Persuasion

Chapitre 23

 

Anna ayant promis d’aller chez les Musgrove,elle remit au lendemain la visite à lady Russel. Un jour de plusétait accordé à la bonne réputation de M. Elliot, comme à lasultane Shéhérazade des Mille et une Nuits.

Le mauvais temps la mit en retard, et quandelle arriva chez les Musgrove, elle y trouvaMme Croft, Harville et Wenvorth. Marie et Henriettene l’avaient pas attendue ; mais elles avaient recommandé àMme Musgrove de la retenir jusqu’à leur retour.

Elle dut se soumettre, et fut bientôt plongéedans toutes les agitations que l’extrême bonheur et l’extrêmechagrin peuvent procurer.

Deux minutes après son arrivée, Wenvorth dit àHarville.

« Nous écrirons la lettre en question,Harville, si vous voulez me donner ce qu’il faut pourécrire. »

Tout étant préparé, il s’approcha de la tableet, tournant le dos à tous, il s’absorba dans sa lettre.

Mme Musgrove racontait àMme Croft comment le mariage de sa fille s’étaitdécidé, avec cet insupportable chuchotement que tout le monde peutentendre. Anna ne put éviter d’entendre certains détails et desrabâchages insipides que Mme Croft écoutait avecune attention bienveillante. Anna espérait que Wenvorth n’entendaitpas.

« Tout bien considéré, disaitMme Musgrove, nous avons jugé convenable de ne pasattendre davantage ; Charles Hayter se mourait d’impatience.Je ne hais rien tant que les longs engagements ; six mois, unan tout au plus, mais pas davantage.

– C’est précisément ce que j’allais vousdire ; surtout quand on ignore s’il ne surviendra pas quelqueobstacle ; je trouve cela très imprudent, et les parentsdevraient l’empêcher autant qu’ils peuvent. J’aimerais mieux voirles jeunes gens se marier avec un petit revenu, et lutter avec lesdifficultés de la vie que d’être liés longtempsd’avance. »

Anna trouvait là un intérêt inattendu. Elles’appliqua ces paroles, sentit un frémissement parcourir tout soncorps, et jeta involontairement un regard sur la table. Lecapitaine avait cessé d’écrire : il écouta et se retourna pourlui jeter un regard rapide et profond.

Les deux dames continuèrent à redire les mêmesvérités, à les renforcer par des exemples. Mais Anna n’entenditqu’un bruit de voix ; tout était confusion dans sonesprit.

Harville, qui n’avait rien entendu, s’approchad’une fenêtre et parut inviter Anna à le rejoindre. Il la regardaavec un sourire et fit un petit mouvement de tête qui disait :« Venez, j’ai quelque chose à vous dire. »

Anna alla vers lui ; alors il repritl’expression sérieuse et pensive qui lui était habituelle.

« Voyez, dit-il, déployant un paquetqu’il avait dans la main et montrant une miniature. Connaissez-vouscette personne ?

– Certainement, capitaine.

– Et vous pouvez deviner à qui ceportrait est destiné. Mais, dit-il d’une voix grave, il n’a pas étéfait pour elle. Miss Elliot, vous rappelez-vous notre promenade àLyme ? Nous nous affligions pour lui. Je ne croyais guèrealors. Mais, n’importe. La peinture a été faite au Cap. Harvillerencontra là un jeune artiste allemand, et pour remplir unepromesse faite à ma pauvre sœur, il posa, et lui rapporta ceportrait. Je suis chargé maintenant de le donner à une autre femme.Quelle commission pour moi ! mais qui pouvait la faire ?Je ne suis pas fâché, vraiment, de la laisser à un autre, dit-il endésignant Wenvorth. Le capitaine s’en charge ; c’est pour celaqu’il écrit. » Et il ajouta, avec une lèvre tremblante :« Pauvre Fanny ! Elle ne l’aurait pas oubliésitôt !

– Non, dit Anna d’une voix pénétrée, jele crois facilement.

– Ce n’était pas dans sa nature :elle l’adorait.

– Une femme qui aime vraiment estainsi. »

Harville eut un sourire qui signifiait :« Réclamez-vous pour votre sexe ? » et Annarépondit, en souriant aussi : « Oui, nous ne sommes passi oublieuses que vous ; c’est peut-être notre destinée plutôtque notre mérite. Nous n’y pouvons rien. Nous vivons à l’intérieur,tranquilles, renfermées, et nous n’existons que par le sentiment.Vous êtes forcés à l’action ; vous avez toujours quelqueaffaire qui vous ramène dans le monde ; le changement etl’occupation continuels affaiblissent bientôt vos impressions.

– En admettant (ce que je ne fais pas)que votre assertion soit vraie, elle ne s’applique pas à Benwick.Il n’a pas été forcé à l’action ; la paix l’a ramené à terre àce moment-là, et depuis il a toujours vécu avec nous.

– C’est très vrai, dit Anna ; jel’avais oublié. Mais qu’allez-vous répondre à cela,capitaine ? Si le changement ne vient pas des circonstancesextérieures, il vient du dedans, de la nature de l’homme, ce doitêtre le cas du capitaine Benwick.

– Non, non, je n’admets pas que ce soitla nature de l’homme plus que de la femme d’oublier ceux qu’on aimeou qu’on a aimés. Je crois le contraire. Il y a une véritableanalogie entre notre corps et notre esprit ; là où le corpsest le plus fort, le sentiment l’est aussi : il est capable desupporter une plus rude épreuve, comme d’affronter un plus mauvaistemps.

– Vos sentiments peuvent être les plusforts, dit Anna ; mais le même esprit d’analogie m’autorise àdire que les nôtres sont les plus tendres. L’homme est plus robusteque la femme, mais il ne vit pas plus longtemps, ce qui expliquemes idées sur la nature de ses affections. S’il en était autrement,ce serait trop cruel pour vous. Vous avez à lutter avec desdangers, des souffrances ; vous travaillez et vous fatiguezvotre temps ; votre santé, votre vie, ne sont pas à vous. Ceserait cruel vraiment (ceci fut dit d’une voix tremblante) si lessentiments des femmes étaient ajoutés à tout cela.

– Nous ne serons jamais d’accord sur cepoint, » commença Harville, quand un léger bruit attira sonattention. La plume de Wenvorth était tombée de ses mains, et Annatressaillit en s’apercevant qu’il était plus près qu’elle necroyait.

– Avez-vous fini votre lettre ? ditHarville.

– Pas encore, quelques lignesseulement : j’aurai fini dans cinq minutes.

– Rien ne presse ; je suis très bienancré ici, dit-il en souriant à Anna ; bienapprovisionné ; je ne manque de rien. Eh bien, miss Elliot,dit-il en baissant la voix, comme je vous le disais, nous ne seronsjamais d’accord sur ce point ; aucun homme ni aucune femme nepeuvent l’être sans doute : mais laissez-moi vous dire quel’histoire est contre vous, en prose et en vers. Si j’avais autantde mémoire que Benwick, j’apporterais cinquante citations pourappuyer ma thèse. Je ne crois pas avoir ouvert dans ma vie un seullivre qui n’ait parlé de l’inconstance des femmes. Chansons etproverbes : tout en parle. Mais, direz-vous peut-être, ils ontété écrits par des hommes ?

– Oui, s’il vous plaît, ne prenons paspour arbitres les livres. Les hommes, en écrivant l’histoire, ontsur nous tous les avantages ; ils ont plus d’instruction, etla plume est dans leurs mains. Je n’admets pas que les livresprouvent quelque chose.

– Mais quelle preuveaurons-nous ?

– Nous n’en aurons jamais. Nous débutonschacun avec une prévention en faveur de notre propre sexe ;nous y ajoutons toutes les preuves que nous pouvons trouver àl’appui, et précisément ces preuves ne peuvent être données sanstrahir un secret.

– Ah ! s’écria Harville d’un tonprofondément ému, si je pouvais vous faire comprendre tout cequ’éprouve un homme, quand, jetant un dernier regard sur sa femmeet ses enfants, il suit des yeux le bateau qui les emportent sedemande s’il les reverra jamais. Si je pouvais vous dire la joie deson âme quand il les revoit après, une longue absence ; quandil a calculé l’heure de leur retour, et qu’il les voit arriver unjour plus tôt, comme si le ciel leur avait donné des ailes !Si je pouvais vous dire tout ce qu’un homme peut faire etsupporter ; tout ce qu’il peut se glorifier de faire pour seschers trésors ! Je parle seulement de ceux qui ont uncœur ! dit-il en appuyant la main sur sa poitrine.

– Ah ! dit Anna vivement ; jerends justice à vos sentiments et aux hommes qui vous ressemblent.Je mériterais le mépris si j’osais supposer que la véritableaffection et la confiance appartiennent seulement aux femmes. Non,je vous crois capables dans le mariage de toutes les grandes etnobles choses. Je crois que vous pouvez supporter beaucoup tantque… (permettez-moi de le dire), tant que vous avez un but. Je veuxdire tant que la femme que vous aimez existe et vit pour vous. Leseul privilège que je réclame pour mon sexe (et il n’est pas trèsenviable, n’en soyez pas jaloux), c’est d’aimer plus longtempsquand il n’y a plus ni vie ni espoir. » Elle ne put en diredavantage ; son cœur était trop plein, sa poitrine tropoppressée.

– Vous êtes une bonne âme, s’écria lecapitaine lui posant la main sur le bras avec affection. Il n’y apas moyen de se quereller avec vous. Et puis ma langue est liéequand je pense à Benwick. »

Leur attention fut appelée ailleurs :Mme Croft s’en allait.

« Nous nous séparons ici, je crois,Frédéric. Je retourne chez moi, et vous, vous avez un rendez-vousavec votre ami. Ce soir, nous aurons le plaisir de nous rencontrertous à votre soirée, » dit-elle à Anna. « Nous avons reçuhier l’invitation de votre sœur, et j’ai compris que Frédéric étaitinvité aussi. Vous êtes libre, n’est-ce pas,Frédéric ? »

Wenvorth pliait sa lettre à la hâte, il ne putou ne voulut pas répondre à cela.

« Oui, dit-il, nous nous séparons ;mais nous vous suivrons bientôt, c’est-à-dire Harville, si vousêtes prêt, je le suis dans une minute ; je sais que vous neserez pas fâché d’être dehors. »

Wenvorth, ayant cacheté rapidement sa lettre,semblait pressé de partir. Anna n’y comprenait rien. Harville luidit un amical adieu ; mais de Wenvorth elle n’eut pas un mot,pas un regard, quand il sortit.

Elle n’avait eu que le temps de s’approcher dela table, quand la porte s’ouvrit, et qu’il rentra. Il s’excusa,disant qu’il avait oublié ses gants ; il s’approcha de latable, et, tirant une lettre de dessous les autres papiers, la mitsous les yeux d’Anna en la regardant d’un air suppliant, puis ilsortit avant que Mme Musgrove eût le temps de voirs’il était entré.

Anna fut agitée au delà de toute expression.La lettre, dont l’adresse « Miss A. E. » était à peinelisible, était celle qu’il avait pliée si rapidement. On croyaitqu’il écrivait à Benwick, et c’était à elle ! La vie d’Annadépendait du contenu de cette lettre ! Mais tout étaitpréférable à l’attente, Mme Musgrove était occupéeailleurs, et Anna put, sans être aperçue, lire ce quisuit :

« Je ne puis me taire plus longtemps. Ilfaut que je vous écrive. Vous me percez le cœur ! Ne me ditespas qu’il est trop tard ! que ces précieux sentiments sontperdus pour toujours. Je m’offre à vous avec un cœur qui vousappartient encore plus que lorsque vous l’avez brisé il y a huitans. Ne dites pas que l’homme oublie plus tôt que la femme, que sonamour meurt plus vite. Je n’ai jamais aimé que vous. Je puis avoirété injuste, j’ai été faible et vindicatif, mais jamais inconstant.C’est pour vous seule que je suis venu à Bath, c’est à vous seuleque je pense ; ne l’avez-vous pas vu ? N’auriez-vous pascompris mes désirs ? Je n’aurais pas attendu depuis dix jours,si j’avais connu vos sentiments comme je crois que vous avez devinéles miens. Je puis à peine écrire. J’entends des mots quim’accablent. Vous baissez la voix, mais j’entends les sons de cettevoix qui sont perdus pour les autres. Trop bonne et trop parfaitecréature ! vous nous rendez justice, en vérité, en croyant leshommes capables de constance. Croyez à ce sentiment inaltérablechez

F.W.

» Il faut que je parte, incertain de monsort : mais je reviendrai ici, ou j’irai vous rejoindre. Unmot, un regard suffira pour me dire si je dois entrer ce soir oujamais chez votre père. »

Après cette lecture, Anna fut longtemps à seremettre. Chaque instant augmentait son agitation : elle étaitcomme écrasée de bonheur et avant qu’elle pût sortir de cet étatviolent, Charles, Marie et Henriette rentrèrent.

Elle s’efforça d’être calme, mais elle necomprit pas un mot de ce qu’on disait. Elle fut obligée des’excuser et de dire qu’elle était souffrante. On remarqua alorsqu’elle était très pâle, qu’elle paraissait agitée et préoccupée,et l’on ne voulut pas sortir sans elle. Cela était cruel !… Siseulement on était parti, lui laissant la tranquille possession decette chambre ! mais voir tout le monde autour d’elle luidonnait le vertige et la désespérait. Elle dit qu’elle voulaitretourner chez elle.

« Certainement, ma chère, ditMme Musgrove ; partez vite, et prenez soin devous, afin d’être bien remise ce soir. Charles, demandez unevoiture ; elle ne peut pas marcher. »

Aller en voiture, c’était là le pire, perdrela possibilité de dire deux mots au capitaine ! Elle nepouvait supporter cette pensée. Elle protesta vivement, et on lalaissa enfin partir.

« Soyez assez bonne, madame, dit-elle ensortant, pour dire à ces messieurs que nous espérons les avoir tousce soir, et particulièrement le capitaine Benwick etM. Wenvorth. »

Elle craignait quelque malentendu qui gâteraitson bonheur. Une autre contrariété survint : Charles voulutl’accompagner, cela était cruel, mais elle ne pouvait s’yrefuser.

Arrivés à la rue Union, un pas rapide et quilui était familier se fit entendre derrière eux. Elle eut le tempsde se préparer à voir Wenvorth. Il les rejoignit, puis parutindécis sur ce qu’il devait faire ; il se tut et la regarda.Elle soutint ce regard en rougissant. Alors l’indécision deWenvorth cessa et il marcha à côté d’elle.

Charles, frappé d’une pensée soudaine, dittout à coup :

« Capitaine, où allez-vous ? ÀGay-Street, ou plus loin ?

– Je n’en sais rien, dit Wenvorthsurpris.

– Allez-vous près de Camben-Place ?parce qu’alors je n’ai aucun scrupule à vous prier de me remplacer,et de donner votre bras à Anna. Elle est un peu souffrante ce matinet ne doit pas aller seule si loin ; et il faut que j’aillechez mon armurier. Il m’a promis de me faire voir un superbe fusilqu’il va expédier, et si je n’y vais pas tout de suite il sera troptard. »

Wenvorth n’avait aucune objection à faire àcela, il s’empressa d’accepter, réprimant un sourire et une joiefolle.

Une minute après, Charles était au bout de larue, et Wenvorth et Anna se dirigeaient vers la promenadetranquille, pour causer librement pendant cette heure bénie, qu’ilsse rappelleraient toujours avec bonheur. Là ils échangèrent denouveau ces sentiments et ces promesses qui avaient déjà une foisengagé leur avenir et qui avaient été suivis de longues années deséparation et d’indifférence. Ils se rappelèrent le passé, plusparfaitement heureux qu’ils ne l’avaient jamais été, plus tendres,plus éprouvés, plus certains de la fidélité et de l’attachementl’un de l’autre ; plus disposés à agir, et plus justifiés enle faisant. Ils montaient lentement la pente douce, ne voyant rienautour d’eux, ni les passants qui les coudoyaient. Ilss’expliquaient et se racontaient, sans se lasser jamais, lesjournées précédentes. C’était bien la jalousie qui avait dirigétoute la conduite de Wenvorth ; mais il n’avait jamais aiméqu’elle. Il avait voulu l’oublier, et croyait y avoir réussi. Ils’était cru indifférent, tandis qu’il n’était qu’irrité ; ilavait été injuste pour les qualités d’Anna, parce qu’il en avaitsouffert. Maintenant elle était pour lui la perfection absolue,mais il reconnaissait qu’à Uppercross seulement il avait appris àlui rendre justice, et qu’à Lyme seulement il avait commencé à seconnaître lui-même. L’admiration de M. Elliot pour Anna avaitréveillé son affection, et les incidents du Cobb et la suiteavaient établi la supériorité d’Anna.

Il avait fait des efforts inutiles pours’attacher à Louisa, sans se douter qu’une autre femme avait déjàpris possession de son cœur. Il avait appris alors à distinguer lafermeté de principes, de l’entêtement et de l’amour-propre ;un esprit résolu et équilibré, d’un esprit téméraire. Toutcontribuait à élever dans son estime la femme qu’il avaitperdue ; et il commençait à déplorer l’orgueil et la folie quil’avaient empêché de la regagner quand elle était sur sa route.

Dès lors sa punition avait commencé. À peinedélivré du remords et de l’horreur causés par l’accident de Lyme,il s’était aperçu qu’il n’était plus libre.

« Je découvris, dit-il, que Harville meconsidérait comme engagé avec Louisa. L’honneur me commandait del’épouser, puisque j’avais été imprudent. Je n’avais pas le droitd’essayer si je pourrais m’attacher à une de ces jeunes filles, aurisque de faire naître des bruits fâcheux. J’avais péché, j’endevais subir les conséquences. Je me décidai à quitter Lyme,j’aurais voulu affaiblir par tous les moyens possibles lessentiments que j’avais pu inspirer. J’allai chez mon frère, il meparla de vous, il me demanda si vous étiez changée. Il nesoupçonnait guère qu’à mes yeux vous ne pouviez jamaischanger. »

Anna sourit, car il est bien doux à vingt-huitans de s’entendre dire qu’on n’a perdu aucun des charmes de lajeunesse. Elle comparait cet hommage avec d’autres paroles qu’ilavait dites, et le savourait délicieusement.

Il en était là, déplorant son aveuglement etson orgueil, quand l’étonnante et heureuse nouvelle du mariage deLouisa lui rendit sa liberté.

« Ce fut la fin de mes plus grandstourments, car dès lors la route du bonheur m’était ouverte ;mais attendre dans l’inaction eût été trop terrible. J’allai àBath. Me pardonnez-vous d’y être arrivé avec un peu d’espoir ?Je savais que vous aviez refusé un homme plus riche que moi ;mais vous voir entourée de personnes malveillantes à monégard ; voir votre cousin causant et souriant, et savoir quetous ceux qui avaient quelque influence sur vous désiraient cemariage, quand même vous auriez de l’indifférence ou de larépulsion, n’était-ce pas assez pour me rendre fou ?

– Il fallait ne pas me soupçonner, ditAnna, le cas était si différent. Si j’ai eu tort en cédantautrefois à la persuasion, souvenez-vous qu’elle était exercée pourmon bien, je cédais au devoir. Mais ici on ne pouvait invoqueraucun devoir pour me faire épouser un homme qui m’étaitindifférent.

– Je ne pouvais pas raisonner ainsi.J’étais la proie de ces vieux sentiments dont j’avais tantsouffert. Je me souvenais seulement que vous m’aviez abandonnécroyant aux autres plutôt qu’à moi, et qu’enfin vous étiez encoreavec la même personne qui vous avait guidée, dans cette année demalheur.

– J’aurais cru, dit Anna, que ma manièred’être pouvait vous épargner tout ce chagrin ?

– Non ; vous aviez l’air aisé d’unepersonne qui est engagée ailleurs, et cependant j’étais décidé àvous revoir. »

Anna rentra chez elle, plus heureuse quepersonne ici n’aurait pu comprendre. Tous les sentiments péniblesdu matin étaient dissipés : son bonheur était si grand, que,pour contenir sa joie, elle fut obligée de se dire qu’elle nepouvait pas durer. Elle alla s’enfermer dans sa chambre, pourpouvoir en jouir ensuite avec plus de calme.

Le soir vint, les salons se remplirent.C’était une soirée banale, trop nombreuse pour être intime, pasassez pour être animée.

Cependant jamais soirée ne parut plus courte àAnna. Jolie et rougissante d’émotion et de bonheur, elle futgénéralement admirée.

Elle ne trouvait là que des indifférents oudes gens sympathiques, les premiers elle les laissait decôté ; elle causait gaîment avec les autres, puis elleéchangeait quelques mots avec Wenvorth, et elle sentait qu’il étaitlà ! Ce fut dans un de ces courts moments qu’elle luidit :

« J’ai tâché de me juger impartialement,et je crois que j’ai fait mon devoir en me laissant influencer parl’amie qui me servait de mère. Je ne veux pas dire pourtant qu’ellene se trompait pas : l’avenir lui a donné tort. Quant à moi,je ne voudrais jamais dans une circonstance semblable imposer monavis. Mais si j’avais désobéi, j’aurais été tourmentée par maconscience ; aujourd’hui je n’ai rien à me reprocher, et jecrois que le sentiment du devoir n’est pas le plus mauvais lotd’une femme en ce monde. »

Il regarda Anna, puis lady Russel :

« Je ne lui pardonne pas encore ;mais j’espère plus tard être bien avec elle.

– Je me suis demandé aussi si je n’avaispas été moi-même mon plus grand ennemi. Dites-moi, si je vous avaisécrit, quand je fus nommé commandant de la Laconia,m’auriez-vous répondu ? M’auriez-vous promis votremain ?

– Oui, je l’aurais fait ! » futtoute sa réponse ; mais le ton était décisif.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il ;est-ce vrai ? j’y pensais et je le souhaitais, comme lecouronnement de tous mes succès, mais j’étais trop orgueilleux pourvous demander une seconde fois. Si j’avais voulu vous comprendre etvous rendre justice, six années de réparation et de souffrancem’eussent été épargnées ! Ce m’est une douleur d’un nouveaugenre. Je me suis accoutumé à croire que je méritais tout ce quim’arrivait d’heureux. Comme d’autres grands hommes dans les revers,ajouta-t-il avec un sourire, je dois m’efforcer de soumettre monesprit à ma destinée. Je dois apprendre à me trouver heureux plusque je ne mérite. »

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