Persuasion

Chapitre 6

 

Anna n’avait pas besoin de cette visite poursavoir qu’un changement de société amène un changement total deconversation, d’opinions et d’idées. Elle aurait voulu que lesElliot pussent voir combien leurs affaires, traitées avec une tellesolennité à Kellynch, avaient ici peu d’importance. Cependant ellesentit qu’elle avait encore besoin d’une leçon, car elle avaitcompté sur plus de curiosité et de sympathie qu’elle n’en trouva.On lui avait bien dit : « Ainsi, miss Anna, votre père etvotre sœur sont partis ? » Ou bien : « J’espèreque nous irons aussi à Bath cet hiver ; mais nous comptonsloger dans un beau quartier. » Ou bien, Marie disait :« En vérité ! comme je m’amuserai seule ici pendant quevous serez à Bath ! »

Anna se promettait de ne plus éprouver àl’avenir de telles déceptions, et pensait avec reconnaissance aubonheur inexprimable d’avoir une amie vraie et sympathique commelady Russel.

Cependant elle trouvait très juste que chaquesociété dictât ses sujets de conversation. Les messieurs Musgroveavaient leur chasse, leurs chevaux, leurs chiens, leurs journaux.Les dames avaient les soins d’intérieur, la toilette, les voisins,la danse et la musique. Anna, devant passer deux mois à Uppercross,devait meubler son imagination et sa mémoire avec les chosesd’Uppercross. Elle ne redoutait pas ces deux mois. Marie étaitabordable et accessible à son influence. Anna était sur un pied debonne amitié avec son beau-frère ; les enfants l’aimaientpresque autant et la respectaient plus que leur mère. Ils étaientpour elle une source d’intérêt, d’amusement et d’occupation.

Charles était poli et agréable ; il étaitcertainement, comme esprit et comme bon sens, supérieur à sa femme.Cependant Anna et lady Russel pensaient qu’une femme intelligenteaurait pu donner à son caractère plus de suite, à ses habitudesplus d’élégance, à ses occupations plus d’utilité et de senspratique. Il ne mettait beaucoup d’ardeur à rien, si ce n’est aujeu, et il gaspillait son temps.

Il était d’un caractère gai, s’affectant peudes doléances de sa femme ; il supportait son manque de bonsens avec une patience qui émerveillait Anna, et en définitive,malgré quelques petites querelles (où les deux parties appelaientAnna, à son grand regret), ce couple pouvait passer pour heureux.Il y avait une chose sur laquelle ils étaient toujours parfaitementd’accord : le besoin d’argent et le désir de recevoir uncadeau de M. Musgrove. Quant à l’éducation de leurs enfants,la théorie de Charles était meilleure que celle de sa femme.« Je les gouvernerais très bien, si Marie ne s’en mêlaitpas, » disait-il, et Anna trouvait que c’était assez vrai.Mais quand Marie répondait à cela : « Charles gâtetellement les enfants que je ne puis en venir à bout, » Annan’était jamais tentée de dire que c’était vrai.

Ce qu’il y avait de moins agréable dans sonséjour, c’était d’être la confidente de tous les partis. On savaitqu’elle avait quelque influence sur sa sœur, et l’on voulaitqu’elle s’en servît, même au delà du possible. « Tâchez doncde persuader à Marie de ne pas toujours se croire malade, »disait Charles. Et Marie disait : « Je crois que siCharles me voyait mourante, il dirait encore que ce n’est rien.Vous pouvez, Anna, lui persuader que je suis plus malade que je nel’avoue. » Ou bien : « Je n’aime pas à envoyer lesenfants à Great-House, quoique leur grand’mère les demandetoujours. Elle les gâte tellement, et leur donne tant de friandisesqu’ils reviennent malades et grognons pour le reste de lajournée. »

Et Mme Musgrove mère, aussitôtqu’elle était seule avec Anna, disait :

« Ah ! miss Anna ! si seulementMme Charles avait un peu de votre méthode avec lesenfants ! Ils sont tout autres avec vous ! Il fautconvenir qu’ils sont bien gâtés ! Ils sont aussi beaux etaussi bien portants que possible, les chers petits, mais mabelle-fille ne sait pas s’y prendre avec eux ! Mon Dieu !qu’ils sont ennuyeux quelquefois ! Je vous assure que c’est làce qui m’empêche de les avoir autant que je voudrais. Je crois queMarie est mécontente que je ne les invite pas plus souvent, maisvous savez combien il est désagréable d’avoir des enfants qu’ilfaut gronder à chaque instant : « Ne faites pas ceci, netouchez pas à cela, » ou qu’on ne peut tenir tranquilles qu’enleur donnant trop de gâteaux. »

Marie disait encore :« Mme Musgrove croit ses domestiques sifidèles que ce serait un crime de mettre cela en question ;mais je n’exagère pas en disant que sa cuisinière et sa femme dechambre flânent toute la journée dans le village. Je les rencontrepartout, et je ne vais pas deux fois dans la chambre des enfantssans rencontrer l’une des deux. Si Jémina n’était pas la créaturela plus fidèle et la plus sûre, cela suffirait pour lagâter. »

Et Mme Musgrove :

« Je me fais une loi de ne jamais memêler des affaires de ma belle-fille, mais je vous dirai, missAnna, (parce que vous pouvez y remédier), que je n’ai pas bonneopinion de sa femme de chambre, j’entends d’étranges histoires.Elle est toujours dehors, et s’habille comme une dame. C’en estassez pour perdre tous les autres domestiques. Marie ne voit quepar ses yeux ; mais je vous avertis : soyez sur vosgardes, parce que, si vous découvrez quelque chose, il ne faut pascraindre de le dire. »

Marie se plaignait aussi de n’avoir pas àtable la place qui lui était due. Quand, à Great-House, il y avaitd’autres invités, on la plaçait comme si elle était de lamaison.

Un jour qu’Anna se promenait avec les missesMusgrove, l’une d’elles, parlant de noblesse et de susceptibilitésde rang, dit : « Je n’ai aucun scrupule à vous dire,parce qu’on sait que vous y êtes indifférente, combien quelquespersonnes sont absurdes pour garder leur rang. Cependant jevoudrais qu’on pût faire comprendre à Marie qu’elle ne devrait pasêtre si tenace, et surtout ne pas se mettre toujours à la place dema mère. Personne ne doute de son droit à cet égard, mais il seraitplus convenable de ne pas toujours le garder. Ce n’est pas quemaman s’en soucie le moins du monde, mais beaucoup de personnes leremarquent. »

Comment Anna aurait-elle pu concilier tout lemonde ? Elle ne pouvait qu’écouter patiemment, apaiser lesgriefs ; excuser l’un, puis l’autre ; les engager àl’indulgence nécessaire entre voisins, surtout quand il s’agissaitde sa sœur.

Sa visite eut du reste un bon résultat ;le changement de place lui fit du bien, et Marie, ayant unecompagne assidue, se plaignit moins. Les relations quotidiennesavec l’autre famille étaient très agréables, mais Anna pensait quetout n’aurait pas été si bien sans la présence de M. et deMme Musgrove, ou les rires, les causeries et leschansons des jeunes filles. Elle était meilleure musicienne quecelles-ci ; mais, n’ayant ni voix, ni connaissance de laharpe, ni parents indulgents pour s’extasier sur son jeu, on nepensait guère à lui demander de jouer, sinon par simple politesse,ou pour laisser reposer les autres.

Elle savait depuis longtemps qu’en jouant ellene faisait plaisir qu’à elle-même. Excepté pendant une courtepériode de sa vie, elle n’avait jamais, depuis la mort de sa mèrechérie, connu le bonheur d’être écoutée et encouragée. Elle y étaitaccoutumée, et la partialité de M. etMme Musgrove pour leurs filles, loin de la vexer,lui faisait plutôt plaisir, à cause de l’amitié qu’elle leurportait.

Quelques personnes augmentaient parfois lecercle de Great-House. Il y avait peu de voisins, mais les Musgrovevoyaient tout le monde, et avaient plus de dîners et de visitesqu’aucune autre famille. Ils étaient très populaires.

Les jeunes filles aimaient passionnément ladanse, et les soirées se terminaient souvent par un petit balimprovisé. À quelques minutes d’Uppercross habitait une famille decousins, moins riches, qui recevaient tous leurs plaisirs desMusgrove. Ils venaient n’importe quand, organisaient un jeu ou unbal à l’improviste, et Anna, qui préférait à un rôle plus actifs’asseoir au piano, leur jouait des danses de village pendant uneheure de suite, obligeance qui attirait sur son talent musicall’attention des Musgrove, et lui valait souvent cecompliment : « Très bien, miss Anna, très bien, vraiment.Bonté du ciel ! Comme vos petits doigts courent sur lepiano ! »

Ainsi passèrent les trois premières semaines,puis vint la Saint-Michel, et le cœur d’Anna retourna à Kellynch.La maison aimée occupée par d’autres ! D’autres gens jouissantdes chambres, des meubles, des bosquets et des points de vue !Elle ne put penser à autre chose le 29 septembre, et Marie,remarquant le quantième du mois, fit cette sympathiqueremarque : « Mon Dieu ! n’est-ce pas aujourd’hui queles Croft entrent à Kellynch ? Je suis contente de n’y avoirpas pensé plus tôt. Cela m’impressionne désagréablement. »

Les Croft prirent possession avec uneexactitude militaire. Une visite leur était due. Marie déploracette nécessité : personne ne savait combien cela la faisaitsouffrir. Elle reculerait autant qu’elle pourrait. Néanmoins ellen’eut pas un moment de repos tant que Charles ne l’y eut pasconduite, et, quand elle revint, son agitation n’avait rien qued’agréable.

Anna se réjouit sincèrement qu’il n’y eût pasde place pour elle dans la voiture. Elle désirait cependant voirles Croft, et fut contente d’être à la maison quand ils rendirentla visite. Charles était absent. Tandis que l’amiral, assis près deMarie, se rendait agréable en s’occupant des petits garçons,Mme Croft s’entretenait avec Anna, qui put ainsiétablir une ressemblance avec son frère, sinon dans les traits, dumoins dans la voix et la tournure d’esprit.

Mme Croft, sans être grande nigrosse, avait une carrure et une prestance qui donnaient del’importance à sa personne. Elle avait de brillants yeux noirs, debelles dents et une figure agréable ; mais son teint hâlé etrougi par la vie sur mer lui donnait quelques années de plus queses trente-huit ans. Ses manières ouvertes, aisées et décidéesn’avaient aucune rudesse et ne manquaient pas de bonne humeur. Annacrut avec plaisir aux sentiments de considération exprimés pour lafamille et pour elle-même, car, dès le premier moment, elle s’étaitassurée que Mme Croft n’avait aucun soupçon dupassé. Tranquille sur ce point, elle se sentait pleine de force etde courage, quand ces mots de Mme Croft luidonnèrent un coup subit :

« C’est vous, n’est-ce pas, et non votresœur que mon frère eut le plaisir de connaître quand il était dansce pays ? »

Anna espérait avoir dépassé l’âge où l’onrougit ; mais certainement elle fut émue.

« Peut-être ne savez-vous pas qu’il estmarié ? »

Elle ne sut quoi répondre ; et quandMme Croft expliqua qu’il s’agissait du ministreWenvorth, elle fut heureuse de n’avoir rien dit qui pût la trahir.Il était bien naturel que Mme Croft pensât àÉdouard Wenvorth plutôt qu’à Frédéric. Honteuse de l’avoir oublié,elle s’informa avec intérêt de leur ancien voisin.

Le reste de la conversation n’offrit rien deremarquable, mais en partant, elle entendit l’amiral dire àMarie :

« Nous attendons un frère deMme Croft, je crois que vous le connaissez denom ! »

Il fut interrompu par les petits garçons, quis’accrochaient à lui comme à un vieil ami et ne voulaient pas lelaisser partir : il leur offrit de les emporter dans sespoches, et fut bientôt trop accaparé pour finir sa phrase ou sesouvenir de ce qu’il avait dit.

Anna tâcha de se persuader qu’il s’agissaittoujours d’Édouard Wenvorth ; mais cela ne l’empêcha point dese demander si l’on avait parlé de cela dans l’autre maison, où lesCroft étaient allés d’abord.

On attendait ce soir-là au cottage la famillede Great-House. Tout à coup Louisa entra seule, disant qu’elleétait venue à pied pour laisser plus de place à la harpe qu’onapportait. « Et je vais vous dire pourquoi, dit-elle :Papa et maman sont tout tristes ce soir, maman surtout ; ellepense au pauvre Richard ; et nous avons eu l’idée d’apporterla harpe, qui l’amuse plus que le piano. Je vais vous dire ce quila rend si triste. Mme Croft nous a dit ce matinque son frère, le capitaine Wenvorth, est rentré en Angleterre, etira prochainement les voir. Maman s’est souvenue que Wenvorth estle nom du capitaine de notre frère Richard. Elle a relu seslettres, et maintenant elle ne pense qu’à son pauvre fils qu’elle aperdu. Soyons aussi gaies que possible, pour que sa pensée nes’appesantisse pas sur un si triste sujet. »

La vérité de cette pathétique histoire étaitque les Musgrove avaient eu le malheur d’avoir un fils mauvaissujet, et la chance de le perdre avant qu’il eût atteint savingtième année. On l’avait fait marin, parce qu’il était stupideet ingouvernable ; on se souciait très peu de lui, mais assezpour ce qu’il valait. Il ne fut guère regretté quand la nouvelle desa mort arriva à Uppercross, deux années auparavant. Ses sœursfaisaient aujourd’hui pour lui tout ce qu’elles pouvaient faire enl’appelant « pauvre Richard », mais en réalitéil n’avait été rien de plus que le lourd, insensible et inutileDick Musgrove ; n’ayant droit, vivant ou mort, qu’à cediminutif de son nom.

Il avait été plusieurs années en mer, et dansle cours de ces changements fréquents pour les mousses dont lecapitaine désire se débarrasser, il avait été six mois sur lafrégate Laconia, commandée par le capitaine FrédéricWenvorth, et sous l’influence de ce dernier, il avait écrit à sesparents les deux seules lettres désintéressées qu’ils eussentjamais reçues de lui ; les autres n’étaient que des demandesd’argent. Il disait toujours du bien de son capitaine, mais sesparents s’en souciaient si peu qu’ils n’y avaient fait aucuneattention, et si Mme Musgrove fut frappée par lenom de Wenvorth associé avec celui de son fils, c’était par un deces phénomènes de la mémoire assez fréquents chez les personnesdistraites.

Elle avait relu les lettres de ce fils perdupour toujours, et cette lecture, après un si long intervalle, alorsque les fautes étaient oubliées, l’avait affectée plus profondémentque la nouvelle de sa mort. M. Musgrove l’était aussi, mais àun moindre degré, et en arrivant au cottage ils avaient besoind’être écoutés et égayés.

Ce fut une nouvelle épreuve pour Annad’entendre parler de Wenvorth, et répéter son nom si souvent,d’entendre disputer sur les dates, et affirmer enfin que ce nepouvait être que le capitaine Wenvorth, ce beau jeune homme qu’onavait rencontré plusieurs fois en revenant de Clifton huit annéesauparavant. Elle vit qu’il fallait s’accoutumer à ce supplice, ettâcher de devenir insensible à cette arrivée. Non seulement ilétait attendu prochainement, mais les Musgrove, reconnaissants desbontés qu’il avait eues pour leur fils, et pleins de respect pourle caractère que Dick leur avait dépeint, désiraient vivement fairesa connaissance. Cette résolution contribua à leur faire passer unesoirée agréable.

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