Persuasion

Chapitre 9

 

Le capitaine Wenvorth était venu à Kellynchcomme chez lui, pour y rester autant qu’il lui plairait ; caril était aimé par l’amiral comme un frère. Il avait fait le projetd’aller voir son frère, dans le comté de Shrop, mais l’attraitd’Uppercross l’y fit renoncer. Il y avait tant d’amitié, deflatterie, quelque chose de si séduisant dans la réception qu’onlui faisait ; les parents étaient si hospitaliers, les enfantssi aimables, qu’il ne put s’arracher de là.

Bientôt on le vit chaque jour à Uppercross.Les Musgrove n’étaient pas plus empressés à l’inviter que lui àvenir, surtout le matin, car l’amiral et sa femme sortaienttoujours ensemble quand il n’y avait personne au château. Ilss’intéressaient à leur nouvelle propriété et visitaient leursprairies, leurs bestiaux, ou faisaient volontiers un tour envoiture.

L’intimité du capitaine était à peine établieà Uppercross, quand Charles Hayter y revint, et en pritombrage.

Charles Hayter était l’aîné des cousins.C’était un très aimable et agréable jeune homme, et jusqu’àl’arrivée de Wenvorth, un grand attachement semblait exister entrelui et Henriette. Il était dans les ordres, mais sa présencen’étant pas exigée à la cure, il vivait chez son père à unedemi-lieue d’Uppercross.

Une courte absence avait privé Henriette deses attentions, et en revenant il vit avec chagrin qu’on avait prissa place.

Mme Musgrove etMme Hayter étaient sœurs, mais leur mariage leuravait fait une position très différente. Tandis que les Musgroveétaient les premiers de la contrée, la vie mesquine et retirée desHayter, l’éducation peu soignée des enfants, les auraient placés endehors de la société sans leurs relations avec Uppercross.

Le fils aîné était seul excepté ; ilétait très supérieur à sa famille comme manières et cultured’esprit.

Les deux familles avaient toujours été dansdes termes excellents, car d’un côté il n’y avait pasd’orgueil ; de l’autre, pas d’envie. Les misses Musgroveavaient seulement une conscience de leur supériorité qui leurfaisait patronner leurs cousines avec plaisir.

Henriette semblait avoir oublié soncousin ; on se demandait si elle était aimée du capitaine.Laquelle des deux sœurs préférait-il ? Henriette étaitpeut-être plus jolie, Louise plus intelligente. Les parents, soitignorance du monde, soit confiance dans la prudence de leursfilles, semblaient laisser tout au hasard et ne se préoccuper derien.

Au cottage, c’était différent. Le jeune ménagesemblait plus disposé à faire des conjectures, et Anna eut bientôtà écouter leurs opinions sur la préférence de Wenvorth. Charlespenchait pour Louise, Marie pour Henriette, et tous les deuxs’accordaient à dire qu’un mariage avec l’une ou avec l’autreserait extrêmement désirable. Wenvorth avait dû, d’après sespropres paroles, gagner 50,000 livres pendant la guerre ;c’était une fortune, et s’il survenait une autre guerre, il étaithomme à se distinguer.

« Dieu ! s’écriait Marie, s’ilallait s’élever aux plus grands honneurs ! S’il était créébaronnet ! Lady Wenvorth ! cela sonne très bien. Quellechance pour Henriette. C’est elle qui prendrait ma place en ce cas,et cela ne lui déplairait pas. Mais après tout, ce ne serait qu’unenouvelle noblesse, et je n’en fais pas grand cas. »

Marie aurait voulu qu’Henriette fût préféréepour mettre fin aux prétentions de Hayter. Elle regardait comme unevéritable infortune pour elle et pour ses enfants que de nouveauxliens de parenté s’établissent avec cette famille.

« Si l’on considère, disait-elle, lesalliances que les Musgrove ont faites, Henriette n’a pas le droitde déchoir, et de faire un choix désagréable aux personnesprincipales de sa famille, en leur donnant des alliés d’unecondition inférieure. Qui est Charles Hayter, je vous prie ?Rien qu’un ministre de campagne. C’est un mariage très inférieurpour miss Musgrove d’Uppercross. » Son mari ne partageait passon avis, car son cousin, qu’il aimait beaucoup, était un filsaîné, et avait ainsi droit à sa considération.

« Vous êtes absurde, Marie, disait-il.Charles Hayter a beaucoup de chance d’obtenir quelque chose del’évêque ; et puis, il est fils aîné, et il héritera d’unejolie propriété. L’état de Winthrop n’a pas moins de deux centcinquante acres, outre la ferme de Tauton, une des meilleures de lacontrée. Charles est un bon garçon, et quand il aura Winthrop, ilvivra autrement qu’aujourd’hui. Un homme qui a une telle propriétén’est pas à dédaigner. Non, Henriette pourrait trouver plus mal. Sielle épouse Hayter, et que Louisa puisse avoir Wenvorth, je seraitrès satisfait. »

Cette conversation avait lieu le lendemaind’un dîner à Uppercross : Anna était restée à la maison sousle prétexte d’une migraine, et avait eu le double avantage d’éviterWenvorth et de ne pas être prise pour arbitre. Elle aurait vouluque le capitaine se décidât vite, car elle sympathisait avec lessouffrances de Hayter, pour qui tout était préférable à cetteincertitude. Il avait été très froissé et très inquiet des façonsde sa cousine. Pouvait-il si vite être devenu pour elle unétranger ? Il n’avait été absent que deux dimanches. Quand ilétait parti, elle s’intéressait à son changement de cure, pourobtenir celle d’Uppercross du Dr Shirley, malade etinfirme. Quand il revint, hélas ! tout intérêt avait disparu.Il raconta ses démarches, et Henriette ne lui prêta qu’une oreilledistraite. Elle semblait avoir oublié toute cette affaire.

Un matin, le capitaine entra dans le salon ducottage, où Anna était seule avec le petit malade couché sur ledivan.

La surprise de la trouver seule le priva de saprésence d’esprit habituelle, il tressaillit.

« Je croyais les misses Musgroveici ; » puis il alla vers la fenêtre pour se remettre etdécider quelle attitude il prendrait.

« Elles sont en haut avec ma sœur, etvont bientôt descendre, » répondit Anna toute confuse.

Si l’enfant ne l’avait pas appelée, elleserait sortie pour délivrer le capitaine aussi bien qu’elle-même.Il resta à la fenêtre, et après avoir poliment demandé desnouvelles du petit garçon, il garda le silence. Anna s’agenouilladevant l’enfant, qui lui demandait quelque chose, et ils restèrentainsi quelques instants, quand, à sa grande satisfaction, elle vitentrer quelqu’un. C’était Charles Hayter, qui ne fut guère pluscontent de trouver là le capitaine, que celui-ci ne l’avait été d’ytrouver Anna.

Tout ce qu’elle put dire fut :

« Comment vous portez-vous ?Veuillez vous asseoir. Mon frère et ma sœur vontdescendre. »

Wenvorth quitta la fenêtre et parut disposé àcauser avec Hayter, mais, voyant celui-ci prendre un journal, ilretourna à la fenêtre. Bientôt la porte restée entr’ouverte futpoussée par l’autre petit garçon, enfant de deux ans, décidé ethardi. Il alla au divan et réclama une friandise ; comme il nes’en trouvait pas là, il demanda un jouet ; il s’accrocha à larobe de sa tante, et elle ne put s’en débarrasser. Elle pria,ordonna, voulut le repousser, mais l’enfant trouvait grand plaisirà grimper sur son dos :

« Walter, ôtez-vous, méchant enfant, jesuis très mécontente de vous.

– Walter, cria Charles Hayter, pourquoin’obéissez-vous pas ? Entendez-vous votre tante ? Venezprès de moi, Walter, venez près du cousin Charles. »

Walter ne bougea pas. Tout à coup, elle setrouva débarrassée. Quelqu’un enlevait l’enfant, détachait lespetites mains qui entouraient le cou d’Anna, et emportait le petitgarçon avant qu’elle sût que c’était le capitaine.

Elle ne put dire un mot pour le remercier,tant ses sensations étaient tumultueuses. L’action du capitaine, lamanière silencieuse dont il l’avait accomplie, le bruit qu’il fitensuite en jouant avec l’enfant pour éviter les remerciements ettoute conversation avec elle, tout cela donna à Anna une telleconfusion de pensées qu’elle ne put se remettre, et, voyant entrerMarie et les misses Musgrove, elle se hâta de quitter la chambre.Si elle était restée, c’était là l’occasion d’étudier les quatrepersonnes qui s’y trouvaient.

Il était évident que Charles Hayter n’avaitaucune sympathie pour Wenvorth. Elle se souvint qu’il avait dit aupetit Walter, d’un ton vexé, après l’intervention ducapitaine :

« Il fallait m’obéir, Walter ; jevous avais dit de ne pas tourmenter votre tante. »

Il était donc mécontent que Wenvorth eût faitce qu’il aurait dû faire lui-même ? Mais elle ne pouvait guères’intéresser aux sentiments des autres, avant d’avoir mis un peud’ordre dans les siens.

Elle était honteuse d’elle-même, humiliéed’être si agitée, si abattue pour une bagatelle ; mais celaétait, et il lui fallut beaucoup de solitude et de réflexion pourse remettre.

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