Oblomov

Chapitre 4

 

– Bonjour, pays, dit brusquement Taranntieff,en lui tendant une main velue. Comment diable es-tu encore couchélà comme une souche ?

– N’approche pas, n’approche pas : tuviens du froid ! dit Oblomoff en s’enveloppant de lacouverture.

– Tiens ! qu’est-ce qu’il chante ?du froid ! cria Taranntieff. Allons, allons, prends la main,puisqu’on te l’offre. Midi va sonner, et il se vautre là !

Il voulut tirer Oblomoff à bas de son lit,mais celui-ci le prévint : il descendit rapidement ses piedset du coup les fit entrer dans les deux pantoufles.

– Je voulais me lever tout à l’heure, dit-ilen bâillant.

– On le sait bien, comme tu te lèves : turesterais là plongé dans ton lit jusqu’au dîner. Eh !Zakhare ! es-tu là, vieil imbécile ? Donne vite au barinede quoi s’habiller.

– Et vous, tâchez d’en avoir un à vous deZakhare, et vous aboierez contre lui à votre aise, fit ce dernier,en entrant dans la chambre et en regardant Taranntieff d’un airrébarbatif. Voyez comme vous avez sali partout en marchant, ondirait qu’il est venu un colporteur !

– Allons donc, il raisonne encore, le vieuxsinge ! dit Taranntieff, et il leva le pied pour en donner uncoup par derrière à Zakhare qui passait ; mais Zakhares’arrêta et se tourna vers lui tout hérissé.

– Osez seulement ! grogna-t-il avecfureur. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je m’en vais… dit-il ense retournant vers la porte.

– Mais finis donc, Michée. Que tu esturbulent ! Pourquoi l’ennuies-tu ? dit Oblomoff. Donnece qu’il faut, Zakhare.

Zakhare revint et, en regardant Taranntieff detravers, il l’évita adroitement. Oblomoff, s’appuyant sur lui àcontre-cœur, comme un homme très-fatigué, se souleva de son lit,passa à regret dans un grand fauteuil, s’y laissa choir et restaimmobile. Zakhare prit sur un guéridon un peigne et des brosses,lui mit de la pommade, lui fit une raie et ensuite lui donna uncoup de brosse.

– Est-ce que vous allez enfin vouslaver ? demanda-t-il.

– J’attendrai encore un peu, réponditOblomoff. Tu peux nous laisser.

– Tiens ! vous êtes là aussi, vous ?dit tout à coup Taranntieff, en se retournant vers Alexéeff pendantque Zakhare peignait Oblomoff, je ne vous avais pas aperçu.Qu’est-ce que vous faites ici ? Savez-vous que votre parentest un fameux animal ? Je voulais vous le dire…

– Quel parent ? je n’ai pas de parent,répondit timidement Alexéeff tout troublé et en ouvrant de grandsyeux.

– Mais celui qui est employé dans ce bureau…comment se nomme-t-il ?… Il se nomme Anastassieff.Comment ! ce n’est pas votre parent ? Mais si.

– Je ne m’appelle pas Anastassieff, jem’appelle Alexéeff, dit Alexéeff : je n’ai point deparents.

– En voilà une bonne ! il n’est pas votreparent ! il est aussi laid que vous, et il se nomme Basilecomme vous.

– Je vous jure devant Dieu qu’il n’est pas monparent ; je m’appelle Jean.

– Ah bien ! c’est égal, il vousressemble. Seulement c’est un animal : dites-le lui quand vousle verrez.

– Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu,dit Alexéeff en ouvrant une tabatière.

– Donnez-moi un prise ! ditTaranntieff ; mais c’est du tabac ordinaire, ce n’est pas dela ferme. En effet, fit-il en prisant. Pourquoi n’avez-vous pas dutabac français ? ajouta-t-il ensuite sévèrement. – Et encorejamais je n’ai vu un animal comme cela, comme votre parent,continua Taranntieff. Je lui ai emprunté, je ne sais plus quand, ily a deux ans, cinquante roubles. Voyons, est-ce une somme quecinquante roubles ? Comment ne pas oublier cela ? je vousle demande. Ah ouiche, il ne l’oublie pas, lui ! Tous lesmois, quand il me rencontre, « Eh bien ! et la petitedette ? » dit-il. Il m’assomme ! Mais ce n’est pastout, hier il est venu chez nous, dans les bureaux. « Vousavez dû toucher vos appointements, dit-il, vous ne pouvez meremettre maintenant. » Je lui en ai donné desappointements : je lui ai si bien fait honte devant tout lemonde qu’il ne pouvait plus trouver la porte. « Je ne suis pasriche, j’ai besoin d’argent ! » Comme si moi-même je n’enavais pas besoin ! Je suis donc bien riche, moi, pour luijeter cinquante roubles d’un coup ! Donne-moi un cigare,pays.

– Les cigares sont là, dans la petite boîte,répondit Oblomoff en montrant une étagère. Il rêvait accroupi dansson fauteuil ; sa pose était gracieusement indolente ; ilne remarquait point ce qui se faisait autour de lui, et n’écoutaitpas ce qui se disait. Il contemplait et lissait avec amour sespetites mains blanches.

– Eh ! mais ce sont toujours lesmêmes ! fit observer Taranntieff avec arrogance, en prenant uncigare et en regardant Oblomoff.

– Oui… les mêmes, répondit machinalementOblomoff.

~ Je t’avais cependant recommandé d’en acheterd’autres, d’outre mer ! Vois comme tu te rappelles ce qu’on tedit ! Aie soin qu’il y en ait pour samedi prochain, autrementtu ne me verras de longtemps. Quelle drogue ! continua-t-il enallumant un cigare. Il lâcha un nuage de fumée, en avala un autreet reprit : Impossible de le fumer.

– Tu es venu de bonne heure aujourd’hui,Miché, dit Oblomoff en bâillant.

– Et après ? est-ce que jet’ennuie ?

– Non, si je t’en fais l’observation, c’esthistoire de parler ; tu viens ordinairement juste pour ledîner, et il n’est que midi passé.

– Je suis venu plus tôt tout exprès pourconnaître le menu du dîner. Tu ne me nourris que degargotage ; je tiens à savoir ce que tu as commandéaujourd’hui.

– Va voir là, dans la cuisine, ditOblomoff.

Taranntieff sortit.

– Ah bien ! merci ! dit-il enrevenant, du bœuf et du veau, Hé ! cher ami, tu ne sais pasvivre, et cependant tu es un propriétaire. Le beau barine, envérité ! Tu vis comme un bourgeois ; tu ne t’entends pasà régaler un ami. Allons ! et le madère est-ilacheté ?

– Je ne sais pas, demande à Zakhare, ditOblomoff presque sans l’écouter ; certainement il y a là duvin.

– C’est toujours le même, qui vient de chezl’Allemand ? Non, s’il vous plaît, achetez-en au magasinanglais.

– Ah bah ! celui-là suffira, ditOblomoff. Il va falloir encore envoyer.

– Attends, donne-moi de l’argent, je passe àcôté : j’en prendrai. Il me reste des courses à faire.

Oblomoff fouilla dans un tiroir et en tira unbillet de banque rouge de dix roubles.

– Le madère coûte sept roubles, dit Oblomoff.En voilà dix.

– Hé ! donne tout : on rendra lamonnaie, ne crains rien…

Il arracha le billet des mains d’Oblomoff etle cacha lestement dans sa poche.

– Allons, je pars, dit Taranntieff, en mettantson chapeau. Je serai ici vers cinq heures ; j’ai des coursesà faire : on m’a promis une place dans les bureaux de la régiedes fermes, et on m’a dit de repasser… Mais, dis donc, Élie, si tujouais une voiture pour aller à Ekaterinnhoff ? Tu pourrais meprendre avec toi.

Oblomoff secoua la tête en signe de refus.

– Voyons ! est-ce de la paresse ou del’avarice ? Euh ! toi, sac à farine, fit-il. Enattendant, adieu…

– Arrête, Michée, interrompit Oblomoff ;j’ai besoin de te demander conseil sur certains points.

– Qu’y a-t-il encore ? parle vite ;je n’ai pas le temps.

– Deux malheurs viennent de fondre sur moi. Onme chasse de mon logement…

– Probablement parce que tu ne paies pas, eton a raison ! dit Taranntieff, et il voulut partir.

– Allons donc ! je paie toujoursd’avance. Non, on veut arranger ici un autre appartement… Attendsdonc ! où vas-tu ? Dis, qu’y a-t-il à faire ? on metalonne pour que dans huit jours nous ayons déménagé…

– Où as-tu pris que je suis tonconseiller ?… Tu as tort de t’imaginer…

– Je ne m’imagine rien du tout, dit Oblomoff.Au lieu de crier et de tapager, réfléchis à ce que je dois faire.Tu es un homme pratique…

Taranntieff ne l’écoutait plus et pensait àquelque chose.

– Allons, je le veux bien, remercie-moi,dit-il en se décoiffant et en s’asseyant, et donne-nous duchampagne à dîner ; ton affaire est faite.

– Comment cela ? demanda Oblomoff.

– Y aura-t-il du champagne ?

– Je le veux bien, si le conseil vaut…

– Non, c’est toi qui ne vaux pas le conseil.Pourquoi te donnerais-je des conseils gratis ? Demande-lui en,ajouta-t-il en montrant Alexéeff, ou à son parent.

– Allons, allons, finis donc, parle, ditOblomoff.

– Eh bien ! voilà ce que c’est :demain tu déménages.

– Hein ? qu’est-ce qu’il me chante ?Je le sais aussi bien que toi.

– Attends et ne m’interromps point !s’écria Taranntieff.

– Demain tu emménages chez ma commère dans lequartier de Viborg[29].

– En voilà du nouveau ! Dans le quartierde Viborg ! Mais on dit qu’en hiver il y a des loups.

– Quelquefois. Ils viennent des îles. Maisqu’est-ce que ça te fait ?

– Mais… c’est triste, c’est désert ; iln’y a personne.

– Pas vrai ! Ma commère y demeure ;elle a sa maison à elle avec de grands potagers. C’est une femmequi a droit à la noblesse ; elle est veuve, elle a deuxenfants ; elle habite avec un frère qui est célibataire :une bonne tête ! pas comme celle qui est là, dans le coin,dit-il en montrant Alexéeff ; il nous mettrait, toi et moi,dans sa poche.

– Qu’est-ce que tout cela me fait ? ditOblomoff avec impatience. Je ne veux pas y aller.

– Ah bien ! nous verrons si tu nedéménages point. Non, mon cher ; du moment que tu demandes unconseil, tu dois le suivre quand on te le donne.

– Je ne déménagerai pas, dit Oblomoff d’un airdécidé.

– Eh bien ! va-t-en au diable !répondit Taranntieff, en enfonçant son chapeau et en se dirigeantvers la porte.

– Original que tu es ! reprit-il en seretournant. Qu’est-ce qui te paraît si agréable ici ?

– Comment ? Mais on est près de tout, ditOblomoff : j’ai les magasins, le théâtre, les connaissances…le centre de la ville…

– Ah ! oui ! interrompitTaranntieff, depuis quand es-tu sorti, dis donc ? Depuis quandes-tu allé au théâtre ? Chez quelles connaissancesvas-tu ? Pourquoi diable as-tu besoin de ce centre, s’il teplaît ?

– Comment ? pourquoi ? Pour bien deschoses !

– Lesquelles ? tu ne le sais pastoi-même ! Tandis que là-bas !… songe un peu : tudemeures chez ma commère, une femme qui a droit à lanoblesse ; tu auras le calme, le repos : personne ne tedérangera. Il n’y aura ni bruit, ni vacarme ; tout serapropre, tout sera en ordre. Vois donc : on dirait que tu vis àl’auberge, et cependant tu es un barine, un propriétaire !Tandis que là-bas la propreté, la tranquillité ! Tu auras àqui parler quand tu t’ennuieras. Personne, excepté moi, n’ira tevoir. Deux enfants. Tu joueras avec eux autant qu’il teplaira ! Que veux-tu de plus ? Et quel avantage, quelavantage ! Que paies-tu ici ?

– Quinze cents.

– Et là-bas mille pour presque toute lamaison ! Et quelles pièces, claires, agréables ! Ellevoulait depuis longtemps un locataire tranquille, exact, et jet’envoie…

Oblomoff secoua la tête d’un air distrait, ensigne de refus.

– Tu as beau faire, tu y passeras ! ditTaranntieff. Pense donc que cela te coûtera moitié moins :rien que pour le logement tu gagneras cinq cents roubles. Tu aurasune table deux fois meilleure et plus propre ; tu ne serasplus volé par ta cuisinière ni par Zakhare…

On put entendre un grognement dansl’antichambre.

– Et il y aura plus d’ordre, continuaTaranntieff. Maintenant, c’est dégoûtant de se mettre à table cheztoi ! veut-on du poivre ? – il n’y en a point ; duvinaigre ? – on a oublié d’en acheter. Les couteaux ne sontpas nettoyés ; tu te plains qu’on te perd ton linge ;tout est couvert de poussière. C’est une horreur ! Tandis quelà-bas, ton ménage sera tenu par une femme : ni toi, ni tonimbécile de Zakhare…

Le grognement retentit plus fort dansl’antichambre.

– Ce vieux chien galeux, continuaitTaranntieff, n’aura rien à penser : tu seras fourni de tout.Qu’as-tu à hésiter ? Déménage, et voilà…

– Comment ? Tout à coup ! Pour or nipour argent je ne m’en irais dans le quartier de Viborg.

– Allez donc lui parler raison ! ditTaranntieff, en essuyant la sueur de son front. Nous voici àl’été : cela te fera une maison de campagne. Pourquoipourris-tu ici l’été, à la Gorokhovaya ?… Tu as là le jardinde Bezborodka, tu as Okhta sous la main, la Neva à deux pas. Deplus un potager à ton service, pas de poussière, pas de chaleur. Iln’y a pas à balancer : je ne ferai qu’un bond chez elle avantdîner ; toi, donne-moi le prix de la course, et demain ondéménage…

– Quel homme ! dit Oblomoff, il vousinvente d’un coup le diable sait quoi. Dans le quartier deViborg !… Voilà une idée qui n’a pas coûté grand effortd’imagination. Non, trouve-moi quelque chose pour que je reste ici.J’y loge depuis huit ans, je n’ai donc pas envie de changer…

– C’est arrêté : tu déménages. Je vais dece pas chez la commère, et pour ma place j’irai une autre fois auxrenseignements…

Il fut sur le point de sortir. Oblomoff leretint.

– Attends, attends, où vas-tu ? J’aiencore une affaire plus grave. Regarde quelle lettre j’ai reçue dustaroste et dis-moi ce que je dois faire.

– Vois comme tu es un drôle de corps !répliqua, Taranntieff ; tu ne sais rien faire toi-même.Toujours moi, et toujours moi ! Hélas ! à quoi es-tubon ? tu n’es pas un homme, tu n’es qu’une botte depaille !

– Où donc est la lettre ? Zakhare,Zakhare ! Il l’a encore une fois fourrée quelque part !dit Oblomoff.

– Voici la lettre du staroste, dit Alexéeff enprenant la lettre chiffonnée.

– Oui, la voici, répéta Oblomoff et il se mità la lire à haute voix.

– Qu’en dis-tu ? que puis-je faire ?demanda Élie en finissant. Des sécheresses, des arriérés…

– Perdu ! tu es un homme tout à faitperdu ! dit Taranntieff.

– Pourquoi perdu ?

– Comment ! tu n’es pas perdu ?

– Si je suis perdu, alors dis-moi ce qu’ilfaut faire !

– Et que me donneras-tu pour cela ?

– Mais il est convenu que je te donnerai duchampagne. Que veux-tu encore ?

– Le champagne, c’est pour avoir trouvé lelogement ; je te comble de bienfaits et tu n’apprécies pas messervices, et tu fais encore le récalcitrant ! Tu es uningrat ! Va donc trouver un appartement toi-même ! Etquel appartement ! L’essentiel, c’est que tu y soistranquille ; tu seras aussi bien que chez ta propre sœur. Deuxpetits enfants, un frère célibataire… j’y passerai tous lesjours…

– Allons, c’est bien, c’est bien, interrompitOblomoff ; dis-moi maintenant ce que je dois faire avec lestaroste ?

– Non, ajoute du porter pour le dîner ;alors je te le dirai.

– Encore du porter ! Comment ! cen’est pas assez de…

– Eh bien ! alors adieu, dit Taranntieff,remettant son chapeau.

– Ah, mon Dieu ! d’un côté le starostequi m’écrit qu’il y aura « quelque chose comme deux mille demoins, » et lui il exige encore du porter ! Ehbien ! oui, achète du porter.

– Donne de l’argent, dit Taranntieff.

– Mais il te restera de la monnaie du billetrouge.

– Et le fiacre pour aller dans le quartier deViborg ? répondit Taranntieff.

Oblomoff tira un rouble argent et le luifourra brusquement dans la main.

– Ton staroste est un filou, voilà ce que jete dirai, commença Taranntieff, enfouissant le rouble dans sapoche ; et tu crois tout cela, le bec ouvert !Tiens ! qu’est-ce qu’il chante ? des sécheresses, unemauvaise année, des arriérés, et des paysans qui ont déserté. Ilment, il ment d’un bout à l’autre. J’ai ouï dire qu’en mon pays,dans la propriété de Choumilovo, la moisson de l’an passé a suffipour payer tous les arriérés, et voilà qu’il arrive tout à coupchez toi une sécheresse et une mauvaise année. Choumilovo n’estqu’à cinquante verstes[30] de tonbien. Pourquoi le blé n’a-t-il pas été brûlé ? Il ment encoresur les arriérés. Et lui, que faisait-il ? Pourquoi leslaissait-il s’accumuler ? D’où viennent ces arriérés ?Est-ce qu’il manque des travaux ou des débouchés dans notrecontrée ? Ah ! le brigand ! Je lui aurais appris,moi ! Et les paysans, pourquoi sont-ils partis ? parceque lui-même probablement les a écorchés et les a faitenvoler : il n’a pas porté plainte à l’ispravnike.

– Je t’assure que si, dit Oblomoff : ildonne même dans sa lettre la réponse de l’ispravnike, et cela sinaturellement…

– Bah ! toi ! tu ne sais rien derien. Mais tous les filous écrivent naturellement, et tu peux m’encroire ! Voici, par exemple, continua-t-il en montrantAlexéeff, une âme honnête, un véritable mouton : saura-t-ilécrire naturellement ? – jamais. Son parent, tout animal etcanaille qu’il est, celui-là écrira naturellement. Et toi non plustu ne saurais écrire naturellement. Donc, ton staroste est déjà unecanaille de ce qu’il écrit adroitement et naturellement. Vois commeil a enfilé l’un après l’autre les mots « réintégrer audomicile. »

– Mais qu’en faire ? demandaOblomoff.

– Eh ! Le remplacer tout de suite.

– Et qui nommer ? Comment faire pourconnaître les paysans ? Peut-être qu’un autre serait pireencore. Voilà douze ans que je ne suis allé là-bas.

– Alors va toi-même à la campagne. C’estindispensable. Passes-y l’été et à l’automne arrive droit à tonnouvel appartement. J’arrangerai tout afin qu’il soit prêt.

– Un nouvel appartement, la campagne,moi ! quelles mesures désespérées tu me proposes ! ditOblomoff d’un ton mécontent. Non, pour éviter les extrêmes et semaintenir dans le juste milieu…

– Ma foi ! mon cher Élie, tu vast’enfoncer tout à fait. Moi à ta place j’aurais depuis longtempshypothéqué mon bien, et j’en aurais acheté un autre, ou encore unemaison ici dans un bon endroit : cela vaudrait bien tacampagne. Après j’aurais hypothéquée la maison, et j’en auraisacheté une autre… Donne-moi seulement ton bien, et l’on entendraparler de moi dans le monde…

– Finis donc, et trouve-moi un moyen de ne pasquitter l’appartement, et de ne pas aller à la campagne, et quetout s’arrange… dit Oblomoff.

– Sauras-tu jamais bouger de ta place ?dit Taranntieff. Regarde-toi donc : à quoi es-tu bon ? enquoi est-tu utile à ton pays ? Il ne peut seulement pas allerà la campagne !

– Il est encore trop tôt pour que j’aille à lacampagne, répondit Élie. Laisse-moi auparavant terminer mon plandes réformes que j’ai l’intention d’introduire dans la gestion demon bien… Mais, sais-tu, Michée, dit tout à coup Oblomoff, vas-y,toi. Tu connais les affaires, tu connais les localités ; je nereculerais pas devant la dépense.

– Est-ce que je suis ton intendant ?répliqua fièrement Taranntieff, et d’ailleurs j’ai perdu l’habitudede traiter avec les paysans…

– Que faire ? dit Oblomoff tout pensif,vraiment je ne sais.

– Eh bien ! écris à l’ispravnike :demande-lui si le staroste lui a parlé des paysans qui vagabondent,dit Taranntieff, et prie-le de passer dans le village ;ensuite écris au gouverneur, prie-le d’ordonner à l’ispravnike defaire un rapport sur la conduite du staroste. « Veuille,diras-tu, Votre Excellence être pour moi comme un père, et jeter unregard de compassion sur le terrible et inévitable malheur qui memenace et qui provient des insolents procédés du staroste, sur laruine complète à laquelle je serai immanquablement exposé, avec unefemme et des enfants en bas âge, qui resteront sans aucuneassistance, sans un morceau de pain, douze enfants… »

Oblomoff éclata de rire.

– Où ramasserais-je tant de marmots, si l’onme demandait à voir les enfants ? dit-il.

– Tu radotes ! Écris toujours : avecdouze enfants ; cela entrera par une oreille et sortira parl’autre ; on ne fera pas d’enquête, mais en revanche ce sera« naturel… » Le gouverneur remettra la lettre ausecrétaire, et tu écriras en même temps à celui-ci ;naturellement la lettre sera chargée, et il s’arrangera.Adresse-toi aux voisins. Qui as-tu là-bas ?

– Dobrinine, tout près, dit Oblomoff ; jel’ai souvent vu ici : il est là maintenant.

– Écris-lui aussi, supplie-le comme ilfaut : « donnez-moi cette précieuse marque d’obligeanceet vous me rendrez service comme chrétien, comme ami et commevoisin… » et joins à la lettre un petit cadeau, quelque chosevenant de Pétersbourg… des cigares… voilà comme il faut agir ;et toi » tu n’y entends rien. Un homme perdu ! Avec moile staroste aurait déjà dansé une belle danse ! Je lui enaurais donné ! Quand part la poste ?

– Après-demain, dit Oblomoff.

– Alors voici : assieds-toi et écris toutde suite.

– Mais c’est après-demain, pourquoi écrire desuite ? fit Oblomoff, on aura le temps demain. Écoule, Michée,mets le comble à « tes bienfaits : » j’ajouterai audîner un poisson ou une volaille.

– Qu’est-ce encore ? demandaTaranntieff.

– Assieds-toi là et écris. Il ne te faut pasbeaucoup de temps pour griffonner trois lettres ! tu dictes si« naturellement » ajouta-t-il, en cherchant à dissimulerun sourire, et voici Alexéeff qui va me copier…

– Hé, quelle idéel répondit Taranntieff, quej’écrive ! Mais voilà trois jours que je n’écris pas même dansmon bureau : dès que je m’assieds, j’ai la larme à l’œilgauche, probablement un courant d’air, et le sang me monte à latête aussitôt que je me baisse… Paresseux que tu es ! tu teperds, mon ami Élie, tu te perds pour moins d’un kopek !

– Ah ! si André pouvait arriver !dit Oblomoff ; il arrangerait tout…

– Un beau protecteur que tu trouves là !interrompit Taranntieff. Maudit Allemand, fieffé coquin !…

Taranntieff nourrissait une aversioninstinctive pour les étrangers ; dans ses idées les noms deFrançais, d’Allemand, d’Anglais étaient synonymes de coquin,d’imposteur, de rusé compère et de brigand, il ne faisait aucunedifférence entre les nations ; elles étaient toutes les mêmesà ses yeux.

– Écoute, Michée, dit sévèrement Oblomoff, jel’ai prié de retenir ta langue, surtout quand il s’agit d’un hommequi me touche de près…

– D’un homme qui te touche de près, ripostaTaranntieff d’un ton haineux, quelle parenté a-t-il avec toi ?Un Allemand, c’est connu !

– De plus près que toute ma parenté :nous avons grandi et étudié ensemble, et je ne permettrai pointd’impertinences…

Taranntieff devint pourpre de colère.

– Ah ! si tu me préfères un Allemand,dit-il, je ne remets plus les pieds chez toi.

Il enfonça son chapeau et se dirigea vers laporte. Oblomoff se radoucit sur-le-champ.

– Tu devrais respecter en lui mon ami et enparler avec réserve, voilà tout ce que j’exige ! Il me sembleque le service n’est pas grand.

– Respecter un Allemand ! dit Taranntieffavec le plus profond mépris. Pourquoi donc ?

– Je te l’ai déjà dit, quand ce ne serait queparce qu’il agrandi et étudié avec moi.

– La belle affaire ! Il y en a tant quiont étudié ensemble !

– Ah ! s’il était ici, il m’aurait depuislongtemps débarrassé de tout ce tracas, sans demander ni porter nichampagne… dit Oblomoff.

– Tu me fais des reproches ! Va-t-en audiable avec ton porter et ton champagne ! Tiens, reprends tonargent… Où l’ai-je donc mis ? J’ai tout à fait oublié où jel’ai fourré, ton maudit argent !

Il tira un papier graisseux.

– Non, ce n’est pas cela, dit-il. Où doncest-il ?

Il retourna ses poches.

– Ne prends pas tant de peine, ne cherchepoint, dit Oblomoff, je ne te reproche rien, je te prie seulementde traiter convenablement un homme qui me tient de près au cœur etqui a tant fait pour moi.

– Tant fait ! repartit avec colèreTaranntieff. Attends, il te fera plus encore ; suis sesconseils !

– Pourquoi me dis-tu cela ? demandaOblomoff.

– Pourquoi ? quand cet Allemand t’auradétroussé, tu sauras alors ce qu’on gagne à troquer un pays, unRusse, contre un vagabond…

– Écoute, Michée… commença Oblomoff.

– Je n’ai rien à écouter, j’ai beaucoup tropécouté, et tu m’as donné assez de chagrin ! Dieu sait combienj’ai avalé d’affronts. Je suis sûr qu’en Saxe son père n’a mêmejamais vu la couleur du pain, et il est venu ici lever le nez.

– Laisse les morts dormir en paix ! Quelstorts a son père ?

– Tous les deux ont tort, et le père et lefils, dit d’un air sombre Taranntieff, en faisant un geste de lamain. Ce n’est pas pour rien que mon père m’a conseillé d’être surmes gardes avec ces Allemands : n’a-t-il pas connu touteespèce de gens dans sa vie ?

– Par exemple, qu’est-ce qui te déplaît dansle père ? demanda Élie.

– Il est venu dans notre gouvernement avec uneseule et unique redingote, et en souliers[31], au moisde septembre, et voilà que tout à coup il laisse un héritage à sonfils ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Il n’a laissé à son fils qu’une quarantainede mille roubles en tout. Sa femme lui avait apporté quelque chose,et il a gagné le reste en tenant une maison d’éducation et enrégissant une propriété : il avait de bons appointements… Tuvois que le père n’a point de torts. Quels sont donc maintenantceux du fils ?

– Un beau merle ! Tout à coup desquarante mille roubles du père il a fait un capital de trois centmille, et dans le service il a dépassé le grade de conseiller decour ! Monsieur est un savant… maintenant encore monsieurvoyage ! Le coquin est partout ! Est-ce qu’un vrai, unbon Russe est capable de faire tout cela ? Un Russe choisitune chose quelconque, une seule et, tout à son aise, doucement, pasà pas, sans se fouler la rate, il arrive. Mais ce monsieur,voyez-vous comme il y va ? Si encore il était entré dans lesfermes d’eau-de-vie, alors on saurait d’où vient sa fortune. Maislà, rien. Tout cela ne lui a pas coûté gros. Tout cela n’est pasclair ! J’aurais voulu les dénoncer au parquet, de pareillesgens ! – Voici maintenant qu’il se trimbale le diable saitoù ! continua Taranntieff. Pourquoi se trimbale-t-il àl’étranger ?

– Il veut étudier, voir, savoir.

– Étudier ! Est-ce qu’on ne lui en a pasassez enseigné ? Étudier quoi ? Il ment, ne le croispas : il se moque de toi en plein nez comme au nez d’unmioche. Est-ce que les hommes de son âge apprennent quelquechose ? Entendez-vous ce qu’il débite ? Un conseiller decour ira-t-il apprendre quelque chose ! Te voilà, toi, tu asappris à l’école, et maintenant est-ce que tu apprends ?Est-ce qu’il apprend, lui ? dit-il en montrant Alexéeff. Etson parent, est-ce qu’il apprend ? Quel honnête homme iraits’aviser d’apprendre ? Comment apprend-il ? Est-ce qu’ilest assis sur les bancs d’une école allemande ? Est-ce qu’il yapprend ses leçons ? Il ment ! J’ai entendu dire qu’ilest allé, voir une machine et en commander une pareilleprobablement un pressoir pour l’argent russe ! Je le mettraisdans une maison de force… Des actions industrielles, dit-il…Oh ! ces actions me donnent des nausées !

Oblomoff pâmait de rire.

– Qu’as-tu à montrer tes dents ? Est-ceque je mens ? demanda Taranntieff.

– Allons ! laissons cela, interrompitÉlie. Va où tu avais affaire, et que Dieu te garde ! Pendantce temps j’écrirai toutes ces lettres avec M. Alexéeff, et jetâcherai de mettre mon plan sur le papier : il serait bon d’enfinir d’un coup.

Taranntieff fut sur le point de sortir, maisil revint soudainement sur ses pas.

– J’avais tout à fait oublié ! C’est pouraffaire que je venais chez toi ce matin, dit-il d’un ton radouci.Je dois aller demain à une noce : Rokotoff se marie. Prête-moiton habit, pays ; le mien, vois-tu, commence à montrer lacorde…

– Mais c’est impossible, dit Oblomoff, enfronçant le sourcil à cette nouvelle exigence. Mon habit ne t’irapas…

– Il m’ira ! Elle est encore bonne,celle-là : il ne m’ira pas ! interrompit Taranntieff. Terappelles-tu que j’ai essayé ta redingote ? on aurait cruqu’elle avait été faite pour moi ! Zakhare, Zakhare !viens donc ici, vieille brute ! cria Taranntieff.

Zakhare hurla comme un ours, mats ne vintpas.

– Appelle-le, Élie. Pourquoi lui laisses-tuprendre ces airs là chez toi ?

– Zakhare ! cria Oblomoff.

– Oh ! que le diable vous… ces mots seconfondirent avec le bruit des pieds qui sautaient à bas dupoêle.

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’il y a ?dit-il en se tournant vers Taranntieff.

– Donne-moi mon habit noir, dit Élie.Taranntieff va l’essayer, il en a besoin pour aller demain à lanoce…

– Je ne donne pas d’habit, dit résolumentZakhare.

– Comment ! tu oserais ! Quand lebarine l’ordonne ! vociféra Taranntieff. Et toi, Élie,pourquoi ne le fourres-tu pas dans une maison decorrection !

– Oui, il ne manquerait plus que cela :mettre le vieillard dans une maison de correction. Donne l’habit,Zakhare ; ne t’entête point.

– Je ne le donnerai pas ! réponditfroidement Zakhare. Ils n’ont qu’à rapporter auparavant notre giletet notre chemise : voilà cinq mois qu’ils sont en visite chezeux. C’est ainsi qu’ils nous les ont pris pour un jour de fête, etmaintenant il n’en reste plus que le nom ! Et cependant legilet était en velours, et la chemise en fine toile deHollande ; elle vaut vingt-cinq roubles. Ils n’auront pasl’habit[32] !

– Eh bien, adieu ! allez-vous en tous audiable, en attendant ! dit Taranntieff, et il sortit enmenaçant Zakhare du poing. C’est convenu, Élie, je t’arrêterail’appartement. Tu entends ? ajouta-t-il.

– Eh ! c’est bon ! fit avecimpatience Oblomoff pour se débarrasser de lui.

– Et toi, tu vas écrire ce qu’il faut,continua Taranntieff. Surtout n’oublie pas de dire au gouverneurque tu as douze enfants « en bas âge ; » et qu’àcinq heures la soupe soit sur la table ! Pourquoi n’as-tu pascommandé un pâté ?

Mais Oblomoff ne répondit rien. Depuislongtemps il n’écoutait plus et, les yeux fermés, il pensait àautre chose.

Après le départ de Taranntieff il s’établitdans la chambre un profond silence qui dura une dizaine de minutes.Oblomoff était d’une part affecté de la lettre du staroste et del’imminence du déménagement, et de l’autre fatigué du vacarme deTaranntieff. Enfin il soupira.

– Pourquoi n’écrivez-vous point ? demandadoucement Alexéeff ; je vous taillerais une plume.

– Taillez, et que Dieu vous bénisse !Allez un peu vous promener, dit Oblomoff. Je vais travailler seul,et vous mettrez cela au net après le dîner.

– Très-bien, monsieur, répondit Alexéeff. Eneffet, je pourrais vous déranger… Je m’en vais prévenir qu’on nenous attende pas à Ekaterinnhoff. Adieu, monsieur.

Mais Élie ne l’écoutait plus. Il avait ramasséses pieds sous lui, et s’était presque couché dans le fauteuil. Ilréfléchit la joue dans la main et tomba dans un état qui tenait lemilieu entre le sommeil et la rêverie.

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