’avons passée heureuse, disaient les Oblomoftzi,en se détirant et en faisant le signe de la croix avant de secoucher. Puisse la journée de demain lui ressembler ! Gloireau Seigneur Dieu ! Gloire au Seigneur Dieu !

Oblomoff fut ensuite transporté par son rêve àune autre époque.

Pendant une interminable soirée d’hiver,l’enfant se serre contre sa bonne, et elle lui parle à l’oreilled’une contrée inconnue, où il n’y a point de nuits, ni de gelées,où tous les jours s’accomplissent des miracles, où coulent desrivières de lait et d’hydromel, où personne ne fait rien la« ronde » année, mais où toute la sainte journée descavaliers élégants, semblables à M. Élie, se promènent avec debelles dames qu’on ne saurait dépeindre dans un conte ni décrireavec une plume.

Là vit aussi une fée bienfaisante qui apparaîtquelquefois sous la forme d’un brochet, qui se choisit un favori,doux, simple, autrement dit un fainéant que tout le mondehouspille, mais qu’en revanche elle comble, on ne sait pourquoi, demille biens.

Lui ne fait que manger et s’affubler d’unhabit préparé tout exprès, ensuite il épouse une beautéincomparable, Militrissa Kirbitiévna. Les oreilles et les yeuxlargement ouverts, l’enfant buvait avidement ce récit. La bonne, ouplutôt la tradition, évitait avec tant d’art de représenter leschoses telles qu’elles sont, qu’une fois imbues de ces fictions,l’imagination et la raison devaient rester leurs esclaves jusqu’àla vieillesse.

La bonne récitait naïvement le conte deYémélia-le-niais, cette maligne et mordante satire de nos aïeux, etpeut-être aussi de nous-mêmes. Élie apprendra un jour qu’il necoule point de rivières de lait ni d’hydromel, qu’il n’existe pointde fées ; il se moquera en souriant des histoires denourrice ; mais ce sourire ne sera point sincère, il seraaccompagné d’un soupir secret : le conte se sera fondu chezlui avec sa vie, et sans en avoir conscience il s’attristeraparfois, et se demandera pourquoi la fiction n’est point la vie, etla vie la fiction.

Involontairement il rêvera à MilitrissaKirbitiévna ; il se sentira toujours attiré vers cettecontrée, où l’on ne fait que se promener, où il n’y a ni soucis, nichagrins. Il lui restera toujours un penchant à s’allonger sur untiède poêle, à se pavaner dans l’habit tout prêt, acquis sanstravail, à se régaler au compte de la bonne fée.

Le vieil Oblomoff, le père du vieil Oblomoff,dans leur enfance, avaient entendu tout au long ces contes, dontl’antique tradition, par la bouche des bonnes et des menins, atraversé les générations et les siècles.

La vieille, cependant, déroulait déjà un autretableau devant l’imagination de l’enfant. Elle lui racontait lesexploits de nos Achilles et de nos Ulysses, l’intrépiditéd’Élie Mourometz, de Dobrinia Nikititsch, d’Aliocha le fils duprêtre, de Polkane le héros, de Koletschitsch le passant,leurs pérégrinations à travers la Russie, comme quoi ils ontmassacré d’innombrables légions d’infidèles, comme quoi ils se sontdéfiés à qui avalerait d’un trait et sans reprendre baleine unecoupe de verte eau-de-vie ; ensuite elle parlait de férocesbrigands, de jeunes princesses dormantes, de villes et de genspétrifiés ; enfin elle passait à notre démonologie, auxrevenants, monstres et aux loups-garous.

Avec la simplicité et la naïveté d’Homère,avec la même vérité palpitante de vie dans les détails, le mêmerelief dans les tableaux, elle inculquait à la mémoire et àl’imagination de l’enfant l’iliade de la vie russe, créée par noshomérides dans ces temps brumeux, où l’homme ne s’était pointencore familiarisé avec les embûches et les mystères de la natureet de la vie, où il tremblait devant le loup-garou et le satyre, oùil cherchait auprès d’Aliocha, le fils du prêtre, une protectioncontre les périls qui l’entouraient, où dans l’air et dans l’eau,dans la forêt et dans les champs, tout était merveille.

Terrible et incertaine était alors la vie del’homme ; il y avait danger pour lui à franchir le seuil de samaison : à tout moment il risquait d’être éventré par la bêtefauve, ou égorgé par le brigand, ou dépouillé par le cruelTatar : un homme alors pouvait disparaître sans bruit et sanslaisser de trace.

Tantôt apparaissaient dans les cieux desmétéores, des colonnes et des globes de feu ; tantôt,au-dessus de la tombe fraîche s’allumait une petite flamme ;dans la forêt quelqu’un se promenait comme avec une lanterne ;il éclatait d’un rire affreux et ses yeux flamboyaient dans lesténèbres.

Chez l’homme lui-même il se produisait tant dephénomènes incompréhensibles ! L’un vivait tranquille et, sansque rien lui arrivât, tout à coup il commentait à débiter deschoses incohérentes, ou à crier d’une voix autre que la sienne, ouà se promener la nuit en dormant ; un autre, sans causeaucune, se mettait à faire des contorsions et à se rouler parterre.

Et justement avant cela une poule avait chantécomme un coq, un corbeau avait croassé au-dessus du toit. L’hommefaible se perdait dans ce chaos, et, regardant autour de lui avecterreur, il cherchait dans l’imagination la clef des mystères de lanature et de sa propre existence.

Peut-être aussi que ce sommeil, ce calmeéternel d’une vie nonchalante et l’absence de tout mouvement, detoute véritable éventualité d’aventures et de dangers pouvaientl’homme à créer au sein du monde réel un autre monde impossible, àlaisser vaguer et se divertir son imagination oisive et à expliquerles circonstances habituelles de la vie par des causes tout à faitétrangères à la nature de ces phénomènes.

C’est à tâtons que vivaient nos pauvresaïeux ; ils ne mettaient pas de frein à la satisfaction deleurs désirs ; ensuite ils s’émerveillaient naïvement ous’effrayaient du mal produit et en cherchaient l’explication dansles muets et obscurs hiéroglyphes de la nature.

La mort leur venait de ce qu’un défunt étaitsorti la tête et non les pieds devant ; l’incendie, de cequ’un chien avait hurlé trois nuits sous les fenêtres. On prenaitgarde que le défunt passât la porte les pieds devant ; mais onne changeait pas de régime, on n’en mangeait pas moins, et ondormait comme auparavant sur la terre nue.

On rossait ou l’on chassait de la maison lechien qui avait hurlé, mais on n’en secouait pas moins dans lafente du plancher pourri, les étincelles des petits morceaux debois qui servent de chandelles.

Aujourd’hui encore le mougik, au sein de laréalité sévère et peu poétique où il vit, aime à croire aux récitsséduisants du bon vieux temps et de longtemps peut-être il nerenoncera à ces naïves croyances.

En écoutant les contes de la lionne surl’Oiseau de feu, notre toison d’or, sur les obstacles etles oubliettes du château enchanté, tantôt l’enfant souffrait deséchecs du chevalier, tantôt il s’enflammait, se figurant être lehéros de l’héroïque aventure, et il sentait des frissons lui courirdans le dos.

Un récit suivait l’autre. La bonne contaitd’une façon pittoresque, avec entrain, avec ardeur, quelquefoisavec inspiration, parce qu’elle même croyait à moitié à seshistoires. Les regards de la vieille étincelaient ; sa têtebranlait d’émotion ; sa voix montait jusqu’à des notesinaccoutumées. Saisi d’une terreur inconnue, l’enfant se serraitcontre elle, les larmes aux yeux.

S’agissait-il des revenants qui se lèvent àminuit des tombeaux, ou des victimes qui languissent dans lescachots du monstre, ou de l’ours à la jambe de bois qui parcourtles paroisses et les villages à la recherche de sa patte coupée,les cheveux de l’enfant se dressaient d’horreur, son imaginationnaissante tantôt se glaçait, et tantôt bouillonnait comme uncratère. Il éprouvait une sensation à la fois agréable etdouloureuse ; ses nerfs se tendaient comme des cordes.

Quand, d’une voix lugubre, la bonne, répétaitles paroles de l’ours : « Crie, crie, jambe detilleul ! j’ai traversé les paroisses, j’ai traversé leshameaux ; toutes les femmes dorment, une seule femme ne dortpoint ; elle est accroupie sur ma peau, elle cuit ma chair,elle file ma laine, » etc. ; quand l’ours entrait enfindans l’izba et était près de saisir le ravisseur de sa jambe,l’enfant n’en pouvait plus d’effroi. Il se jetait, tremblant etcriant, dans les bras de sa bonne ; ses larmes jaillissaientd’épouvante, et, en même temps, il riait de joie à l’idée de n’êtrepoint entre les griffes de la bête, mais sur le poêle auprès de sabonne.

L’imagination du petit garçon se peupla defantômes étranges ; la mélancolie et la peur se nichèrent pourlongtemps, peut-être pour toujours dans son âme. Il jeta autour delui un regard triste et n’aperçut dans la vie que méchanceté etmalheur ; il rêva à cette contrée enchanteresse, où il n’yavait ni mal, ni soucis, ni douleurs, où résidait MilitrissaKirbitiévna, où l’on se nourrissait si bien et où l’on étaithabillé à si bon marché…

À Oblomofka ce n’est pas seulement sur lesenfants, mais encore sur les grandes personnes que les contesexercent leur influence, et cette influence dure jusqu’à la fin dela vie. Dans la maison, depuis le barine et sa femme jusqu’aurobuste forgeron Tarasse, durant la sombre soirée tout le monde apeur de quelque chose.

Chaque arbre se transforme alors en géant,chaque buisson devient un coupe-gorge de brigands. Le bruit d’unvolet et le hurlement du vent dans la cheminée font pâlir hommes,femmes et enfants.

Le jour des Rois personne, après dix heures dusoir, ne franchirait tout seul la porte cochère, personne, la nuitde Pâques, n’oserait aller à l’écurie, de crainte d’y rencontrer lelutin. À Oblomofka on croit à tout : aux loups-garous et auxrevenants.

Contez-leur qu’une meule de foin danse dansles champs, ils le croiront sans réflexion ; si quelqu’un faitcirculer le bruit que ce bélier n’est point un bélier, mais quelquechose d’autre, ou bien qu’une nommée Marthe ou Stépanide estsorcière, ils ont peur et du bélier et de Marthe, et il ne leurvient pas en tête de demander pourquoi le bélier n’est plus unbélier, ni pourquoi Marthe est devenue sorcière : ils feraientmême un mauvais parti à celui qui s’aviserait d’en douter, tant estprofonde à Oblomofka la foi au merveilleux !

Élie verra plus tard que le monde est arrangéplus simplement, que les morts ne se lèvent point de leur tombe,que quand on trouve des géants on les met dans une baraque, et lesbrigands en prison ; mais si la foi même dans les fantômes seperd, il n’en reste pas moins un fond de crainte et de mélancoliedont on ne peut se rendre compte.

Élie apprendra que les monstres ne font guèrede mal ; le mal qui existe, il le connaîtra à peine, etpourtant à chaque pas il s’attendra à quelque chose d’horrible, iltremblera.

Et maintenant encore s’il se trouve dans unechambre obscure, ou en présence d’un cadavre, il frémit sousl’impression d’une crainte sinistre, dont le germe a été déposédans son âme à l’époque de son enfance : le matin il rit deses terreurs, il en pâlira le soir.

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