Persuasion

Chapitre 11

 

L’époque du retour de lady Russel approchait,le jour était même fixé, et Anna, qui devait la rejoindre àKellynch, commençait à craindre les inconvénients qui en pourraientrésulter. Elle allait se trouver à un mille du capitaine ;elle irait à la même église ; les deux familles severraient.

D’un autre côté, il était si souvent àUppercross, qu’elle semblerait plutôt l’éviter qu’aller au-devantde lui. Elle ne pouvait donc qu’y gagner, ainsi qu’en changeant lasociété de Marie contre celle de lady Russel.

Elle aurait voulu ne pas rencontrer lecapitaine dans cette maison qui avait vu leurs premières entrevues.Ce souvenir était trop pénible ; mais elle craignait encoreplus une rencontre entre lady Russel et le capitaine. Ils nes’aimaient pas ; l’une était trop calme, l’autre pasassez.

La fin de son séjour à Uppercross fut marquéepar un événement inattendu.

Wenvorth s’était absenté pour aller voir sonami Harville, installé à Lyme pour l’hiver avec sa famille. Il nes’était jamais complètement rétabli d’une blessure reçue deuxannées auparavant.

Quand Wenvorth revint, la description de cebeau pays excita tant d’enthousiasme qu’on résolut d’y aller tousensemble. Les jeunes gens surtout désiraient ardemment voir Lyme.Les parents auraient voulu remettre le voyage au printemps suivant,mais quoiqu’on fût en novembre, le temps n’était pas mauvais.

Louisa désirait y aller, mais surtout montrerque quand elle voulait une chose, elle se faisait. Elle décida sesparents, et le voyage fut résolu.

On renonça à l’idée d’aller et revenir le mêmejour pour ne pas fatiguer les chevaux de M. Musgrove, et l’onse réunit de bonne heure pour déjeuner à Great-House. Mais il étaitdéjà midi quand on atteignit Lyme. Après avoir commandé le dîner,on alla voir la mer. La saison était trop avancée pour offrir lesdistractions des villes d’eau, mais la remarquable situation de laville, dont la principale rue descend presque à pic vers la mer,l’avenue qui longe la charmante petite baie, si animée pendant labelle saison, la promenade du Cobb, et la belle ligne de rochersqui s’étend à l’est de la ville, toutes ces choses attirent l’œildu voyageur, et quand on a vu Lyme une fois, on veut le revoirencore. Il faut voir aussi Charmouth avec ses collines, ses longueslignes de terrains et sa baie tranquille et solitaire, cernée parde sombres rochers. On est là si bien à contempler rêveusement lamer ! Il faut voir la partie haute de Lyme avec ses bois, etsurtout Pumy avec ses verts abîmes, creusés entre les rochers oùpoussent pêle-mêle des arbres forestiers et des arbresfruitiers ; sites attestant le long travail du temps qui apréparé ces endroits merveilleux, égalés seulement par les sitesfameux de Wight ! Il faut avoir vu et revu ces endroits pourconnaître la beauté de Lyme.

Nos amis se dirigèrent vers la maison desHarville, située sur le Cobb ; le capitaine y entra seul et ensortit bientôt avec M. et Mme Harville et lecapitaine Benwick.

Benwick avait été commandant sur laLaconia. Les louanges que Wenvorth avait faites de luil’avaient mis dans une haute estime à Uppercross, mais l’histoirede sa vie privée l’avait rendu encore plus intéressant. Il avaitépousé la sœur de Harville et venait de la perdre. La fortune leurétait arrivée après deux ans d’attente, et Fanny était morte troptôt pour voir la promotion de son mari. Il aimait sa femme et laregrettait autant qu’homme peut le faire. C’était une de cesnatures qui souffrent le plus, parce qu’elles sentent le plus.Sérieux, calme, réservé, il aimait la lecture et les occupationssédentaires.

La mort de sa femme resserra encore l’amitiéentre les Harville et lui ; il vint demeurer avec eux.Harville avait loué à Lyme pour six mois ; sa santé, sesgoûts, son peu de fortune l’y attiraient ; tandis que labeauté du pays, la solitude de l’hiver convenaient à l’étatd’esprit de Benwick. « Cependant, se disait Anna, son âme nepeut être plus triste que la mienne. Je ne puis croire que toutesses espérances soient flétries. Il est plus jeune que moi, sinon defait, du moins comme sentiment ; plus jeune aussi parce qu’ilest homme. Il se consolera avec une autre, et sera encoreheureux. »

Le capitaine Harville était grand, brun, d’unaspect aimable et bienveillant, mais il boitait un peu : sestraits accentués et son manque de santé lui donnaient l’air plusâgé que Wenvorth. Benwick était et paraissait le plus jeune destrois, et semblait petit, comparé aux deux autres. Il avait un airdoux et mélancolique et parlait peu.

Harville, sans égaler Wenvorth comme manières,était un parfait gentleman, simple, cordial, obligeant.Mme Harville, un peu moins distinguée que son mari,paraissait très bonne. Leur accueil aux amis de Wenvorth futcharmant.

Le repas commandé à l’auberge servit d’excusepour refuser leur invitation à dîner. Mais ils parurent presqueblessés que Wenvorth n’eût pas amené ses amis sans qu’il fût besoinde les inviter.

Tout cela montrait tant d’amitié pour lecapitaine, et un sentiment d’hospitalité si rare et siséduisant ; si différent des invitations banales, des dînersde cérémonie et d’apparat, qu’Anna se dit avec une profondetristesse : « Voilà quels auraient été mesamis ! »

On entra dans la maison. Les chambres étaientsi petites qu’il semblait impossible d’y recevoir. Anna admira lesarrangements ingénieux du capitaine Harville pour tirer parti dupeu d’espace, remédier aux inconvénients d’une maison meublée, etdéfendre les portes et les fenêtres contre les tempêtes del’hiver.

Le contraste entre les meubles vulgaires etindispensables fournis par le propriétaire, et les objets de boisprécieux, admirablement travaillés, que le capitaine avaitrapportés de lointains voyages, donnait à Anna un autre sentimentque le plaisir. Ces objets rappelaient la profession de Wenvorth,ses travaux, ses habitudes, et ces images du bonheur domestique luiétaient pénibles et agréables à la fois.

Le capitaine Harville ne lisait pas, mais ilavait confectionné de très jolies tablettes pour les livres deBenwick. Son infirmité l’empêchait de prendre beaucoup d’exercice,mais son esprit ingénieux lui fournissait constamment del’occupation à l’intérieur. Il peignait, vernissait, menuisait etcollait ; il faisait des jouets pour les enfants, etperfectionnait les navettes, et quand il n’avait plus rien à faire,il travaillait dans un coin à son filet de pêche.

Quand Anna sortit de la maison, il lui semblaqu’elle laissait le bonheur derrière elle. Louisa, qui marchait àson côté, était dans le ravissement. Elle admirait le caractère desofficiers de marine : leur amabilité, leur camaraderie, leurfranchise et leur droiture. Elle soutenait que les marins valentmieux que tous les autres, comme cœur et comme esprit ; et queseuls ils méritent d’être respectés et aimés.

On alla dîner, et l’on était si content quetout fut trouvé bon : les excuses de l’hôtelier sur la saisonavancée et le peu de ressources à Lyme étaient inutiles.

Anna s’accoutumait au capitaine Wenvorth plusqu’elle n’eût jamais cru ; elle n’avait aucun ennui d’êtreassise à la même table que lui, et d’échanger quelques motspolis.

Harville amena son ami ; et tandis quelui et Wenvorth racontaient pour amuser la compagnie nombred’histoires dont ils étaient les héros, le hasard plaça Benwick àcôté d’Anna. Elle se mit à causer avec lui par une impulsion debonté naturelle ; il était timide et distrait, mais lesmanières gracieuses d’Anna, son air engageant et doux produisirentleur effet, et elle fut bien payée de sa peine.

Il avait certes un goût très cultivé en faitde poésie ; et Anna eut le double plaisir de lui être agréableen lui fournissant un sujet de conversation que son entourage nelui donnait pas, et de lui être utile en l’engageant à surmonter satristesse : cela fut amené par la conversation, car, quoiquetimide, il laissa voir que ses sentiments ne demandaient qu’às’épancher. Ils parlèrent de la poésie, de la richesse de l’époqueactuelle, et, après une courte comparaison entre les plus grandspoètes, ils cherchèrent s’il fallait donner la préférence à Marmionou à la dame du Lac, à la fiancée d’Abydos ou au Giaour ; ilmontra qu’il connaissait bien les tendres chants de l’un, lesdescriptions passionnées et l’agonie désespérée de l’autre. Sa voixtremblait en récitant les plaintes d’un cœur brisé, ou d’une âmeaccablée par le malheur, et semblait solliciter la sympathie.

Anna lui demanda s’il faisait de la poésie salecture habituelle ; elle espérait que non, car le sort despoètes est d’être malheureux, et il n’est pas donné à ceux quiéprouvent des sentiments vifs d’en goûter les jouissances dans lavie réelle.

Benwick laissa voir qu’il était touché decette allusion à son état d’esprit ; cela enhardit Anna, et,sentant que son esprit avait un droit de priorité sur Benwick, ellel’engagea à faire dans ses lectures une plus grande place à laprose ; et comme il lui demandait de préciser, elle nommaquelques-uns de nos meilleurs moralistes, des collections delettres admirables, des mémoires de nobles espritsmalheureux ; tout ce qui lui parut propre à élever etfortifier l’âme par les plus hauts préceptes et les plus fortsexemples de résignation morale et religieuse.

Benwick écoutait attentivement, et, tout ensecouant la tête pour montrer son peu de foi en l’efficacité deslivres pour un chagrin comme le sien, il prit note des livresqu’elle lui recommandait et promit de les lire.

La soirée finie, Anna s’amusa de l’idéequ’elle était venue passer un jour à Lyme pour prêcher la patienceet la résignation à un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu.

En y réfléchissant davantage, elle craignitd’avoir, comme les grands moralistes et les prédicateurs, étééloquente sur un point qui n’était pas en rapport avec saconduite.

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