Persuasion

Chapitre 10

 

Les occasions ne manquèrent pas pour faire denouvelles remarques. Elle avait vu assez souvent les deux jeunesgens et les deux jeunes filles ensemble pour avoir une opinion,mais elle était trop sage pour la laisser voir à la maison. Ellen’aurait satisfait ni le mari ni la femme.

Elle supposait que Louisa était préférée à sasœur, mais sa mémoire et son expérience lui disaient que lecapitaine n’éprouvait d’amour ni pour l’une ni pour l’autre. Lesentiment qu’elles avaient pour lui était peut-être plus vif ;c’était de l’admiration qui pouvait devenir de l’amour. Cependantquelquefois Henriette semblait indécise entre Hayter et Wenvorth.Anna eût voulu les éclairer tous sur leur situation, et leurmontrer les maux auxquels ils s’exposaient. Elle n’attribuait àaucun d’eux une mauvaise pensée, et se disait avec joie que lecapitaine ne se doutait pas du mal qu’il causait ; il n’avaitaucune fatuité et ne connaissait pas sans doute les projets deHayter. Seulement il avait tort d’accepter les attentions des deuxjeunes filles.

Bientôt cependant Hayter sembla abandonner laplace. Trois jours se passèrent sans qu’on le vît ; il refusamême une invitation à dîner. M. Musgrove l’ayant trouvé chezlui entouré de gros livres en avait conclu qu’il usait sa santé autravail. Marie pensait qu’il était positivement refusé parHenriette, tandis que son mari, au contraire, l’attendait chaquejour. Enfin Anna l’approuvait de s’absenter.

Vers cette époque, par une belle matinée denovembre, Charles Musgrove et le capitaine étaient à la chasse.Anna et Marie, tranquillement assises, travaillaient au cottage,quand les misses Musgrove passèrent et, s’approchant de la fenêtre,dirent qu’elles allaient faire une promenade, trop longue pourMarie. Celle-ci, un peu choquée, répondit :

« Mais si ! j’irais volontiers,j’aime les longues promenades. »

Anna vit aux regards des jeunes filles quec’était là précisément ce qu’elles ne voulaient pas, et admira denouveau cette habitude de famille qui mettait dans la nécessité detout dire et de tout faire ensemble, sans le désirer. Elle tâcha dedissuader Marie d’y aller ; mais, n’y réussissant pas, ellepensa qu’il valait mieux accepter aussi, pour elle-même,l’invitation beaucoup plus cordiale des misses Musgrove, car saprésence pouvait être utile pour retourner avec sa sœur et ne pasentraver leurs plans.

« Qui leur fait supposer que je ne puisfaire une longue promenade ? disait Marie en montantl’escalier. On semble croire que je ne suis pas bonne marcheuse, etcependant elles n’auraient pas été contentes si j’avais refusé.Quand on vient ainsi vous demander quelque chose, est-ce qu’on peutdire : Non ?… »

Au moment où elles se mettaient en route, leschasseurs revinrent. Ils avaient emmené un jeune chien qui avaitgâté leur chasse et avancé leur retour. Ils étaient donc toutdisposés à se promener.

Si Anna avait pu le prévoir, elle seraitrestée à la maison. Elle se dit qu’il était trop tard pour reculer,et ils partirent tous les six dans la direction choisie par lesmisses Musgrove, Quand le chemin devenait plus étroit, Annas’arrangeait pour marcher avec son frère et sa sœur ; elle nevoulait pas gêner les autres. Son plaisir à elle était l’air etl’exercice, la vue des derniers rayons de soleil sur les feuillesjaunies ; et aussi de se répéter tout bas quelques-unes despoétiques descriptions de l’automne, saison qui a une si puissanteinfluence sur les âmes délicates et tendres. Tout en occupant sonesprit de ces rêveries, de ces citations, il lui fut impossible dene pas entendre la conversation du capitaine avec les deux sœurs.C’était un simple bavardage animé, comme il convient à des jeunesgens sur un pied d’intimité. Il causait plus avec Louisa qu’avecHenriette. La première y mettait plus d’entrain que l’autre. Elledit quelque chose qui frappa Anna. Après avoir admiré à plusieursreprises cette splendide journée, le capitaine ajouta :

« Quel beau temps pour l’amiral et pourma sœur ! Ils font ce matin une longue promenade envoiture : nous pourrons les voir en haut de ces collines. Ilsont dit qu’ils viendraient de ce côté. Je me demande où ilsverseront aujourd’hui ? Ah ! cela leur arrivesouvent ; mais ma sœur ne s’en préoccupe pas.

– Pour moi, dit Louisa, à sa place j’enferais autant. Si j’aimais quelqu’un comme elle aime l’amiral, rienne pourrait m’en séparer, et j’aimerais mieux être versée par luique menée en sûreté par un autre. »

Cela fut dit avec enthousiasme.

« Vraiment, s’écria-t-il, du même ton. Jevous admire. » Puis il y eut un silence.

Anna oublia un instant les citations poétiquesdes douces scènes de l’automne ; il ne lui resta à la mémoirequ’un tendre sonnet rempli des descriptions de l’année expiranteemportant avec elle le bonheur et les images de jeunesse, d’espoiret de printemps.

Voyant qu’on prenait un autre sentier :« N’est-ce pas le chemin de Wenthrop ? » dit-elle.Mais personne ne l’entendit.

On se dirigeait en effet vers Wenthrop, etaprès une montée douce à travers de grands enclos, où la charrue dulaboureur, préparant un nouveau printemps, démentait les poésiesmélancoliques, on gagna le sommet d’une haute colline qui séparaitUppercross de Wenthrop. Wenthrop, qu’on aperçut alors en bas, étaitune laide et vulgaire maison, à toit peu élevé, entourée de grangeset de bâtiments de ferme.

« Est-ce là Wenthrop ? dit Marie, jen’en avais aucune idée. Je crois que nous ferons mieux deretourner. Je suis très fatiguée. »

Henriette, un peu mal à l’aise, etn’apercevant pas Charles Hayter aux environs, était prête à fairece que Marie désirait, mais Charles Musgrove dit non, et Louisa ditnon, avec plus d’énergie encore, et, prenant sa sœur à part, elleparut discuter vivement.

Charles déclara d’une façon très nette qu’ilirait voir sa tante, puisqu’il en était si près, et il s’efforça depersuader sa femme ; mais c’était un des points sur lesquelselle montrait sa volonté : elle refusa absolument, et toutdans sa figure indiquait qu’elle n’irait pas.

Après un court débat, il fut convenu queCharles et Henriette descendraient la colline, et que les autresresteraient en haut. Marie saisit un moment pour dire au capitaine,en jetant autour d’elle un regard méprisant :

« C’est bien désagréable d’avoir desparents semblables ; je n’y suis pas allée deux fois dans mavie. »

Il eut un sourire de commande, et se détournaavec un regard de mépris, qu’Anna vit parfaitement.

Louisa, qui avait fait quelques pas avecHenriette, les rejoignit, et Marie s’assit sur un tronc d’arbre.Tant qu’on fut autour d’elle, elle fut contente, mais quand Louisase fut éloignée avec Wenvorth pour cueillir des noisettes, elletrouva son siège mauvais, et alla à sa recherche. Anna s’assit surun talus, et entendit derrière elle Wenvorth et Louisa, qui sefrayaient un passage dans une haie. Louisa semblait très animée etdisait :

« Je l’ai fait partir ; je trouvaisabsurde qu’elle ne fit pas cette visite. Ce n’est pas moi qui melaisserais influencer pour faire ce que je ne veux pas. Quand j’aidécidé quelque chose, je le fais. Henriette allait renoncer à allerà Wenthrop par une complaisance ridicule.

– Alors, sans vous, elle n’y serait pasallée ?

– Mais oui, j’ai honte de le dire.

– Elle est bien heureuse d’avoir auprèsd’elle un caractère tel que le vôtre. Ce que vous venez de direconfirme mes observations. Je ne veux pas feindre d’ignorer ce dontil s’agit : je vois que cette visite est autre chose qu’unesimple visite de politesse. Si votre sœur ne sait pas résister àune demande quelconque dans une circonstance si peu importante, jeles plains tous deux quand il s’agira de choses graves demandantforce et fermeté. Votre sœur est une aimable personne, mais vousêtes ferme et décidée : si vous voulez la diriger pour sonbonheur, donnez-lui autant de votre caractère que vous pourrez.Mais vous l’avez sans doute toujours fait. Le pire des maux est uncaractère faible et indécis sur lequel on ne peut compter. On n’estjamais sûr qu’une bonne impression sera durable. Que ceux quiveulent être heureux soient fermes. »

Il cueillit une noisette. « Voici,dit-il, une noisette belle et saine qui a résisté aux tempêtes del’automne. Pas une tache, pas une piqûre. Tandis que ses sœurs ontété foulées aux pieds, cette noisette, dit-il avec une solennitéburlesque, est encore en possession de tout le bonheur auquel unenoisette peut prétendre. » Puis, revenant au tonsérieux :

« Mon premier souhait pour ceux quej’aime est la fermeté. Si Louisa Musgrove veut être belle etheureuse à l’automne de sa vie, elle cultivera toutes les forces deson âme. »

Il ne reçut pas de réponse. Anna eût étésurprise que Louisa pût répondre promptement à des parolestémoignant un si vif intérêt. Elle comprenait ce que Louisaressentait. Quant à elle, elle n’osait bouger, de peur d’être vue.Un buisson de houx la protégeait. Ils s’éloignèrent : elleentendit Louisa, qui disait :

« Marie a un assez bon naturel, mais ellem’irrite quelquefois par sa déraison et son orgueil. Elle en abeaucoup trop, de l’orgueil des Elliot ! Nous aurions tantdésiré que Charles épousât Anna au lieu de Marie. Vous savez qu’ila demandé Anna ? »

Le capitaine répondit après unsilence :

« Voulez-vous dire qu’elle l’arefusé ?

– Oui, certainement.

– À quelle époque ?

– Je ne sais pas au juste, car nousétions en pension alors. Je crois que ce fut un an avant d’épouserMarie. Mes parents pensent que sa grande amie, lady Russel, empêchace mariage, elle ne trouva pas Charles assez lettré, et persuada àAnna de refuser. »

Les voix s’éloignèrent, et Anna n’entenditplus rien. D’abord immobile d’étonnement, elle eut beaucoup depeine à se lever. Elle n’avait point eu le sort de ceux quiécoutent : on n’avait dit d’elle aucun mal ; mais elleavait entendu des choses très pénibles. Elle vit comment elle étaitjugée par le capitaine ; et il avait eu, en parlant d’elle, unmélange de curiosité et d’intérêt qui l’agitait extrêmement.

Elle rejoignit Marie, et quand toute lacompagnie fut réunie, elle éprouva quelque soulagement à s’isolerau milieu de tous.

Charles et Henriette ramenèrent Hayter aveceux. Anna ne chercha pas à comprendre ce qui s’était passé, mais ilétait certain qu’il y avait eu du froid entre eux, et quemaintenant ils semblaient très heureux, quoique Henriette parût unpeu confuse. Dès ce moment, ils s’occupèrent exclusivement l’un del’autre.

Maintenant tout désignait Louisa pour lecapitaine, et ils marchaient aussi côte à côte. Dans la vasteprairie que les promeneurs traversaient, ils formaient troisgroupes. Anna appartenait au moins animé des trois. Elle rejoignitCharles et Marie et se trouva assez fatiguée pour accepter le brasde son beau-frère, qui était alors mécontent de sa femme. Maries’était montrée peu aimable et en subissait en ce moment lesconséquences. Son mari lui quittait le bras à chaque instant pourcouper avec sa cravache des têtes d’orties le long de lahaie : elle se plaignit selon son habitude, mais Charles lesquittant toutes deux pour courir après une belette, elles purent àpeine le suivre.

Au sortir de la prairie, ils furent rejointspar la voiture de l’amiral, qui s’avançait dans la même directionqu’eux. Apprenant la longue course qu’avaient entreprise les jeunesgens, il offrit obligeamment une place à celle des dames qui seraitla plus fatiguée. Il pouvait lui éviter un mille, puisqu’ilspassaient par Uppercross. L’invitation fut refusée par les missesMusgrove, qui n’étaient pas fatiguées, et par Marie, qui futoffensée de n’avoir pas été demandée avant toute autre, ou parceque l’orgueil des Elliot, comme disait Louisa, ne pouvait accepterd’être en tiers dans une voiture à un seul cheval.

On allait se séparer, quand le capitaine dittout bas quelques mots à sa sœur.

« Miss Elliot, dit celle-ci, vous devezêtre fatiguée : laissez-nous le plaisir de vous reconduire. Ily a largement place pour trois ; si nous étions aussi mincesque vous, on pourrait tenir quatre. Venez, je vous enprie. »

L’hésitation n’était pas permise à Anna.L’amiral insista aussi. Refuser était impossible. Le capitaine setourna vers elle, et, sans dire un mot, l’aida tranquillement àmonter en voiture.

Oui, il avait fait cela ! Elle était là,assise par la volonté et les mains de Frédéric ! Il avait vusa fatigue, et avait voulu qu’elle se reposât. Elle fut touchée decette manifestation de ses sentiments. Elle comprit sa pensée. Ilne pouvait pas lui pardonner, mais il ne voulait pas qu’ellesouffrît. Il y était poussé par un sentiment d’affection qu’il nes’avouait pas à lui-même. Elle ne pouvait y penser sans un mélangede joie et de chagrin.

Elle répondit d’abord distraitement auxbienveillantes remarques de ses compagnons. On était à moitiéchemin, quand elle s’aperçut qu’on parlait de Frédéric !

« Il veut certainement épouser l’une desdeux, dit l’amiral ; mais cela ne nous dit pas laquelle.

– Il y va depuis assez longtemps poursavoir ce qu’il veut. C’est la paix qui est cause de tout cela. Sila guerre éclatait, il serait bientôt décidé. Nous autres marins,miss Elliot, nous ne pouvons pas faire longtemps notre cour entemps de guerre. Combien s’écoula-t-il de temps, ma chère, entrenotre première entrevue et notre installation à Yarmouth ?

– Nous ferons mieux de n’en rien dire,dit gaîment Mme Croft, car si miss Elliot savaitcombien ce fut vite fait, elle ne croirait jamais que nous ayons puêtre heureux. Cependant je vous connaissais de réputation longtempsauparavant.

– Et moi j’avais entendu parler de vouscomme d’une jolie fille. Fallait-il attendre davantage ? Jen’aime pas à avoir longtemps de pareils projets en tête. Jevoudrais que Frédéric découvrît ses batteries, et amenât une de cesjeunes misses à Kellynch. Elles trouveraient de la compagnie. Ellessont charmantes toutes deux, je les distingue à peine l’une del’autre.

– Elles sont très simples et trèsgracieuses vraiment, dit Mme Croft d’un ton moinsenthousiaste, ce qui fit supposer à Anna qu’elle ne les trouvaitpas tout à fait dignes de son frère. « C’est une famille trèsrespectable, d’excellentes gens. Mon cher amiral, faites doncattention, nous allons verser. » Elle prit les rênes et évital’obstacle, puis empêcha la voiture de tomber dans une ornière, oud’accrocher une charrette. Anna s’amusa à penser que cette manièrede conduire ressemblait peut-être à celle dont ils faisaient leursaffaires. Cette pensée la conduisit jusqu’au cottage.

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